Les Frères de Plymouth et John Darby, leur doctrine et leur histoire/Chapitre 3

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CHAPITRE III.


Manifestation complète du plan de M. Darby par la publication de diverses brochures. Exposition détaillée des principes ecclésiastiques des frères de Plymouth.

Quand il crut les esprits suffisamment préparés, M. Darby procéda à la réalisation proprement dite de son plan. Il s’agissait de faire sauter en éclats la dissidence organisée qui avait existé jusqu’alors ; d’attirer ainsi à lui les meilleures forces du réveil religieux de l’église nationale, et de les grouper, sans aucune espèce d’organisation ecclésiastique, en assemblées absolument libres qui n’eussent que lui pour centre. En supprimant toute forme d’organisation, son système donnait d’autant plus de jeu à l’ascendant de sa puissante individualité. Une série de brochures qui parurent l’une après l’autre, tantôt à Lausanne, tantôt à Genève, dévoilèrent, de développement en développement, le plan de l’infatigable révolutionnaire. C’est avec ses petits Tracts for times que le puséysme a su produire un vaste mouvement. Darby, qui opérait sur un terrain beaucoup moins cultivé, pouvait bien espérer d’arriver à son but avec des feuilles volantes : il semble même qu’on ne pouvait trouver de meilleur moyen d’agiter les masses, que ces brochures qui donnaient peu à lire, encore moins à penser, mais beaucoup à faire, et qui sommaient de mettre promptement la main à l’œuvre. Dans l’Apostasie de l’économie actuelle (brochure de vingt-quatre pages), dont les bases étaient déjà posées dans les discours prononcés sur l’attente actuelle de l’Église, Darby met la hache à la racine de l’arbre : il s’attaque à l’Église chrétienne tout entière, telle qu’elle existe depuis dix-huit siècles. Vient ensuite le traité Sur la formation des églises (brochure de vingt-neuf pages). Darby s’attaque cette fois directement à la dissidence, et condamne jusqu’à la tentative de former de nouvelles églises. Il confirma et compléta ces idées dans la publication qu’il intitula : Quelques développements nouveaux sur les principes émis dans la brochure : De la formation des églises. Ensuite parurent les traités du Christian Witness, dont nous avons déjà parlé, et dont, pour la plus grande propagation des principes darbystes, il fut publié dans le canton de Vaud une traduction française. « La liberté de prêcher Jésus, possédée par tout chrétien, » supprime tout ministère, en développant de la manière la plus extravagante l’idée du sacerdoce universel. « La promesse du Seigneur, » dissertation sur Matth. XVIII, 20, fut comme un drapeau avec sa devise, donné à ces réunions libres qui devaient recueillir les débris de l’Église dissoute. Dans Le Schisme enfin, Darby déclara schismatiques tous ceux qui refusent de prendre part à ses réunions.

C’est une rude et ingrate besogne que de pénétrer dans ce système ou plutôt ce chaos atomistique d’église, où les contradictions de détail, la faiblesse des aperçus et l’obscurité du langage viennent encore rebuter l’attention du lecteur. Et puis, pour peu qu’on ait quelques sentiments chrétiens, on ne peut qu’être bien péniblement affecté des sophismes et de la vaine jactance de l’auteur des brochures ; on est scandalisé de toutes les violences qu’il fait au texte de l’Écriture, révolté enfin de découvrir sous le manteau chrétien d’une humble charité l’orgueil et la dureté du sectaire. Mais si le principe de la liberté protestante nous est cher, nous devons au moins un coup d’œil à ces tristes productions d’un sauvage individualisme. Nous y verrons un fait à ajouter à ceux qui nous montrent partout l’église protestante en travail pour enfanter une époque nouvelle. Le protestantisme, en effet, cherche aujourd’hui à s’éclairer à fond sur la théorie générale de l’Église, et pousse à des changements profonds dans les formes de sa constitution. Les conceptions darbystes ne sont qu’un produit partiel de cette tendance générale. Que, dans le canton de Vaud, ces essais d’innovation aient pris un caractère radical et révolutionnaire, cela n’est pas étonnant : ce qui l’est, c’est qu’il ait fallu un étranger pour donner la première impulsion. Il est surtout frappant de retrouver encore l’influence britannique à l’origine de ces nouvelles agitations religieuses du canton de Vaud ; mais ce qui distingue le Darbysme de toutes les autres sociétés religieuses de la Grande Bretagne, c’est le haut degré de son hostilité à toute organiosation ecclésiastique déterminée, tant dissidente que nationale. On dirait, au reste, que le caractère anglican ne peut décidément pas s’accommoder de nos églises du continent ; qu’il soit épiscopal ou dissenter, l’Anglais prononce avec la même assurance de gentleman son jugement réprobateur sur toutes ces « ill-constituted churches » (églises mal constituées)[1], et se sent poussé, comme par une nécessité, à les refondre, si ce n’est même à les bouleverser. Quant à Darby, ce n’est pas seulement aux églises du continent qu’il en veut, mais à toutes les églises constituées ; il les renverserait, s’il pouvait, aussi bien en Angleterre que partout ailleurs.

