Les Fruits de l’instruction/01

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 215-284).

LES


FRUITS DE L’INSTRUCTION


(1889)


COMÉDIE EN QUATRE ACTES



PERSONNAGES

LEONID FÉODOROVITCH ZVIEZDINTZEV, lieutenant des gardes, en retraite ; propriétaire de vingt-quatre mille déciatines de terre dans différents gouvernements. Homme d’une soixantaine d’années, encore vert, gentleman doux et agréable. Il croit au spiritisme et aime à étonner les gens par ses récits.
ANNA PAVLOVNA ZVIEZDINTZEVA, sa femme ; une grosse dame qui se rajeunit ; très soucieuse des convenances mondaines ; méprise son mari et croit aveuglément en son médecin ; personne irritable.
BETSY, leur fille, d’une vingtaine d’années ; très mondaine, allures évaporées et masculines ; porte un pince-nez. Coquette et rieuse. Parle très vite et très distinctement en pinçant les lèvres, comme une étrangère.
VASSILI LÉONIDITCH, leur fils, vingt-cinq ans, licencié en droit, sans occupations déterminées, membre de la Société des vélocipédistes, de la Société hippique et de la Société pour l’encouragement des chiens de chasse. Jeune homme doué d’une excellente santé et d’une assurance inébranlable, parle haut et bref, tantôt très sérieux, presque sombre, tantôt bruyant, gai, riant à gorge déployée.
ALEXEi VLADIMIROVITCH KROUGOSVETLOV, professeur de l’Université. Savant d’une cinquantaine d’années, aux manières calmes, agréablement rassurantes, parle lentement et volontiers d’une voix chantante. Traite avec douceur et mépris ceux qui ne sont pas de son avis. Il fume beaucoup. Il est maigre, vif.
LE DOCTEUR, une quarantaine d’années, homme gros, fort, rouge. Il est brusque et a la voix forte. Sourit toujours d’un air satisfait.
MARIA CONSTANTINOVNA, jeune fille d’une vingtaine d’années, élève du Conservatoire, professeur de piano ; elle a des frisettes sur le front et une toilette exagérément à la dernière mode ; insinuante et timorée.
PÉTRISTCHEV, vingt-huit ans, licencié es-lettres, cherche à s’occuper ; membre des mêmes Sociétés que Vassili Léoniditch, et en outre de la Société d’organisation des bals « d’indienne et de cretonne. » Il est chauve, la parole et les gestes vifs ; très poli.
LA BARONNE, dame importante, d’une cinquantaine d’années ; immobile ; parle sans intonations.
LA PRINCESSE, une invitée.
LA JEUNE PRINCESSE, jeune demoiselle mondaine et grimacière, une invitée.
LA COMTESSE, très âgée, se mouvant avec peine ; elle a de fausses dents et de fausses papillotes.
GROSSMANN, un monsieur brun, au type juif, très vif et très nerveux, parle très haut.
MARIA VASSILIEVNA TOLBOUKHINA, personne très grave, riche et pleine de bonhomie ; connaît tous les hommes remarquables d’hier et d’aujourd’hui. Très grosse, parle très vite, cherchant à dominer les autres voix. Elle fume.
LE BARON KLINGEN (Coco), licencié de l’Université de Saint-Pétersbourg, gentilhomme de la Cour, attaché d’ambassade. Très correct, c’est pourquoi satisfait et doucement gai.
UNE DAME.
UNE DAME (personnage muet).
SERGUEÏ IVANOVITCH SAKHATOV, une cinquantaine d’années, ancien sous-secrétaire d’État, homme élégant, d’une vaste érudition européenne, ne s’occupe de rien, s’intéresse à tout. Se tient avec dignité et même un peu sévèrement.
FÉODOR IVANOVITCH, majordome, d’environ soixante ans. Homme instruit et aimant l’instruction, abuse du pince-nez et du mouchoir qu’il déplie lentement. Suit la politique. Intelligent et bon.
GRIGORI, valet de chambre, vingt-huit ans, beau garçon, pervers, envieux et effronté.
IAKOV, quarante ans, sommelier, homme bonasse, affairé, ne s’intéressant qu’aux affaires de sa famille et de son village.
SÉMION, aide du sommelier. Vingt ans, campagnard fort et frais, blond et encore imberbe, calme et souriant.
UN COCHER, trente-cinq ans, élégant, ne portant que la moustache, insolent et hardi.
UN VIEUX CUISINIER, cinquante-cinq ans, cheveux et barbe incultes ; bouffi, jaune, tremblant ; porte un pardessus d’été en nankin tout déchiré, un pantalon sale et des bottes éculées. Parle d’une voix rauque ; les paroles sortent de son gosier comme à travers un obstacle.
UNE CUISINIÈRE, bavarde, mécontente ; trente ans.
UN SUISSE, soldat retraité.
TANIA, femme de chambre, dix-neuf ans ; jeune fille énergique, forte, gaie, d’humeur changeante ; dans les moments de grande joie, pousse des cris aigus.
PREMIER PAYSAN, soixante ans ; a été l’ancien de son village et croit savoir parler aux maîtres ; il aime à s’écouter parler.
DEUXIÈME PAYSAN, quarante-cinq ans ; homme aisé, rude et sincère, n’aime pas à parler inutilement. Père de Sémion.
TROISIÈME PAYSAN, soixante-dix ans, porte des chaussures d’écorce tressée ; homme nerveux et agité, empressé, timide ; par des mots cherche à tromper sa timidité.
LE PREMIER VALET DE LA COMTESSE, vieillard à l’ancienne mode, fier d’être valet.
DEUXIÈME VALET, un homme énorme, vulgaire et plein de santé.
UN LIVREUR, en poddiovka bleue ; le visage clair, les joues rouges, parle très distinctement et d’une façon qui impose.
L’action se passe dans la capitale, dans la maison des Zviezdintzev.

ACTE PREMIER


La scène représente l’antichambre d’une riche maison, à Moscou. Trois portes : celle du fond donne dans le cabinet de Léonid Féodorovitch et dans la chambre de Vassili Léoniditch. L’escalier conduit aux étages supérieurs. Sous l’escalier une porte mène à l’office.


Scène PREMIÈRE

GRIGORI, un jeune et agréable valet, se mire dans la glace et s’arrange les cheveux.

GRIGORI

Ah ! je regrette mes moustaches ! Elle dit qu’un laquais ne doit pas porter de moustaches ! Et pourquoi ? Il faut qu’on voie que tu es un valet. Autrement, tu serais mieux que son gracieux fils ! Ah ! celui-là ! J’ai beau n’avoir pas de moustaches, il est loin d’être aussi bien que moi ! (Il se regarde dans la glace et sourit.) Ce qu’il y en a des femmes qui me font la cour ! Mais voilà, personne ne me plaît comme cette Tania !… Une simple femme de chambre !… Oui. Et cependant, elle est mieux que la demoiselle (Il sourit.) Charmante ! (Il écoute.) La voici ! (Il sourit) Comme elle tape ses petits talons ! Va…




Scène II

GRIGORI et TANIA ; elle porte une pelisse et des bottines.

GRIGORI

Tatiana Markovna, mes respects !

TANIA

Pourquoi vous regardez-vous ? Vous vous croyez donc très beau !…

GRIGORI

Eh quoi ! suis-je désagréable ?

TANIA

Comme ça, ni agréable ni désagréable, entre les deux. Pourquoi avez-vous toujours des pelisses ici ?

GRIGORI

Je vais les enlever, mademoiselle (Il enlève une pelisse et en couvre Tania en l’embrassant.) Tania, laisse-moi te dire…

TANIA

Oh ! laissez-moi ! Voyons ! (Elle se dégage, très fâchée.) Laissez-moi, je vous dis !

grigori, regardant de tous côtés.

Embrassez-moi !

TANIA

Qu’est-ce qui vous prend ? Voilà comment je vous embrasserai… (Elle lève la main. On entend un coup de sonnette, puis l’appel de Vassili Léoniditch : Grigori ! Nouveau coup de sonnette.) Allez, Vassili Léoniditch vous appelle…

GRIGORI

Il attendra. Il vient seulement d’ouvrir l’œil… Écoute, pourquoi donc ne m’aimes-tu pas ?

TANIA

Et quel amour avez-vous inventé ? Je n’aime personne…

GRIGORI

Ce n’est pas vrai ; tu aimes Siomka. Tu as bien choisi ! Un paysan de l’office, un lourdaud !

TANIA

N’empêche que vous en êtes jaloux… (À la cantonade Vassili Léoniditch appelle : Grigori !)

GRIGORI

T’as bien le temps, va !… Bah ! il n’y a pas de quoi être jaloux ! Mais toi, à peine dégrossie, avec qui vas-tu te lier ?… Ce serait bien autre chose si tu m’aimais, moi, Tania !…

TANIA, fâchée et sérieuse.

Je vous dis que vous n’aurez rien de moi. (Vassili Léoniditch à la cantonade : Grigori !!!)

GRIGORI
Vous êtes bien sévère ! (Vassili Léoniditch à la cantonade crie d’une voix égale, de toutes ses forces : Grigori ! Grigori ! Grigori ! — Tania et Grigori rient.)
GRIGORI

Et pourtant, quelles femmes m’ont aimé ! (Coup de sonnette.)

TANIA

Eh bien ! allez les trouver et fichez-moi la paix !

GRIGORI

T’es bête, tiens. C’est que je ne suis pas Sémion, moi !

TANIA

Sémion cherche à m’épouser et non à faire des bêtises.



Scène III

GRIGORI, TANIA, UN GARÇON LIVREUR, portant un grand carton à costumes.

LE LIVREUR

Bonjour !

GRIGORI

Bonjour !… De la part de qui ?

LE LIVREUR

De chez Bourdier, avec une robe. Et voici une lettre pour madame.

