Les Fruits de l’instruction/03

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 333-378).

ACTE III


L’action se passe le soir de la même journée, dans un petit salon, où ont habituellement lieu les expériences de Léonid Féodorovitch.


Scène PREMIÈRE

LÉONID FÉODOROVITCH et LE PROFESSEUR

LÉONID FÉODOROVITCh

Alors, qu’en pensez-vous ? Risquer la séance avec notre nouveau médium ?

LE PROFESSEUR
Absolument. Ce médium est indiscutablement très fort. Et surtout il est désirable que la séance médiumnique ait lieu chez vous, aujourd’hui même, avec le même personnel. Grossmann doit absolument recevoir l’influence de l’énergie médiumnique, et alors le lien et l’unité des phénomènes en seront encore plus évidents. Vous verrez que si le médium est aussi fort qu’il l’a été tantôt, Grossmann vibrera !
LÉONID FÉODOROVITCH

Alors, savez-vous, j’enverrai chercher Sémion et j’inviterai ceux qui désirent assister à la séance.

LE PROFESSEUR

Bon, bon ! Je veux seulement prendre quelques notes. (Il tire son carnet et écrit.)



Scène II

Les Mêmes et SAKHATOV

SAKHATOV

On a organisé un whist chez Anna Pavlovna, alors je suis venu ici. Eh bien, la séance aura-t elle lieu ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Il y en aura une ; il y en aura une !

SAKHATOV

Comment donc, et sans la force médiumnique de M. Kaptchitch ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Vous avez la main heureuse ! Imaginez-vous que le paysan dont je vous ai parlé se trouve être un médium caractérisé.

SAKHATOV

Vraiment ! Oh ! c’est particulièrement intéressant.

LÉONID FÉODOROVITCH
Oui, oui. Nous avons fait avec lui, après le dîner, une petite expérience d’essai.
SAKHATOV

Vous avez réussi à le faire et à vous convaincre ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Parfaitement, et il se trouve que c’est un médium d’une force extraordinaire.

sakhatov, avec méfiance.

Ah ! vraiment ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Il paraît qu’à l’office, tous l’avaient remarqué depuis longtemps… Il s’assied, par exemple, devant sa tasse, et la cuiller saute d’elle-même dans sa main. (Au professeur.) Vous l’avez entendu dire ?

LE PROFESSEUR

À vrai dire, non, je ne l’ai pas entendu.

sakhatov, au professeur.

Mais quand même, est-ce que vous admettez la possibilité de pareils phénomènes ?

LE PROFESSEUR

De quels phénomènes ?

SAKHATOV

Mais de phénomènes spirites, médiumniques, en général de phénomènes surnaturels.

LE PROFESSEUR
Mais il s’agit de savoir ce que nous appelons surnaturel ? Lorsque non pas un homme vivant mais un morceau de pierre attire un clou, ce phénomène doit-il être considéré comme naturel ou surnaturel ?
SAKHATOV

Oui, sans doute, mais seulement certains phénomènes, comme l’attraction de l’aimant, par exemple, se reproduisent toujours.

LE PROFESSEUR

C’est la même chose ici ; le phénomène se répète et nous l’étudions ! Bien plus, nous rangeons les phénomènes que nous étudions sous des lois générales et communes à d’autres phénomènes. Car les phénomènes paraissent surnaturels seulement parce que leur cause est attribuée au médium lui-même. Mais ce n’est pas vrai. Les phénomènes ne se produisent pas par le médium, mais par une énergie psychique qui se manifeste dans un médium. Et c’est une grande différence. Tout est dans la loi des équivalences.

SAKHATOV

Oui, sans doute, mais…



Scène III

Les Mêmes, et TANIA qui entre et se cache derrière une portière.

