Les Fruits de l’instruction/01
LES
FRUITS DE L’INSTRUCTION
(1889)
COMÉDIE EN QUATRE ACTES
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Ah ! je regrette mes moustaches ! Elle dit qu’un laquais ne doit pas porter de moustaches ! Et pourquoi ? Il faut qu’on voie que tu es un valet. Autrement, tu serais mieux que son gracieux fils ! Ah ! celui-là ! J’ai beau n’avoir pas de moustaches, il est loin d’être aussi bien que moi ! (Il se regarde dans la glace et sourit.) Ce qu’il y en a des femmes qui me font la cour ! Mais voilà, personne ne me plaît comme cette Tania !… Une simple femme de chambre !… Oui. Et cependant, elle est mieux que la demoiselle (Il sourit.) Charmante ! (Il écoute.) La voici ! (Il sourit) Comme elle tape ses petits talons ! Va…
Scène II
Tatiana Markovna, mes respects !
Pourquoi vous regardez-vous ? Vous vous croyez donc très beau !…
Eh quoi ! suis-je désagréable ?
Comme ça, ni agréable ni désagréable, entre les deux. Pourquoi avez-vous toujours des pelisses ici ?
Je vais les enlever, mademoiselle (Il enlève une pelisse et en couvre Tania en l’embrassant.) Tania, laisse-moi te dire…
Oh ! laissez-moi ! Voyons ! (Elle se dégage, très fâchée.) Laissez-moi, je vous dis !
Embrassez-moi !
Qu’est-ce qui vous prend ? Voilà comment je vous embrasserai… (Elle lève la main. On entend un coup de sonnette, puis l’appel de Vassili Léoniditch : Grigori ! Nouveau coup de sonnette.) Allez, Vassili Léoniditch vous appelle…
Il attendra. Il vient seulement d’ouvrir l’œil… Écoute, pourquoi donc ne m’aimes-tu pas ?
Et quel amour avez-vous inventé ? Je n’aime personne…
Ce n’est pas vrai ; tu aimes Siomka. Tu as bien choisi ! Un paysan de l’office, un lourdaud !
N’empêche que vous en êtes jaloux… (À la cantonade Vassili Léoniditch appelle : Grigori !)
T’as bien le temps, va !… Bah ! il n’y a pas de quoi être jaloux ! Mais toi, à peine dégrossie, avec qui vas-tu te lier ?… Ce serait bien autre chose si tu m’aimais, moi, Tania !…
Je vous dis que vous n’aurez rien de moi. (Vassili Léoniditch à la cantonade : Grigori !!!)
Et pourtant, quelles femmes m’ont aimé ! (Coup de sonnette.)
Eh bien ! allez les trouver et fichez-moi la paix !
T’es bête, tiens. C’est que je ne suis pas Sémion, moi !
Sémion cherche à m’épouser et non à faire des bêtises.
Scène III
Bonjour !
Bonjour !… De la part de qui ?
De chez Bourdier, avec une robe. Et voici une lettre pour madame.
Asseyez-vous ici. Je la remettrai. (Elle sort.)
Scène IV
Voilà.
Grigori !… Es-tu sourd ?
Monsieur, je viens de rentrer.
De l’eau chaude et du thé.
Sémion va l’apporter.
Et ça qu’est-ce que c’est ? De chez Bourdier ?
Oui, monsieur. (Vassili Léoniditch et Grigori sortent. Coup de sonnette.)
Scène V
Attendez.
C’est ce que je fais.
Scène VI
Léonid Féodorovitch est-il chez lui ? Est-il levé ? (Coup de sonnette.)
Oh ! oui ; il y a déjà longtemps !
Scène VII
Ah ! mes respects !
Le docteur, il me semble.
Et moi, qui vous croyais à l’étranger. Vous venez voir Léonid Féodorovitch ?
Oui, oui ; et vous ? Y a-t-il quelqu’un de malade ?
Pas précisément ; mais vous savez ce que c’est avec ces dames ! On reste toutes les nuits à jouer au whist jusqu’à trois heures, la taille serrée, aussi mince qu’un petit verre à pied… Avec cela, la dame est grasse et compte pas mal de printemps…
Est-ce dans ces termes que vous présentez votre diagnostic à Anna Pavlovna ? Cela ne doit pas lui plaire, j’imagine.
Mais c’est la vérité. On fait toutes ces machines là ; puis viennent les troubles digestifs, la fatigue du foie, des nerfs, et alors on m’appelle, et il faut tout réparer. Enfin que voulez-vous ? (Il sourit.) Et vous quoi ? Vous êtes spirite aussi, je crois ?
Moi ? Non, je ne suis pas spirite. Eh bien, adieu ! (Il veut s’en aller, mais le docteur l’arrête.)
Moi non plus, mais tout de même, voyez-vous, lorsqu’un homme comme Krougosvetlov s’en mêle. Un professeur de l’Université ! Une célébrité européenne ! Il doit bien y avoir quelque chose ! Je voulais assister à une séance, mais je n’ai jamais le temps, j’ai autre chose à faire…
Oui, oui. Bonjour. (Il sort en faisant un léger salut de tête.)
Est-ce que madame est levée ?
Scène VIII
Que faites-vous là ?
On m’envoie de chez Bourdier avec une robe et une lettre. On m’a dit d’attendre.
Ah ! de chez Bourdier ? (À Tania.) Qui vient d’entrer ?
M. Sakhatov, Sergueï Ivanovitch, et puis le docteur. Ils sont restés un instant ici, et ils ont parlé de l’espiritisme.
De spiritisme.
C’est ce que j’ai dit, l’espiritisme. Avez-vous su Féodor Ivanovitch comme ça a bien marché la dernière fois ? (Elle rit.) Ça frappait et les objets changeaient de place.
Et comment le sais-tu ?
Scène IX
Bonjour.
Bonjour. (Iakov frappe à la porte de Vassili Léoniditch.)
Scène X
Donne.
Et les verres, ceux d’hier, vous ne les avez pas encore rapportés, ni le plateau. C’est moi qui en suis responsable.