TANIA, prenant la lettre.

Asseyez-vous ici. Je la remettrai. (Elle sort.)



Scène IV

GRIGORI, LE GARÇON LIVREUR et VASSILI LÉONIDITCH entr’ouvrant la porte, en chemise et en pantoufles.

VASSILI LÉONIDITCH
Grigori !
GRIGORI

Voilà.

VASSILI LÉONIDITCH

Grigori !… Es-tu sourd ?

GRIGORI

Monsieur, je viens de rentrer.

VASSILI LÉONIDITCH

De l’eau chaude et du thé.

GRIGORI

Sémion va l’apporter.

VASSILI LÉONIDITCH

Et ça qu’est-ce que c’est ? De chez Bourdier ?

LE LIVREUR

Oui, monsieur. (Vassili Léoniditch et Grigori sortent. Coup de sonnette.)



Scène V

LE GARÇON LIVREUR, TANIA.

tania accourt au coup de sonnette et va ouvrir la porte.

Attendez.

LE LIVREUR

C’est ce que je fais.



Scène VI

LE GARÇON LIVREUR, TANIA et SAKHATOV, qui entre.

tania, à Sakhatov.
Excusez, le valet vient de sortir, mais s’il vous plaît, entrez. Permettez. (Elle prend la pelisse.)
sakhatov entre en se rajustant.

Léonid Féodorovitch est-il chez lui ? Est-il levé ? (Coup de sonnette.)

TANIA

Oh ! oui ; il y a déjà longtemps !



Scène VII

LE GARÇON LIVREUR, TANIA, SAKHATOV ; entre LE DOCTEUR.

le docteur cherche le valet. En apercevant Sakhatov, avec familiarité.

Ah ! mes respects !

sakhatov, le regardant fixement.

Le docteur, il me semble.

le docteur

Et moi, qui vous croyais à l’étranger. Vous venez voir Léonid Féodorovitch ?

SAKHATOV

Oui, oui ; et vous ? Y a-t-il quelqu’un de malade ?

le docteur, souriant.

Pas précisément ; mais vous savez ce que c’est avec ces dames ! On reste toutes les nuits à jouer au whist jusqu’à trois heures, la taille serrée, aussi mince qu’un petit verre à pied… Avec cela, la dame est grasse et compte pas mal de printemps…

SAKHATOV

Est-ce dans ces termes que vous présentez votre diagnostic à Anna Pavlovna ? Cela ne doit pas lui plaire, j’imagine.

le docteur, riant.

Mais c’est la vérité. On fait toutes ces machines là ; puis viennent les troubles digestifs, la fatigue du foie, des nerfs, et alors on m’appelle, et il faut tout réparer. Enfin que voulez-vous ? (Il sourit.) Et vous quoi ? Vous êtes spirite aussi, je crois ?

SAKHATOV

Moi ? Non, je ne suis pas spirite. Eh bien, adieu ! (Il veut s’en aller, mais le docteur l’arrête.)

LE DOCTEUR

Moi non plus, mais tout de même, voyez-vous, lorsqu’un homme comme Krougosvetlov s’en mêle. Un professeur de l’Université ! Une célébrité européenne ! Il doit bien y avoir quelque chose ! Je voulais assister à une séance, mais je n’ai jamais le temps, j’ai autre chose à faire…

SAKHATOV

Oui, oui. Bonjour. (Il sort en faisant un léger salut de tête.)

le docteur, s’adressant à Tania.

Est-ce que madame est levée ?

TANIA
Madame est dans sa chambre. Veuillez vous donner la peine d’entrer. (Sakhatov et le docteur sortent chacun de son côté.)


Scène VIII

LE GARÇON LIVREUR, TANIA et FÉODOR IVANOVITCH qui entre en tenant un journal.

féodor ivanovitch, au livreur.

Que faites-vous là ?

LE LIVREUR

On m’envoie de chez Bourdier avec une robe et une lettre. On m’a dit d’attendre.

FÉODOR IVANOVITCH

Ah ! de chez Bourdier ? (À Tania.) Qui vient d’entrer ?

TANIA

M. Sakhatov, Sergueï Ivanovitch, et puis le docteur. Ils sont restés un instant ici, et ils ont parlé de l’espiritisme.

féodor ivanovitch, corrigeant.

De spiritisme.

TANIA

C’est ce que j’ai dit, l’espiritisme. Avez-vous su Féodor Ivanovitch comme ça a bien marché la dernière fois ? (Elle rit.) Ça frappait et les objets changeaient de place.

FÉODOR IVANOVITCH

Et comment le sais-tu ?

tania rit.
Elisaveta Léonidovna me l’a raconté.


Scène IX

TANIA, FÉODOR IVANOVITCH, LE GARÇON LIVREUR, IAKOV court en portant un verre de thé.

iakov, au livreur.

Bonjour.

le livreur, tristement.

Bonjour. (Iakov frappe à la porte de Vassili Léoniditch.)



Scène X

Les Mêmes et GRIGORI

GRIGORI

Donne.

IAKOV

Et les verres, ceux d’hier, vous ne les avez pas encore rapportés, ni le plateau. C’est moi qui en suis responsable.

GRIGORI

Le plateau ? Vassili Léoniditch l’a pris pour ses cigarettes.

IAKOV

Eh bien, mettez les cigarettes ailleurs ! C’est qu’on me le réclame.

GRIGORI

C’est bien, je l’apporterai.

IAKOV
Vous dites toujours ça, et en attendant je ne l’ai pas. L’autre jour on l’a cherché, pas un plateau pour le thé !
GRIGORI

Mais je le rapporterai… Quelle affaire !…

IAKOV

C’est facile à dire ! mais moi, c’est la troisième fois que je sers le thé et il faut que je prépare le déjeuner. Je ne fais que trotter toute la journée. Y a-t-il quelqu’un dans la maison de plus occupé que moi ? Et après on trouve que ce n’est jamais bien !…

GRIGORI

Si, c’est parfait ! Oh ! comme il est bon !…

TANIA

Pour vous, personne n’est bon à rien ! excepté vous.

grigori, à Tania.

On ne te parle pas. (Il sort.)



Scène XI

TANIA, IAKOV, FÉODOR IVANOVITCH, LE GARÇON LIVREUR

IAKOV

Après tout, ça m’est égal… Tatiana Markovna, est-ce que madame ne vous a rien dit au sujet de ce qui s’est passé hier ?

TANIA

Au sujet de la lampe ?

IAKOV

Comment a-t-elle pu m’échapper des mains ? Dieu le sait ! À peine avais-je commencé à l’essuyer, voilà qu’elle m’échappe, et crac, en mille morceaux ! J’ai vraiment pas de veine ! Grigori Mikhaïlovitch a beau dire, il n’a que lui à soigner, mais quand on a une famille ! C’est qu’il faut y penser et la nourrir. Je ne boude pas à l’ouvrage… Alors, elle n’a rien dit ? Eh bien Dieu soit loué ! Et combien avez-vous de cuillers, Féodor Ivanovitch, une ou deux ?

féodor ivanovitch, lisant le journal.

Une, une. (Iakov sort.)



Scène XII

TANIA, FÉODOR IVANOVITCH, LE GARÇON. On entend la sonnette. Entrent GRIGORI, chargé d’un plateau, et LE SUISSE.

le suisse, à Grigori.

Annoncez au maître que des paysans du village sont là.

grigori, indiquant Féodor Ivanovitch.

Dis-le au majordome, moi je n’ai pas le temps. (Il sort.)



Scène XIII

TANIA, FÉODOR IVANOVITCH, LE SUISSE, LE GARÇON LIVREUR

TANIA

D’où viennent-ils ces paysans ?

LE SUISSE
De la province de Koursk, je crois.
tania, poussant un cri aigu.

Ce sont eux ! C’est le père de Sémion qui vient au sujet de la terre, je vais à leur rencontre. (Elle sort en courant.)



Scène XIV

FÉODOR IVANOVITCH, LE SUISSE, LE GARÇON LIVREUR

LE SUISSE

Alors qu’en dites-vous : faut-il les laisser entrer ici, hein ? Ils disent que c’est au sujet de la terre, et que monsieur le sait.

FÉODOR IVANOVITCH

Oui, c’est pour l’achat de terres. Bon, bon, il est occupé pour l’instant. Alors, voila, dis-leur qu’ils attendent…

LE SUISSE

Mais où faut-il les faire attendre ?

FÉODOR IVANOVITCH

Dans la cour. Je les enverrai chercher quand il le faudra. (Le suisse sort.)



Scène XV

FÉODOR IVANOVITCH, TANIA, suivie de trois paysans. GRIGORI et le GARÇON LIVREUR

TANTA

À droite ! par ici, par ici !

FÉODOR IVANOVITCH
Je n’ai pas permis qu’on les laisse entrer ici…
GRIGORI

Attrape, tête de linotte !…

TANIA

Ça ne fait rien, Féodor Ivanovitch, ils attendront ici dans un coin.

FÉODOR IVANOVITCH

Ils vont salir le parquet.

TANIA

Ils ont essuyé leurs pieds. Et puis je frotterai encore. (Aux paysans.) Eh bien, mettez-vous ici. (Les paysans entrent, ils portent, dans leurs mouchoirs noués, des cadeaux : un gâteau, des œufs, des essuie-mains brodés. Ils cherchent la sainte image pour se signer. Ils se signent dans la direction de l’escalier. Ils saluent Féodor Ivanovitch, et se tiennent debout, d’un air décidé.)

GRIGORI, à Féodor Ivanovitch.

Féodor Ivanovitch ! On dit que les bottines de chez Peronnet ont beaucoup de chic, mais il y a mieux. (Il montre le troisième paysan.)

FÉODOR IVANOVITCH
Vous n’aimez qu’à vous moquer des autres. (Grigori sort.)


