Les Frères de Plymouth et John Darby, leur doctrine et leur histoire/Chapitre 5

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CHAPITRE V.


Réaction des églises dissidentes contre le Plymouthisme. Lutte par écrit entre M. Darby d’une part et MM. A. Rochat, F. Olivier et le ministre Wolff, de Genève, d’autre part. Fondation d’un journal plymouthiste à Lausanne.

Tant de menées ne pouvaient manquer d’amener une sérieuse réaction de la part de l’ancienne dissidence. C’est ce qui eut lieu ; et par là, le darbysme se trouva bientôt lancé dans une nouvelle phase, qui attire maintenant nos regards.

Les dissidents se trouvaient, à l’égard de Darby, dans une position fort embarrassante. Ils lui devaient la défaite du méthodisme. La position hostile qu’il avait prise à l’égard de l’Église nationale, et en général ses tendances à la démocratie ecclésiastique, établissaient également entre eux et lui une étroite fraternité. Qu’on se représente donc l’étonnement et l’humeur qu’ils durent éprouver, en voyant le glaive auxiliaire soudain tourné contre eux ! Plusieurs de leurs conducteurs en ouvrirent leur cœur à des ministres nationaux avec lesquels, depuis longtemps, ils n’entretenaient plus de relations ; et l’on eût dit que l’anarchie darbyste les réconciliait tant soit peu avec l’ordre établi de la vieille Église.

En 1841 déjà, Darby se vit attaqué par un ministre dissident des plus considérés, dans une brochure, en réponse à laquelle il publia ses Développements nouveaux, etc., dont nous avons déjà parlé. Les chefs de la dissidence firent plus. Après s’être fait mutuellement part des sujets de plainte et d’inquiétude que leur donnait le darbysme, ils s’enhardirent à faire une démonstration publique d’opposition à la nouvelle doctrine, en convoquant à Lausanne, en septembre 1842, une assemblée générale, dans le but positif d’examiner, l’Écriture à la main, l’idée émise par Darby d’une apostasie de l’économie actuelle. Darby fut invité comme les autres ministres à cette assemblée ; mais il refusa net de s’y rendre. Quelques ménagements qu’on eût mis à indiquer le but de la réunion, l’opposition qui se déclarait par là, ne pouvait que déplaire à un homme impérieux, accoutumé depuis longtemps à se voir écouté comme un oracle, et à n’être jamais contredit. L’invitation n’obtint donc de lui qu’un refus, qu’il exprima même en termes passablement blessants. Cependant on le pressa tant, qu’il finit par se rendre à la réunion, escorté d’une dixaine de disciples ; mais il commença par protester contre cette réunion, en disant qu’il était, comme toujours, disposé à se présenter au milieu de ses frères ; mais qu’en s’y rencontrant dans cette occasion, il n’entendait pas s’être rendu à une convocation pour objet déterminé, et qu’il ne sanctionnait point par sa présence une prétendue assemblée qui n’avait pas l’approbation de Dieu. Elle n’avait en effet pas la sienne. Il refusait surtout obstinément de prendre part aux discussions ; mais on insista, en lui faisant un devoir de charité chrétienne de se prononcer sur des choses de cette importance. Enfin, comme de guerre las, il se prêta à l’entretien désiré ; mais ce fut pour étonner jusqu’à ses partisans, par la témérité de ses assertions, souvent contradictoires ; par le vague de ses expressions, et par son misérable stratagème de sauter d’un sujet à l’autre. La discussion perdit bientôt toute régularité, et dégénéra en un véritable tumulte qui mit fin à la réunion. Mais quelque étourdissante que fût cette étrange scène, on en sortit profondément frappé du caractère hautain, impérieux, tranchant, intraitable, que venait de montrer Darby. Les pensées de son cœur étaient venues au jour ; et cette découverte d’une tache dans le caractère moral de l’homme entouré jusqu’alors d’une si profonde vénération acheva de dessiller les yeux de quelques-uns même de ses admirateurs. Ce fut là, s’il en faut croire un grave et digne témoin oculaire de la scène en question, le principal résultat de la conférence de septembre, mais ce résultat était capital. Le parti darbyste eut beau donner la victoire à son chef, Darby n’en était pas moins devenu suspect à beaucoup de gens, et de plus en plus suspect à bien d’autres.


Après la conférence de Lausanne, prélude significatif, bien d’autres démonstrations vinrent entretenir la lutte engagée. D'abord un des anciens pasteurs dissidents de Lausanne recommença, sans toutefois aller jusqu’à donner la Cène, à réunir autour de lui quelques auditeurs, qu’il enleva par là même à Darby. Puis la polémique littéraire qui avait aussi déjà commencé redoubla d’ardeur, soutenue du côté de l’opposition par les deux ministres dissidents les plus considérés et les plus habiles, MM. Auguste Rochat et François Olivier.

Auguste Rochat, consacré jadis dans l’Église nationale du canton de Vaud, après avoir terminé régulièrement ses études à l’Académie de Lausanne, exerce, depuis nombre d’années, les fonctions pastorales auprès du petit troupeau dissident de la ville de Rolle, patrie du général de la Harpe et du pasteur Manuel. Il a là une sphère d’activité fort restreinte ; mais, auteur d’écrits religieux, il est avantageusement connu dans tout le pays et même au dehors. Ses divers recueils de Méditations sur des portions détachées de l’Écriture-Sainte et sur certaines vérités bibliques, accusent une grande connaissance et de l’Écriture et du cœur humain. On a aussi de lui, depuis un certain temps, Quelques aperçus simples et pratiques sur l’état et l’organisation de l’Église. Aussitôt qu’il vit le darbysme rayonner de Lausanne dans le pays, il l’attaqua dans une brochure qui était son premier écrit polémique, et il mit toute sa vigilance à garantir son petit troupeau de la contagion régnante. « Sans Rochat, nous serions maîtres du pays, » doit avoir dit alors Darby, dépité de la résistance. Mais avec toute la considération, toute l’autorité dont jouissait, auprès des siens surtout, le pasteur dissident de Rolle, il ne put pas préserver tout son troupeau du darbysme. Trois personnes du sexe en furent atteintes et se mirent un jour, de leur chef, à prendre la Cène entr’elles. Cette expérience et tant d’autres faites ailleurs, aiguillonnèrent toujours plus le zèle de Rochat ; et, en réplique aux Développements nouveaux, par où Darby avait répondu, en 1841 déjà, à sa première brochure, il donna, en 1842, Un fil pour aider aux simples fidèles à se retrouver, ou réponse à la brochure, etc. Darby ne lui fit pas attendre longtemps la réplique, qu’il intitula : Remarques sur l’état de l’Église, servant de réponse à la brochure, etc.