Mais quelles sont enfin, dira-t-on, les idées théologiques qui ont conduit cet homme à son étrange projet ? Qu’est-ce que c’est proprement que la doctrine religieuse des frères de Plymouth ou plutôt le système de Darby ? Il est temps, en effet, de l’exposer. Nous allons pour cela présenter ici en résumé le contenu des brochures ci-dessus indiquées.

Pour prendre son point de départ, Darby ne se contente pas de remonter à celui de l’ère chrétienne : il recule jusqu’aux temps de l’ancienne alliance, et sa manière d’entendre celle-ci accuse déjà l’erreur qui domine tout son système. Il part de l’idée que l’économie de l’ancienne alliance n’a pris fin que par suite de l’infidélité du peuple d’Israël. C’est cette infidélité qu’il appelle apostasie, rébellion ou révolte : il l’appelle même la révolte de l’économie judaïque, comme si l’économie même avait péché ou pouvait pécher. Parler ainsi d’une institution divine qui, après tout, n’est pas une personne mais une chose, c’était prendre Vaugirard pour Rome, et les adversaires de Darby n’ont pas manqué de signaler cette grosse méprise. Qu’on ne nous dise pas qu’ici l’erreur est surtout dans la notion d’une économie qui péche : elle est dans l’idée même d’économie ruinée, et ruinée par un fait humain. Assigner à la première alliance cette fin-là, c’est donner à penser que Dieu se laisse surmonter par le mal, et que parfois ses plans échouent : c’est surtout méconnaître la belle unité des révélations graduelles de Dieu, qui nous fait voir l’ancienne économie entrer, spiritualisée, dans la nouvelle, de manière qu’il ne tombe pas un seul iota de la Loi. L’infidélité de l’ancien peuple de l’alliance fut l’occasion prochaine, mais non pas la cause unique de la révélation chrétienne. Et cette révélation ouvre, il est vrai, une économie nouvelle, mais cette nouvelle économie, pour le dire encore une fois, continue spirituellement la première. Darby ne nie point, nous le pensons, la vérité de toutes ces considérations, mais il n’en tient pas compte.

Voici maintenant comment il cherche à prouver que l’infidélité du peuple juif devait avoir l’immense portée qu’il lui attribue. Le peuple en masse avait été placé sous la responsabilité de l’observation de la Loi ; le peuple en masse pécha ; et avec lui tomba l’économie. Toutefois, le salut individuel des âmes demeurées fidèles ne s’en trouve point compromis : elles peuvent encore être sauvées ; mais on ne nous dit pas par quelle économie elles peuvent l’être. Et si nous reconnaissons, comme le fait M. Darby lui-même, que le peuple d’Israël est tombé en révolte dès ses premiers commencements en adorant le veau d’or, comment pourrons-nous penser que la chute du peuple entraînât immédiatement celle de l’économie ? Car enfin, l’économie ne tomba point immédiatement, et les derniers même des prophètes n’en avaient pas encore vu la fin, puisqu’ils l’annonçaient comme future. Le pressentiment qu’ils en donnèrent, les sublimes passages dans lesquels ils prédirent en termes si solennels et si consolants la fin prochaine de l’ancienne économie, ne seraient-ils donc pas autre chose qu’une dénonciation des jugements de Dieu ?

C’est exactement d’après les mêmes principes que Darby prononce sur le sort de la révélation chrétienne, ou, pour parler avec plus de justesse, de l’économie actuelle ou de l’Église chrétienne. Du temps des Apôtres, elle subsistait, pleine de vie et d’activité. Sur presque tous les points du monde alors connu, l’on voyait surgir de petites églises, qui ne se donnaient point chacune, d’une manière absolue, pour l’Église de Dieu, mais qui se sentaient unies les unes aux autres. Tout comme, dans le canton de Vaud, qui est composé de plusieurs communes, il existe un gouvernement central, qui fait de toutes ces communes un seul État, de même l’Église avait dans les Apôtres son autorité centrale et suprême, qui lui imprimait l’unité, ou plutôt qui maintenait l’unité du corps de Christ sur la terre. Alors l’Église était dans son état normal, qui ne subista que jusqu’au départ des Apôtres.