Scène XVI

TANIA, FÉODOR IVANOVITCH, LES TROIS PAYSANS, LE GARÇON LIVREUR

féodor ivanovitch se lève et s’avance vers les paysans.

Alors vous êtes de la province de Koursk… vous venez à propos de l’achat des terres ?

LE PREMIER PAYSAN

Oui, c’est ça ; pour passer l’acte de vente de la terre, par exemple ; si vous annonciez…

FÉODOR IVANOVITCH

Oui, oui, je sais, je sais. Attendez ici, j’annoncerai tout à l’heure. (Il sort.)



Scène XVII

TANIA, LE GARÇON LIVREUR, LES TROIS PAYSANS, VASSILI LÉONIDITCH à la cantonade. Les trois paysans se retournent et ne savent où poser leurs cadeaux.

LE PREMIER PAYSAN

Nous voudrions bien avoir… comment dire… quelque chose pour mettre tout cela… Comment, c’est-à-dire… j’sais pas comment qu’on appelle le machin où qu’on pourrait déposer ; une soucoupe, quoi ?…

TANIA
Tout de suite, tout de suite. En attendant passez-moi ça, comme ça. (Elle place les cadeaux sur la banquette.)
LE PREMIER PAYSAN

Qui peut-il bien être, ce monsieur respectable qui vient de nous parler ?

TANIA

C’est le majordome.

LE PREMIER PAYSAN

Ah ! oui ! majordome ; il est donc à la disposition aussi… (À Tania.) Et vous, êtes-vous aussi en service par hasard ?

TANIA

Je suis servante, ici. Je suis aussi de Démiansk ; je vous connais et vous aussi ; il n’y a que ce bon vieux que je ne connais pas. (Elle montre le troisième paysan.)

LE TROISIÈME PAYSAN

Tu reconnais les autres et moi tu me reconnais pas ?

TANIA

Vous êtes Ephim Antonitch ?

LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr.

TANIA

Et vous, vous êtes le père de Sémion, Zacharie Triphonitch ?

LE DEUXIÈME PAYSAN

C’est vrai !

LE TROISIÈME PAYSAN
Et moi, Dmitri Tchilikine. Alors, me reconnais-tu maintenant ?
TANIA

Maintenant je vous connais aussi.

LE DEUXIÈME PAYSAN

Et toi, qui es-tu !

TANIA

Ma mère est Anicia, la femme du soldat ; je suis orpheline.

le premier et le troisième paysans, ensemble, avec étonnement.

Pas possible !

LE DEUXIÈME PAYSAN

C’est pas à tort qu’on dit : achète un goret pour un liard, lâche-le dans les seigles et il deviendra beau.

LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr, c’est vrai, elle est tout à fait comme une demoiselle par exemple.

LE TROISIÈME PAYSAN

C’est tout à fait ça ; c’est ça… Oh mon Dieu !

vassili LÉONiDiTch sonne et appelle à la cantonade.

Grigori, Grigori !

LE PREMIER PAYSAN

Qui est-ce qui se donne tant de peine ?

TANIA

C’est le jeune maître.

LE TROISIÈME PAYSAN
Ah ! oui ! Je vous disais ben, qu’en attendant valait mieux rester dehors ! (Un temps )
LE DEUXIÈME PAYSAN

C’est toi que Sémion épouse ?

TANIA

Est-ce qu’il vous l’a écrit ? (Elle se cache la figure avec son tablier.)

LE DEUXIÈME PAYSAN

Ben sûr qu’il l’a écrit. Seulement c’est une mauvaise idée qu’il a eue là ; il s’est gâté à la ville, j’vois ben.

tania, vivement.

Oh ! non, pas du tout. Voulez vous que je vous l’envoie ?

LE DEUXIÈME PAYSAN

Ça ne presse pas, j’attendrons.

vassili LÉONiDiTch crie désespérément.

Grigori ! Que le diable t’emporte !



Scène XVIII

Les Mêmes, et dans la porte VASSILI LÉONIDITCH, en bras de chemise, mettant son pince-nez.

VASSILI LÉONIDITCH

Êtes-vous tous morts ?

TANIA

Il n’est pas là, Vassili Léoniditch ; je vais vous l’envoyer de suite. (Elle se dirige vers la porte.)

Vassili léoniditch
J’entendais bien qu’on causait ici. D’où sortent ces épouvantails ? Eh quoi ?…
TANIA

Ce sont des payans de la province de Koursk, Vassili Léoniditch.

VASSILI LÉONIDITCH

Et ça, qu’est-ce que c’est ? Ah ! oui, de chez Bourdier ? (Les paysans saluent. Vassili Léoniditch ne fait aucune attention à eux. Grigori rencontre Tania à la porte, Tania reste.)



Scène XIX

Les Mêmes et GRIGORI

VASSILI LÉONIDITCH

Je te dis qu’il me faut les autres bottines, je ne puis pas porter celles-là.

GRIGORI

Mais les autres sont aussi là-bas.

VASSILI LÉONIDITCH

Où ça, là-bas ?

GRIGORI

Mais là-bas.

VASSILI LÉONIDITCH

Tu mens.

GRIGORI

Vous allez voir. (Vassili Léoniditch et Grigori sortent.)



Scène XX

TANIA, LES TROIS PAYSANS, LE GARÇON LIVREUR

LE TROISIÈME PAYSAN

Peut-être que ce n’est pas le bon moment pour nous. On ferait mieux d’aller à l’auberge pour attendre.

TANIA

Mais non, attendez ici. Je vais vous apporter des assiettes pour mettre vos cadeaux. (Elle sort.)



Scène XXI

Les Mêmes ; SAKHATOV, LÉONID FÉODOROVITCH suivis de FÉODOR IVANOVITCH. Les paysans prennent leurs cadeaux et se mettent en rang.

léonid féodorovitch, aux paysans.

Tout de suite, tout de suite, attendez. (Montrant le livreur.) Et ça, qu’est-ce que c’est ?

LE LIVREUR

De chez Bourdier.

LÉONID FÉODOROVITCH

Ah ! de chez Bourdier !

sakhatov, souriant.

Je ne nie pas, mais avouez que lorsqu’on n’a pas vu tout ce que vous racontez, pour nous autres, profanes, il est difficile de croire…

LÉONID FÉODOROVITCH

Vous dites tous que vous ne pouvez pas croire ; mais nous ne demandons pas la foi, nous demandons des expériences. Mais comment voulez-vous que je ne croie pas à cet anneau ? Et cet anneau m’est bien venu de là-bas.

SAKHATOV
Où ça ?… de là-bas ?
LÉONID FÉODOROVITCH

De l’autre monde…

sakhatov, souriant.

Très intéressant, très intéressant !…

LÉONID FÉODOROVITCH

Vous pensez peut-être que j’exagère et que j’imagine des choses qui n’existent pas. Mais voilà Alexeï Vladimirovitch Krougosvetlov, il n’est pas le premier venu je crois, un professeur de l’Université, et cependant il reconnaît ces phénomènes. Même il n’y a pas que lui… Et Crookes ? et Wallace ?

SAKHATOV

Oui, je ne nie pas ; je dis seulement qu’il est très intéressant, très intéressant de savoir comment Krougosvetlov explique cela.

LÉONID FÉODOROVITCH

Il a une théorie à lui ! Mais venez donc ce soir, il y sera sans faute, et au commencement Grossmann, vous savez, ce célèbre divinateur de pensées ?…

SAKHATOV

Oui, j’ai entendu parler de lui, mais je n’ai jamais eu l’occasion de le voir.

LÉONID FÉODOROVITCH
Eh bien, alors, venez. C’est Grossmann qui commence, puis nous aurons Kaptchitch pour notre séance de médiumnisme. (S’adressant à Féodor Ivanovitch.) Est-on revenu de chez Kaptchitch ?
FÉODOR IVANOVITCH

Pas encore.

SAKHATOV

Alors, comment pourrai-je savoir ?…

LÉONID FÉODOROVITCH

Mais venez, venez quand même ; si Kaptchitch n’y est pas, nous trouverons un autre médium. Maria Ignatievna en est un ; — pas de la force de Kaptchitch, mais cependant…



Scène XXII

Les Mêmes ; TANIA, entrant avec des assiettes pour y poser les cadeaux. Elle écoute la conversation.

SAKhatov, souriant.

Oui, oui, seulement voilà : pourquoi les médiums appartiennent-ils toujours à notre monde, Kaptchitch, Maria Ignatievna ? Si c’est une force particulière, on devrait la rencontrer partout, dans le peuple, chez les paysans.

LÉONID FÉODOROVITCH

Ça arrive. Ça arrive si souvent que même chez nous, à la maison, il y a un paysan qui s’est révélé médium. Ces jours derniers, nous l’avions appelé au cours de notre séance : il fallait déplacer le canapé, et nous l’avons oublié. Lui, probablement, s’est endormi. Alors, imaginez-vous, notre séance était déjà terminée, Kaptchitch était réveillé, quand, tout à coup, nous remarquons qu’à l’autre extrémité de la chambre, près du paysan, commencent des phénomènes médiumniques : la table se déplaçait.

tania, à part.

Tiens ! c’était au moment où je sortais de dessous la table !

LÉONID FÉODOROVITCH

Il est évident que lui aussi est un médium. D’autant plus que de figure il ressemble beaucoup à Hume… Vous vous rappelez Hume, un blond, naïf…

sakhatov, haussant les épaules.

Voilà ! C’est très intéressant, alors il faudrait essayer.

LÉONID FÉODOROVITCH

Nous l’essayerons… Il n’est pas le seul. Il y a une énorme quantité de médiums. On ne les connaît pas, voilà tout. Ainsi, ces jours là, une petite vieille, malade, a fait reculer un mur de pierre.

SAKHATOV

A fait reculer un mur de pierre ! ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Oui, oui… Elle était au lit, et ne se savait pas du tout médium. Elle appuie la main contre le mur, et le mur recule.

sakhatov, souriant.