On ne peut assister à cette polémique, sans être d’abord frappé de la tournure personnelle que Darby cherche à lui donner. « La brochure que j’ai en vue, dit-il, me fait un peu l’effet de l’écrit de quelqu’un qui n’est pas habitué à discuter d’égal à égal, mais plutôt à ce qu’on reçoive ce qu’il dit comme chose décidée. » Cette brochure de Darby est, en général, d’un ton peu charitable, que le mot d’amour fraternel, semé ça et là, ne fait que rendre plus odieux ; et Rochat pouvait bien se plaindre, comme il l’a fait, du langage aigre-doux de cette haine masquée de charité. Avec non moins de justesse d’esprit, il proteste contre le principe d’herméneutique darbyste, qu’il ne faut pas expliquer un passage de la Bible par un autre : C’est précisément là, soutient-il, ce qu’il faut faire ; c’est la seule bonne méthode d’interprétation ; et sans cette erreur de prendre un passage isolé pour fondement d’un système, il n’aurait pas surgi tant d’insoutenables théologies. Mais c’est surtout dans l’argumentation proprement dite, que Darby trahit son infériorité. On le comprend. Tout dissident qu’il est, Rochat peut encore être fort contre un autre dissident. Pour défendre son congrégationalisme, il ne fait qu’appliquer à chaque portion locale de l’Église le principe de l’unité spirituelle de l’Église. C’est même de cette idée qu’il part pour attaquer le plymouthisme, en disant qu’exposer comme l’a fait Darby, la doctrine d’une unité sociétaire de la primitive église, c’est nier, implicitement du moins, l’unité spirituelle. Or Darby prétend effectivement que non-seulement l’unité extérieure, mais aussi l’intérieure, la véritable unité de l’Église, a disparu avec le lien de l’autorité apostolique ; mais il laisse entrevoir la perspective d’un rétablissement de celle-ci. Quoi qu’il en soit, l’unité sociétaire rend solidaires les unes des autres les portions de l’Église, en sorte qu’il suffit de la chute d’une seule d’entr’elles pour amener la ruine de l’économie entière ; et c’est encore là ce que Rochat réfute. Pour lui, l’Église est l’assemblée des élus ; et, chose étonnante, Darby admet cette définition de l’Église indestructible ; et même il voudrait maintenant faire croire qu’il n’a pas déclaré abolie de fait l’économie actuelle. C’était tomber dans des contradictions par trop ridicules, et son adversaire aurait pu les relever plus sévèrement qu’il ne l’a fait. Il est, du reste, souvent question dans les écrits de Darby soit des églises particulières, soit même de l’Église en général, et il en parle comme de quelque chose qui existe encore. Mais ce qu’il y a de plus curieux, et ce qui n’a pas échappé à Rochat, c’est que, dans plusieurs des paroisses où se trouvent des disciples de Darby, ces nouveaux dissidents n’ont pas craint de s’intituler aussi l’Église de l’endroit, tout en criant aux autres qu’il est interdit, et d’ailleurs impossible de former une Église !

Qui veut l’Église, veut le ministère. Aussi Rochat prend-il également la défense de cette institution. Et ce n’était pas un bien sérieux combat que celui qu’il avait à livrer au principe darbyste que le culte doit se faire par le moyen du Saint-Esprit et non pas par le moyen d’un président. Il n’a pas moins bon marché de cette autre assertion, que les termes bibliques de pasteur et d’ancien désignent deux charges différentes, dont la première seulement est, d’après Éph. IV, au nombre des dons de Dieu ; et que, par conséquent, une assemblée de chrétiens peut bien nommer à la charge d’ancien ; mais que s’arroger la nomination de pasteurs, c’est vouloir, chose impossible, nommer à un don de Dieu, etc. Rochat fait aussi sentir à Darby qu’il renie ses principes en invitant les croyants à se réunir encore en assemblées, et que surtout en voulant des frères graves à la tête du culte, il ne se rapproche pas mal de l’ancien ordre de choses qu’il a tant maudit. Darby se voit ici serré de si près, qu’il en vient à se plaindre, non plus qu’on lui reproche d’enseigner, mais qu’on l’accuse de nier la suppression de l’Église et l’abolition du ministère. Il fallait faire un nouveau pas pour sortir de cette position embarrassante, et Darby écrivit sa brochure sur le Ministère, qui, au reste, rappelle qu’il n’avait pas affaire à M. Rechat seulement, mais encore à un autre antagoniste, dont il est temps de parler.

M. François Olivier qui, comme son frère (Henri), déjà connu de nos lecteurs, a été consacré au saint ministère dans l’Église nationale, et comme lui s’en est séparé, a dès lors exercé pendant nombre d’années les fonctions de pasteur dissident à Nyon, puis à Lausanne. Dans ce dernier séjour, découragé par l’indocilité démocratique de son troupeau, il finit par abandonner la houlette et se tirer à l’écart, sans toutefois cesser de fréquenter les réunions et d’y prendre la Cène. Il était aussi depuis longtemps assidu à l’oratoire national de Lausanne ; il y prenait souvent la parole, et là, comme chez les dissidents, ses allocutions étaient sévères. Mais telle est la tolérance de l’Église nationale, qu’à l’oratoire, Olivier a pu parler tant qu’il a voulu, sans même essuyer de contradiction, tandis que ses dissidents le dégoûtèrent des fonctions pastorales en trouvant sa parole trop dure pour l’ouïr. Nous ne pouvons que blâmer, d’après 2 Tim. IV, 3, ce dégoût de la dure vérité, et nous comprenons qu’il soit bientôt survenu des troubles dans une congrégation livrée d’avance au premier docteur qui viendrait lui chatouiller les oreilles.