LÉONID FÉODOROVITCH
Sachez seulement une chose : aussi bien avec Hume et Kaptchitch qu’avec ce médium, on n’est sûr de rien d’avance ; peut-être n’obtiendra-t-on rien, ou peut-être obtiendra-t-on une matérialisation parfaite.
SAKHATOV

Qu’entendez-vous par matérialisation ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Voici : une personne morte, votre père, votre grand-père, peut venir vous prendre la main, vous donner un objet quelconque, ou bien, subitement, quelqu’un sera soulevé en l’air, comme c’est arrivé chez nous, la dernière fois, avec Alexis Vladimirovitch.

LE PROFESSEUR

Certes, certes ! Mais le principal, c’est d’expliquer ces phénomènes, de les ranger sous des lois générales…



Scène IV

Les Mêmes, LA GROSSE DAME

LA GROSSE DAME

Anna Pavlovna m’a permis de venir chez vous.

LÉONID FÉODOROVITCH

Enchanté !

LA GROSSE DAME

Ah ! ce que Grossmann est fatigué ! Il ne pouvait pas tenir sa tasse (Au professeur.) Avez-vous remarqué comme il a pâli au moment où il s’est approché ? Je l’ai remarqué de suite, et je l’ai dit la première à Anna Pavlovna.

LE PROFESSEUR
Sans doute, la perte de l’énergie vitale.
LA GROSSE DAME

C’est ce que je dis ; il ne faut pas abuser de ces choses-là ! Ainsi un hypnotiseur a suggéré à une de mes amies, Verotchka Konchina, — mais vous la connaissez ? — de cesser de fumer ; eh bien ! elle a commencé à avoir mal aux reins.

le professeur veut parler.

Les mesures de la température et du pouls démontrent évidemment…

la grosse dame

Permettez ! J’ai fini de suite. Et je lui ai dit : Il vaut mieux fumer et ne pas souffrir autant des nerfs. Certes c’est nuisible de fumer, et je voudrais bien m’en déshabituer, mais que voulez-vous ? Je ne peux pas. Une fois je n’ai pas fumé pendant deux semaines ; puis, je n’ai plus pu me retenir.

le professeur, essayant de parler.

On montre, par exemple…

LA GROSSE DAME

Mais non, permettez ! En deux mots… Alors vous dites qu’il y a une dépense de forces ? Je voulais dire que lorsque j’allais en chaise de poste… les routes étaient alors horribles — vous ne vous souvenez pas de cela, mais moi… — J’ai remarqué, croyez-en ce que vous voudrez, que notre nervosité est due aux chemins de fer. Moi, par exemple, je ne puis pas dormir en wagon ; vous pourriez me tuer que je ne dormirais pas ! (Le professeur veut encore parler, mais la grosse dame l’en empêche.)

LE PROFESSEUR

La dépense de forces…

sakhatov, souriant.

Oui, oui. (Léonid Féodorovitch sonne.)

LA GROSSE DAME

J’ai beau n’avoir pas dormi une nuit, deux nuits, trois nuits, je ne puis m’endormir quand même.



Scène V

Les Mêmes, et GRIGORI

LÉONID FÉODOROVITCH

Dites je vous prie à Féodor de préparer tout ce qu’il faut pour la séance et d’appeler ici Sémion, le domestique de l’office. Sémion, entendez-vous ?

GRIGORI

Oui, monsieur. (Il sort.)



Scène VI

LE PROFESSEUR, LÉONID FÉODOROVICTH, LA GROSSE DAME, TANIA cachée et SAKHATOV

LE PROFESSEUR, à Sakhatov.
Les mesures de la température et du pouls ont démontré la dépense de l’énergie vitale. La même chose arrivera au cours des phénomènes médiumniques. La loi de la conservation de l’énergie…
LA GROSSE DAME

Oui, oui ! Je voulais seulement vous dire que je suis très contente qu’un simple paysan se trouve être un médium. C’est très bien ! J’ai toujours dit que les Slavophiles…

LÉONID FÉODOROVITCH

Voulez-vous qu’en attendant nous allions au salon ?