Et il ne s’est pas écroulé ?

LÉONID FÉODOROVITCH
Il ne s’est pas écroulé.
SAKHATOV

C’est étrange. Alors je viendrai ce soir.

LÉONID FÉODOROVITCH

Venez, venez ; la séance aura lieu certainement. (Sakhatov sort. Léonid Féodorovitch l’accompagne.)



Scène XXIII

Les Mêmes, moins SAKHATOV

LE GARÇON LIVREUR à Tania.

Annoncez-moi donc à Madame ; est-ce que je vais coucher là ?

TANIA

Attendez. Elle sort avec mademoiselle ; ainsi elle va passer bientôt. (Tania sort.)



Scène XXIV

Les Mêmes, moins TANIA

léonid féodorovitch s’avance vers les paysans qui le saluent et lui offrent leurs cadeaux.

C’est inutile…

LE PREMIER PAYSAN, souriant.

Mais c’est notre premier devoir. Comme notre assemblée l’a décidé…

LE DEUXIÈME PAYSAN

Ça se fait toujours comme ça…

LE TROISIÈME PAYSAN

Ne parle pas de ça ! Parce que nous sommes très contents. Comme nos pères, disons-le, ont servi les vôtres, ainsi nous désirons le servir de tout cœur, disons-le, et non pas n’importe comment. (Il salue.)

LÉONID FÉODOROVITCH

Enfin, que voulez-vous au juste ?

LE PREMIER PAYSAN

Chez vot’ grâce, Léonid Féodorovitch…



Scène XXV

Les Mêmes, PÉTRISTCHEV

pétristchev entre vivement, en manteau.

Vassili Léoniditch, est-il éveillé ? (En voyant Léonid Féodorovitch il le salue d’un signe de tête.)

LÉONID FÉODOROVITCH

Yous venez voir mon fils ?

PÉTRISTCHEV

Moi ? Oui. Je viens chez Vovo pour un instant…

LÉONID FÉODOROVITCH

Passez, passez. (Pétristchev retire son manteau et passe vivement.)



Scène XXVI

Les Mêmes, moins PÉTRISTCHEV

léonid féodorovitch, aux paysans.

Eh bien, que désirez-vous ?

LE DEUXIÈME PAYSAN
Accepte d’abord nos présents.
LE PREMIER PAYSAN, souriant.

Des présents du village, vois-tu.

LE TROISIÈME PAYSAN

Ne fais pas de façons. Nous désirons comme notre propre père…

LÉONID FÉODOROVITCH

Eh bien ! Féodor, emporte ça.

FÉODOR IVANOVITCH

Eh bien, donnez. (Il prend les cadeaux.)

LÉONID FÉODOROVITCH

Alors, de quoi s’agit-il ?

LE PREMIER PAYSAN

C’est chez vot’ grâce que nous venons…

LÉONID FÉODOROVITCH

Je vois bien que c’est chez moi ; mais que désirez-vous ?

LE PREMIER PAYSAN

C’est au sujet d’un contrat de vente de terrains ; pousser un peu, c’est-à-dire…

LÉONID FÉODOROVITCH

Alors vous voulez acheter la terre, hein ?

LE PREMIER PAYSAN
Bien sûr, parfaitement. Comme l’été dernier, vous nous avez fait une proposition pour que nous achetions des terrains, l’assemblée nous a donné plein pouvoir, vois-tu, pour nous concerter avec toi… comme ça se fait, par l’intermédiaire de la Banque d’État, avec les timbres d’usage…
LÉONID FÉODOROVITCH

C’est-à-dire que vous voulez m’acheter des terres par l’intermédiaire de la Banque ? C’est ça, hein ?

LE PREMIER PAYSAN

C’est ça. Comme pendant l’été vous avez fait la proposition. La somme que nous donne la banque est de 32.864 roubles pour l’achat de la terre en notre propriété…

LÉONID FÉODOROVITCH

C’est ça ; mais comment paierez-vous le reste ?

LE PREMIER PAYSAN

Comme on a dit l’année dernière, tu fixeras les échéances, suivant la loi ; c’est-à-dire quatre mille que tu vas toucher tout de suite…

LE DEUXIÈME PAYSAN

C’est-à-dire quatre mille que tu touches tout de suite, et pour le reste tu attendras…

le troisième paysan, présentant l’argent.

Tu peux être tranquille, nous prendrons plutôt hypothèque sur nous-mêmes, mais nous ne ferons rien pour te nuire… disons-le. Mais quoi qu’il advienne, que ça soit disons-le…, comme il faut. Quant à ça, tiens…

LÉONID FÉODOROVITCH
Mais je vous ai écrit que je consentais dans le cas seulement où vous réuniriez toute la somme…
LE PREMIER PAYSAN

Ça ben sûr, ça serait plus agréable, mais ce n’est pas possible, c’est-à-dire…

LÉONID FÉODOROVITCH

Alors, que faire ?

LE PREMIER PAYSAN

L’assemblée avait l’espoir, puisque l’été dernier vous avez fait la proposition d’attendre pour les paiements…

LÉONID FÉODOROVITCH

C’était l’été passé… Alors ça m’allait. Maintenant, je ne peux plus…

LE DEUXIÈME PAYSAN

Alors, comment donc ? Tu nous as dit cela, nous avons fait ce papier… nous avons réuni l’argent…

LE TROISIÈME PAYSAN

Aie pitié père ; notre terre est petite : non seulement il n’y pas de place pour y lâcher le bétail mais même pour une poule, disons-le… (Il salue.) Ne commets pas de péché, père. (Il s’incline encore.)

LÉONID FÉODOROVITCH

Admettons ; c’est vrai que l’an passé, j’ai consenti à surseoir. Mais certaine circonstance… Enfin cela ne me convient plus.

LE PREMIER PAYSAN

Mais sans cette terre, nous perdrons la vie.

LE DEUXIÈME PAYSAN
Bien sûr qu’ sans la terre notre vie s’affaiblira, et ce sera notre perte.
LE TROISIÈME PAYSAN

Père ! notre terre est trop petite ; non seulement il n’y a pas de place pour y lâcher le bétail, mais, disons-le, pas même pour une petite poule. Père, aie pitié, accepte l’argent, père.

léonid féodorovitch, parcourant leurs papiers.

Je comprends bien ; je voudrais bien vous être agréable. Attendez, dans une demi-heure, je vous donnerai une réponse. Féodor, dis qu’on ne reçoive personne…

FÉODOR IVANOVITCH

Oui, monsieur. (Léonid Féodorovitch sort.)



Scène XXVII

Les Mêmes, moins LÉONID FÉODOROVITCH. Les paysans sont tristes.

LE DEUXIÈME PAYSAN

En v’la une affaire ! Maintenant qu’il dit, donne tout ; et où le prendre ?

LE PREMIER PAYSAN

Si seulement il ne nous avait pas donné cet espoir l’été passé… nous l’espérions tant… Ben sûr, puisque ça été dit l’été passé !…

LE TROISIÈME PAYSAN
Oh Dieu ! et moi qui avais déjà défait tout le paquet de l’argent. (Il renveloppe l’argent dans un chiffon.) Que ferons-nous maintenant ?
FÉODOR IVANOVITCH

Et de quoi s’agit-il ?

LE PREMIER PAYSAN

Bien honoré monsieur, voilà de quoi il s’agit : l’été passé, il nous a proposé de nous vendre de la terre. L’assemblée en conséquence a émis son opinion et nous a donné plein pouvoir ; et maintenant Léonid Féodorovitch prétend toucher toute la somme d’un coup, et pour nous, c’est absolument impossible…

FÉODOR IVANOVITCH

Avez-vous beaucoup d’argent ?

LE PREMIER PAYSAN

Nous apportons 4.000 roubles…

FÉODOR IVANOVITCH

Eh bien, faites un effort, réunissez le reste…

LE PREMIER PAYSAN

Nous avons eu assez de mal à réussir ; et nous manquons de poudre pour cette chasse, monsieur…

LE DEUXIÈME PAYSAN

Ce qu’on n’a pas, on ne peut le tendre avec les dents…

LE TROISIÈME PAYSAN
Nous l’aurions fait de bon cœur, mais, disons-le, même pour réunir ça, il a fallu chercher dans tous les coins…


Scène XXVIII

Les Mêmes ; VASSILI LÉONIDITCH et PÉTRISTCHEV. Tous deux dans la porte avec la cigarette à la bouche.

VASSILI LÉONIDITCH

Oui, j’ai déjà dit, je ferai tout ce qui est possible. Eh quoi ?

PÉTRISTCHEV

Comprends bien, si tu n’y arrives pas, Dieu sait ce qui m’attend.

VASSILI LÉONIDITCH

Je te l’ai déjà dit, je ferai tout mon possible. Hein !

PÉTRISTCHEV

Oh ! ce n’est rien, je te dis seulement : Tâche de réussir. J’attendrai ! (Il sort en fermant la porte.)



Scène XXIX

Les Mêmes, moins PÉTRISTCHEV

vassili LÉONIDITCH, fait un geste de la main.

Le diable sait ce que c’est. (Les paysans s’inclinent. Vassili Léoniditch regarde le livreur. — S’adressant à Féodor Ivanovitch.) Pourquoi ne laissez-vous pas partir l’homme de chez Bourdier ? S’est-il installé chez nous ? Regardez un peu, il s’est endormi. Eh quoi !

FÉODOR IVANOVITCH
Mais nous avons remis sa lettre… On a dit d’attendre jusqu’à ce qu’Anna Pavlovna passe.
vassili léoniditch, regardant l’un des paysans qui rassemble des billets de banque.

Ah ! qu’est-ce que cela ? De l’argent ! Pour qui ? Il est pour nous, cet argent ? (À Féodor Ivanovitch.) Qui sont ces gens ?