Or, comment s’est-il fait que l’état normal de l’Église, en d’autres termes l’Église elle-même, ait pris fin ? Cela tint à deux causes. La première de ces causes fut l’apostasie de l’économie actuelle, c’est-à-dire de l’Église, mal qui date du temps même des Apôtres. Alors déjà les forces rebelles de l’Antechrist commençaient à se faire sentir dans l’Église : c’est ce que Darby établit par la citation de plusieurs passages de St.-Paul et de St.-Jude. En apostasiant, l’Église a forfait au maintien de l’économie actuelle ; car les chrétiens étaient solidairement responsables devant Dieu : ils ne formaient devant lui, pour ainsi dire, qu’une seule et même personne, sous le nom d’Église : le péché d’une partie des chrétiens est donc imputé à tous les chrétiens. L’Église en masse ayant ainsi failli, l’économie devait périr. Étrange doctrine, pour nous surtout qui vivons sous le régime de la grâce ! Et qui est-ce encore qui nous tient ce langage ? Un homme qui veut à tout prix que les disciples de Christ jouissent pleinement de tous leurs privilèges d’héritiers du royaume ! Ce n’est pourtant pas encore ici la plus choquante des contradictions dans lesquelles est tombé Darby. La malédiction qui pèse sur toute l’humanité chrétienne, les âmes demeurées fidèles la subissent en un point : c’est qu’elles ne peuvent plus former d’église ; mais cela ne fait pas obstacle à leur salut individuel. Sans aucune espèce d’organisation ecclésiastique, ne peut-on pas encore s’édifier entre enfants de Dieu ? n’est-on pas encore au bénéfice de la promesse du Seigneur, que « partout où deux ou trois personnes sont assemblées en son nom, il est au milieu d’elles ? » Ainsi la prétendue défense de fonder des églises est un malheur purement illusoire.

L’autre raison d’une altération de l’état normal primitif, c’est le vide que vint faire, dans l’Église chrétienne, le départ des Apôtres ; vide, ou plutôt déchirement, d’autant plus sensible, que les apôtres n’avaient nullement conféré à l’Église le droit de se choisir des ministres ; et qu’ainsi, privée de fait, depuis la disparition des Apôtres et de leurs compagnons d’œuvre, de tout ministère autorisé d’en-haut, l’Église, qui ose néanmoins se donner des ministres, se trouve en état de révolte contre la volonté de Dieu.

Est-ce maintenant l’apostasie des chrétiens qui a porté les Apôtres à les laisser voguer sans pilote sur la mer orageuse des temps ? Il faut bien le penser, quoique Darby n’en dise rien ; cependant l’on serait bien plutôt en droit de s’attendre à ce que, en vue d’un avenir plein de dangers, les Apôtres eussent pourvu l’Église d’une forte organisation. De tendres soins et de miséricordieux ménagements du Seigneur envers l’Église n’avaient même rien de contraire au système de Darby. D’après ce système, en effet, les chrétiens ne sont pas sous la loi mais sous la grâce, et ils ne sont pas, comme les Juifs, accusés d’avoir fait, en acceptant l’alliance, la folie de s’engager à en remplir toutes les conditions.