LA GROSSE DAME

Pardon ! En deux mots : les Slavophiles ont raison ; mais j’ai toujours dit à mon mari qu’il ne faut rien exagérer. Le juste milieu voyez-vous ! Autrement, comment affirmer que dans notre peuple tout est parfait, quand j’ai vu de mes propres yeux…

LÉONID FÉODOROVITCH

Voulez-vous aller au salon ?

LA GROSSE DAME

… un garçon haut comme ça et qui boit déjà ? Séance tenante, je l’ai réprimandé ! Et il m’en a été reconnaissant : ce sont des enfants, et avec des enfants, je l’ai toujours dit, il faut de l’affection et de la sévérité. (Ils sortent en causant.)



Scène VII


TANIA, seule, sort de derrière la portière.
Si seulement ça réussissait ! (Elle tend des fils.)


Scène VIII

TANIA et BETSY, entrant vivement.

BETSY

Papa n’y est pas ? (Apercevant Tania.) Que fais-tu là ?

TANIA

Mais rien, mademoiselle ! Je suis venue ici, comme ça… Je voulais… (Elle s’embarrasse.)

BETSY

Mais il va y avoir une séance tout à l’heure ? (Elle s’aperçoit que Tania enroule un fil, elle la regarde avec perspicacité, et, subitement, éclate de rire.) Tania, mais c’est toi qui fais tout cela ? Ne dis pas non ! La dernière fois aussi, c’était toi ! Avoue, c’était toi ?

TANIA

Mademoiselle… Oh ! mademoiselle !…

betsy, enthousiasmée.

Ah ! que c’est bien ! Je ne m’en serais pas douté ! Pourquoi fais-tu cela ?

TANIA

Ma bonne demoiselle, ne me dénoncez pas.

BETSY

Mais non, jamais ! Je suis très contente. Et comment le fais-tu ?

TANIA
C’est très simple : je me cache, et aussitôt qu’on éteint les lumières, je sors et j’agis.
betsy, montrant le fil.

Et ceci ? Ne dis rien !… je comprends ; tu les touches ?

TANIA

Mademoiselle, je ne l’avouerai qu’à vous ; avant je ne le faisais que pour m’amuser ; aujourd’hui c’est pour une affaire sérieuse…

BETSY

Comment ? Quoi ? Quelle affaire ?

TANIA

Mais voilà ; vous avez bien vu les paysans qui sont venus : ils veulent acheter de la terre et votre papa ne veut pas la vendre, et ne veut pas signer le papier qu’il leur a rendu. Féodor Ivanitch dit que les esprits le lui ont défendu. Alors j’ai eu cette idée.

BETSY

Ah ! que tu es intelligente ! C’est bien ! Mais comment t’y prendras-tu ?

TANIA

Voici ce que j’ai imaginé : quand ils auront éteint les lumières, je me mettrai à taper, à jeter des objets, à leur frôler la tête avec le fil ; à la fin, je jetterai sur la table le contrat de vente, je l’ai là.

BETSY

Et alors ?

TANIA

Comment donc ! Ils seront étonnés. Le papier était chez les paysans et le voilà ici, tout d’un coup ! Et puis j’ordonnerai… à Sémion… Mais Sémion est médium aujourd’hui !

TANIA

Oui, mais c’est moi qui le lui ai commandé. (Elle éclate de rire.) Je vais lui dire de taper sur tout ce qu’il pourra trouver autour de lui. Pas sur votre père, par exemple, il n’oserait pas… mais sur les autres, n’importe qui jusqu’à ce que monsieur ait signé.

betsy, en riant.

Mais ça ne se peut pas comme ça ; le médium ne fait rien lui-même.

TANIA

C’est rien, c’est la même chose ; ça ira peut-être comme ça…



Scène IX

TANIA, FÉODOR IVANOVITCH, BETSY, qui fait un signe à Tania et sort.

FÉODOR IVANOVITCH

Que fais-tu ici ?

TANIA

Moi, je… j’allais chez vous, Féodor Ivanitch.