FÉODOR IVANOVITCH

Ce sont des paysans de Koursk ; ils veulent acheter des terres…

VASSILI LÉONIDITCH

Eh bien ! les leur a-t-on vendues ?

FÉODOR IVANOVITCH

Mais non, on ne s’est pas encore mis d’accord. Ils sont trop exigeants.

VASSILI LÉONIDITCH

Ah ! alors, il faut les convaincre. (Aux paysans.) Alors, vous achetez ?

LE PREMIER PAYSAN

Bien sûr, nous faisons des offres pour acquérir comme propriété, la terre…

VASSILI LÉONIDITCH

Mais ne soyez pas si avares. Vous savez, je vais vous dire combien la terre est nécessaire au paysan ! Eh quoi ? très nécessaire !

LE PREMIER PAYSAN

Bien sûr, pour le paysan, la terre c’est la première chose ; c’est comme ça…

VASSILI LÉONIDITCH

Eh bien, alors, ne soyez pas exigeants ! Qu’est-ce que c’est que la terre ? On peut y semer du blé, sillon par sillon, je vous dirai vous récolterez, mettons 300 pouds, un rouble par poud ça fait 300 roubles. Eh quoi ? Ou bien planter de la menthe, et alors c’est mille roubles, je vous le dis, qu’on peut tirer d’une déciatine.

LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr, tous les produits de la terre peuvent donner des rendements à celui qui sait s’occuper.

VASSILI LÉONIDITCH

Alors, plantez de la menthe. J’ai fait des études là dessus ; c’est imprimé dans des livres, je vous le montrerai. Eh quoi ?

LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr, tout ce qu’est dans les livres, vous savez mieux. Ce sont des choses du cerveau.

VASSILI LÉONIDITCH

Alors, concluez l’achat, ne soyez pas regardants, donnez l’argent. (À Féodor Ivanovitch.) Où est papa ?

FÉODOR IVANOVITCH

Chez lui. Monsieur a demandé de ne pas le déranger maintenant.

VASSILI LÉONIDITCH

Ah ! Il demande sans doute aux esprits s’il faut vendre ou non cette terre. Eh quoi ?

FÉODOR IVANOVITCH
Ça, je ne saurais le dire. Je sais seulement que monsieur est sorti d’ici, indécis.
VASSILI LÉONIDITCH

Qu’en penses-tu, Féodor Ivanovitch ? A-t-il de l’argent maintenant ? Eh, quoi ?

FÉODOR IVANOVITCH

Je n’en sais rien ; ce n’est pas probable. Et pourquoi le demandez-vous ? Encore la semaine dernière, vous avez pris une somme assez ronde.

VASSILI LÉONIDITCH

Moi j’ai acheté des chiens avec cet argent. Eh quoi ? Et maintenant, tu sais, notre nouvelle Société ? Pétristchev est élu, moi je lui avais emprunté de l’argent, et maintenant je dois payer pour lui et pour moi. Eh quoi ?

FÉODOR IVANOVITCH

Quelle est cette nouvelle Société ? Des vélocipédistes ?

VASSILI LÉONIDITCH

Non, je m’en vais te dire, cette nouvelle Société est une Société très sérieuse. Et sais-tu quel en est le président ? Eh quoi ?

FÉODOR IVANOVITCH

Mais qu’est-ce que c’est que cette nouvelle Société ?

VASSILI LÉONIDITCH
Une Société d’encouragement, pour favoriser le développement des anciens dogues russes. Eh quoi ? Et je te dirai qu’aujourd’hui a lieu la première séance suivie d’un déjeuner. Mais je n’ai pas d’argent. Je vais chez lui, j’essayerai. (Il sort.)


Scène XXX

LES TROIS PAYSANS, FÉODOR, LE GARÇON LIVREUR

le premier paysan, à Féodor Ivanovitch.

Qui est-ce donc, ben honoré monsieur ?

féodor ivanovitch, souriant.

C’est le jeune maître.

LE TROISIÈME PAYSAN

L’héritier, disons. Oh ! Dieu ! (Il cache l’argent.) Vaut mieux le cacher à ce que je vois en attendant.

LE PREMIER PAYSAN

Pourtant, on nous avait dit qu’il était militaire ; un bon, dans la cavalerie par exemple.

FÉODOR IVANOVITCH

Non ; comme fils unique, il est exempt du service militaire…

LE TROISIÈME PAYSAN

On l’a laissé, disons-le, pour nourrir ses parents ; c’est juste.

le deuxième paysan, hochant la tête.

Ben sûr, il saura les nourrir, celui-là…

le troisième paysan
Ah ! Dieu !


Scène XXXI

Les Mêmes, VASSILI LÉONIDITCH ; derrière lui, sur le seuil, LÉONID FÉODOROVITCH

VASSILI LÉONIDITCH

C’est toujours la même chose : vrai, c’est étonnant ! tantôt on me demande pourquoi je ne m’occupe de rien ; et voilà, quand j’ai trouvé un emploi et que je suis occupé — une société sérieuse se fonde avec de nobles buts — on me chicane pour une misérable somme de trois cents roubles ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Je te dis que je ne peux pas. Alors je ne peux pas ! Je n’ai pas d’argent !

VASSILI LÉONIDITCH

Mais vous venez de vendre des terres ?

LÉONID FÉODOROVITCH

D’abord, je n’ai rien vendu. Et surtout, laisse-moi tranquille ; on t’a dit déjà que je n’ai pas le temps ! (Il ferme la porte avec violence.)



Scène XXXII

Les Mêmes, moins LÉONID FÉODOROVITCH

FÉODOR IVANOVITCH

Je vous avais bien dit que ce n’était pas le moment.

VASSILI LÉONIDITCH

En voilà une situation, hein ? J’irai chez maman, c’est mon seul salut. Lui, il fait des folies avec son spiritisme, il en oublie tout ! (Il monte l’escalier. Féodor Ivanovitch s’assoit pour lire le journal.)



Scène XXXIII

Les Mêmes. De l’escalier descendent BETSY et MARIA CONSTANTINOVNA, suivies de GRIGORI

BETSY

La voiture est-elle prête ?

GRIGORI

Elle est avancée.

betsy, à Maria Constantinovna.

Allons, allons ! j’ai bien vu que c’était lui.

MARIA CONSTANTINOVNA

Qui, lui ?

BETSY

Vous le savez très bien, Pétristchev.

MARIA CONSTANTINOVNA

Alors, où est-il ?

BETSY

Chez Vovo, vous verrez tout de suite.

MARIA CONSTANTINOVNA

Et si ce n’est pas lui ? (Les paysans et le livreur saluent.)

betsy, au livreur.

Ah ! vous venez de chez Bourdier avec la robe ?

le livreur
Oui, mademoiselle. Veuillez donner l’ordre de me laisser partir
BETSY

Mais je ne sais pas… Ça dépend de maman…

LE LIVREUR

Je ne sais pas de qui. Nous avons reçu l’ordre d’apporter un carton et de toucher l’argent.

BETSY

Eh bien, alors, attendez.

MARIA CONSTANTINOVNA

C’est toujours le costume pour la charade ?

BETSY

Oui, un costume ravissant, et maman ne le prend pas et ne veut pas le payer.

MARIA CONSTANTINOVNA

Pourquoi donc ?

BETSY

Allez le demander à maman. Donner trois cents roubles à Vovo, pour ses chiens, ce n’est pas cher, mais payer ma robe cent roubles, c’est cher ! Cependant il me faut un costume pour jouer. (Montrant les paysans.) Et ça, qui est-ce ?

GRIGORI

Ce sont des paysans ; ils viennent acheter je ne sais plus quelle terre.

BETSY

Je crois plutôt que ce sont des chasseurs… Vous n’êtes pas des chasseurs ?

LE PREMIER PAYSAN
Non point, madame. Nous venons chez Léonid Féodorovitch, pour une vente… de terre.
BETSY

Comment cela ? Pourtant des chasseurs devaient venir chez Vovo. Vraiment vous n’êtes pas des chasseurs ? (Les paysans se taisent.) Qu’ils sont bêtes ! (Elle va vers la porte.) Vovo ! (Elle rit aux éclats.)

MARIA CONSTANTINOVNA

Mais nous venons de le rencontrer.

BETSY

Vous êtes bien bonne de vous le rappeler. Vovo es-tu là ?



Scène XXXIV

Les Mêmes et PÉTRISTCHEV

PÉTRISTCHEV

Vovo n’est pas ici ; mais je suis prêt à faire à sa place tout ce qu’on me demandera. Bonjour, bonjour. (Il secoue longuement la main de Betsy, puis celle de Maria Constantinovna.)

LE DEUXIÈME PAYSAN

Vois-tu, on dirait qu’il pompe de l’eau.

BETSY

Vous ne pouvez pas le remplacer ; mais ça vaut mieux que rien. (Elle rit aux éclats.) Quelle affaire avez-vous donc avec Vovo ?

PÉTRISTCHEV

Des affaires ?… Des affaires de fi…nance, c’est-à-dire que ce sont des affaires fi… et aussi nancières, et par dessus le marché, des affaires financières.

BETSY

Qu’est-ce que veut dire nancières ?

PÉTRISTCHEV

Voilà la question. Précisément ça ne signifie rien.

BETSY

Oh ! ça n’est pas fort, pas du tout fort. (Ils rient aux éclats.)

PÉTRISTCHEV

Ça ne peut pas être toujours fort, c’est comme une loterie : il n’y a pas beaucoup de gros lots. (Féodor Ivanovitch entre chez Léonid Féodorovitch.)



Scène XXXV

Les Mêmes, moins FÉODOR IVANOVITCH

BETSY

Oh ! ça n’a pas réussi ! Dites, étiez-vous hier chez les Mergassov ?