Le plateau ? Vassili Léoniditch l’a pris pour ses cigarettes.
Eh bien, mettez les cigarettes ailleurs ! C’est qu’on me le réclame.
C’est bien, je l’apporterai.
Mais je le rapporterai… Quelle affaire !…
C’est facile à dire ! mais moi, c’est la troisième fois que je sers le thé et il faut que je prépare le déjeuner. Je ne fais que trotter toute la journée. Y a-t-il quelqu’un dans la maison de plus occupé que moi ? Et après on trouve que ce n’est jamais bien !…
Si, c’est parfait ! Oh ! comme il est bon !…
Pour vous, personne n’est bon à rien ! excepté vous.
On ne te parle pas. (Il sort.)
Scène XI
Après tout, ça m’est égal… Tatiana Markovna, est-ce que madame ne vous a rien dit au sujet de ce qui s’est passé hier ?
Au sujet de la lampe ?
Comment a-t-elle pu m’échapper des mains ? Dieu le sait ! À peine avais-je commencé à l’essuyer, voilà qu’elle m’échappe, et crac, en mille morceaux ! J’ai vraiment pas de veine ! Grigori Mikhaïlovitch a beau dire, il n’a que lui à soigner, mais quand on a une famille ! C’est qu’il faut y penser et la nourrir. Je ne boude pas à l’ouvrage… Alors, elle n’a rien dit ? Eh bien Dieu soit loué ! Et combien avez-vous de cuillers, Féodor Ivanovitch, une ou deux ?
Une, une. (Iakov sort.)
Scène XII
Annoncez au maître que des paysans du village sont là.
Dis-le au majordome, moi je n’ai pas le temps. (Il sort.)
Scène XIII
D’où viennent-ils ces paysans ?
Ce sont eux ! C’est le père de Sémion qui vient au sujet de la terre, je vais à leur rencontre. (Elle sort en courant.)
Scène XIV
Alors qu’en dites-vous : faut-il les laisser entrer ici, hein ? Ils disent que c’est au sujet de la terre, et que monsieur le sait.
Oui, c’est pour l’achat de terres. Bon, bon, il est occupé pour l’instant. Alors, voila, dis-leur qu’ils attendent…
Mais où faut-il les faire attendre ?
Dans la cour. Je les enverrai chercher quand il le faudra. (Le suisse sort.)
Scène XV
À droite ! par ici, par ici !
Attrape, tête de linotte !…
Ça ne fait rien, Féodor Ivanovitch, ils attendront ici dans un coin.
Ils vont salir le parquet.
Ils ont essuyé leurs pieds. Et puis je frotterai encore. (Aux paysans.) Eh bien, mettez-vous ici. (Les paysans entrent, ils portent, dans leurs mouchoirs noués, des cadeaux : un gâteau, des œufs, des essuie-mains brodés. Ils cherchent la sainte image pour se signer. Ils se signent dans la direction de l’escalier. Ils saluent Féodor Ivanovitch, et se tiennent debout, d’un air décidé.)
Féodor Ivanovitch ! On dit que les bottines de chez Peronnet ont beaucoup de chic, mais il y a mieux. (Il montre le troisième paysan.)
Scène XVI
Alors vous êtes de la province de Koursk… vous venez à propos de l’achat des terres ?
Oui, c’est ça ; pour passer l’acte de vente de la terre, par exemple ; si vous annonciez…
Oui, oui, je sais, je sais. Attendez ici, j’annoncerai tout à l’heure. (Il sort.)
Scène XVII
Nous voudrions bien avoir… comment dire… quelque chose pour mettre tout cela… Comment, c’est-à-dire… j’sais pas comment qu’on appelle le machin où qu’on pourrait déposer ; une soucoupe, quoi ?…
Qui peut-il bien être, ce monsieur respectable qui vient de nous parler ?
C’est le majordome.
Ah ! oui ! majordome ; il est donc à la disposition aussi… (À Tania.) Et vous, êtes-vous aussi en service par hasard ?
Je suis servante, ici. Je suis aussi de Démiansk ; je vous connais et vous aussi ; il n’y a que ce bon vieux que je ne connais pas. (Elle montre le troisième paysan.)
Tu reconnais les autres et moi tu me reconnais pas ?
Vous êtes Ephim Antonitch ?
Ben sûr.
Et vous, vous êtes le père de Sémion, Zacharie Triphonitch ?
C’est vrai !
Maintenant je vous connais aussi.
Et toi, qui es-tu !
Ma mère est Anicia, la femme du soldat ; je suis orpheline.
Pas possible !
C’est pas à tort qu’on dit : achète un goret pour un liard, lâche-le dans les seigles et il deviendra beau.
Ben sûr, c’est vrai, elle est tout à fait comme une demoiselle par exemple.
C’est tout à fait ça ; c’est ça… Oh mon Dieu !
Grigori, Grigori !
Qui est-ce qui se donne tant de peine ?
C’est le jeune maître.
C’est toi que Sémion épouse ?
Est-ce qu’il vous l’a écrit ? (Elle se cache la figure avec son tablier.)
Ben sûr qu’il l’a écrit. Seulement c’est une mauvaise idée qu’il a eue là ; il s’est gâté à la ville, j’vois ben.
Oh ! non, pas du tout. Voulez vous que je vous l’envoie ?
Ça ne presse pas, j’attendrons.
Grigori ! Que le diable t’emporte !
Scène XVIII
Êtes-vous tous morts ?
Il n’est pas là, Vassili Léoniditch ; je vais vous l’envoyer de suite. (Elle se dirige vers la porte.)
Ce sont des payans de la province de Koursk, Vassili Léoniditch.
Et ça, qu’est-ce que c’est ? Ah ! oui, de chez Bourdier ? (Les paysans saluent. Vassili Léoniditch ne fait aucune attention à eux. Grigori rencontre Tania à la porte, Tania reste.)
Scène XIX
Je te dis qu’il me faut les autres bottines, je ne puis pas porter celles-là.
