Les Frères de Plymouth et John Darby, leur doctrine et leur histoire/Chapitre 6

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CHAPITRE VI.


Conclusion. Considérations sur l’état actuel de l’église plymouthiste dans le canton de Vaud, et sur son avenir. Conditions auxquelles ce mouvement peut tourner au profit de la vie chrétienne dans l’église nationale. Coup-d’œil sur la position de celle-ci dans le moment actuel.

Nous sommes arrivé à la fin de notre notice sur M. Darby et sur le mouvement dont il fut l’auteur, et nous avons la satisfaction d’annoncer à nos lecteurs, las sans doute aussi du plymouthisme, que, dans le canton de Vaud du moins, ce mouvement religieux a non-seulement atteint, mais déjà dépassé son apogée, et qu’il est maintenant en assez bon train de décadence. À force de fatiguer et d’ennuyer leurs auditeurs par des allocutions peu intelligibles, les adeptes de M. Darby ont fait prendre à nombre de gens le bon parti de retourner à leurs pasteurs ; en sorte que dans plus d’un endroit les réunions plymouthistes commencent à être beaucoup moins fréquentées. Aussi les principaux directeurs du mouvement ont-ils l’air tant soit peu consterné et prennent-ils parfois un ton modeste, qui étonne de leur part. Darby lui-même éprouve, dit-on, depuis quelque temps, un certain malaise ; et ce pourrait bien avoir été là une des causes des séjours prolongés qu’il fait depuis quelques années en France. Cet homme, entouré d’une si grande vénération pendant quelque temps, doit pourtant voir que les objections faites à sa doctrine, et la manière dont il y a répondu, ont fait pâlir son auréole. La plupart de ses admirateurs avouent qu’il est allé trop loin, que plusieurs de ses idées sont insoutenables et qu’après tout, c’est un homme qui a ses erreurs et ses faiblesses. Pourra-t-il supporter longtemps le désenchantement des siens ? C’est bien douteux ; et nous ne serions pas surpris de le voir un beau jour, fidèle à ses mœurs vagabondes, abandonner au hasard la marche[1] de ses disciples vaudois, comme il doit avoir déjà abandonné en Angleterre les catholiques même, qu’il avait gagnés à ses vues.

Peut-on donc espérer, se demandent sans-doute ici nos lecteurs, que le plymouthisme prenne sitôt fin dans le canton de Vaud ? Ceci est une autre question, à laquelle nous répondrons qu’il n’arrive guère qu’une maladie s’arrête au milieu de son cours. Peut-être ne faudra-t-il rien moins que de vrais scandales, pour ouvrir les yeux des adhérents de M. Darby sur leurs imprudences et pour mettre fin à leur égarement. Ce que nous affirmons, c’est qu’il n’est pas d’excès qu’on ne puisse attendre d’un radicalisme religieux ennemi de tout ordre, et de tendances qui, plaçant sur le premier plan la gloire du Sauveur et des siens, peuvent faire oublier Jésus crucifié, dont la contemplation, source de repentir, nous sanctifie en nous humiliant. C’est par un égarement tout semblable que le fanatisme a parfois préludé à ses sanglants et tragiques excès. La principale héroïne des horribles scènes dont Wildenspuch fut, il y a vingt ans, le théâtre, Marguerite, nous le tenons de bonne source, avait commencé par reprocher à ses compagnons de réveil qu’ils restaient comme plantés au pied de la croix, au lieu d’aller contempler sur le Tabor Jésus transfiguré, et s’associer, sur le mont des Oliviers, à sa glorieuse ascension. Faisant un pas de plus dans l’égarement, elle trouva qu’elle n’avait plus que faire du secours de l’Écriture Sainte et de la prière. Mais cette chute de son âme eut bientôt pour suite des péchés de la chair ; et c’est le trouble de la conscience, non moins que l’orgueil spirituel, qui a poussé l’infortunée jusqu’au délirant fanatisme de se supplicier. Nous n’allons certes pas jusqu’à dire que le plymouthisme doive nécessairement amener de pareils égarements, surtout dans le Pays de Vaud ; car dans cette contrée-ci le caractère national ne prête pas au fanatisme, comme dans la Suisse orientale, où, déjà du temps de la Réformation, l’anabaptisme se signala par des scènes sanglantes. Mais quand du sein d’un mouvement religieux moins désordonné et bien autrement estimable, tel que l’ancienne dissidence vaudoise, on a vu surgir les extravagances de Lardon et des siens, on peut bien penser que le plymouthisme finira par quelque chose d’étrange.