PÉTRISTCHEV

Non seulement j’ai été chez la mère Gassov, mais plutôt chez le père Gassov ou le fils Gassov.

BETSY
Vous ne pouvez rien dire sans jeux de mots. C’est une maladie ? Y avait-il des Tziganes ? (Elle rit.)
Pétristchev. Il chantonne.

« Son tablier est tout brodé encor
« De petits coqs à crête d’or ! »

BETSY

Comme vous êtes heureux ! Et nous, nous nous sommes ennuyés chez Fofo.

pétristchev, continuant à chanter.

« Elle avait donné sa foi
« Et jurait de venir chez moi…»

Et la suite, Maria Constantinovna, comment ?

MARIA CONSTANTINOVNA

« Chez moi pour une heure. »

PÉTRISTCHEV

Comment ? Comment, Maria Constantinovna ? (Il rit aux éclats.)

BETSY

Cessez, vous devenez impossible.

PÉTRISTCHEV

J’ai cessé… j’ai bébé, j’ai dédé.

BETSY

Je vois qu’il n’y a qu’un moyen de vous faire cesser vos bons mots, c’est de vous faire chanter. Allons, dans la chambre de Vovo, là-bas il y a une guitare.

MARIA CONSTANTINOVNA
Allons ! (Betsy, Maria Constantinovna et Pétristchev sortent.)


Scène XXXVI

GRIGORI, LES TROIS PAYSANS, LE GARÇON LIVREUR

LE PREMIER PAYSAN

Et ceux-là qui sont-ils ?

GRIGORI

L’une c’est la demoiselle, et l’autre c’est la maîtresse de musique.

LE PREMIER PAYSAN

Comme elle est ben mise ! Un vrai portrait !

LE DEUXIÈME PAYSAN

Et pourquoi ne la marie-t-on pas ! Elle a ben l’âge.

GRIGORI

Croyez-vous que c’est comme chez vous, qu’on se marie à quinze ans ?

LE PREMIER PAYSAN

Et cet autre monsieur, serait-il musicien ?

grigori, en l’imitant.

Musicien ! Vous ne comprenez rien vous autres !

LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr, tas raison : c’est à cause de notre bêtise, de notre manque d’instruction…

LE TROISIÈME PAYSAN
Ah ! Dieu. (On entend des chansons tziganes, avec accompagnement de guitare, dans la chambre de Vassili Léoniditch.)


Scène XXXVII

GRIGORI, LES TROIS PAYSANS, LE GARÇON LIVREUR ; entre SÉMION suivi de TANIA, qui observe de quelle façon le père et le fils s’abordent.

grigori, à Sémion.

Que veux-tu ?

SÉMION

On m’a envoyé chez M. Kaptchitch.

GRIGORI

Eh bien ?

SÉMION

On fait dire qu’il n’y a pas moyen qu’on vienne ce soir pour la séance.

GRIGORI

Bien ! je vais le dire. (Il sort.)



Scène XXXVIII

Les Mêmes, moins GRIGORI

SÉMION

Bonjour, père ! Eh ! l’oncle Ephim, eh ! l’oncle Dmitri, salut ! Se porte-t-on bien à la maison ?

LE DEUXIÈME PAYSAN

Bonjour, Sémion !

LE PREMIER PAYSAN

Bonjour, petiot !

LE TROISIÈME PAYSAN
Bonjour, mon garçon ! Ça va bien ?
sémion, souriant.

Eh bien ! père, veux-tu prendre du thé ?

LE DEUXIÈME PAYSAN

Attends ; quand nous aurons fini notre affaire. Maintenant je n’ai pas le temps.

SÉMION

Bon ! je vais vous attendre devant le perron. (Il sort.)

tania, courant derrière lui.

Pourquoi donc n’as-tu rien dit ?

SÉMION

Comment donc dire maintenant devant tout le monde. Attends, on ira prendre du thé, alors je parlerai. (Il sort.)



Scène XXXIX

Les Mêmes, moins SÉMION ; FÉODOR IVANOVITCH entre et s’assied près de la fenêtre avec son journal.

LE PREMIER PAYSAN

Eh ben ! honoré monsieur, comment marche notre affaire ?

FÉODOR IVANOViTCH

Attendez ; il finit, il va sortir à la minute.

tania, à Féodor Ivanovitch.

Et comment savez-vous, Féodor Ivanovitch, qu’il va finir ?

FÉODOR IVANOVITCH

Je sais que lorsqu’il a fini de poser ses questions, il relit à haute voix les demandes et les réponses.

TANIA

Est-ce bien vrai que, par l’intermédiaire d’une soucoupe, on peut parler avec des esprits ?

FÉODOR IVANOVITCH

Tu vois que oui.

TANIA

Alors, s’ils lui disent de signer, il signera.

FÉODOR IVANOVITCH

Certainement.

TANIA

Mais ils ne répondent pas par des paroles.

FÉODOR IVANOVITCH

Ils parlent au moyen de l’alphabet, ils s’arrêtent devant une certaine lettre, et lui la note.

TANIA

Mais alors, comment fait-on, si pendant la siance



Scène XL

Les Mêmes, LÉONID FÉODOROVITCH

LÉONID FÉODOROVITCH

Eh bien, mes amis, je ne peux pas. Je le voudrais bien, mais cela m’est impossible. Si vous payez la somme entière, alors c’est autre chose.

LE PREMIER PAYSAN
Bien sûr, ce serait mieux. Mais déjà celle-là, nous l’avons réunie avec beaucoup de peine.
LÉONID FÉODOROVITCH

Impossible, tout à fait impossible. Tenez ! voilà votre papier. Je ne peux pas le signer.

LE TROISIÈME PAYSAN

Aie pitié de nous, père, sois miséricordieux !

LE DEUXIÈME PAYSAN

Vous ne pouvez pas agir ainsi ! Vous nous faites tort.

LÉONID FÉODOROVITCH

Mais pas du tout, je vous l’avais dit l’été passé ; si vous aviez accepté, c’était fait ; vous n’avez pas voulu. Et maintenant c’est moi qui ne peux plus.

LE TROISIÈME PAYSAN

Père, sois miséricordieux. Comment vivre maintenant ? Notre terre est petite : non seulement le bétail, mais une poule, disons-le, n’y peut être lâchée (Léonid Féodorovitch se dirige vers son cabinet et s’arrête sur le seuil.)



Scène XL

Les Mêmes, MADAME et LE DOCTEUR, descendent l’escalier. Devant eux Vassili Léoniditch, gai et joyeux, met des billets de banque dans son portefeuille.

madame, sanglée dans son corset et en chapeau.

Alors il faut les prendre ?

LE DOCTEUR

Si les symptômes reparaissent prenez-les. Et surtout soyez raisonnable ! Comment voulez-vous qu’un liquide épais passe à travers un tube capillaire, surtout si vous rétrécissez encore ce tube ? C’est impossible ! C’est la même chose avec le canal biliaire. Tout ça c’est bien simple…

MADAME

C’est bien… c’est bien…

LE DOCTEUR

Oui, oui, c’est bien… et puis c’est toujours comme avant. Eh bien, adieu.

MADAME

Pas adieu, mais au revoir. Ce soir, je vous attends. Je ne me déciderai pas sans vous.

LE DOCTEUR

Bon, bon, si je trouve une minute, je viendrai. (Il sort.)



Scène XLII

Les Mêmes, moins LE DOCTEUR

madame, apercevant les paysans.

Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? Qui sont ces gens ? (Les paysans saluent.)

FÉODOR IVANOVITCH

Ce sont des paysans du gouvernement de Koursk qui viennent pour acheter un terrain à Léonid Féodorovitch.

MADAME
Je vois bien que ce sont des paysans, mais qui les a laissé entrer ?
FÉODOR IVANOVITCH

C’est Léonid Féodorovitch qui a ordonné ; il a parlé tout à l’heure avec eux de la vente des terres.

MADAME

Quelle vente ? On n’a pas du tout besoin de vendre, et comment laisser ainsi entrer dans la maison des gens de la rue ? Comment avez-vous laissé entrer des gens de la rue ? On ne peut pas laisser entrer dans la maison des gens qui ont couché, Dieu sait où !… (S’échauffant de plus en plus.) Chaque pli de leurs vêtements est plein de microbes ; des microbes de la scarlatine, de la petite vérole, de la diphtérie. Mais ils viennent de Koursk, de la province de Koursk, où il y a une épidémie de diphtérie ! Docteur ! Docteur ! Faites revenir le docteur. (Léonid Féodorovitch sort, Grigori va chercher le Docteur.)



Scène XLIII

Les Mêmes, moins LÉONID FÉODOROVITCH et GRIGORI

vassili léoniditch, lançant la fumée de sa cigarette sur les paysans.
Ce n’est rien, maman ! Voulez-vous que je les enfume de façon à faire crever tous les microbes ! Eh quoi ? (Madame se tait sévèrement en attendant le retour du Docteur. Vassili Léoniditch s’adressant aux paysans.) Est-ce que vous élevez des cochons ? Voilà qui est avantageux !
LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr, parfois aussi on se met au commerce des cochons.

VASSILI LÉONIDITCH

Qui font comme ça : grouin ! grouin !

MADAME

Vovo ! Vovo ! assez.

VASSILI LÉONIDITCH

Est-ce ressemblant ? Hein ?

LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr que ça y ressemble.

MADAME

Vovo ! cesse donc, te dis-je !

LE DEUXIÈME PAYSAN

Pourquoi fait-il ça ?

LE TROISIÈME PAYSAN

Je te dis si on allait à l’auberge en attendant.



Scène XLIV

Les Mêmes, LE DOCTEUR et GRIGORI

LE DOCTEUR

Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?