Mais les autres sont aussi là-bas.
Où ça, là-bas ?
Mais là-bas.
Tu mens.
Vous allez voir. (Vassili Léoniditch et Grigori sortent.)
Scène XX
Peut-être que ce n’est pas le bon moment pour nous. On ferait mieux d’aller à l’auberge pour attendre.
Mais non, attendez ici. Je vais vous apporter des assiettes pour mettre vos cadeaux. (Elle sort.)
Scène XXI
Tout de suite, tout de suite, attendez. (Montrant le livreur.) Et ça, qu’est-ce que c’est ?
De chez Bourdier.
Ah ! de chez Bourdier !
Je ne nie pas, mais avouez que lorsqu’on n’a pas vu tout ce que vous racontez, pour nous autres, profanes, il est difficile de croire…
Vous dites tous que vous ne pouvez pas croire ; mais nous ne demandons pas la foi, nous demandons des expériences. Mais comment voulez-vous que je ne croie pas à cet anneau ? Et cet anneau m’est bien venu de là-bas.
De l’autre monde…
Très intéressant, très intéressant !…
Vous pensez peut-être que j’exagère et que j’imagine des choses qui n’existent pas. Mais voilà Alexeï Vladimirovitch Krougosvetlov, il n’est pas le premier venu je crois, un professeur de l’Université, et cependant il reconnaît ces phénomènes. Même il n’y a pas que lui… Et Crookes ? et Wallace ?
Oui, je ne nie pas ; je dis seulement qu’il est très intéressant, très intéressant de savoir comment Krougosvetlov explique cela.
Il a une théorie à lui ! Mais venez donc ce soir, il y sera sans faute, et au commencement Grossmann, vous savez, ce célèbre divinateur de pensées ?…
Oui, j’ai entendu parler de lui, mais je n’ai jamais eu l’occasion de le voir.
Pas encore.
Alors, comment pourrai-je savoir ?…
Mais venez, venez quand même ; si Kaptchitch n’y est pas, nous trouverons un autre médium. Maria Ignatievna en est un ; — pas de la force de Kaptchitch, mais cependant…
Scène XXII
Oui, oui, seulement voilà : pourquoi les médiums appartiennent-ils toujours à notre monde, Kaptchitch, Maria Ignatievna ? Si c’est une force particulière, on devrait la rencontrer partout, dans le peuple, chez les paysans.
Ça arrive. Ça arrive si souvent que même chez nous, à la maison, il y a un paysan qui s’est révélé médium. Ces jours derniers, nous l’avions appelé au cours de notre séance : il fallait déplacer le canapé, et nous l’avons oublié. Lui, probablement, s’est endormi. Alors, imaginez-vous, notre séance était déjà terminée, Kaptchitch était réveillé, quand, tout à coup, nous remarquons qu’à l’autre extrémité de la chambre, près du paysan, commencent des phénomènes médiumniques : la table se déplaçait.
Tiens ! c’était au moment où je sortais de dessous la table !
Il est évident que lui aussi est un médium. D’autant plus que de figure il ressemble beaucoup à Hume… Vous vous rappelez Hume, un blond, naïf…
Voilà ! C’est très intéressant, alors il faudrait essayer.
Nous l’essayerons… Il n’est pas le seul. Il y a une énorme quantité de médiums. On ne les connaît pas, voilà tout. Ainsi, ces jours là, une petite vieille, malade, a fait reculer un mur de pierre.
A fait reculer un mur de pierre ! ?
Oui, oui… Elle était au lit, et ne se savait pas du tout médium. Elle appuie la main contre le mur, et le mur recule.
Et il ne s’est pas écroulé ?
C’est étrange. Alors je viendrai ce soir.
Venez, venez ; la séance aura lieu certainement. (Sakhatov sort. Léonid Féodorovitch l’accompagne.)
Scène XXIII
Annoncez-moi donc à Madame ; est-ce que je vais coucher là ?
Attendez. Elle sort avec mademoiselle ; ainsi elle va passer bientôt. (Tania sort.)
Scène XXIV
C’est inutile…
Mais c’est notre premier devoir. Comme notre assemblée l’a décidé…
Ça se fait toujours comme ça…
Ne parle pas de ça ! Parce que nous sommes très contents. Comme nos pères, disons-le, ont servi les vôtres, ainsi nous désirons le servir de tout cœur, disons-le, et non pas n’importe comment. (Il salue.)
Enfin, que voulez-vous au juste ?
Chez vot’ grâce, Léonid Féodorovitch…
Scène XXV
Vassili Léoniditch, est-il éveillé ? (En voyant Léonid Féodorovitch il le salue d’un signe de tête.)
Yous venez voir mon fils ?
Moi ? Oui. Je viens chez Vovo pour un instant…
Passez, passez. (Pétristchev retire son manteau et passe vivement.)
Scène XXVI
Eh bien, que désirez-vous ?
Des présents du village, vois-tu.
Ne fais pas de façons. Nous désirons comme notre propre père…
Eh bien ! Féodor, emporte ça.
Eh bien, donnez. (Il prend les cadeaux.)
Alors, de quoi s’agit-il ?
C’est chez vot’ grâce que nous venons…
Je vois bien que c’est chez moi ; mais que désirez-vous ?
C’est au sujet d’un contrat de vente de terrains ; pousser un peu, c’est-à-dire…
Alors vous voulez acheter la terre, hein ?
C’est-à-dire que vous voulez m’acheter des terres par l’intermédiaire de la Banque ? C’est ça, hein ?
C’est ça. Comme pendant l’été vous avez fait la proposition. La somme que nous donne la banque est de 32.864 roubles pour l’achat de la terre en notre propriété…
C’est ça ; mais comment paierez-vous le reste ?