Mais, ce qui fait présumer qu’en tout cas la nouvelle secte ne tiendra pas là où se déploie maintenant son drapeau, c’est qu’elle n’y est pas indigène. Il en sera de cet Anglais qui voudrait bouleverser l’église vaudoise, comme de tant d’autres étrangers qu’on voit maintenant en Suisse à la tête des mouvements révolutionnaires : toutes ces semences de troubles n’ont pas mal poussé sur le sol helvétique ; cependant le radicalisme n’a pas assez gagné la masse de la nation, nous l’espérons, pour écarter longtemps celle-ci de la marche politique que lui a tracée son histoire ; et l’on verra de même, en matière d’Église, qu’un peuple que la loi du 14 Décembre 1839 n’a pas même agité, n’est pas fait pour donner dans l’anarchie religieuse des frères de Plymouth. La durée du plymouthisme dépendra d’ailleurs de la tournure que prendront nos affaires religieuses. Le meilleur moyen d’assurer cette durée, c’est la persécution des frères de Plymouth telle qu’elle a été pratiquée en diverses localités. Si l’on persiste à entraver l’activité bienfaisante des ministres de l’église nationale, ce sera aussi un fort bon moyen pour confirmer les Plymouthistes dans leur antipathie contre cette Église et pour augmenter leur nombre.

Pour ce qui est des congrégations dissidentes, il est bien à craindre qu’elles ne restent exposées, et ne finissent même par succomber à l’action dissolvante du nouveau système, qui a leurs propres principes pour point de départ. Toutefois, quoique notre attachement à l’église nationale ne nous permette pas, en général, une grande sympathie pour ces congrégations, nous avouons franchement que dans la crise présente nos vœux sont pour elles. Le penchant des populations de langue française à la dissidence, nous avertit qu’il y en aura toujours d’une ou d’autre espèce dans le canton de Vaud ; et nous ne saurions désirer de voir transformées en congrégations plymouthistes ces petites églises qui, avec toute l’étroitesse de vues qu’on leur peut reprocher, nourrissent pourtant et développent la vie religieuse d’une manière salutaire à plusieurs. Nous ne pouvons donc pas adhérer au jugement que nous entendons quelquefois prononcer autour de nous, que M. Darby a rendu un grand service à l’église nationale, en détruisant les églises dissidentes ; car ce remède pourrait être pire que le mal. Nous estimons que l’existence d’églises dissidentes bien organisées à côté de l’église nationale mère peut influer avantageusement sur le développement même de cette dernière.

Tout ce que nous avons dit du plymouthisme n’empêche pas que l’effet de ce mouvement religieux dans le canton de Vaud ne puisse encore tourner au profit de la vie chrétienne ; mais c’est ce qui n’arrivera qu’à une double condition.

Nous avons, dans le cours de cette notice, signalé certaines misères, certains travers du réveil religieux vaudois, qui semblent avoir frayé la voie et ouvert la porte au plymouthisme. Maintenant donc que ces tendances en sont venues à se formuler en se réalisant dans le nouveau système, le premier vœu qu’il y ait à former, c’est que ce plymouthisme, où se sont amassés les éléments malsains du réveil, devienne pour ce dernier une crise salutaire. Puisse l’assainissement de la piété s’opérer véritablement à la faveur du Saint-Esprit de Dieu, de cet Esprit de sagesse et d’intelligence, de lumière et d’amour, qui ne nous enfle pas, mais qui nous réchauffe et nous fortifie ! Il serait certes fort injuste et très-imprudent de dénigrer le réveil et tout ce qui le concerne à cause de ses imperfections et de ses misères. Tous les réveils religieux, et même les plus beaux, les plus efficaces, ont payé leur tribut à la faiblesse de notre nature. Pour ne parler que des temps modernes, ceux qui en connaissent l’histoire n’ignorent certainement pas que les ennemis intérieurs du piétisme allemand ont été dans un temps plus formidables encore que les ennemis du dehors. On connaît de même les phases dangereuses par lesquelles a passé, dans le dernier siècle, la nouvelle société des frères de Moravie. Chaque réveil a ses abîmes : nous voulons dire par là que chaque réveil partage le sort de toute vie d’homme. Cette considération nous conduit au second point que nous nous proposons de signaler. L’autre condition à laquelle nous mettons l’heureuse issue de la crise actuelle, est qu’il ne faut pas aller se jeter d’un excès dans un autre. La critique du réveil n’est peut-être pas loin de venir à la mode, même parmi les amis de l’Évangile que renferme le canton de Vaud, et nous avons nous-même fait voir que, sur plus d’un point, cette critique n’est que trop fondée. Mais la réaction pourrait facilement aller trop loin, ou plutôt faire fausse route. Il faut y prendre garde, car, nous le répétons, il est tel remède qui se trouverait pire que le mal, et ce serait assurément une triste et funeste manière d’éviter les écarts plymouthistes que de chercher à replonger les âmes dans l’inaction et l’indifférence, en un mot à étouffer le réveil. —