Il faut convenir que l’impitoyable rigueur que Darby prête à Dieu, n’est conséquente qu’au point de vue juif du salut par les œuvres, et Darby semble en effet retomber involontairement dans ce point de vue, quand il dit sur Rom. XI, 22, que l’économie actuelle repose uniquement sur la persévérance générale et unanime des chrétiens en la bonté de Dieu par l’observation de ses commandements ; d’où il résulte que l’apostasie est fatale et sans remède. En effet, quelle singulière contradiction ! Darby fait aux Juifs un crime de ce qu’ils ont promis à Dieu d’observer sa loi, et il veut maintenant que les chrétiens persévèrent tous comme un seul et même homme dans la bonté de Dieu, c’est-à-dire dans l’observation de ses commandements, sous peine d’être tous retranchés de l’alliance de grâce, « car la bonté de Dieu, dans laquelle l’homme fut placé, est abandonnée par la transgression de l’homme. » (Sur l’apostasie, p. 14.) Dans un autre endroit, il dit que depuis l’apostasie, déjà manifeste et très-étendue au siècle apostolique, ce qui reste de la Parole de Dieu, c’est l’avertissement, ou la menace immédiate d’un retranchement (de l’économie). À ce compte-là, le temps de la grâce serait, on peu dire, expiré. Ceci, Darby ne le dit sans doute pas expressément, tout comme il ne dit nulle part que l’économie soit déjà retranchée : elle est, dit-il, déchue, entièrement déchue, dans un état de ruine, mais non pas fermée ni retranchée. Mais si la maison, le temple de Dieu, est ruiné, s’il s’est écroulé, s’il ne forme plus qu’un amas de ruines, il est tout aussi peu habitable que si ces débris épars qui couvrent au loin la terre, étaient retranchés et mis de côté, surtout quand on se rappelle qu’il est défendu aux chrétiens de rassembler ces débris et d’en faire un nouveau temple. Il est d’autant plus difficile de distinguer du retranchement proprement dit le sort que Darby assigne à l’économie actuelle, qu’on le voit aller jusqu’à prétendre que le petit nombre des âmes sauvées (qu’il réduit à quelques séparatistes persécutés), ne saurait entrer en ligne de compte pour nous faire croire au maintien de l’économie actuelle. Ainsi, tout ce qu’on serait tenté d’envisager comme produit par elle, tout ce que, au bout de dix-huit siècles, il y a encore de bon dans la chrétienté, ne subsiste nullement à la faveur de la grâce accordée primitivement à l’économie de la nouvelle alliance ; qu’on se garde de le croire : elle est depuis longtemps ruinée. — Et comment donc subsiste ce peu de bien ? Par un effet de la grâce, agissant sur les âmes d’une manière toute libre, toute directe et absolument indépendante de l’Église, de l’économie ruinée, déchue. Ce sont là les élus, amenés à la foi, pour ainsi dire, sans aucune intervention humaine, sans aucune intervention de l’Église, et malgré l’Église, qui n’aurait pu que les entraîner dans sa propre ruine. Car ils ne sont arrivés au salut qu’en se détachant de l’Église. Pour ce qui est de l’Église elle-même, on voit, d’un côté, que ce n’est plus qu’une institution humaine indifférente au salut des âmes ; et, d’un autre côté, que sa chute n’est guère autre chose que l’expiration du temps de la grâce, du moins pour l’immense majorité de ceux dont se compose l’humanité chrétienne. Du reste, il est fort difficile de se faire une idée nette et claire de ce que veut dire M. Darby ; il est possible que lui-même ainsi que ses adhérents se trouvent dans la même perplexité. Si l’économie actuelle, l’économie de la grâce est ruinée, comment peut-on être sauvé ? Car il ne s’agit pas seulement de l’Église, mais de la nouvelle alliance sur laquelle elle est fondée. Est-ce que Dieu inaugure maintenant une nouvelle économie, celle du St.-Esprit ? M. Darby ne le dit pas et peut-être que l’idée ne lui en est pas encore venue. Mais des hommes qui poursuivaient une tendance analogue à la sienne, sont arrivés à diverses époques de l’histoire du christianisme à de pareils résultats. Toutefois il est peu probable, nous l’avouons, que Darby y arrive ; car ils ne peuvent guère s’accorder avec ses idées sur l’expiration presque totale du temps de la grâce et avec le mépris orgueilleux qui le pousse à porter ses jugements réprobateurs sur la chrétienté. La fin, le résultat des considérations auxquelles il se livre, ne peut être que l’attente toute prochaine du jugement et de la seconde venue de Christ.

Nos lecteurs ont d’ailleurs pu se convaincre que toute l’argumentation de M. Darby que nous venons de présenter, repose sur l’interprétation fautive du passage (Rmains, XI, 22.) « Considère donc la bonté et la sévérité de Dieu ; la sévérité sur ceux qui sont tombés ; et la bonté envers toi, si tu persévères en sa bonté ; car autrement tu seras aussi coupé (retranché). » Darby substitue, comme nous l’avons vu plus haut, les choses aux personnes. De ce que des chrétiens ont apostasié, il conclut que l’économie même a apostasié ; de ce que ces chrétiens sont menacés du retranchement de l’alliance de grâce, il conclut que cette alliance même sera retranchée. C’est la d’ailleurs un des traits distinctifs du caractère séparatiste, de confondre les personnes avec les choses ou, pour parler plus précisément, avec les institutions. De ce que les personnes ont abandonné l’esprit primitif de telle institution, l’esprit séparatiste tire la conclusion qu’il faut, sans autre forme, abolir l’institution même. De ce que les canaux destinés à répandre des eaux salutaires, en sont à telle époque plus ou moins dépourvus, il argumente qu’il faut de suite remplacer ces canaux par d’autres, tandis qu’il serait bien plus simple et en même temps plus conforme aux Écritures de faire découler dans ces canaux une nouvelle et abondante mesure d’eaux salutaires et vivifiantes.