Comme on a dit l’année dernière, tu fixeras les échéances, suivant la loi ; c’est-à-dire quatre mille que tu vas toucher tout de suite…
C’est-à-dire quatre mille que tu touches tout de suite, et pour le reste tu attendras…
Tu peux être tranquille, nous prendrons plutôt hypothèque sur nous-mêmes, mais nous ne ferons rien pour te nuire… disons-le. Mais quoi qu’il advienne, que ça soit disons-le…, comme il faut. Quant à ça, tiens…
Ça ben sûr, ça serait plus agréable, mais ce n’est pas possible, c’est-à-dire…
Alors, que faire ?
L’assemblée avait l’espoir, puisque l’été dernier vous avez fait la proposition d’attendre pour les paiements…
C’était l’été passé… Alors ça m’allait. Maintenant, je ne peux plus…
Alors, comment donc ? Tu nous as dit cela, nous avons fait ce papier… nous avons réuni l’argent…
Aie pitié père ; notre terre est petite : non seulement il n’y pas de place pour y lâcher le bétail mais même pour une poule, disons-le… (Il salue.) Ne commets pas de péché, père. (Il s’incline encore.)
Admettons ; c’est vrai que l’an passé, j’ai consenti à surseoir. Mais certaine circonstance… Enfin cela ne me convient plus.
Mais sans cette terre, nous perdrons la vie.
Père ! notre terre est trop petite ; non seulement il n’y a pas de place pour y lâcher le bétail, mais, disons-le, pas même pour une petite poule. Père, aie pitié, accepte l’argent, père.
Je comprends bien ; je voudrais bien vous être agréable. Attendez, dans une demi-heure, je vous donnerai une réponse. Féodor, dis qu’on ne reçoive personne…
Oui, monsieur. (Léonid Féodorovitch sort.)
Scène XXVII
En v’la une affaire ! Maintenant qu’il dit, donne tout ; et où le prendre ?
Si seulement il ne nous avait pas donné cet espoir l’été passé… nous l’espérions tant… Ben sûr, puisque ça été dit l’été passé !…
Et de quoi s’agit-il ?
Bien honoré monsieur, voilà de quoi il s’agit : l’été passé, il nous a proposé de nous vendre de la terre. L’assemblée en conséquence a émis son opinion et nous a donné plein pouvoir ; et maintenant Léonid Féodorovitch prétend toucher toute la somme d’un coup, et pour nous, c’est absolument impossible…
Avez-vous beaucoup d’argent ?
Nous apportons 4.000 roubles…
Eh bien, faites un effort, réunissez le reste…
Nous avons eu assez de mal à réussir ; et nous manquons de poudre pour cette chasse, monsieur…
Ce qu’on n’a pas, on ne peut le tendre avec les dents…
Scène XXVIII
Oui, j’ai déjà dit, je ferai tout ce qui est possible. Eh quoi ?
Comprends bien, si tu n’y arrives pas, Dieu sait ce qui m’attend.
Je te l’ai déjà dit, je ferai tout mon possible. Hein !
Oh ! ce n’est rien, je te dis seulement : Tâche de réussir. J’attendrai ! (Il sort en fermant la porte.)
Scène XXIX
Le diable sait ce que c’est. (Les paysans s’inclinent. Vassili Léoniditch regarde le livreur. — S’adressant à Féodor Ivanovitch.) Pourquoi ne laissez-vous pas partir l’homme de chez Bourdier ? S’est-il installé chez nous ? Regardez un peu, il s’est endormi. Eh quoi !
Ah ! qu’est-ce que cela ? De l’argent ! Pour qui ? Il est pour nous, cet argent ? (À Féodor Ivanovitch.) Qui sont ces gens ?
Ce sont des paysans de Koursk ; ils veulent acheter des terres…
Eh bien ! les leur a-t-on vendues ?
Mais non, on ne s’est pas encore mis d’accord. Ils sont trop exigeants.
Ah ! alors, il faut les convaincre. (Aux paysans.) Alors, vous achetez ?
Bien sûr, nous faisons des offres pour acquérir comme propriété, la terre…
Mais ne soyez pas si avares. Vous savez, je vais vous dire combien la terre est nécessaire au paysan ! Eh quoi ? très nécessaire !
Bien sûr, pour le paysan, la terre c’est la première chose ; c’est comme ça…
Eh bien, alors, ne soyez pas exigeants ! Qu’est-ce que c’est que la terre ? On peut y semer du blé, sillon par sillon, je vous dirai vous récolterez, mettons 300 pouds, un rouble par poud ça fait 300 roubles. Eh quoi ? Ou bien planter de la menthe, et alors c’est mille roubles, je vous le dis, qu’on peut tirer d’une déciatine.
Ben sûr, tous les produits de la terre peuvent donner des rendements à celui qui sait s’occuper.
Alors, plantez de la menthe. J’ai fait des études là dessus ; c’est imprimé dans des livres, je vous le montrerai. Eh quoi ?
Ben sûr, tout ce qu’est dans les livres, vous savez mieux. Ce sont des choses du cerveau.
Alors, concluez l’achat, ne soyez pas regardants, donnez l’argent. (À Féodor Ivanovitch.) Où est papa ?
Chez lui. Monsieur a demandé de ne pas le déranger maintenant.
Ah ! Il demande sans doute aux esprits s’il faut vendre ou non cette terre. Eh quoi ?
Qu’en penses-tu, Féodor Ivanovitch ? A-t-il de l’argent maintenant ? Eh, quoi ?
Je n’en sais rien ; ce n’est pas probable. Et pourquoi le demandez-vous ? Encore la semaine dernière, vous avez pris une somme assez ronde.
Moi j’ai acheté des chiens avec cet argent. Eh quoi ? Et maintenant, tu sais, notre nouvelle Société ? Pétristchev est élu, moi je lui avais emprunté de l’argent, et maintenant je dois payer pour lui et pour moi. Eh quoi ?
Quelle est cette nouvelle Société ? Des vélocipédistes ?
Non, je m’en vais te dire, cette nouvelle Société est une Société très sérieuse. Et sais-tu quel en est le président ? Eh quoi ?
Mais qu’est-ce que c’est que cette nouvelle Société ?
Scène XXX
Qui est-ce donc, ben honoré monsieur ?
C’est le jeune maître.