FÉODOR IVANOVITCH

Qu’y a-t-il ?

TANIA

Mais c’est au sujet de l’affaire dont je vous ai parlé…

féodor ivanovitch, riant.
C’est conclu ! J’ai fait la demande !
tania, poussant un cri de joie.

C’est vrai ?

FÉODOR IVANOVITCH

Mais oui ! Il a dit : Je consulterai la vieille et à la grâce de Dieu…

TANIA

Il a dit cela ! (Elle pousse un nouveau cri de joie.) Ah ! mon cher Féodor Ivanitch, que c’est bien ! Je prierai pour vous toute ma vie.

FÉODOR IVANOVITCH

Bon, bon ! Je n’ai pas le temps pour le moment. On m’a dit de tout préparer pour la séance.

TANIA

Laissez-moi vous aider. Que faut-il faire ?

FÉODOR IVANOVITCH

Voilà ; mettre la table au milieu de la chambre, des chaises, une guitare, un accordéon. Pas de lampes, des bougies.

tania, aidant Féodor Ivanovitch.

La guitare de ce côté ; l’encrier ici. (Elle place ces objets.) Comme cela ?

FÉODOR IVANOVITCH

Vraiment, va t-on prendre Sémion ?

TANIA

Bien sûr ; on l’a déjà pris.

FÉODOR IVANOVITCH
C’est étonnant !… (Il met son pince-nez.) Est-il propre au moins ?
TANIA

Je n’en sais rien !

FÉODOR IVANOVITCH

Alors, voilà…

TANIA

Quoi, Féodor Ivanitch ?

FÉODOR IVANOVITCH

Va prendre une brosse à ongles et du savon de Thridace, tu peux en prendre chez moi… Coupe-lui les ongles, et lave-lui les mains proprement.

TANIA

Il se lavera bien tout seul.

FÉODOR IVANOVITCH

Eh bien ! dis-le lui. Et dis-lui aussi de mettre du linge propre.

TANIA

Très bien, Féodor Ivanitch ! (Elle sort).



Scène X


FÉODOR IVANOVITCH, seul, s’assied dans un fauteuil.

Ils ont beau être savants, comme par exemple Alexis Vladimirovitch qui est professeur, parfois il me vient un doute. On est en train de supprimer les croyances populaires, les superstitions comme on dit… Mais en y réfléchissant, tout ceci a bien l’air de superstitions. Voyons ! est-ce possible que les âmes des personnes mortes viennent parler et jouer de la guitare ?… Sûrement il y a quelqu’un qui les mystifie… ou ils se mystifient eux-mêmes. Quant à cette histoire de Sémion, je n’y comprends rien du tout… (Il feuillette un album.) Voilà leur album du spiritisme. Est-ce possible qu’on puisse photographier des esprits ? Et voilà l’image d’un Turc avec Léonid Féodorovitch ! C’est bien étrange !



Scène XI

FÉODOR IVANOVITCH, LÉONID FÉODOROVITCH

léonid féodorovitch, entrant.

Est-ce prêt ?

féodor ivanovitch se lève sans se presser.

C’est prêt ! (Souriant.) Mais je crains que le nouveau médium ne vous compromette, Léonid Féodorovitch !

LÉONID FÉODOROVITCH

Non ; nous l’avons essayé avec Alexis Vladimirovitch. C’est un médium d’une force étonnante.

FÉODOR IVANOVITCH

Je n’en sais rien ; mais est-il propre ? Vous n’avez pas pensé à lui ordonner de se laver les mains ?… Et quand même, ce n’est pas convenable…

LÉONID FÉODOROVITCH

Ses mains. Ah ! oui ! Tu penses qu’elles ne sont pas propres ?

FÉODOR IVANOVITCH
Mais comment voulez-vous ? un paysan… Il y a des dames et Maria Vassilievna…
LÉONID FÉODOROVITCH

Alors, c’est très bien…

FÉODOR IVANOVITCH

À propos, je voudrais vous dire : Timothée, le cocher, est venu se plaindre ; il dit qu’il ne peut tenir l’écurie propre à cause des chiens.

léonid FÉODOROviTch, distrait, place des objets sur la table.