Voilà donc la mine creusée sous les fondements de toute espèce d’église, depuis celle des Apôtres jusqu’à celle des dissidents vaudois. Darby ne s’arrête pas à combattre le catholicisme romain ; il en finit presque aussi lestement avec l’œuvre de la réformation : c’est de cette ère que date le nationalisme, ou le système des églises d’État, par où l’économie actuelle a fait un grand pas de plus dans l’apostasie. Ces églises d’État sont un des symptômes du triste état du monde ; une des causes qui attirent les jugements de Dieu sur l’humanité déchue ; ce sont des églises du monde, nées du monde, filles de sa sagesse et de sa volonté propre ; et le fidèle, appelé à se détacher du monde, doit surtout se séparer et se tenir loin de ces hideuses monstruosités, que le monde a produites et qui ne feront pas meilleure fin que lui.

Mais c’est surtout contre la dissidence que s’élève le nouveau système que nous venons d’exposer. La dissidence était partie, tout comme Darby, d’une opinion dure et injuste sur l’église établie ; mais elle ne fit pas la même faute que lui ; car elle établit des églises régulièrement organisées, pourvues d’un ministère fixe, et armées d’une sévère discipline. Et ce n’est pas là ce qu’il faut lui reprocher. Le tort de la dissidence ne consiste pas dans le fait même d’avoir créé des églises, mais seulement dans la légèreté avec laquelle elle s’est laissé conduire par une opinion erronée sur l’état de l’église existante, a en former sans nécessité de nouvelles. Celles-ci, au reste, quoique chacune, dans son coin, s’intitulait d’une manière absolue l’Église de Dieu, étaient moins des églises que de simples congrégations, assez faiblement liées, mais qui, après tout, se croyaient légitimes en vertu de la déclaration générale du Sauveur tant invoquée par Darby, (Math. XVIII, 20). C’est contre cette organisation dissidente que M. Darby s’élève de tout son pouvoir. Pour fonder légitimement de nouvelles églises au milieu du désordre général qui règne depuis si longtemps, il faudrait d’abord, selon lui, s’assurer qu’il est dans la volonté de Dieu de rétablir l’économie actuelle après qu’elle a failli. Mais c’est là un point qu’on ne saurait prouver : il serait plus aisé de prouver le contraire ; car on voit par Rom. XI, 22, que l’économie qui a failli, Dieu ne la rétablit pas, mais qu’il la retranche. Il faudrait ensuite, que ceux qui tentent l’entreprise d’organiser des églises, fussent en état d’accomplir une telle œuvre et qu’ils en eussent la mission. Mais veut-on savoir ce qui nous sollicite à la téméraire entre prise de rétablir l’Église déchue ? c’est le même esprit d’égarement qui porte l’homme à vouloir rétablir sa propre justice, après qu’il la perdue. Si, dans l’état de perdition où nous voyons l’Église, nous osions penser à la rétablir, nous prouverions par là que nous ne sommes pas encore humiliés de sa chute. Et ce dont l’Église a maintenant le plus besoin, c’est précisément cet humiliant sentiment qu’elle est ruinée. Ces petites églises que l’on forme, nourrissent au contraire l’orgueil ; l’homme, la chair, ses droits, y sont constamment mis à la place du St.-Esprit. L’humble croyant prend sa part de la malédiction qui pèse sur toute l’économie présente et renonce à la qualité de membre d’une église. Singulière humilité, qui aboutit à la plus orgueilleuse indépendance !

Mais il est, selon Darby, d’autres causes encore qui rendent impossible la restauration de l’Église. Pour en venir là, il ne faudrait rien de moins que le rétablissement de l’apostolat. Les Lardonistes l’avaient bien senti ; et c’est donner dans le lardonisme, que de faire, à la manière des dissidents, des tentatives d’organisation. Et quand bien même, poursuit Darby, vous formeriez de nouvelles églises, jamais l’Église proprement dite, l’Église mère, ne se relèvera : vos églises particulières ne sauraient être que des groupes épars ; car il manque, pour les réunir en un corps, le lien de l’autorité apostolique. Dans ce raisonnement, M. Darby se montre bien préoccupé de l’unité extérieure, et il nous laisse voir par là, qu’au fond, il se fait de l’Église une idée passablement grossière, qui pourrait bien avoir quelque rapport avec l’erreur papiste et anglicane.