L’héritier, disons. Oh ! Dieu ! (Il cache l’argent.) Vaut mieux le cacher à ce que je vois en attendant.
Pourtant, on nous avait dit qu’il était militaire ; un bon, dans la cavalerie par exemple.
Non ; comme fils unique, il est exempt du service militaire…
On l’a laissé, disons-le, pour nourrir ses parents ; c’est juste.
Ben sûr, il saura les nourrir, celui-là…
Scène XXXI
C’est toujours la même chose : vrai, c’est étonnant ! tantôt on me demande pourquoi je ne m’occupe de rien ; et voilà, quand j’ai trouvé un emploi et que je suis occupé — une société sérieuse se fonde avec de nobles buts — on me chicane pour une misérable somme de trois cents roubles ?
Je te dis que je ne peux pas. Alors je ne peux pas ! Je n’ai pas d’argent !
Mais vous venez de vendre des terres ?
D’abord, je n’ai rien vendu. Et surtout, laisse-moi tranquille ; on t’a dit déjà que je n’ai pas le temps ! (Il ferme la porte avec violence.)
Scène XXXII
Je vous avais bien dit que ce n’était pas le moment.
En voilà une situation, hein ? J’irai chez maman, c’est mon seul salut. Lui, il fait des folies avec son spiritisme, il en oublie tout ! (Il monte l’escalier. Féodor Ivanovitch s’assoit pour lire le journal.)
Scène XXXIII
La voiture est-elle prête ?
Elle est avancée.
Allons, allons ! j’ai bien vu que c’était lui.
Qui, lui ?
Vous le savez très bien, Pétristchev.
Alors, où est-il ?
Chez Vovo, vous verrez tout de suite.
Et si ce n’est pas lui ? (Les paysans et le livreur saluent.)
Ah ! vous venez de chez Bourdier avec la robe ?
Mais je ne sais pas… Ça dépend de maman…
Je ne sais pas de qui. Nous avons reçu l’ordre d’apporter un carton et de toucher l’argent.
Eh bien, alors, attendez.
C’est toujours le costume pour la charade ?
Oui, un costume ravissant, et maman ne le prend pas et ne veut pas le payer.
Pourquoi donc ?
Allez le demander à maman. Donner trois cents roubles à Vovo, pour ses chiens, ce n’est pas cher, mais payer ma robe cent roubles, c’est cher ! Cependant il me faut un costume pour jouer. (Montrant les paysans.) Et ça, qui est-ce ?
Ce sont des paysans ; ils viennent acheter je ne sais plus quelle terre.
Je crois plutôt que ce sont des chasseurs… Vous n’êtes pas des chasseurs ?
Comment cela ? Pourtant des chasseurs devaient venir chez Vovo. Vraiment vous n’êtes pas des chasseurs ? (Les paysans se taisent.) Qu’ils sont bêtes ! (Elle va vers la porte.) Vovo ! (Elle rit aux éclats.)
Mais nous venons de le rencontrer.
Vous êtes bien bonne de vous le rappeler. Vovo es-tu là ?
Scène XXXIV
Vovo n’est pas ici ; mais je suis prêt à faire à sa place tout ce qu’on me demandera. Bonjour, bonjour. (Il secoue longuement la main de Betsy, puis celle de Maria Constantinovna.)
Vois-tu, on dirait qu’il pompe de l’eau.
Vous ne pouvez pas le remplacer ; mais ça vaut mieux que rien. (Elle rit aux éclats.) Quelle affaire avez-vous donc avec Vovo ?
Des affaires ?… Des affaires de fi…nance, c’est-à-dire que ce sont des affaires fi… et aussi nancières, et par dessus le marché, des affaires financières.
Qu’est-ce que veut dire nancières ?
Voilà la question. Précisément ça ne signifie rien.
Oh ! ça n’est pas fort, pas du tout fort. (Ils rient aux éclats.)
Ça ne peut pas être toujours fort, c’est comme une loterie : il n’y a pas beaucoup de gros lots. (Féodor Ivanovitch entre chez Léonid Féodorovitch.)
Scène XXXV
Oh ! ça n’a pas réussi ! Dites, étiez-vous hier chez les Mergassov ?
Non seulement j’ai été chez la mère Gassov, mais plutôt chez le père Gassov ou le fils Gassov.
« Son tablier est tout brodé encor
« De petits coqs à crête d’or ! »
Comme vous êtes heureux ! Et nous, nous nous sommes ennuyés chez Fofo.
« Elle avait donné sa foi
« Et jurait de venir chez moi…»
Et la suite, Maria Constantinovna, comment ?
« Chez moi pour une heure. »
Comment ? Comment, Maria Constantinovna ? (Il rit aux éclats.)
Cessez, vous devenez impossible.
J’ai cessé… j’ai bébé, j’ai dédé.
Je vois qu’il n’y a qu’un moyen de vous faire cesser vos bons mots, c’est de vous faire chanter. Allons, dans la chambre de Vovo, là-bas il y a une guitare.
Scène XXXVI
Et ceux-là qui sont-ils ?
L’une c’est la demoiselle, et l’autre c’est la maîtresse de musique.
Comme elle est ben mise ! Un vrai portrait !
Et pourquoi ne la marie-t-on pas ! Elle a ben l’âge.
Croyez-vous que c’est comme chez vous, qu’on se marie à quinze ans ?
Et cet autre monsieur, serait-il musicien ?
Musicien ! Vous ne comprenez rien vous autres !
Ben sûr, tas raison : c’est à cause de notre bêtise, de notre manque d’instruction…
Scène XXXVII
Que veux-tu ?
On m’a envoyé chez M. Kaptchitch.
Eh bien ?
On fait dire qu’il n’y a pas moyen qu’on vienne ce soir pour la séance.
Bien ! je vais le dire. (Il sort.)
Scène XXXVIII
Bonjour, père ! Eh ! l’oncle Ephim, eh ! l’oncle Dmitri, salut ! Se porte-t-on bien à la maison ?
Bonjour, Sémion !
Bonjour, petiot !