Quels chiens ?

FÉODOR IVANOVITCH

Mais on a amené aujourd’hui à Vassili Léoniditch trois lévriers, on les a mis dans la chambre des cochers.

LÉONIDiTch FÉODOROviTch, agacé.

Dis-le à Anna Pavlovna, qu’elle fasse comme elle voudra ! Moi, je n’ai pas le temps.

FÉODOR IVANOVITCH

Vous connaissez bien la faiblesse de madame…

LÉONID FÉODOROVITCH

C’est bien ! Quelle fasse comme elle voudra ! Quant à lui, on n’en a que des désagréments… Et puis je n’ai pas le temps.



Scène XII

Les Mêmes, et SÉMION qui entre en poddiovka souriant.

SÉMION
Vous m’avez ordonné de venir ?
LÉONID FÉODOROVITCH

Oui, oui ! montre tes mains. Très bien ! Eh bien, mon ami, fais comme tantôt, assieds-toi et ne pense à rien.

SÉMION

À quoi bon penser ? Penser ce serait pire…

LÉONID FÉODOROVITCH

C’est ça ! c’est ça ! Moins on est conscient plus le pouvoir est fort. Ne pense à rien, mais abandonne-toi à ta disposition d’esprit : si tu as envie de dormir, dors ; si tu as envie de marcher, marche. Comprends-tu ?

SÉMION

Comment ne pas comprendre ? C’est pas malin du tout…

LÉONID FÉODOROVITCH

Et surtout ne te trouble de rien, parce que tu pourrais t’étonner toi-même. Tu comprends que de même que nous vivons, vit aussi le monde invisible des esprits.

féodor ivanovitch, le corrigeant.

Des sensations invisibles, comprends-tu ?

sémion, riant.

Comment ne pas comprendre ? Comme vous le dites, c’est très simple…

LÉONID FÉODOROVITCH
Il peut t’arriver d’être soulevé en l’air ou autre chose, mais ne crains rien…
SÉMION

À quoi bon craindre ? Tout ça, c’est possible…

LÉONID FÉODOROVITCH

Alors, je vais faire venir tout le monde. Tout est prêt ?

FÉODOR IVANOVITCH

Tout, je pense.

LÉONID FÉODOROVITCH

Et les ardoises ?

FÉODOR IVANOVITCH

Elles sont en bas, je vais les apporter. (Il sort.)



Scène XIII

LÉONID FÉODOROVITCH et SÉMION

LÉONID FÉODOROVITCH

C’est bon ! Alors, ne te trouble pas ; et sois à ton aise.

SÉMION

Puis-je enlever ma poddiovka, je serai plus l’aise.

LÉONID FÉODOROVITCH

Non, non ! il ne faut pas ! (Il sort.)



Scène XIV


SÉMION, seul.
Elle m’a encore dit de faire la même chose, et elle, de son côté, jettera des objets. Comment n’a-t-elle pas peur ?


Scène XV

SÉMION et TANIA qui entre sans bottines, en robe couleur de la tenture. Sémion rit.

tania, faisant chut.

Assez ! Tais-toi ; on peut nous entendre. Tiens ! voici des allumettes dont tu frotteras tes doigts, comme l’autre fois. (Elle lui frotte les doigts.) Tu n’as rien oublié ?

sémion, comptant sur ses doigts.

D’abord, mouiller le phosphore et agiter les mains, un ; puis grincer des dents comme ça, deux ; le troisièmement,… je l’ai oublié…

TANIA

Mais c’est le plus important ! Souviens-t’en bien. Aussitôt que le papier tombera sur la table, je sonnerai ; alors, tout de suite tu étendras les bras comme ceci, et tu les agiteras sans t’inquiéter de savoir sur qui tu frappes. (Elle rit.) Et en même temps, tu grogneras comme ça. Tu taperas comme si tu faisais tout ça en rêvant. Quand je me mettrai à jouer de la guitare, fais semblant de te réveiller, et étire-toi comme ça, tu sais ? Tu n’oublieras pas ?