Quand M. Olivier vit son frère tourner au méthodisme, il dit avec ménagement son mot dans une petite brochure sur l’entière délivrance du péché, cherchant à prouver que ce n’est pas chez l’inconverti, mais chez le chrétien régénéré, qu’a lieu la lutte décrite dans Rom. VII. Cette thèse nous l’adoptons en plein ; et l’argumentation dont M. Olivier l’appuie nous parait en général bonne, quoiqu’elle donne parfois dans la subtilité et que surtout elle ne porte pas à la doctrine wesleyenne tous les coups désirables. Dans ce moment-là il ne tenait qu’à M. F. Olivier de reprendre les fonctions pastorales qu’il avait quittées ; mais sentant que cela le mettrait dans une position trop délicate à l’égard de son frère, il s’y refusa. Ce qui est plus intéressant encore et bien rare, c’est la candeur avec laquelle Olivier parle des misères des Églises dissidentes. Cette droiture supérieure aux affections de parti est un trait distinctif de son caractère. Il est dissident prononcé, décidément hostile au système des églises nationales et, dans ses jugements sur celles-ci, d’une rigueur qui va parfois à son insu jusqu’à l’injustice ; mais tout cela ne l’aveugle pas sur les misères des églises nées de la dissidence, et dernièrement encore il s’est expliqué franchement sur cette matière dans ses brochures contre M. Darby.

Venons maintenant à la polémique de ces deux hommes.

Lorsqu’on vit arriver Darby à Lausanne avec la prétention de mettre les croyants sur la voie d’une étude plus approfondie des vérités du salut et des prophéties bibliques, F. Olivier se réjouit de l’apparition du nouveau docteur et se mit à suivre assidument ses prédications. Pour nous, nous n’avons jamais pu comprendre qu’un homme tel qu’Olivier trouvât Darby qualifié pour la haute mission qu’il s’était donnée. L’homme grave ne se serait-il point ici laissé tant soit peu entraîner par le torrent ? Quoi qu’il en soit, l’honneur qu’il faisait au nouveau venu ne pouvait être que de courte durée. Olivier dut bientôt voir que les enseignements de Darby manquaient de logique ; il avait d’ailleurs à sa disposition le meilleur critère qu’on pût désirer, l’essai pratique qu’il voyait faire du nouveau système dans les réunions de Lausanne. Après en avoir longtemps souffert en silence, il finit par élever la voix et engager une polémique, qui pourrait bien ne pas être encore à son terme. On comprend que les adhérents de Darby prêtent à cette opposition les motifs les moins honorables ; mais chez les spectateurs impartiaux de la lutte, il n’y aura qu’une voix pour reconnaître qu’Olivier a fait son devoir et qu’il a encore bien ménagé son adversaire. Il a d’autant moins de reproches à se faire, qu’il a été et même est encore à certains égards sincère admirateur de Darby. C’est de M. F. Olivier que nous voulions parler, quand nous annonçâmes plus haut, qu’un ministre dissident avait recommencé, dans l’hiver de 1842 à 1843, à tenir des réunions indépendantes de celles de Darby. Il ne les mit pourtant pas à l’heure de ces dernières et s’abstint d’y donner la Cène ; ce n’est que depuis les derniers mois de l’année 1844 qu’il a introduit la communion dans ses assemblées. Mais il expliqua le parti qu’il prenait d’en ouvrir, par la considération que la prédication de M. Darby ne lui semblait pas répondre suffisamment à tous les besoins religieux. Il n’en fallut pas davantage pour que les sectateurs de Darby fissent pleuvoir sur lui les jugements les plus odieux, et le traitassent comme un schismatique. Dès le commencement ils ne voulurent pas même lui céder leur local pour y tenir ses réunions.

C’est au printemps de 1843, qu’Olivier engagea la lutte avec M. Darby, en opposant à son système l’idée du royaume de Dieu dans son Essai sur le royaume de Dieu, suivi d’un examen rapide des vues publiées par M. John Darby sur l’apostasie de l’économie actuelle ; Darby ne tarda pas à répondre en publiant ses Remarques sur la brochure de M. F. Olivier, intitulée Essai sur le royaume de Dieu ; et bientôt après parut la réplique d’Olivier, intitulée : Défense des principes exposés dans la brochure etc.

Cette polémique, comme celle qu’avait engagée Rochat, frappe avant tout par la tournure personnelle que Darby lui donne. « Je comprends, dit-il, que M. Olivier sait accoutumé à diriger le culte et qu’il désire le faire, mais je ne crois pas qu’il me montre une chose semblable dans la Parole de Dieu, au moins dans le Nouveau-Testament[1]. »

D’autres insinuations de la même trempe se trouvent dans la brochure de M. Darby. Tout à la fin il en vient une qui n’est pas des mains fortes : « J’ai écrit ces pages dans l’espérance de démontrer que cette exactitude tant vantée, qui en impose à bien des personnes simples, n’est que confusion. » Olivier a mis dans sa réponse beaucoup de modération et de dignité, mais il n’en répond pas moins sérieusement et péremptoirement avec le courage d’une bonne conscience. Du reste Olivier ne parle de Darby qu’avec le plus grand respect, sur tout dans sa première brochure.

Mais ne nous arrêtons pas plus longtemps aux formes de cette discussion, et abordons maintenant les points de doctrine qui en faisaient le fond.