Eh bien ! père, veux-tu prendre du thé ?
Attends ; quand nous aurons fini notre affaire. Maintenant je n’ai pas le temps.
Bon ! je vais vous attendre devant le perron. (Il sort.)
Pourquoi donc n’as-tu rien dit ?
Comment donc dire maintenant devant tout le monde. Attends, on ira prendre du thé, alors je parlerai. (Il sort.)
Scène XXXIX
Eh ben ! honoré monsieur, comment marche notre affaire ?
Attendez ; il finit, il va sortir à la minute.
Et comment savez-vous, Féodor Ivanovitch, qu’il va finir ?
Je sais que lorsqu’il a fini de poser ses questions, il relit à haute voix les demandes et les réponses.
Est-ce bien vrai que, par l’intermédiaire d’une soucoupe, on peut parler avec des esprits ?
Tu vois que oui.
Alors, s’ils lui disent de signer, il signera.
Certainement.
Mais ils ne répondent pas par des paroles.
Ils parlent au moyen de l’alphabet, ils s’arrêtent devant une certaine lettre, et lui la note.
Mais alors, comment fait-on, si pendant la siance…
Scène XL
Eh bien, mes amis, je ne peux pas. Je le voudrais bien, mais cela m’est impossible. Si vous payez la somme entière, alors c’est autre chose.
Impossible, tout à fait impossible. Tenez ! voilà votre papier. Je ne peux pas le signer.
Aie pitié de nous, père, sois miséricordieux !
Vous ne pouvez pas agir ainsi ! Vous nous faites tort.
Mais pas du tout, je vous l’avais dit l’été passé ; si vous aviez accepté, c’était fait ; vous n’avez pas voulu. Et maintenant c’est moi qui ne peux plus.
Père, sois miséricordieux. Comment vivre maintenant ? Notre terre est petite : non seulement le bétail, mais une poule, disons-le, n’y peut être lâchée (Léonid Féodorovitch se dirige vers son cabinet et s’arrête sur le seuil.)
Scène XL
Alors il faut les prendre ?
Si les symptômes reparaissent prenez-les. Et surtout soyez raisonnable ! Comment voulez-vous qu’un liquide épais passe à travers un tube capillaire, surtout si vous rétrécissez encore ce tube ? C’est impossible ! C’est la même chose avec le canal biliaire. Tout ça c’est bien simple…
C’est bien… c’est bien…
Oui, oui, c’est bien… et puis c’est toujours comme avant. Eh bien, adieu.
Pas adieu, mais au revoir. Ce soir, je vous attends. Je ne me déciderai pas sans vous.
Bon, bon, si je trouve une minute, je viendrai. (Il sort.)
Scène XLII
Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? Qui sont ces gens ? (Les paysans saluent.)
Ce sont des paysans du gouvernement de Koursk qui viennent pour acheter un terrain à Léonid Féodorovitch.
C’est Léonid Féodorovitch qui a ordonné ; il a parlé tout à l’heure avec eux de la vente des terres.
Quelle vente ? On n’a pas du tout besoin de vendre, et comment laisser ainsi entrer dans la maison des gens de la rue ? Comment avez-vous laissé entrer des gens de la rue ? On ne peut pas laisser entrer dans la maison des gens qui ont couché, Dieu sait où !… (S’échauffant de plus en plus.) Chaque pli de leurs vêtements est plein de microbes ; des microbes de la scarlatine, de la petite vérole, de la diphtérie. Mais ils viennent de Koursk, de la province de Koursk, où il y a une épidémie de diphtérie ! Docteur ! Docteur ! Faites revenir le docteur. (Léonid Féodorovitch sort, Grigori va chercher le Docteur.)
Scène XLIII
Ben sûr, parfois aussi on se met au commerce des cochons.
Qui font comme ça : grouin ! grouin !
Vovo ! Vovo ! assez.
Est-ce ressemblant ? Hein ?
Ben sûr que ça y ressemble.
Vovo ! cesse donc, te dis-je !
Pourquoi fait-il ça ?
Je te dis si on allait à l’auberge en attendant.
Scène XLIV
Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?
Voilà ! Vous dites qu’il ne faut pas avoir d’émotion, et comment voulez-vous qu’on reste calme ? Il y a deux mois que je ne vois pas ma sœur, je me méfie de tout visiteur suspect, et voilà des gens de Koursk, venant tout droit de Koursk, où il y a une épidémie de diphtérie, ici, dans la maison !
C’est-à-dire, ces hommes-là, madame ?
Oui, oui, ils viennent tout droit du pays contaminé.
Sans doute, c’est une imprudence. Mais, tout de même, il ne faut pas s’inquiéter si fort.
Mais vous-même, vous prescrivez la prudence !
Oui, oui ; mais il n’y a pas là de quoi s’inquiéter.
Comment donc ? Mais il faudra tout désinfecter ?
Mais non ! Cela coûte trop cher. Trois cents roubles, sinon plus. Je vais vous faire cela à bon compte… Prenez une grande bouteille d’eau…
Bouillie ?
N’importe ! L’eau bouillie est préférable. Ainsi, prenez une bouteille d’eau, mettez-y une cuillerée d’acide salicylique et faites laver tout ce qu’ils ont touché. Et à la porte tous ces gaillards ! voilà tout. Et alors soyez sans inquiétude. Puis de ce même mélange, vaporisez l’air, la quantité de un à trois verres, vous verrez comme ça sera bon. Il n’y aura plus du tout de danger.
Où est Tania ! Appelez-moi Tania.
Scène XLV
Que désire madame ?
Tu sais, la grande bouteille, dans le cabinet de toilette ?
Avec laquelle on a aspergé, hier, la blanchisseuse ?
Oui, oui, naturellement ! Prends-la et lave d’abord la place où ils se tiennent avec du savon, puis avec ça…
C’est bien, madame. Je vais m’en servir.
Puis, prends le pulvérisateur… D’ailleurs, en rentrant, je le ferai moi-même.