Pour faire tout comprendre en peu de mots, nous ajouterons qu’il fut fait à Darby, directement ou indirectement, des ouvertures pour l’engager à se rattacher à quelque congrégation dissidente, et, tout particulièrement, pour le déterminer à réorganiser celle de Lausanne. Mais, dans la position qu’on voulait lui faire, il se serait trouvé plus ou moins lié ; et il tenait à pouvoir disposer tout à fait librement de son activité.

Si l’on adhère aux principes du système qui vient d’être exposé, et qu’en conséquence, ce soit un parti pris de protester contre tout le développement historique du christianisme ; si la chrétienté tout entière, considérée non-seulement dans ce qu’elle a de corruption morale et religieuse, mais aussi dans toutes ses formes ecclésiastiques, n’est autre chose qu’une grande masse de perdition ; (si toutes ces formes. religieuses font, aussi bien que tout autre mal, partie de la corruption morale et religieuse de la chrétienté) ; et qu’à cet égard, l’état de l’église protestante se trouve absolument pareil à celui de l’église romaine ; on sent qu’il n’y a plus rien à faire et qu’il ne reste d’autre parti aux élus que de s’édifier dans de petites réunions. La promesse du Seigneur (Math. XVIII, 20), de se trouver au milieu de tous ceux qui sont assemblés en son nom, vient alors se substituer à toute espèce d’organisation ecclésiastique. Darby et les siens font de ce passage leur devise, comme les Quakers avaient fait la leur de Jean I, 9 ; et il est vraiment curieux de voir cette parole, que la dissidence avait jadis invoquée pour se constituer, servir maintenant d’arme contre elle. On ne comprend pas que Darby ose encore se servir de ce passage ; ne nous a-t-il pas appris, que ce qui reste de la Parole de Dieu c’est l’avertissement ou la menace immédiate d’un retranchement ? Il est probable que M. Darby lui-même n’a pas saisi toute la portée de ces paroles, qui au fond proclament la ruine totale du christianisme ; mais quelque limité que soit le sens qu’il faille leur donner, toujours reste-il certain qu’elles excluent au moins tout ce qui pourrait ressembler à une association religieuse, surtout une qui aurait pour but d’amener au salut, les âmes qui actuellement en sont encore éloignées. Toutefois. c’est justement cet esprit de rassemblement, si vivement attaqué, qui n’a pu être détruit : car il est inséparable de la nature humaine et de l’Évangile. Par la force des choses, les groupes que le nouveau système devait disperser, reparaissent, dans ce système même, sous une autre forme ; mais ce n’est évidemment qu’au prix d’une grossière inconséquence, que Darby admet encore ces libres et inconsistantes réunions de croyants. Elles se tiennent, il est vrai, d’une manière si peu déterminée que personne ne peut se dire, à l’exclusion de qui que ce soit, membre ou docteur de l’assemblée de tel ou tel endroit ; car partager en divers troupeaux les brebis du Seigneur, c’est, selon eux, détruire l’unité du corps de Christ sur la terre ; mais enfin, ces réunions darbystes présentent toujours, par le fait même du rassemblement, un léger commencement d’organisation, un petit germe d’église. Le pur et véritable contraire du principe d’association religieuse, c’est évidemment l’isolement absolu de l’individu ; du moment où les croyants ont reçu de Darby l’ordre de s’en tenir à l’affaire du salut individuel, ils n’avaient plus rien à faire ensemble. Pourquoi donc Darby les rassemble-t-il tout aussitôt en nouvelles réunions ? Et si maintenant ces réunions, avec toute leur inconsistance, rendent le même service, que dis-je ? un bien meilleur service que les assemblées d’église, qui ne font, selon Darby, qu’éteindre l’Esprit, il était tout simple que les chrétiens eussent à s’abstenir de ces formes d’église que l’on considérait comme inutiles et même pernicieuses ; et l’on ne comprend pas que Darby aille chercher le motif de ce devoir dans la malédiction divine qui pèse sur l’économie apostate.