Pour légitimer les congrégations dissidentes, Rochat les avait rattachées à l’idée de la vraie et indestructible Église. C’est dans le même esprit qu’Olivier remonte à l’idée du royaume de Dieu. Ce royaume, selon lui, comprend l’Église, et ces deux domaines se confondent comme des surfaces coïncidentes, jusqu’à ce que commence la corruption, dont le ravage s’exerce sur le royaume de Dieu, mais non pas sur l’Église qui ne peut pas se corrompre. Ce royaume de Dieu n’est, on le voit, qu’un autre nom donné à ce que nous appelons l’Église visible. Olivier maintient donc, en d’autres termes, la distinction reçue ; et ce qu’il ajoute qu’une fois atteint du coup qui l’attendait, le royaume de Dieu cesse d’être un avec l’Église, revient à dire avec nous, qu’il faut distinguer l’Église visible de l’Église invisible. Poursuivons : Les diverses églises qui existent appartiennent toutes au royaume de Dieu ; mais il y en a bien peu qui méritent le nom d’églises chrétiennes, et tout le reste de la chrétienté n’est qu’une œuvre du Diable. Or ce n’est qu’à quelques sectes protestantes que notre auteur accorde la qualité d’églises ; en sorte que ce n’est que la minime partie de son royaume de Dieu qui fait aussi partie de l’Église ; tandis que, vice-versa, tout ce qui est de l’Église, est du royaume. On se demande peut-être quel grand avantage la dissidence pouvait tirer, contre le darbysme, de cette doctrine du royaume de Dieu ? Le voici : Christ, bien qu’on lui ait ici-bas refusé obéissance, est toujours roi ; à chaque instant les âmes peuvent, en se convertissant à lui, devenir aptes à former une église, portion de la véritable Église de Dieu ; et s’il est reconnu possible et même nécessaire qu’il se forme de telles églises, on ne peut pas dire qu’il n’y ait plus lieu d’appliquer les ordonnances apostoliques relatives au culte. Darby, qui n’est au fond pas moins dissident qu’Olivier, ne pouvait pas l’attaquer par son côté faible. Aussi n’a-t-il su présenter que des objections insignifiantes, vagues, contradictoires, qu’Olivier, dans sa seconde brochure, a péremptoirement réfutées. Ce dernier bat aussi en brèche d’un bras vigoureux la doctrine de la responsabilité de l’Église, ainsi que celle de l’apostasie de l’économie actuelle, et montre si bien l’absurdité de cette dernière expression que Darby finit par l’avouer inexacte. Mais ce qui affaiblit Olivier aussi bien que Rochat dans cette lutte, c’est le désavantage de leur position de dissidents. Du moment en effet, qu’on réprouve en bloc toutes les églises, sauf quelques congrégations sectaires, il n’y a plus un si grand pas à faire pour arriver au plymouthisme, qui établit sans exception la ruine de toute l’économie de la chrétienté. C’est ce que Darby a bien su représenter à M. Olivier. Que les dissidents ne se plaignent pas trop du nouveau système qui les trouble, car ce radicalisme religieux n’est que la conséquence de leurs prémisses. En se séparant, pour quelques points secondaires, de la mère-Église et des pasteurs qu’elle leur offrait, ces chrétiens sont entrés dans une ère de démocratie ecclésiastique, ou plutôt dans une voie de révolutions qui ne promettait un ferme appui à aucune espèce de ministère. « Qui sème le vent, moissonne la tempête : » c’est ce qu’on voit maintenant arriver.

Quant à M. Olivier, il est certain que sa finesse d’esprit qui va souvent jusqu’à la subtilité, l’a admirablement servi dans la polémique actuelle. Darby se tord comme une anguille, pour échapper aux redoutables serres de la dialectique ; mais Olivier le saisit, le tient ferme, et l’accable en relevant vigoureusement une foule de contradictions, que nos lecteurs ne tiennent sans doute pas à passer en revue. Toutefois les inconséquences les plus graves, les contradictions capitales, les erreurs dominantes du système darbyste auraient pu, ce nous semble, être plus fortement et plus complètement signalées.

Il faut aussi le dire : les subtiles distinctions d’Olivier ne sont pas non plus à l’abri de tout reproche ; notamment celles qu’il établit entre le royaume de Dieu et l’Église, et qu’il détruit lui-même, en distinguant un royaume extérieur et un royaume spirituel de Dieu. Il se fait, comme le lui reproche fort bien Darby, une idée beaucoup trop étroite de l’Église. Rien ne peut mieux en faire juger que la guerre qu’il fait au pédobaptisme ; c’est là, selon Olivier, une pratique qui a matérialisé, partant dénaturé la notion d’église, et sur laquelle on ne saurait fonder une véritable société chrétienne. Olivier, au reste, n’est pas le seul dans le canton de Vaud qui professe aujourd’hui ces principes-là. Nombre de dissidents sont comme lui baptistes ; et bien des membres de l’Église nationale pourraient l’être sans s’en douter.

Un des morceaux les plus saillants de la brochure d’Olivier sur le royaume de Dieu est celui où il parle des funestes suites de l’anarchie plymouthiste (p. 157–164). Il en parle en homme qui a vu les choses de près, et son témoignage est encore d’autant plus précieux que c’est celui d’un dissident prononcé. Après avoir dit un mot du bien que pourrait faire le plymouthisme, bien négatif, qui serait de détruire violemment une œuvre d’homme par une autre œuvre d’homme, voici comment il expose les tristes effets du nouveau système :

« Question. Ce système peut-il aussi avoir des conséquences fâcheuses ?

Réponse. Je pense qu’oui, et en voici un certain nombre. Je signale d’abord l’agitation douloureuse qu’il produit nécessairement dans bien des esprits, soit par l’obscurité de son auteur, soit à cause des assertions hardies et étranges dans lesquelles celui-ci semble se complaire. Quelle peine on ressent à l’ouie de cette phraséologie inconcevable : l’économie est en ruine ; l’église a apostasié ! Et, comme il y a pourtant au milieu de ces allégations quelque chose de vrai, présenté d’ailleurs avec une supériorité incontestable, quant à la connaissance biblique, on peut entrevoir dans quelle perplexité ce mélange continuel de vérité et d’erreur doit jeter beaucoup d’âmes. »

« J’indiquerai aussi les déplorables divisions que suscite entre les chrétiens ce dangereux enseignement, accueilli avec enthousiasme par les uns, suspect ou antipathique aux autres, et qui est un des plus habilement combinés par l’ennemi pour donner lieu, d’un côté, à une agression hargneuse et intraitable, et de l’autre, a une résistance instinctive et persévérante. Or quelle peste pour la piété et la charité ! quel profit pour l’adversaire ! Avec quel avantage le monde se prévaut de ces discussions scandaleuses et quel retard elles apportent aux progrès du règne de Dieu ! »

