Les Frères de la Bonne Trogne (De Coster)/12

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Imprimerie de F. Parent (p. 13-14).
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XII.


Cette déconfite parachevée, les commères s’en étaient retournées sur la place, devant la maison de la commune, non point glorieuses, mais bien marries d’avoir dû en ce danger épandre sang de chrétiens. Et là, elles remercièrent avec grande effusion Notre Dame la Vierge et Monseigneur Jésus de les avoir fait vaincre.

Elles n’omirent point non plus le doux ange, lequel les avait assistées sous la figure d’une claire étoile. — Et elles chantèrent beaux hymnes et belles litanies bien mélodieusement.

Cependant s’éveillèrent à la ronde, en la campagne tous les coqs lesquels sonnèrent de leurs trompettes le clair jour près de luire.

Aussi furent les buveurs tirés hors de somme et vinrent à leurs portes s’enquérir d’où venait cette douce musique.

Et le brillant soleil luisait ès cieux.

Et tous vinrent sur la place, aucuns toutefois, reconnaissant leurs femmes en l’assemblée, les voulurent battre pour ce qu’elles avaient quitté de nuit le marital logis, — mais André Bredael les en empêcha et leur narra le fait, dont ils furent grandement ébahis, honteux et repentants, voyant comme quoi leurs vaillantes femmes avaient ainsi pour eux besogné. Pieter Gans, Blaeskaek et N. Claessens, doyen d’Uccle, un bien saint homme, étaient aussi venus sur la place. Cependant, considérant toute cette grande foule, maître Bredael parla ainsi :

« Compagnons, dit-il, entendez-vous assez comment vous ne humez de présent l’air du bon Dieu, que par la vaillance de vos femmes et filles. Doncques, il faut ici promettre et jurer de ne plus boire, sinon qu’elles le veulent. »

« Tout beau, maître Bredael, dit un des bourgeois, ce n’est point boire qui donne ainsi lourd sommeil. J’en puis parler en homme expert, moi qui ai humé piots, toute ma vie et l’espère continuer à faire joyeusement. — Autre chose il y a, c’est diablerie et maléfice, je le soupçonne. — Venez-ci Pieter Gans, venez-ci nous causer un petit, et si vous savez quelque chose, éclaircir l’aventure. »

« Las ! las ! dit Pieter Gans, branlant la tête et claquetant des dents (car il avait peur, le bonhomme), las ! las ! j’ignore tout mes bons amis. »

« Nenni da, dit le bourgeois, tu n’ignores point tout, car je te vois le chef branlant et les dents claquetant.

Mais voici que subitement le doyen Claessens parut devant Gans :

« Mauvais chrétien, dit-il, je le vois bien assez, tu as eu commerce avec le diable, au grand danger de ces braves hommes. — Confesse humblement ton péché et nous verrons à te faire grâce, mais si tu veux nier tu seras par le feu puni. »

Ha ! dit Pieter Gans, plourant, je l’avais bien prédit et je serai brûlé, mon Dieu bon. — Blaeskaek où es-tu mon compère ? donne-moi quelque bon avis, las ! las ! Mais Blaeskaek s’était enfui prestement par peur de l’ecclésiastique.

Ha, dit Pieter Gans, voyez le traître qui me laisse à l’instant du danger.

— Parle, dit le R. N. Claessens.

— Oui, monsieur le doyen, dit Pieter Gans, plourant et sanglottant : je vous narrerai le tout, sans omission aucune. — Las ! las ! ajouta-t-il finissant ses propos, si vous voulez ne me point trop punir, monsieur, je ferai de mes pauvres deniers, rente perpétuelle à l’église. Je suis vrai chrétien, je l’affye, et pas hérétique le moindrement. Considérez aussi que je ne voudrais très passer, sinon ayant eu loisir suffisant de faire ample pénitence. — Mais ne me brûlez point plus tôt, je vous supplie.

— Nous verrons bien, répondit le doyen, — mène-nous présentement au lieu où est ce diable.

Lors ils étaient devant l’église et le curé y entra quérir de l’eau bénite, puis tous les hommes, femmes et enfants de la commune se déportèrent vers la Trompe.

Là le doyen s’enquérant où était celui qui avait jeté un sort sur tous les braves hommes ; Pieter Gans, bien humblement, lui montra le joufflu souriant et tenant en main son bâton orné de pampres et grappes, et chaque commère l’ayant considéré dit qu’il était bien joli pour un diable.

Le prêtre s’étant signé et trempé la main en l’eau bénite, en oignit au front, au stomach et au cœur la statue, laquelle par la grande puissance de Dieu tomba incontinent en poussière et une voix lamentable fut ouïe disant : Oi moi, ô phôs, tetnnéka !

Et furent expliquées par le prêtre les paroles de ce diable signifiant : Las ! à moi, ô lumière, je me meurs !