SÉMION

Non ! mais c’est trop drôle.

TANIA

Et ne ris pas. Et si tu ris, ce ne sera pas encore un malheur. Ils croiront que c’est en dormant. Seulement, ne t’endors pas pour de bon, quand ils éteindront les lumières !

SÉMION

Ne crains rien, je me pincerai les oreilles !…

TANIA

Alors, fais attention, Sémion, mon cher ! fais tout ça, ne crains rien et il signera le papier. Tu verras ! Les voilà. (Elle se cache sous le canapé.)



Scène XVI

SÉMION, TANIA, GROSSMANN, LE PROFESSEUR, LÉONID FÉODOROVITCH, LA GROSSE DAME, LE DOCTEUR, SAKHATOV, MADAME. Sémion est debout près de la porte.

LÉONID FÉODOROVITCH

Je vous en prie, tous les sceptiques, bien que notre médium soit nouveau, je compte aujourd’hui sur des phénomènes significatifs.

SAKHATOV

Très, très intéressant !

la grosse dame, regardant Sémion.

Mais il est très bien !

madame

Comme garçon d’office, oui ; mais c’est tout…

SAKHATOV
Les femmes ne croient jamais aux affaires de leurs maris ! Vous n’admirez pas du tout ?
MADAME

Certainement non ! Kaptchitch, il est vrai, a encore quelque chose de particulier, mais celui-ci, mon Dieu ! qu’est-ce ?

LA GROSSE DAME

Non, pardon, Anna Pavlovna ! On ne peut pas parler ainsi de ces choses. Quand je n’étais pas encore mariée, j’ai eu une fois un rêve remarquable. Les rêves, vous savez, il y en a on ne sait pas où ils commencent ni où ils finissent. Eh bien, j’ai eu précisément un rêve pareil…



Scène XVII

Les Mêmes ; VASSILI LÉONIDITCH et PÉTRISTCHEV entrent.

LA GROSSE DAME

Et beaucoup de choses m’ont été révélées dans ce rêve. Maintenant les jeunes gens (Elle montre Vassili Léoniditch et Pétristchev.) nient tout !

VASSILI LÉONIDITCH

Moi, jamais… Je ne nie rien ! Eh quoi ?



Scène XVIII

Les Mêmes ; entrent BETSY et MARIA CONSTANTINOVNA. Elles se mettent à causer avec Pétristchev.

LA GROSSE DAME

Est-ce qu’on peut nier le surnaturel ? On dit que ça ne s’accorde pas avec la raison. Mais la raison peut être sotte. Eh bien, quoi ? Vous avez bien entendu parler de ce qui arriva dans la rue Sadovaïa. Ça apparaissait tous les soirs. Le frère de mon mari, comment dit-on « beau-frère » je crois ? mais en russe ce n’est pas beau-frère ; il y a un autre mot, je ne puis jamais me souvenir des noms russes. Alors il est allé voir trois nuits de suite, et malgré cela, il n’a rien vu. C’est pourquoi je dis…

LÉONID FÉODOROVITCH

Alors qui reste ici ?

LA GROSSE DAME

Moi ! moi !

SAKHATOV

Moi.

ANNA PAVLOVNA, au docteur.

Vous restez aussi ?

LE DOCTEUR

Il faut bien voir au moins une fois ce qu’y trouve Alexis Vladimirovitch. On ne peut non plus nier sans preuves.

MADAME

Alors, décidément, il faut la prendre ce soir même ?