» Un autre élément de trouble, provenant de la manière dont M. Darby comprend l’Église, c’est que, parce qu’un docteur est docteur dans l’église (extérieure) et non pas dans une église seulement[2], on se croit autorisé à s’introduire dans le champ de travail d’un autre sans aucun ménagement et en mettant entièrement de côté soit les procédés de la délicatesse, soit les directions si sages que nous a données le St.-Esprit, quand il a poussé Paul à écrire les paroles suivantes : « Ne nous glorifions point dans ce qui n’est point de notre mesure, dans les travaux d’autrui. Mais nous avons espérance que votre foi venant à croître en vous, nous serons amplement accrus dans ce qui nous a été départi selon la mesure réglée, jusqu’à évangéliser dans les lieux qui sont au delà de vous, et non pas à nous glorifier dans ce qui a été départi aux autres selon la mesure réglée dans les choses déjà toutes préparées. » Que de faits n’y aurait-il pas à citer à l’appui de ce qu’on vient de lire, et quels tristes rapprochements ne pourrait-on pas faire sous ce rapport entre l’école de M. Darby et les prédicateurs d’une autre société !… »

» Puis, lorsqu’on est parvenu à s’insinuer au milieu d’un troupeau, et peut-être même par des moyens condamnables, qu’arrive-t-il fréquemment ? hélas ! c’est que par ce système anarchique on amène à soi, pour premier coup de filet, tous les mécontents, tous ceux qui sont mal avec un pasteur ou une église, puis ensuite les esprits légers, turbulents et amis des nouveautés, des jeunes gens sans expérience, des personnes à imagination vive, en un mot des éléments d’agitation. »

» Et quel usage fait-on de toute cette matière volcanique ? Eh ! l’on cherche à bouleverser tout dans l’assemblée, à radier le pastorat, en un mot à faire ce que M. Darby a bien su décrire lui-même, lorsque, pour s’opposer à la nomination de présidents au sein des troupeaux sans pasteur, il a tracé ces lignes : « Il résulte de là que si quelque vrai don de pasteur ou d’ancien se manifeste, il faut par conséquent déposer de sa présidence le remplaçant provisoire, opération propre à produire tout ce qu’il y a de plus pénible dans une compagnie de chrétiens. Un tel acte ressemblerait à de l’ingratitude et à de la propre volonté ; il serait désigné comme révolutionnaire par un assez grand nombre et pourrait nourrir dans le corps les dispositions et les habitudes les plus nuisibles à la craie sanctification. » — Ah ! mon frère ! n’est-ce point un peu le cas de vous dire : « toi qui enseignes les autres, ne t’enseignes-tu point toi-même ? » Et si ce que vous dites là renferme, comme je le crois, de formidables vérités, pourquoi vous et les vôtres êtes-vous si peu scrupuleux à entreprendre partout précisément ce que vous dites vous-même être propre à produire tout ce qu’il y a de plus pénible dans une compagnie de chrétiens et à nourrir dans le corps les dispositions et les habitudes les plus nuisibles à la vraie sanctification ? »

« Et puis quelle est souvent, après tout, la pensée secrète de toutes ces révolutions ? Ne serait-ce point peut-être celle de tous les révolutionnaires ? « Ôte-toi de là, que je m’y mette ? »

« Aussi, quelles formes revêtent souvent les chrétiens jetés au moule de cette doctrine, spécialement les jeunes hommes, déjà par nature si enclins à la présomption, et parmi eux ces docteurs prématurés qui depuis quelque temps se répandent dans nos contrées ! Quelle suffisance chez plusieurs ! Quel ton tranchant ! Quel mépris pour tout ce qui n’est pas selon leurs vues ! Quel esprit de jugement ! Quelle absence d’égards pour l’âge et pour les services rendus ! Comme tout cet ensemble contraste avec la modestie, la petitesse de cœur, la sagesse, la douceur, la patience, et la suave onction de l’Esprit saint[3] !… »

» Et si nous voulons aussi parler un peu de ce qu’est le culte sur cette base dans les assemblées, où ne se trouvent pas des supériorités influentes et agissantes, que n’aurons-nous pas à dire ? D’abord dans certains cas, appauvrissement considérable quant aux dons d’édification, vu que ce même système, si bien fait pour ouvrir des bouches qui pour le moment devraient être fermées, a aussi pour inconvénient de fermer des bouches qui devraient être ouvertes, et cela en réduisant forcément au silence des serviteurs qu’on ne consentira à écouter, comme nous l’avons vu, que quand ils auront de fait répudié officiellement leur ministère. »

» Ensuite, la responsabilité de la direction ne reposant sur personne et chacun pouvant tour à tour, selon qu’il lui convient, ou se produire ou dominer sans contrôle ou se récuser en tout point, qu’en voit-on résulter ? Le voici : Moyens préventifs d’ordre et de sécurité pour l’assemblée… nuls ; — moyens répressifs presque nuls ; — absence de soins, imprévoyance, négligence ; — quelque chose de vague, d’incertain, de détendu, de décousu dans la tenue du culte ; silences fréquents, prolongés, glaçants, révélant la pauvreté et le malaise et qu’on discerne si vite d’avec les intervalles édifiants dont un recueillement ou un attendrissement pieux éprouve le besoin ; — souvent manque de dignité chrétienne dans l’attitude de l’assemblée et tout particulièrement dans la célébration de la Cène, que plusieurs semblent avoir pris à tâche de dessolenniser ; — vide quant à l’enseignement, vu, d’une part, que personne n’en est responsable, et, de l’autre, que ceux qui pourraient édifier, s’ils s’en donnaient la peine, croient devoir s’abstenir de préparer ce qu’ils auraient à dire, pensant s’attendre ainsi plus complètement au St.-Esprit ; — de là culte fort incomplet, puisque le culte consiste non-seulement à parler à Dieu, mais encore à écouter Dieu, et que, par suite du système fautif de M. Darby, les moyens médiats par lesquels la voix du Seigneur pourrait aussi se faire entendre ne sont que trop fréquemment réduits à des allocutions sans portée et qui péchent, soit par le défaut de maturité et de plénitude, soit par un retour d’idées favorites continuel et excessivement fatigant. — Enfin, chacun comprend que dès qu’une réunion chrétienne est tombée à ce degré, elle ne peut plus prétendre à être un chandelier à la lumière duquel un grand nombre d’âmes viennent se réjouir. Aussi les auditeurs du dehors, s’apercevant bientôt de ce qu’une pareille église offre de peu satisfaisant, s’en vont chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvent pas dans une assemblée où ils n’éprouvent que de la lassitude et du découragement. »