Cette contradiction, qui a jusqu’ici échappé à la critique, se retrouve dans toute la plaidoirie de Darby pour la suppression du ministère. Il nous a fait voir dans cette suppression une triste nécessité, qu’il faut bien accepter avec toutes les autres conséquences de l’apostasie. Maintenant il va se trouver que le ministère, si l’on en excepte les Apôtres, n’existait pas avant l’apostasie ; il n’est, en principe, qu’un fruit de l’esprit des ténèbres ; en sorte que ce n’est que dans une église apostate qu’il peut trouver place. Darby cherche à démontrer que, dans l’église primitive, personne n’aurait pu prendre le titre de pasteur ou de docteur sans blesser les fidèles, aucune distinction quelconque ne devant mettre de la différence entre un frère et un autre. Le Seigneur veut de l’humilité. Voyant ses disciples déjà enclins à notre mauvaise émulation ou disposition à prendre le pas sur les autres, il leur donna la leçon qui leur convenait en leur proposant les petits enfants pour modèle. C’est bien ici le cas, dit. D., de se rappeler que ce qui s’élève aux yeux des hommes est une abomination devant Dieu (Luc XVI, 15). Le Sauveur lui-même, le Fils de l’homme, n’est pas venu pour se faire servir ; mais pour servir[2]. Et le disciple n’est pas plus que le maître, ni le serviteur plus que son Seigneur. C’est là une rude leçon que nous avons, comme autrefois les disciples du Sauveur, bien de la peine à apprendre ; mais le Seigneur revient toujours à la charge, sachant bien ce qu’endure notre homme charnel à se voir privé de considération. Il prévoyait les terribles suites de ces désirs de grandeur et de prééminence, qui, du grain de moutarde, ont fait sortir un bel et grand arbre, c’est-à-dire ce système de chrétienté grand en la terre, se glorifiant de ses lumières, honorant toutes les conditions mondaines.

On ne s’attendait pas, sans doute, à voir ces diverses déclarations du Sauveur, employées à combattre l’institution du ministère. Mais il y a moins à s’étonner de la singularité de cette application, que de l’absurde contradiction où elle fait tomber Darby ; car il enseigne que cette même organisation, qui n’appartient nullement aux principes constitutifs de l’Église, n’est inadmissible qu’en vertu de son apostasie. Selon lui, le manque d’organisation (à l’exclusion de l’apostolat), est un des caractères primitifs de l’Église, et en même temps c’est un effet de la malédiction divine, qui a suivi l’apostasie de l’Église.

Il faut être étrangement inconséquent pour présenter ainsi, à l’appui d’une thèse, deux prétendus arguments, qui se détruisent l’un l’autre !

Il est presque superflu de dire que le système de Darby met de côté toutes les garanties qu’une société religieuse exige de ceux à qui elle confère le ministère. Chacun a, comme chrétien, le droit de prêcher et d’administrer les sacrements ; et cette absolue liberté que Darby revendique pour tous les enfants de Dieu, leur est selon lui garantie par l’Écriture sainte elle-même, qui, pour toute restriction, impose (1 Cor. XIV, 34) le silence aux femmes. Le passage même le plus formel en faveur du ministère (Éph. IV, 11), ne fournit d’objection contre l’absolue liberté, qu’autant qu’on suppose un seul individu voulant cumuler toutes les charges dont il est parlé dans cet endroit ; autrement l’objection se réfute elle-même. Nous avouerons que notre sagacité ne va pas jusqu’à trouver un sens aux autres paroles par lesquelles M. Darby commente ce passage ; tout ce que nous croyons y voir, c’est que le passage cité l’embarrasse passablement. M. Darby rappelle ensuite, comme exemples à citer de la libre prédication qu’il voudrait établir, ces chrétiens de Actes VIII, 4, qui, dispersés par la persécution, allaient çà et là annonçant la Parole de Dieu ; il cite, d’après Phil. I, 14, ces frères de Rome qui, rassurés par les liens de Paul, osaient annoncer la Parole plus hardiment et sans crainte ; et il ajoute qu’on ne saurait opposer à sa thèse l’exemple de Moïse réprimant Coré (Nomb. XVI) ; attendu que plus haut (Nomb. XI), on voit qu’il tolère Eldad et Médad, et va jusqu’à dire : Plût à Dieu que tout le peuple fût prophète, et que l’Éternel mit son esprit sur eux ! Ce n’est pas de cet esprit-là qu’étaient remplis Coré, Dathan et Abiram : ils voulaient se mettre à la place de Moïse et d’Aaron. Eh bien ! poursuit-il, tel est précisément le crime que commettent ces soi-disant ministres qui, s’appuyant sur leur consécration, voudraient fermer la bouche aux véritables hommes de Dieu, à ceux que l’amour de Christ, la puissance de Dieu même, poussent à annoncer la Parole. Le pieux désir de Moïse que tout le peuple fût prophète et que l’Éternel mit son Esprit sur eux, trouve son accomplissement dans l’économie présente ; c’est même là le caractère distinctif de la nouvelle ère, et l’éclatante effusion du St.-Esprit à la première Pentecôte l’a bien signalé. Les croyants, voilà la sacrificature royale. Le don de l’Esprit, particulier jadis à quelques individus perdus dans la masse, est maintenant le partage de la masse elle-même. Et c’est vouloir limiter cette libéralité de Dieu, c’est entraver malignement l’Esprit, que d’instituer, pour la prédication de l’Évangile, une caste (c’est le mot qu’emploie Darby). Il admet pourtant encore des pasteurs et des docteurs, dont nous parlerons plus tard.