Il s’agit de satisfaire les divers besoins religieux qui se manifestent dans le sein de l’église nationale ; il s’agit de les éveiller là où on n’en voit encore que peu de traces. Car ce n’est pas seulement par ses principes ecclésiastiques que le plymouthisme a obtenu ses rapides et brillants succès, il a apporté une certaine mesure d’édification aux âmes altérées et affamées de justice, aux esprits abattus et découragés par les dissensions religieuses et ecclésiastiques. — Le plymouthisme peut être considéré chez nous comme un effet de l’extrême satiété des questions d’Église. Cherchons à édifier avant tout et à nous servir de tous les moyens que le Seigneur nous présente pour édifier ! Aurions-nous peut-être à craindre pour la stabilité de nos églises en leur faisant faire, avec le secours de la grâce de Dieu, quelques progrès sous le rapport de la doctrine, de la vie chrétienne, des formes de culte et d’organisation ? Un tel développement de l’Église n’a rien que de parfaitement normal. Ce n’est pas en poursuivant, conformément au plan, la construction d’un édifice, mais bien plutôt en le laissant inachevé qu’on en compromet la solidité. Le mouvement plymouthiste peut aussi servir à nous éclairer sans ce rapport. Ne semble-t-il pas nous indiquer comme au doigt les endroits où l’édifice est resté inachevé, où il a besoin d’être restauré et consolidé ?

L’unique fondement de notre espérance, en nous mettant à cette œuvre, doit être la confiance. dans le Seigneur qui n’abandonne jamais l’Église, lorsqu’elle soupire après son se cours et se soumet à ses directions suprêmes. Le Seigneur semble lui-même par des faits positifs vouloir nous fortifier.

Il s’en faut bien que l’église nationale vaudoise ne sait plus qu’une masure ou, comme tel dirait, un arbre mort. Pour se convaincre qu’elle ne manque pas de sève, il n’y a qu’à jeter les yeux sur les beaux et bons fruits du ministère de tel pasteur, sur les œuvres chrétiennes dues à l’activité de sociétés libres. — Le 26 mai 1845 pourrait bien devenir, par la grâce toute-puissante de Dieu, pour l’église nationale vaudoise, le commencement d’une nouvelle époque, riche en bénédictions spirituelles, accompagnées, il est vrai, peut-être, de luttes et de dangers.

Mais avec tout cela il manquera à l’église vaudoise un rempart contre l’hérésie et à sa restauration un élément essentiel, tant qu’elle n’aura qu’une teinture de théologie. C’est là une lacune que les esprits pénétrants commencent à sentir. Voici comment l’a publiquement signalée un Vaudois éclairé, qui a passé par le réveil religieux et s’est ensuite élevé à des vues impartiales sur ce mouvement :

« Un double caractère de notre réveil religieux c’est d’être à la fois très-dogmatique et plein de dédain pour la science. Depuis vingt ans nous avons vu abonder parmi nous des doctrines improvisées, sans études préliminaires et spéciales, sans connaissance véritable des langues saintes, de l’histoire ecclésiastique et des antiquités sacrées ; doctrines fondées sur des textes interprétés plutôt sous l’influence de l’imagination que sous celle d’une exégèse solide et scrupuleuse. On a voulu re construire toute la théologie et toute l’institution ecclésiastique sur quelques impressions sérieuses, qui ainsi ont été détournées de leur but et ont déplorablement prêté à l’abus. On a confondu la religion et la théologie au détriment de l’une et de l’autre. Tout ce que la religion a de simple, d’immédiat, de personnel, d’indépendant de tout appareil préliminaire, on n’a pas su le garder dans le sanctuaire des douces, des sain tes, des précieuses impressions religieuses. On l’a promptement et improprement transporté dans le champ de la science. On a ainsi érigé en principe le dédain de tous les instruments d’une saine théologie, et l’on n’a cependant pas cessé de vouloir faire une théologie dès lors aventurée, et dont les erreurs ont maintes fois porté des fruits bien amers. » (Revue Suisse, 1841, pag. 333, 334.)

Que l’Esprit de Dieu fasse prévaloir des vues si saines, et l’on verra l’église vaudoise entrer, d’un pas assuré, dans la belle carrière que le Seigneur lui ouvre. Ce vœu est notre dernier mot.


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  1. Marche est un terme consacré par Darby lui-même. Voyez Le ministère, p. 47.