» Nos frères de Plymouth parlent beaucoup du devoir pour les fidèles de placer leurs réunions de culte sans la direction et le gouvernement du St.-Esprit. C’est un principe que j’honore et qui, je le pense, a été plus ou moins négligé parmi nous. Mais je doute que l’exclusisme de leurs vues leur permette de discerner en chaque cas la meilleure manière de laisser agir librement l’Esprit, attendu que ce divin agent, loin de se soumettre à des conceptions d’hommes, s’accommode miséricordieusement et aux circonstances et aux besoins infiniment divers de faibles créatures, en faveur desquelles sa charité le fait continuellement intervenir. — Je me suis trouvé dans un certain nombre d’églises marchant selon les principes de M. Darby, et en particulier je les ai vus, ces principes, mis en pratique pendant assez longtemps à Lausanne, sans contradiction, et sur une grande échelle, par M. Darby lui-même. Mais je suis toujours sorti de ces réunions avec l’impression profonde que le St.-Esprit, au lieu de s’y manifester sans obstacle, y était contrarié en plusieurs choses, et que, avec les ressources d’édification que je connaissais dans l’assemblée, on aurait pu, moyennant une marche différente, recueillir une plus grande mesure de bénédiction[4]. »

Les paroles par lesquelles M. Olivier termine sa brochure, confirment ce que nous avons dit plus haut sur le respect qu’il porte à M. Darby : « Je crois remplir un devoir en priant mes lecteurs de ne pas juger M. Darby uniquement sur ce qu’il y a d’incorrect dans ce système, qui fut autrefois une production de sa jeunesse, et sur lequel il est à mes yeux beaucoup inférieur à lui-même. — Je me plais à lui reconnaître un ministère très-bienfaisant sous beaucoup de rapports et qui m’a été fort utile à moi-même. — Je crois qu’il avait auprès de nous de la part de Dieu une mission véritable, celle de nous faire croître dans la grâce et dans la connaissance de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ ! et je regrette vivement qu’il ait compromis une aussi belle position par des préoccupations si ardentes, si dangereuses et qui, par suite de l’opposition toute naturelle qu’elles ont soulevée contre lui, le circonscrivent dans un cercle fort restreint, et même lui impriment quelque peu (?) le caractère d’un chef de parti. »

À ces griefs d’Olivier, par où nous terminons l’exposé que nous avions à faire de sa polémique avec Darby, nous ajouterons une remarque : c’est qu’il n’est pas jusqu’au dernier de ces abus qu’il reproche au darbysme, celui de tenter Dieu par l’abandon du culte aux caprices de l’inspiration, qui ne fût en germe dans le réveil religieux qui avait précédé. Alors déjà, l’on avait vu des pasteurs et même des proposants qui, trouvant profane d’élaborer un sermon et laissant à d’autres les précautions humaines pour monter en chaire, n’y apportaient qu’une inspiration hélas ! imaginaire. On ne saurait croire combien ce travers a fait de tort à la prédication de l’Évangile. Non-seulement, en effet, il manquait à ces téméraires improvisations tout ce que la forme d’un discours peut avoir d’attrayant, mais elles fatiguaient encore par la stérilité du fond, revenant sans cesse, d’une manière oiseuse et maladroite, sur certains dogmes favoris. C’est ce que reconnaissent maintenant plusieurs de ceux mêmes qui applaudissent au réveil religieux et qui y appartiennent. Il faut ajouter encore que dans ce camp, la jeunesse au moins montrait quelque tendance à ce mépris du décorum et des bienséances ecclésiastiques, qui, chez les disciples de Darby, est poussé presque jusqu’à l’indécence.

Revenons maintenant à ces derniers, pour apprendre à nos lecteurs qu’Olivier et Rochat ne sont pas les seuls qui aient élevé la voix contre les idées nouvelles. Dans son Rapport annuel de 1841, la société Évangélique de Genève s’est prononcée contre Darby, celui-ci lui a répondu dans la brochure déjà citée, qui a pour titre : Quelques développements nouveaux, etc. Puis, en 1843, M. Wolff, candidat au saint ministère dans l’École de théologie qui relève de cette société, a soutenu publiquement des thèses sur le ministère, directement opposées aux erreurs darbystes ; et a publié ensuite ces thèses, développées, dans une brochure qui a pour épigraphe : Actes XX, 28, 30, et pour titre : Le Ministère, en opposition au hiérarchisme, et surtout au radicalisme religieux. Au mérite d’une grande fidélité scripturaire, d’une habile exégèse et d’un heureux rapprochement de textes, cet opuscule joint celui d’un ordre parfaitement logique et d’une exposition fort claire.

La thèse particulière que M. Wolff défend, que les dons surnaturels du St.-Esprit ont cessé, et que les χαριματα sont ces dons surnaturels, cette thèse est admise par beaucoup d’interprètes de la Bible[5] qui pensent tout aussi peu que M. Wolff à nier le don même du St.-Esprit et son assistance nécessaire pour exercer le ministère.

En butte à tant d’attaques, qui se rencontraient toutes, comme en un point culminant, dans le reproche fait au nouveau système d’abolir le ministère, Darby sentit qu’il fallait répondre sur ce point ; et il écrivit, encore en 1843, son traité sur Le Ministère, considéré dans sa nature, dans sa source, dans sa puissance et dans sa responsabilité. C’est là presque son dernier mot et le couronnement de son système. On trouvera peut-être qu’en venant parler de ministère, de pasteurs, de docteurs etc., M. Darby se contredit lui-même, et l’on n’aura pas tort. Cependant, son inconséquence n’est pas tout à fait aussi complète qu’elle le parait ; car elle tient surtout à l’emploi qu’il affecte de faire des termes usités (de ministre, etc.). Mais c’est qu’il donne à ces termes un tout autre sens que nous. Et il ne serait pas le premier qui par ce moyen aurait réussi à glisser des idées nouvelles dans l’esprit des masses.