Scène XLVI
Quant à ces gens, à la porte ! À la porte ! Que je ne voie même plus leur ombre. Allez ! À la porte ! À la porte ! Qu’attendez-vous ?
Ben sûr, c’est la suite de notre bêtise ! Comme on nous a dit…
Bon, bon ! Allez, allez !
Rends-moi mon mouchoir.
Ah ! Dieu ! je le disais ben qu’on aurait mieux fait d’aller à l’auberge en attendant ! (Grigori les fait sortir.)
Scène XLVII
Y aura-t-il une réponse ?
Ah ! c’est l’homme de chez Bourdier ? (Se fâchant.) Non, aucune, aucune ! Emportez votre paquet ! Je lui ai déjà dit que je n’ai pas commandé un pareil costume, et je ne permettrai pas à ma fille de le porter.
Je ne peux pas le savoir, on m’a envoyé.
Allez, allez ! Et emportez votre paquet. Je passerai…
Monsieur l’ambassadeur de la maison Bourdier, allez-vous-en !
Y a longtemps qu’on pouvait le dire ; voilà cinq heures que j’attends.
Ambassadeur de la maison Bourdier, partez !
Cesse, je te prie. (Le livreur sort.)
Scène XLVIII
Betsy !… Où est-elle ?… Il faut toujours l’attendre !
Scène XLIX
Il faut toujours l’attendre !
Au contraire, c’est moi qui vous attendais ! (Pétristchev salue de la tête et baise la main de Madame.)
Bonjour ! (À Betsy.) Tu réponds toujours !
Si vous n’êtes pas de bonne humeur, maman, je préfère rester !
Partons-nous, ou restons-nous ?
Partons, si vous voulez.
As-tu vu l’envoi de Bourdier ?
Je l’ai vu ; j’en suis très contente. C’est moi qui ai commandé ce costume.
Je ne le paierai pas, et je ne te permettrai pas de porter un costume inconvenant.
Pourquoi donc est-il inconvenant ? Tout à l’heure il était très bien et maintenant voilà un accès de pruderie !
Ce n’est pas de la pruderie ; il faut refaire le corsage, et alors tu pourras le mettre.
Maman, je vous assure que c’est impossible.
Habille-toi, voyons ! (Les dames s’assoient et Grigori leur met des galoches à tige.)
Maria Constantinovna, voyez comme l’antichambre est devenue vide.
Pourquoi ?
Parce que l’homme de Bourdier est parti. Eh quoi ? C’est bon ! (Il rit.)
Eh bien, allons ! (Elle sort et revient sur ses pas.) Tania !
Qu’ordonne Madame ?
Oui, madame. (Madame, Betsy, Maria Constantinovna, Grigori, sortent.)
Scène L
As-tu réussi ?
Oui, mais non sans peine. D’abord je me suis adressé à père, il a hurlé et m’a chassé ; alors je suis venu trouver ma mère, et voilà, j’ai réussi. Ici (Il frappe sur sa poche.) Ça n’allait pas tout seul. Eh quoi ? C’est aujourd’hui qu’on amène mes mâtins. (Pétristchev, Vassili Léoniditch s’habillent et sortent. Tania sort derrière eux.)
Scène LI
Scène LII
Venez, venez, mes amis, ça ne fait rien !
Pourquoi les ramènes-tu.
Mais comment faire, Féodor Ivanovitch ? Il faut bien intercéder pour eux ! Et moi, je laverai une fois de plus.
Mais l’affaire ne s’arrangera pas, je le vois bien.
Comment faire, alors, honoré monsieur, pour faire marcher notre affaire ? Donnez-vous cette peine pour nous, Votre honneur ! Toute notre commune saura apprécier vos démarches et vous fera un cadeau.
Fais un effort, mon bon monsieur ! Pas moyen de vivre : notre terre est petite ; non seulement on n’y peut lâcher le bétail, mais pas même une poule, disons-le. (Il s’incline.)
Vous m’apitoyez, mes amis ! Mais je ne sais vraiment… je comprends bien… seulement il a refusé. Alors que faire ? Et madame non plus n’est pas consentante. C’est douteux. Donnez toujours votre papier, je vais essayer ; je vais le prier. (Il sort.)
Scène LIII
Mais, dites-moi, de quoi s’agit-il ?
Mais il s’agit de le faire signer de sa propre main !
Que mon maître signe le papier, n’est-ce pas ?
Oui, c’est tout. Mettre sa signature et recevoir l’argent : l’affaire est faite.
Il lui suffit d’écrire : Comme les petits paysans le veulent, disons, eh ben, disons, je le veux aussi ! Toute l’affaire est là ; il signe, et l’affaire est dans le sac.
Rien que signer ? Le maître n’a qu’à mettre son nom sur le papier ? (Elle reste pensive.)
Ben sûr, c’est tout ce qu’il a à faire. Signer, et c’est tout.
Tu arrangeras cela ?
J’essayerai.
Ah ! ma fille, tu veux faire des démarches ? Réussis seulement ; pendant toute la vie, disons-le, la commune te nourrira à ses frais. Voilà, quoi !
Quelqu’un qui arrangerait c’te affaire, ben sûr qu’on pourrait l’ dorer de la tête aux pieds !
Ben certainement.
Je ne promets rien ! Mais on peut toujours essayer.
On ne risque rien à essayer ; c’est ben sûr.
Scène LIV
Non, mes amis, votre affaire ne va pas : il ne consent pas, il ne consentira pas… Prenez votre papier, et allez-vous-en …
Tout à l’heure, tout à l’heure ! Allez dans la rue, et attendez. Je sortirai bientôt, et je vous dirai quelque chose. (Les paysans sortent.)
Scène LV
Féodor Ivanovitch, mon cher, dites à monsieur qu’il vienne ici, j’ai un petit mot à lui dire.
Que signifient ces manières ?
C’est nécessaire, Féodor Ivanovitch ; dites-le-lui, je vous en prie, il n’y aura pas de mal.
Qu’as-tu à lui dire ?
C’est un petit secret ; je vous le confierai ensuite. Allez donc ; je vous en prie !
