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Les Frères de la Bonne Trogne (De Coster)/05

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Imprimerie de F. Parent (p. 5-6).
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V.


— Cependant qu’ils cheminaient : « Çà, compagnon, dit Gans à Blaeskaek, quel est ton avis de ce coquassier ?

« Graine d’hérétique, répondit Blaeskaek, païen et contempteur de tout bien et vertu. Car c’est là traître et méchant conseil qu’il nous a baillé. »

— « De fait, mon bon ami, de fait. Et n’est-ce point aussi hérésie grande de nous oser venir narrer que cettuy joufflu dessus sa pipe, a inventé bière, vin et cervoise, ce nonobstant que souventefois il nous a été dit en l’église que ce fut saint Noé qui, par conseil de Notre-Seigneur Jésus-Christ (çi, à deux se signèrent) a inventé telles choses. »

Quant à ce qui est de moi, dit Blaeskaek, je l’ai ouï plus de cent fois.

Çi se séant sus l’herbe, commencèrent se repaître d’un beau saucisson de Gand, par Pieter Gans emmené en prévision de la faim à venir.

— Là, là, dit il, n’oublions point le Benedicite, mon ami. Et ainsi peut-être ne serons-nous point brûlés. Car c’est à Dieu que nous devons cette viande : qu’il nous doint de toujours demeurer en sa sainte foi.

Amen dit Blaeskaek ; mais, compère, il m’est avis qu’il nous faudrait bien ensemble casser cette méchante statue.

— Las, las ! qui n’a point moutons à garder, ne craint point loups — et tu parles à l’aise de casser cettuy diable.

— Ce serait acte bien méritoire.

— Mais s’il vient encore à chaque nuit lamentablement uller : Mouille, mouille, et s’il prend colère contre moi et jette sorts sur ma bière et mon vin et me fait pauvre comme Job. — Nenni mieux vaut suivre le conseil du coquassier.

— Ains, si l’ecclésiastique a connaissance de la statue, et tous deux nous mande devant son tribunal, et nous fait brûler comme hérétiques et idolâtres.

— Ha ! dit Gans, voici le bon Dieu et le méchant diable qui se vont combattre dessus notre pauvre corps, nous sommes mis à néant, las, las !

— Ça dit Blaeskaek, allons devant les bons pères directement et leur narrons le fait sans menterie.

— Las ! las ! nous serions brûlés, mon compère, brûlés incontinent.

— Je crois bien qu’il est moyen de nous tirer d’un tel danger.

— Il n’en est pas, mon ami, il n’en est pas et nous serons brûlés, — je me sens jà tout rôti.

— J’ai trouvé le moyen, dit Blaeskaek.

— Il n’en est point, mon ami, il n’en est aucun sinon la clémence des bons pères. — En voyez-vous point arriver aucun portant besace ?

— Point.

— Si en voyez, lui faut donner tout notre saucisson — avons-nous dit les Grâces ? — et tout le pain que nous avons ici, et l’inviter bien respectueusement à venir au logis, manger quartier d’agneau rôti, bien arrosé de vin vieux. Je n’en ai point beaucoup, mais je lui baillerai tout à boire voulentiers. En voyez-vous point venir ?

— Point, dit Blaeskaek.

— Mais ouvre ici tes aureilles de lièvre, je vais te donner bon avis, car je te veux du bien, pleurard : Il nous faut suivre à demi le conseil du coquassier, à demi seulement, entends-tu. — Ce serait idololatrie effrontée mettre en la salle de nos festins cette statue de diable.

— Las, las, diable, oui, tu l’as dit.

— Adoncques, plaçons-la en une niche, laquelle sera bien fermée, hors mis une ouverture en haut pour lui expirer ; nous mettrons bonne pipe de bière, et le prierons de n’en point user trop et sera la statue en la grand’salle de ton hôtellerie. — Ainsi ce diable se délectant ès chanson de buveurs, cliquetis de gobelets et sonneries des bouteilles, se tiendra coi en sa niche et n’ayant rien à redouter des bons pères, garderas-tu ton vin et ta bière.

— Point, dit Gans, il nous faut suivre l’avis du coquassier, car mieux que nous, il s’entend ès diables, — nous veillerons à le bien éjouir selon nos pauvres moyens, ce nonobstant je pense que nous serons un jour brûlés, las ! las !