Après avoir parlé d’une manière, il est vrai, peu exacte de la différence entre les deux économies, il pose le principe général, que supposer la nécessité d’une classe de sacrificateurs, c’est nier l’efficace de l’œuvre de Christ qui nous a acquis le privilège de nous présenter nous-mêmes devant Dieu (p. 9). Cependant il y a dans la nouvelle alliance un ministère, et voici sa source : Dieu était en Christ réconciliant le monde avec soi, ne leur imputant pas leurs péchés et mettant en nous la parole de la réconciliation (p. 10). Parce que Jésus, pour nous réconcilier avec Dieu, a dû mourir et quitter la terre, son œuvre restait inachevée dans son application ; le complément de cette œuvre était de commettre aux hommes la parole de réconciliation selon sa puissance et son bon plaisir. Il entrait donc deux éléments dans le ministère, 1° une profonde conviction, un sentiment puissant de l’amour de Dieu ; 2° les dons qui rendaient capable d’annoncer aux hommes, selon leurs besoins, les richesses de cette grâce qui animait les cœurs de ceux qui l’annonçaient. C’est ce que nous présente la parabole des talents (Math. XXV) ; Darby en conclut qu’il y a des différences de capacités et de dons pour le ministère (p. 10, 11). Ainsi Darby, après avoir semblé en premier lieu étendre le ministère à tous les chrétiens (mettant en nous), le restreint immédiatement après à ceux qui ont reçu les dons nécessaires ; et ces deux idées sont jointes ensemble par un donc. Pour ne laisser aucun doute à l’égard de ce dernier point, Darby dit positivement que la souveraineté de Dieu donne des dons comme bon lui semble et appelle à tel ou tel ministère (p. 13). D’un autre côté, il va jusqu’à dire que chaque don en exercice est un ministère (p. 37) ; même de présenter un verre d’eau à son frère, est dans ce sens une fonction de ministre ; c’est de cette manière que s’élargit de nouveau la sphère du ministère qu’il venait de resserrer dans de plus étroites limites.

Les dons, dit-il aussi (p. 38), sont proprement ce qui est appelé le ministère. Le pasteur est un don puisqu’il est dit, Éphés. IV, 11, que Dieu a donné les uns comme pasteurs, etc. Le pastorat, le ministère, conclut Darby, n’est donc pas une charge conférée par les hommes, c’est pourquoi le ministère suppose une entière liberté par rapport aux hommes : ceux-ci ne sauraient intervenir comme source et autorisation du ministère sans neutraliser, d’un côté, l’amour comme source d’activité, ou sans empiéter, de l’autre, sur la souveraineté de Dieu qui appelle, qui envoie et dont l’appel fait devoir (p. 13). Il applique au ministère ce que Paul dit de son apostolat, qu’il n’était ni de l’homme, ni par le moyen de l’homme, mais par Jésus-Christ et Dieu le père (p. 38). Par là même, le ministère n’a aucune responsabilité envers les hommes, envers le corps de Christ, envers l’Église. L’exercice du don ne dépend nullement de la volonté du corps, mais du chef (p. 112). Cependant l’existence d’un don de ministère est constatée par l’effet qu’il produit ; sous ce rapport Darby retombe involontairement et presque à son insu dans l’idée qu’il vient de combattre, et il place par là le ministère sous la sanction de l’assemblée sur laquelle s’exerce son action. Mais ces contradictions, ces incohérences sont encore bien légères auprès de celles que les lecteurs attentifs auront sûrement déjà remarquées. Le même homme qui nous a si fortement prêché que l’Église n’existe plus depuis le départ des apôtres, qui s’irrite si facilement contre ceux qui veulent fonder des églises ou considérer l’Église comme encore existante, nous parle d’un bout à l’autre du traité dans le même sens que ceux qu’il combat avec tant d’opiniâtreté ; il est constamment question de l’Église ; nul doute que Darby n’en admette encore l’existence. Mais il y a plus. Le reproche qu’il fait aux autres de vouloir imiter les apôtres retombe sur lui-même, d’après ce qu’il dit que les ministres sont envoyés immédiatement de Dieu. Ce n’est du reste qu’une des faces de la même inconséquence que nous avons déjà maintes fois rencontrée.

On ne peut être ministre, selon M. Darby, qu’en étant tout aussi bien que St.-Paul appelé immédiatement de la part de Dieu, à l’exclusion de toute intervention humaine. Il semble en effet que M. Darby veut, tout en abolissant le pastoral proprement dit, rétablir une espèce d’apostolat, et certaines expression de la brochure sur le ministère paraissent confirmer cette supposition (p. 40). M. Darby, qui n’a aucune position fixe, qui passe sa vie à visiter telles ou telles églises et à en fonder de nouvelles, pourrait être considéré comme le représentant des apôtres et comme le soutien de l’unité sociétaire de l’église plymouthiste dans nos contrées.

Il ne parait pas que M. Darby, en écrivant cette brochure, connût déjà la brochure de M. Wolff. Dès qu’il en eut fait une première lecture, il prit la plume et écrivit une longue réfutation, qui resta en manuscrit jusqu’à l’année dernière ; il la livra à l’impression sous le titre : De la présence et de l’action du St.-Esprit dans l’Église, en réponse à l’écrit de M. P. Wolff. Cette brochure se distingue autant par l’extrême irritation qu’elle respire que par la faiblesse des arguments, par les contradictions patentes qu’elle renferme et par la confusion totale des idées. L’auteur n’a pas compris l’état de la question. Nous nous garderons bien de fatiguer nos lecteurs en leur exposant soit des idées déjà connues, soit des développements qui sont dénués de tout intérêt. Nous dirons seulement que Darby entend la thèse de M. Wolff comme s’il niait la présence du St.-Esprit dans l’Église et le don même du St.-Esprit que reçoit tout fidèle, quand il croit, et qui est en particulier nécessaire pour exercer le ministère[6]. C’est ainsi qu’il justifie à ses propres yeux l’acharnement gratuit auquel il se livre. N’oublions pas d’observer que M. Darby insiste ici sur la parfaite conformité des temps apostoliques et des nôtres à l’égard des dans du St.-Esprit, tandis que dans ses principes généraux d’Église il établit entre ces deux époques une si grande différence ; et M. Wolff, le représentant des églises que Darby accuse en général de vouloir se mettre à la hauteur des églises apostoliques, est maintenant le défenseur de la thèse opposée. C’est qu’en effet il y a ces deux choses, identité d’une part et différence de l’autre part, et le mérite de la brochure de M. Wolff est d’avoir montré où est l’identité et où est la différence. Darby, par contre, semble une fois ne voir que l’identité, une autre fois ne voir que la différence ; ou bien il fait une étrange amalgame de ces deux choses. Le reproche de radicalisme religieux que lui avait fait M. Wolff, il le repousse, en exhortant les fidèles à se rappeler que déjà dans les temps apostoliques, on a chargé les chrétiens d’accusations analogues (Act. XVI, 20. XVII, 6) ; il engage les simples à ne s’inquiéter ni d’un principe politique ni d’un autre, mais à suivre en paix et avec fermeté le chemin où le St.-Esprit les conduit, se souvenant que ces accusations sont toujours portées, dans la Bible, par les adversaires de la vérité (p. 13). Du reste, il fait sous ce rapport une remarque intéressante : « quant aux frères, dit-il, que l’auteur attaque, il se trompe singulièrement, car en Angleterre on les accuse d’être tous des aristocrates, et l’on accuse ce système d’être fait pour des aristocrates mécontents du nationalisme. Il sont considérés par des philosophes comme une réaction contre l’extrême démocratie des dissidents anglais. En voici un spécimen : « Ce système a de grandes attractions naturelles ; il s’y trouve une atmosphère aristocratique, une espèce de climat de Madère, qui convient aux poumons délicats de la bonne société, des messieurs, des dames, etc[7]. » En effet, M. Darby, nous tenons à le dire, n’est, en matière de politique, rien moins qu’un radical.