MADAME

Voilà ! Vous dites qu’il ne faut pas avoir d’émotion, et comment voulez-vous qu’on reste calme ? Il y a deux mois que je ne vois pas ma sœur, je me méfie de tout visiteur suspect, et voilà des gens de Koursk, venant tout droit de Koursk, où il y a une épidémie de diphtérie, ici, dans la maison !

LE DOCTEUR

C’est-à-dire, ces hommes-là, madame ?

MADAME

Oui, oui, ils viennent tout droit du pays contaminé.

LE DOCTEUR

Sans doute, c’est une imprudence. Mais, tout de même, il ne faut pas s’inquiéter si fort.

MADAME

Mais vous-même, vous prescrivez la prudence !

LE DOCTEUR

Oui, oui ; mais il n’y a pas là de quoi s’inquiéter.

MADAME

Comment donc ? Mais il faudra tout désinfecter ?

LE DOCTEUR

Mais non ! Cela coûte trop cher. Trois cents roubles, sinon plus. Je vais vous faire cela à bon compte… Prenez une grande bouteille d’eau…

MADAME

Bouillie ?

LE DOCTEUR

N’importe ! L’eau bouillie est préférable. Ainsi, prenez une bouteille d’eau, mettez-y une cuillerée d’acide salicylique et faites laver tout ce qu’ils ont touché. Et à la porte tous ces gaillards ! voilà tout. Et alors soyez sans inquiétude. Puis de ce même mélange, vaporisez l’air, la quantité de un à trois verres, vous verrez comme ça sera bon. Il n’y aura plus du tout de danger.

MADAME

Où est Tania ! Appelez-moi Tania.



Scène XLV

Les Mêmes et TANIA

tania, s’approchant.

Que désire madame ?

MADAME

Tu sais, la grande bouteille, dans le cabinet de toilette ?

TANIA

Avec laquelle on a aspergé, hier, la blanchisseuse ?

MADAME

Oui, oui, naturellement ! Prends-la et lave d’abord la place où ils se tiennent avec du savon, puis avec ça…

TANIA

C’est bien, madame. Je vais m’en servir.

MADAME

Puis, prends le pulvérisateur… D’ailleurs, en rentrant, je le ferai moi-même.

LE DOCTEUR
Eh bien ! faites comme je vous l’ai dit et ne craignez rien. Alors, à ce soir. (Il sort.)


Scène XLVI

Les Mêmes, moins LE DOCTEUR

MADAME

Quant à ces gens, à la porte ! À la porte ! Que je ne voie même plus leur ombre. Allez ! À la porte ! À la porte ! Qu’attendez-vous ?

LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr, c’est la suite de notre bêtise ! Comme on nous a dit…

grigori, les poussant à la porte.

Bon, bon ! Allez, allez !

LE DEUXIÈME PAYSAN

Rends-moi mon mouchoir.

LE TROISIÈME PAYSAN

Ah ! Dieu ! je le disais ben qu’on aurait mieux fait d’aller à l’auberge en attendant ! (Grigori les fait sortir.)



Scène XLVII

MADAME, GRIGORI, FÉODOR IVANOVITCH, TANIA, VASSILI LÉONIDITCH, LE GARÇON LIVREUR

le livreur, qui essaye plusieurs fois de parler.

Y aura-t-il une réponse ?

MADAME

Ah ! c’est l’homme de chez Bourdier ? (Se fâchant.) Non, aucune, aucune ! Emportez votre paquet ! Je lui ai déjà dit que je n’ai pas commandé un pareil costume, et je ne permettrai pas à ma fille de le porter.

LE LIVREUR

Je ne peux pas le savoir, on m’a envoyé.

MADAME

Allez, allez ! Et emportez votre paquet. Je passerai…

vassili léoniditch, solennellement.

Monsieur l’ambassadeur de la maison Bourdier, allez-vous-en !

le livreur

Y a longtemps qu’on pouvait le dire ; voilà cinq heures que j’attends.

VASSILI LÉONIDITCH

Ambassadeur de la maison Bourdier, partez !

MADAME

Cesse, je te prie. (Le livreur sort.)



Scène XLVIII

Les Mêmes, moins LE GARÇON LIVREUR

MADAME

Betsy !… Où est-elle ?… Il faut toujours l’attendre !

vassili léoniditch, crie à tue-tête.
Betsy ! Pétristchev ! Venez vite, vite ! Eh quoi ?


Scène XLIX

Les Mêmes, PÉTRISTCHEV, BETSY, MARIA CONSTANTINOVNA

MADAME

Il faut toujours l’attendre !

BETSY

Au contraire, c’est moi qui vous attendais ! (Pétristchev salue de la tête et baise la main de Madame.)

MADAME

Bonjour ! (À Betsy.) Tu réponds toujours !

BETSY

Si vous n’êtes pas de bonne humeur, maman, je préfère rester !

MADAME

Partons-nous, ou restons-nous ?

BETSY

Partons, si vous voulez.

MADAME

As-tu vu l’envoi de Bourdier ?

BETSY

Je l’ai vu ; j’en suis très contente. C’est moi qui ai commandé ce costume.

MADAME

Je ne le paierai pas, et je ne te permettrai pas de porter un costume inconvenant.

BETSY

Pourquoi donc est-il inconvenant ? Tout à l’heure il était très bien et maintenant voilà un accès de pruderie !

MADAME

Ce n’est pas de la pruderie ; il faut refaire le corsage, et alors tu pourras le mettre.

BETSY

Maman, je vous assure que c’est impossible.

MADAME

Habille-toi, voyons ! (Les dames s’assoient et Grigori leur met des galoches à tige.)

VASSILI LÉONIDITCH

Maria Constantinovna, voyez comme l’antichambre est devenue vide.

maria constantinovna, riant d’avance.

Pourquoi ?

VASSILI LÉONIDITCH

Parce que l’homme de Bourdier est parti. Eh quoi ? C’est bon ! (Il rit.)

MADAME

Eh bien, allons ! (Elle sort et revient sur ses pas.) Tania !

TANIA

Qu’ordonne Madame ?

MADAME
Prends garde de ne pas laisser enrhumer Fifi, en mon absence ; si elle jappe pour sortir, on peut la laisser ; mais il faut absolument lui mettre son petit paletot jaune. Elle ne se porte pas très bien.
TANIA

Oui, madame. (Madame, Betsy, Maria Constantinovna, Grigori, sortent.)



Scène L

PÉTRISTCHEV, VASSILI LÉONIDITCH, TANIA, FÉODOR IVANOVITCH

PÉTRIstchEV

As-tu réussi ?

VASSILI LÉONIDITCH

Oui, mais non sans peine. D’abord je me suis adressé à père, il a hurlé et m’a chassé ; alors je suis venu trouver ma mère, et voilà, j’ai réussi. Ici (Il frappe sur sa poche.) Ça n’allait pas tout seul. Eh quoi ? C’est aujourd’hui qu’on amène mes mâtins. (Pétristchev, Vassili Léoniditch s’habillent et sortent. Tania sort derrière eux.)



Scène LI


FÉODOR IVANOVITCH, seul.
Oui, toujours des ennuis. Je m’étonne qu’ils ne puissent vivre en bon accord. Et pour dire la vérité, la jeune génération, c’est pas ça. Et le royaume des femmes ! Tantôt, Léonid Féodorovitch voulait intercéder, mais quand il l’a vue en fureur, il a refermé la porte. Un homme d’une bonté rare ; oui, d’une bonté rare !… Qu’est-ce ?… C’est Tania qui les ramène encore ?


Scène LII

FÉODOR IVANOVITCH, TANIA, LES TROIS PAYSANS

TANIA

Venez, venez, mes amis, ça ne fait rien !

FÉODOR IVANOVITCH

Pourquoi les ramènes-tu.

TANIA

Mais comment faire, Féodor Ivanovitch ? Il faut bien intercéder pour eux ! Et moi, je laverai une fois de plus.

FÉODOR IVANOVITCH

Mais l’affaire ne s’arrangera pas, je le vois bien.

LE PREMIER PAYSAN

Comment faire, alors, honoré monsieur, pour faire marcher notre affaire ? Donnez-vous cette peine pour nous, Votre honneur ! Toute notre commune saura apprécier vos démarches et vous fera un cadeau.

LE TROISIÈME PAYSAN

Fais un effort, mon bon monsieur ! Pas moyen de vivre : notre terre est petite ; non seulement on n’y peut lâcher le bétail, mais pas même une poule, disons-le. (Il s’incline.)

FÉODOR IVANOVITCH

Vous m’apitoyez, mes amis ! Mais je ne sais vraiment… je comprends bien… seulement il a refusé. Alors que faire ? Et madame non plus n’est pas consentante. C’est douteux. Donnez toujours votre papier, je vais essayer ; je vais le prier. (Il sort.)



Scène LIII

TANIA, LES TROIS PAYSANS. Les paysans soupirent.

TANIA

Mais, dites-moi, de quoi s’agit-il ?

LE PREMIER PAYSAN

Mais il s’agit de le faire signer de sa propre main !

TANIA

Que mon maître signe le papier, n’est-ce pas ?

LE DEUXIÈME PAYSAN

Oui, c’est tout. Mettre sa signature et recevoir l’argent : l’affaire est faite.

LE TROISIÈME PAYSAN

Il lui suffit d’écrire : Comme les petits paysans le veulent, disons, eh ben, disons, je le veux aussi ! Toute l’affaire est là ; il signe, et l’affaire est dans le sac.

TANIA

Rien que signer ? Le maître n’a qu’à mettre son nom sur le papier ? (Elle reste pensive.)

LE PREMIER PAYSAN

Ben sûr, c’est tout ce qu’il a à faire. Signer, et c’est tout.

TANIA
Attendez la réponse de Féodor Ivanovitch. S’il ne réussit pas, j’essayerai quelque chose.
LE DEUXIÈME PAYSAN

Tu arrangeras cela ?

TANIA

J’essayerai.