Que manigances-tu ? Je ne comprends pas. Eh bien ! je vais le lui dire ; je lui dirai. (Il sort.)
Scène LVI
Pour sûr que je le ferai ! Il l’a bien dit lui-même qu’il y a de cette force dans Sémion. Et moi je sais tout ce qu’il faut faire. L’autre jour, personne n’a rien soupçonné. Maintenant, je vais styler Sémion. Si ça ne réussit pas, il n’y aura pas de mal… Est-ce un péché ?
Scène LVII
La voilà, la solliciteuse ! Eh bien, que te faut-il ?
C’est un petit secret, Léonid Féodorovitch ; permettez-moi de vous le dire en particulier.
Qu’est-ce que c’est ? Féodor, laisse-nous un instant. (Féodor Ivanovitch sort.)
Scène LVIII
Comme j’ai grandi dans votre maison, Léonid Féodorovitch, et comme je vous suis reconnaissante de tout, je veux me confier à vous comme à mon propre père. Vous avez à votre service Sémion, et il veut m’épouser.
Tiens !
Je parle devant vous comme devant Dieu… Je n’ai personne pour me conseiller, puisque je suis orpheline.
Mais, pourquoi pas ? C’est, je crois, un brave garçon.
C’est vrai ; de ce côté-là il n’y a rien à dire. Seulement il y a une chose qui me fait hésiter, et je voulais vous demander… Il y a quelque chose que je ne puis comprendre… Pourvu que ce ne soit pas quelque chose de mauvais !
Qu’est-ce donc ? Boit-il ?
Non, que Dieu nous garde ! Mais comme je sais que l’espiritisme existe…
Ah ! tu le sais ?
Comment donc ? Je comprends très bien ! Il y en a, c’est vrai, qui, à cause de leur ignorance, ne comprennent pas cela…
Eh bien ?
Eh bien ! je me méfie au sujet de Sémion. Ça lui arrive…
Mais quelque chose dans le genre de l’espiritisme. Demandez plutôt aux autres… À peine est-il endormi devant la table, qu’aussitôt la table se met à trembler, à craquer comme ça : tac, tac ! Tous à l’office l’ont entendu.
Voilà ! C’est bien ce que je disais ce matin encore à Sergueï Ivanovitch. Eh bien ?
Et puis encore… Quand est-ce arrivé ?… Mais, mercredi, on s’est mis à dîner ; à peine s’est-il assis à table, que la cuiller a sauté toute seule dans sa main, houp !
Ah ! c’est intéressant… Elle lui a sauté dans la main ? Eh bien, s’est-il endormi ?
Quant à cela, je ne l’ai pas remarqué. Je crois cependant qu’il s’est assoupi.
Eh bien ?
Non, ne crains rien ! Il n’y a pas de mal à cela ! Ça prouve qu’il est un médium, tout simplement un médium ; je le savais déjà.
Ah ! Et moi qui craignais cela.
Non, non, ne crains rien (À part ) Voilà qui tombe bien. Kaptchitch ne vient pas, nous allons l’essayer ce soir même. (À Tania) Non, ma chère, ne crains rien ! Çe sera un bon mari… Quant à ça, c’est une force particulière qui se trouve chez tout le monde, mais plus active chez l’un, moins active chez l’autre…
Je vous remercie humblement ; et maintenant je n’y penserai plus. Avant, j’avais si peur de cela ! Voilà ce que c’est que notre ignorance.
Non, non, ne crains rien… (Il appelle.) Féodor !
Scène LIX
Féodor, je sors ; qu’on prépare tout pour la séance de ce soir.
Ça ne fait rien. (Il met son manteau.) Nous aurons une séance d’essai avec notre propre médium. (Il sort, suivi de Féodor Ivanovitch.)
Scène LX
Il l’a cru ! Il l’a cru ! (Elle pousse des cris de joie et gambade.) Il l’a cru ! Je jure qu’il l’a cru. (Elle pousse des cris de joie.) Maintenant, pourvu que Sémion n’aie pas peur !
Scène LXI
Eh bien ! As-tu dit ton secret ?
Je l’ai dit ; je vous le dirai aussi, mais plus tard. Féodor Ivanovitch, j’ai aussi une prière à vous adresser.
Quelle est donc cette prière ?
Vous avez été pour moi un second père ; je vais me confesser à vous comme à Dieu.
Voilà ! C’est que Sémion veut m’épouser.
Ah ! j’avais bien remarqué quelque chose…
Mais pourquoi me cacher. Je suis orpheline, et vous savez vous-même les mœurs de la ville. Tout le monde me cramponne. Voilà, par exemple, Grigori Mikhaïlovitch, il ne me laisse pas faire un pas, et puis aussi l’autre, vous savez : ils pensent que je n’ai pas d’âme, moi ; que je suis faite seulement pour leurs plaisirs !…
Tu es une fille sage, je t’en félicite ! Eh bien, quoi ?
Mais Sémion a écrit à son père, et lui, le père, à peine m’a-t-il vue aujourd’hui, qu’il a dit : Il s’est gâté ! C’est de son fils… Féodor Ivanovitch. (Elle s’incline devant lui.) Prenez la place de mon père ! Parlez au vieux, au père de Sémion. Je les conduirai dans la cuisine, et vous iriez pour causer au vieux.
Je serai alors le marieur ? Bon ! ça peut se faire.
C’est bon ! C’est bon ! J’irai, je te promets que je le ferai.
Vous serez mon second père !
C’est bon ! C’est bon !
Alors, je puis espérer ? (Tania sort.)
Scène LXIII
Une bonne fille, aimante ! Et combien il y en a de semblables qui succombent ! Quand on y pense ! Il suffit qu’elles glissent une fois, et puis dans la boue, et on ne les retrouve plus !… C’est comme Nathalie, la pauvre fille !… Celle-là aussi était une bonne fille ; sa mère l’avait dorlotée, nourrie !… (Il prend son journal.) Eh bien, que fait-il, notre Ferdinand ? Comment se débrouille-t-il ?…