La résistance opposée de ces divers côtés aux principes et aux tendances darbystes et probablement aussi la conviction qu’elle rendait nécessaire une défense plus solide que celle de M. Darby, donnèrent naissance à une nouvelle publication. Nous parlons du journal appelé le Témoignage des disciples de la Parole, titre évidemment emprunté du journal plymouthiste anglais. Nous avons sous les yeux les dix premiers numéros, les seuls qui aient paru jusqu’à ce moment.

Nos lecteurs ne se méprendront pas sur le sens de nos paroles, si nous leur disons que, sous un certain rapport, nous saluons cette publication comme bien-venue. On éprouve en effet une sensation agréable en passant de la lecture des brochures de M. Darby à celle de ce journal. Il est vrai qu’il respire l’esprit darbyste et soutient ses principes ; mais au moins les questions d’Église n’y prédominent pas ; elles se placent plutôt sur l’arrière-scène. Une certaine clarté dans les idées, plus d’ordre et d’enchaînement entre elles, une certaine modération, une plus grande facilité dans le maniement de la langue française, toutes ces choses forment un contraste très-favorable avec l’obscurité, la confusion des idées, l’exposition sautillante et une certaine négligence de style qui caractérise tout ce qui émane de la plume de M. Darby. La modération dont nous parlions tout à l’heure se montre, par exemple, dans ces paroles : « Maintenant surtout que cette économie s’approche rapidement de la fin de sa carrière, davantage du moins que dans les jours de l’apôtre, » (N° IV. p. 109). Un morceau intéressant du 1er numéro sur l’étude de la Prophétie est sorti de la plume d’un chrétien qui a été amené à la foi par ce moyen ; il nous fait à cet égard des aveux qui excitent un haut intérêt et qui inspirent une véritable estime pour son caractère. Ces concessions faites, nous dirons franchement que nous déplorons de voir des hommes, auxquels on ne peut refuser un si bon témoignage, trancher les questions les plus graves avec dureté, étroitesse de vues, et montrer un manque de jugement et surtout de connaissances bien équilibrées des Écritures. Le morceau sur Balaam est ce qu’il y a de plus saillant, de plus virulent sous ce rapport. L’esprit de Balaam est celui dont, d’après l’avis de l’auteur, sont animés les hommes chrétiens qui restent dans la communion de l’église nationale. L’illustre défenseur de la séparation de l’Église et de l’État est un des buts contre lesquels ils dirigent principalement leurs attaques. Les différents morceaux qui traitent du culte sont tous basés sur cette erreur, qu’un ministère régulier quelconque empêche les fidèles de s’approcher librement de Dieu et d’entrer dans le Saint des saints. Ces morceaux tendent à propager et à répandre cette erreur, qui sert puissamment à dénigrer le pastorat. Le morceau sur Math. XIII, donne une explication fautive des paraboles du Seigneur sur la nature de son royaume ; le levain qui fait lever la pâte est tout simplement le principe du mal ; l’arbre sur les branches duquel les oiseaux du ciel viennent se reposer, n’est rien autre que l’expression de la corruption du royaume de Dieu, et rappelle la prédiction d’Ézéchiel XXXI. C’est par une conséquence toute naturelle de vues si fausses que les recommandations de l’amour du prochain (N° I, p. 10,) revêtent un caractère très-peu charitable. Nous ne terminerons pas cette caractéristique du journal en question, sans signaler une autre grave erreur. Il est dit que celui qui est purifié par le sang de Christ, n’a plus aucune conscience du péché (N° I, p. 6.), parce que les sacrifices de l’ancienne loi, qui devaient éveiller la conscience sous ce rapport, sont abolis, accomplis par le sacrifice de Christ. Or, si les frères de Plymouth enseignent que le chrétien n’a plus du tout la conscience du péché, ils donnent lieu aux mêmes reproches qu’eux, de leur côté, font aux méthodistes wesleyens.

  1. Remarques sur la brochure de M. Fr. Olivier, p. 31.
  2. Développements etc. page 15.
  3. Plus haut il parle de ces nouveaux prédicateurs qui trop souvent n’ouvrent la bouche que pour se livrer, dans la prière même, à des allusions personnelles et verser sur leurs frères des torrents de fiel. Il soulève cette question : Sur quels passages des livres saints pourrait-on se fonder pour établir que dès les premiers temps les simples chrétiens parlassent dans les églises ? (p. 60).
  4. Nous avons été nous-même à portée de voir et d’entendre des choses qui confirment pleinement ce qu’Olivier dit ici des assemblées darbystes. Il y est, à ce qu’il semble, déjà reçu que, pour la prière, les uns se lèvent, les autres restent assis. Ceux-ci regarderaient-ils peut-être de se lever comme un reste de vieux levain des églises ?
  5. Par exemple : Olshausen, Commentaire sur les épîtres aux Romains et aux Corinthiens, p. 640, ad 1 Cor. XII, 7–11
  6. Page 127. « Il faut exclure le St.-Esprit. C’est ce qui m’a décidé sur ce point, il y a bien des années ; mais je ne m’attendais pas à en trouver un aveu public. »
  7. Extrait d’un journal anglais.