LE TROISIÈME PAYSAN

Ah ! ma fille, tu veux faire des démarches ? Réussis seulement ; pendant toute la vie, disons-le, la commune te nourrira à ses frais. Voilà, quoi !

LE PREMIER PAYSAN

Quelqu’un qui arrangerait c’te affaire, ben sûr qu’on pourrait l’ dorer de la tête aux pieds !

LE DEUXIÈME PAYSAN

Ben certainement.

TANIA

Je ne promets rien ! Mais on peut toujours essayer.

LE PREMIER PAYSAN

On ne risque rien à essayer ; c’est ben sûr.



Scène LIV

Les Mêmes, et FÉODOR IVANOVITCH

FÉODOR IVANOVITCH

Non, mes amis, votre affaire ne va pas : il ne consent pas, il ne consentira pas… Prenez votre papier, et allez-vous-en …

le premier paysan, prenant le papier et s’adressant à Tania.
Alors, c’est en toi que nous mettons nos espoirs, vois-tu ?
TANIA

Tout à l’heure, tout à l’heure ! Allez dans la rue, et attendez. Je sortirai bientôt, et je vous dirai quelque chose. (Les paysans sortent.)



Scène LV

FÉODOR IVANOVITCH, TANIA

TANIA

Féodor Ivanovitch, mon cher, dites à monsieur qu’il vienne ici, j’ai un petit mot à lui dire.

FÉODOR IVANOVITCH

Que signifient ces manières ?

TANIA

C’est nécessaire, Féodor Ivanovitch ; dites-le-lui, je vous en prie, il n’y aura pas de mal.

FÉODOR IVANOVITCH

Qu’as-tu à lui dire ?

TANIA

C’est un petit secret ; je vous le confierai ensuite. Allez donc ; je vous en prie !

féodor ivanovitch, souriant.

Que manigances-tu ? Je ne comprends pas. Eh bien ! je vais le lui dire ; je lui dirai. (Il sort.)



Scène LVI


TANIA, seule.

Pour sûr que je le ferai ! Il l’a bien dit lui-même qu’il y a de cette force dans Sémion. Et moi je sais tout ce qu’il faut faire. L’autre jour, personne n’a rien soupçonné. Maintenant, je vais styler Sémion. Si ça ne réussit pas, il n’y aura pas de mal… Est-ce un péché ?



Scène LVII

TANIA, LÉONID FÉODOROVITCH, suivi de FÉODOR IVANOVITCH

léonid féodorovitch, souriant.

La voilà, la solliciteuse ! Eh bien, que te faut-il ?

TANIA

C’est un petit secret, Léonid Féodorovitch ; permettez-moi de vous le dire en particulier.

LÉONID FÉODOROVITCH

Qu’est-ce que c’est ? Féodor, laisse-nous un instant. (Féodor Ivanovitch sort.)



Scène LVIII

LÉONID FÉODOROVITCH, TANIA

TANIA

Comme j’ai grandi dans votre maison, Léonid Féodorovitch, et comme je vous suis reconnaissante de tout, je veux me confier à vous comme à mon propre père. Vous avez à votre service Sémion, et il veut m’épouser.

LÉONID FÉODOROVITCH

Tiens !

TANIA

Je parle devant vous comme devant Dieu… Je n’ai personne pour me conseiller, puisque je suis orpheline.

LÉONID FÉODOROVITCH

Mais, pourquoi pas ? C’est, je crois, un brave garçon.

TANIA

C’est vrai ; de ce côté-là il n’y a rien à dire. Seulement il y a une chose qui me fait hésiter, et je voulais vous demander… Il y a quelque chose que je ne puis comprendre… Pourvu que ce ne soit pas quelque chose de mauvais !

LÉONID FÉODOROVITCH

Qu’est-ce donc ? Boit-il ?

TANIA

Non, que Dieu nous garde ! Mais comme je sais que l’espiritisme existe…

LÉONID FÉODOROVITCH

Ah ! tu le sais ?

TANIA

Comment donc ? Je comprends très bien ! Il y en a, c’est vrai, qui, à cause de leur ignorance, ne comprennent pas cela…

LÉONID FÉODOROVITCH

Eh bien ?

TANIA

Eh bien ! je me méfie au sujet de Sémion. Ça lui arrive…

LÉONID FÉODOROVITCH
Qu’est-ce qui lui arrive ?
TANIA

Mais quelque chose dans le genre de l’espiritisme. Demandez plutôt aux autres… À peine est-il endormi devant la table, qu’aussitôt la table se met à trembler, à craquer comme ça : tac, tac ! Tous à l’office l’ont entendu.

LÉONID FÉODOROVITCH

Voilà ! C’est bien ce que je disais ce matin encore à Sergueï Ivanovitch. Eh bien ?

TANIA

Et puis encore… Quand est-ce arrivé ?… Mais, mercredi, on s’est mis à dîner ; à peine s’est-il assis à table, que la cuiller a sauté toute seule dans sa main, houp !

LÉONID FÉODOROVITCH

Ah ! c’est intéressant… Elle lui a sauté dans la main ? Eh bien, s’est-il endormi ?

TANIA

Quant à cela, je ne l’ai pas remarqué. Je crois cependant qu’il s’est assoupi.

LÉONID FÉODOROVITCH

Eh bien ?

TANIA
Eh bien, voilà pourquoi j’ai peur, et c’est ce que je voulais vous demander. N’y a-t-il rien de mauvais à cela ? C’est qu’en se mariant, il faut vivre toute la vie avec lui !
LÉONID FÉODOROVITCH, souriant.

Non, ne crains rien ! Il n’y a pas de mal à cela ! Ça prouve qu’il est un médium, tout simplement un médium ; je le savais déjà.

TANIA

Ah ! Et moi qui craignais cela.

LÉONID FÉODOROVITCH

Non, non, ne crains rien (À part ) Voilà qui tombe bien. Kaptchitch ne vient pas, nous allons l’essayer ce soir même. (À Tania) Non, ma chère, ne crains rien ! Çe sera un bon mari… Quant à ça, c’est une force particulière qui se trouve chez tout le monde, mais plus active chez l’un, moins active chez l’autre…

TANIA

Je vous remercie humblement ; et maintenant je n’y penserai plus. Avant, j’avais si peur de cela ! Voilà ce que c’est que notre ignorance.

LÉONID FÉODOROVITCH

Non, non, ne crains rien… (Il appelle.) Féodor !



Scène LIX

Les Mêmes, et FÉODOR IVANOVITCH

LÉONID FÉODOROVITCH

Féodor, je sors ; qu’on prépare tout pour la séance de ce soir.

FÉODOR IVANOVITCH
Mais M. Kaptchitch ne peut pas venir.
LÉONID FÉODOROVITCH

Ça ne fait rien. (Il met son manteau.) Nous aurons une séance d’essai avec notre propre médium. (Il sort, suivi de Féodor Ivanovitch.)



Scène LX


TANIA, seule.

Il l’a cru ! Il l’a cru ! (Elle pousse des cris de joie et gambade.) Il l’a cru ! Je jure qu’il l’a cru. (Elle pousse des cris de joie.) Maintenant, pourvu que Sémion n’aie pas peur !



Scène LXI

TANIA, FÉODOR IVANOVITCH, qui rentre.

FÉODOR IVANOVITCH

Eh bien ! As-tu dit ton secret ?

TANIA

Je l’ai dit ; je vous le dirai aussi, mais plus tard. Féodor Ivanovitch, j’ai aussi une prière à vous adresser.

FÉODOR IVANOVITCH

Quelle est donc cette prière ?

tania, pudiquement.

Vous avez été pour moi un second père ; je vais me confesser à vous comme à Dieu.

FÉODOR IVANOVITCH
Parle-moi franchement.
TANIA

Voilà ! C’est que Sémion veut m’épouser.

FÉODOR IVANOVITCH

Ah ! j’avais bien remarqué quelque chose…

TANIA

Mais pourquoi me cacher. Je suis orpheline, et vous savez vous-même les mœurs de la ville. Tout le monde me cramponne. Voilà, par exemple, Grigori Mikhaïlovitch, il ne me laisse pas faire un pas, et puis aussi l’autre, vous savez : ils pensent que je n’ai pas d’âme, moi ; que je suis faite seulement pour leurs plaisirs !…

FÉODOR IVANOVITCH

Tu es une fille sage, je t’en félicite ! Eh bien, quoi ?

TANIA

Mais Sémion a écrit à son père, et lui, le père, à peine m’a-t-il vue aujourd’hui, qu’il a dit : Il s’est gâté ! C’est de son fils… Féodor Ivanovitch. (Elle s’incline devant lui.) Prenez la place de mon père ! Parlez au vieux, au père de Sémion. Je les conduirai dans la cuisine, et vous iriez pour causer au vieux.

féodor ivanovitch, souriant.

Je serai alors le marieur ? Bon ! ça peut se faire.

TANIA
Féodor Ivanovitch, mon bon ami, soyez comme mon propre père, et moi je prierai Dieu pour vous toute ma vie.
féodor ivanovitch prend son journal.

C’est bon ! C’est bon ! J’irai, je te promets que je le ferai.

TANIA

Vous serez mon second père !

FÉODOR IVANOVITCH

C’est bon ! C’est bon !

TANIA

Alors, je puis espérer ? (Tania sort.)



Scène LXIII


FÉODOR IVANOVITCH, seul.

Une bonne fille, aimante ! Et combien il y en a de semblables qui succombent ! Quand on y pense ! Il suffit qu’elles glissent une fois, et puis dans la boue, et on ne les retrouve plus !… C’est comme Nathalie, la pauvre fille !… Celle-là aussi était une bonne fille ; sa mère l’avait dorlotée, nourrie !… (Il prend son journal.) Eh bien, que fait-il, notre Ferdinand ? Comment se débrouille-t-il ?…


FIN DU PREMIER ACTE