LE DOCTEUR
Quoi prendre ? Ah ! oui, la poudre. Oui, prenez-la, si vous le voulez. Oui, oui ! prenez-la. D’ailleurs je viendrai vous voir.
MADAME

Oui, je vous en prie ! (À haute voix.) Quand vous aurez fini, messieurs et mesdames, je vous invite à venir vous reposer de vos émotions chez moi, et en même temps nous finirons notre partie de whist.

LA GROSSE DAME

C’est entendu !

SAKHATOV

Oui ! oui ! (Madame sort.)



Scène XIX

Les Mêmes, moins MADAME

betsy, à Pétristchev.

Restez, vous dis-je : je vous promets des choses extraordinaires. Voulez-vous parier ?

MARIA CONSTANTINOVNA

Est-ce que vous y croyez ?

BETSY

Aujourd’hui, j’y crois.

MARIA CONSTANTINOVNA, à Pétristchev.

Et vous, vous y croyez ?

PÉTRISTCHEV

Je n’y crois pas. (Il déclame.)

« Je ne crois pas aux fausses promesses. »

Mais si Élisabeth Léonidovna me l’ordonne…
VASSILI LÉONIDITCH

Restons, Maria Constantinovna ! Eh quoi ? J’inventerai quelque chose d’épatant !

MARIA CONSTANTINOVNA

Non, ne me faites pas rire ; vous savez que je ne puis pas me retenir.

vassili léoniditch, très haut.

Je reste !

léonid féodorovitch, sévèrement.

Mais je prie ceux qui restent de ne pas tourner ceci en plaisanterie ; ce sont des choses très sérieuses.

PÉTRISTCHEV

Tu entends ? Alors, restons ! Vovo, assieds-toi près de moi et regarde, n’aie pas peur.

BETSY

Vous riez, mais vous verrez ce qu’il y aura.

vassili léoniditch

Et si, en effet, il y avait quelque chose. Eh quoi ?

pétristchev tremble.

Oh ! j’ai peur, j’ai peur, Maria Constantinovna ; j’ai peur, mes petites jambes tremblent. (Betsy rit.)

léonid féodorovitch

Asseyez-vous, asseyez-vous ! Assieds-toi, Sémion.

SÉMION
J’obéis. (Il s’assoit sur le bord d’une chaise.)
LÉONID FÉODOROVITCH

Assieds-toi bien.

LE PROFESSEUR

Assieds-toi comme il faut, au milieu de la chaise, et tout à fait à ton aise. (Il l’assied. Betsy, Maria Constantinovna et Vassili Léoniditch rient.)

léonid FÉODOROvitch, élevant la voix.

Je prie ceux qui restent de se tenir tranquilles et de prendre la chose au sérieux ! Cela pourrait avoir de fâcheuses conséquences. Vovo, entends-tu ? Si tu ne restes pas tranquille, il est préférable de sortir.

VASSILI LÉONIDITCH

Fixe ! (Il se cache derrière le dos de la grosse dame.)

LÉONID FÉODOROVITCH

Alexis Vladimirovitch, c’est vous qui l’endormez ?

LE PROFESSEUR

Non. Pourquoi moi ? Puisqu’Anton Borissovitch est ici. Il a beaucoup plus de pratique et de force que moi à cet égard, Anton Borissovitch !

GROSSMANN

Messieurs, à dire vrai je ne suis pas spirite ; j’ai étudié seulement l’hypnose. Il est vrai que j’ai étudié l’hypnose dans toutes ses manifestations ; mais ce qu’on appelle spiritisme m’est absolument inconnu. Quand j’endors un sujet, je puis m’attendre aux phénomènes de l’hypnose qui me sont connus : la léthargie, l’aboulie, l’anesthésie, l’analgésie, la catalepsie. Tandis qu’ici, on nous propose d’étudier des phénomènes d’un autre ordre. Voilà pourquoi, il serait désirable de savoir quels sont les phénomènes attendus et quelle portée scientifique ils ont.

SAKHATOV

Je m’associe entièrement à l’opinion de M. Grossmann, ces explications seraient très intéressantes.

léonid féodorovitch, au professeur.