Ces détails sont plus que suffisants. On voit maintenant à nu la contradiction qui se trouvait au cœur de ce prétendu système que Darby oppose aux églises. Il nous dit d’une part : « nous n’osons pas imiter les apôtres, en fondant et organisant des églises ; gardons-nous bien de le faire ; nous tomberions dans l’erreur des Lardonistes, » et le même Darby ne nous dit-il pas d’autre part : « Mes principes d’Église sont parfaitement conformes à ceux des apôtres ; je ne veux pas d’autre organisation que celle des églises apostoliques, excepté l’apostolat… ? » Pour être dans la vérité, les frères de Plymouth devraient dire aux autres chrétiens : « Avec la multitude et la diversité croissantes de vos petites églises, vous ne faites que morceler, pulvériser, ruiner l’ensemble de l’économie actuelle, que nous venons, nous, reconstruire sur ses fondements primitifs. » Pour être conséquents, les frères de Plymouth devraient se dire à eux-mêmes : « Nous ne pouvons pas, sous l’économie actuelle, jouir de tous les privilèges attachés au nom de chrétien ; ainsi nous ne saurions avoir une véritable église. » Mais eux, tout au rebours, ne veulent pas d’église, précisément parce qu’il faut qu’on jouisse des privilèges du chrétien.

De cette manière ce que Darby appelle le privilège du chrétien n’est pas autre chose qu’un effet de la malédiction divine. Si l’on établit et reconnaît le pastorat, on renonce aux libertés des enfants de Dieu ; si on le détruit, on est dans la règle, ou agit selon les principes posés par l’Écriture elle-même. Toutefois on ne s’oppose à toutes ces formes d’organisation ecclésiastique que parce qu’on porte la malédiction divine. Quelle étrange contradiction ! Quelle confusion d’idées ! Quel aveu éloquent et involontaire de la fausse position dans laquelle les frères de Plymouth se trouvent placés à l’égard de Dieu et de son Église ! N’ont-ils pas l’air de nous dire que la malédiction est leur privilège, que leur privilège consiste à exécuter une sentence de malédiction divine ?

Si maintenant vous vous refusez de leur accorder qu’ils ont trouvé le seul moyen possible, bien plus, le seul légitime d’opérer ce que devait accomplir la mission de Jésus-Christ ici-bas, savoir le rassemblement des enfants de Dieu qui sont dispersés, d’après St.-Jean XI, 52, alors vous les entendez répondre qu’empêcher les enfants de Dieu de se trouver et de se rassembler, comme ils en sont empêchés dans nos églises d’origine humaine, c’est commettre le plus grand des crimes, le schisme, le crime de Jéroboam. C’est là, disent-ils, ce dont se rendent coupables les congrégations dissidentes aussi bien que les, églises nationales ; c’est là ce que fait nécessairement toute espèce d’organisation ecclésiastique, dès que la base n’en est pas assez large pour que l’Église de Dieu tout entière, composée, comme l’on sait, de tout ceux que M. D. appelle enfants de Dieu, puisse s’y réunir. Nous autres qui ne nous joignons pas aux frères de Plymouth, nous sommes les vrais schismatiques et eux forment la vraie église ; eux sont dans l’ordre ; tous ceux qui se tiennent éloignés de leurs assemblées et qui en empêchent les progrès et la propagation, sont des perturbateurs de l’ordre voulu de Dieu dans l’état actuel de l’économie du salut. Il faut en convenir, les frères de Plymouth savent assez bien parer les coups qu’on pourrait leur porter. On comprend de même que des considérations de cette nature devaient exercer beaucoup d’influence sur les esprits des personnes qui par d’autres motifs quelconques se sentaient attirés vers le plymouthisme.


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  1. Paroles prononcées par le primat de l’Angleterre, l’archevêque de Cantorbéry, lors de la fondation de l’évêché de Jérusalem.
  2. Ce qui suit a été tiré des articles ou traités du Christian Witness dont il a été fait mention ci-dessus. — On sent d’ailleurs que ces reproches s’appliquent plus directement aux églises épiscopales qu’aux presbytériennes.