Je suis sûr, Alexis Vladimirovitch, que vous ne nous refuserez pas ces explications.

LE PROFESSEUR

C’est bien. Je puis donner ces explications, si on le désire. (Au docteur.) Pendant ce temps, voudriez-vous noter la température et le pouls du sujet ? Mon explication sera forcément superficielle et brève.

LÉONID FÉODOROVITCH

Oui, brève.

LE DOCTEUR

Tout de suite ! (Il sort un thermomètre et le donne à Sémion ) Eh bien, mon gaillard ! (Il place le thermomètre.) Comme ça, serre-le sous ton bras.

SÉMION

Oui, monsieur.

le professeur se lève, se tourne vers la grosse dame, puis se rassied.

Messieurs, le phénomène que nous allons étudier est généralement présenté d’une part, comme nouveau, et, d’autre part, comme dépassant les limites des lois naturelles. C’est inexact. Ce phénomène est vieux comme le monde ; il n’est pas surnaturel, mais soumis aux mêmes lois éternelles qui régissent tout ce qui existe. Ce phénomène était ordinairement défini comme une communication avec le monde des esprits. Cette définition est encore inexacte. D’après cette définition, le monde des esprits s’oppose au monde matériel ; mais ce n’est pas juste : cette opposition n’existe pas. Ces deux mondes sont si étroitement liés qu’il est impossible de tracer entre eux une ligne de démarcation. Nous disons que la matière se compose de molécules…

PÉTRISTCHEV

Cette matière est bien ennuyeuse. (Chuchotements et rires.)

le professeur s’arrête, puis continue.

... Les molécules d’atomes ; mais les atomes, n’ayant pas d’étendue, ne sont pas autre chose que les points d’applications des forces ; ou plutôt, non pas des forces, mais de l’énergie, de cette même énergie qui est aussi une et indestructible que la matière. Or, de même que la matière est une et que ses modes seuls sont divers, il en est de même de l’énergie. Jusqu’à ces derniers temps, nous ne connaissions que quatre états de l’énergie équivalente et pouvant se transformer l’une dans l’autre. Nous connaissons les énergies : dynamique, thermique, électrique et chimique. Mais ces quatre modes sont loin d’épuiser toute la variété des formes de l’énergie. Ces formes sont multiples et c’est l’une d’elles récemment établie, que nous étudions ici. Je veux parler de l’énergie médiumnique. (Chuchotements et rires dans le coin où sont assis les jeunes gens ; le professeur s’arrête, jette un regard sévère de ce côté, puis continue.) L’énergie médiumnique est d’ailleurs connue de l’humanité depuis des temps très reculés : les prédictions, les pressentiments, les visions et beaucoup d’autres phénomènes ne sont que des manifestations de cette énergie. Ces manifestations ont donc été connues de tout temps ; mais l’énergie elle-même n’a pas été reconnue avant ces derniers temps. Il a fallu qu’on découvrît cet intermédiaire, par lequel se manifeste le plus normalement l’énergie médiumnique. Et de même que les phénomènes lumineux sont restés inexplicables jusqu’à l’époque où l’on a reconnu l’existence de l’éther, de même les phénomènes médiumniques ont paru mystérieux, jusqu’à l’époque où l’on a reconnu cette vérité aujourd’hui indéniable, que l’éther se trouve mêlé à une substance plus fine et impondérable que l’éther qui échappe à la loi des trois dimensions (Les chuchotements et les rires deviennent plus bruyants. Le professeur lance un regard sévère.) Et de même que les calculs mathématiques ont confirmé indiscutablement l’existence de l’éther impondérable produisant les phénomènes de la lumière et de l’électricité, de même une série d’expériences du génial Hermann, de Schmidt, de Joseph Schmatzofen, ont confirmé indubitablement l’existence de cette substance qui remplit l’univers et peut être appelée l’éther spirituel…

LA GROSSE DAME

Oui, maintenant, je comprends. Comme je vous suis reconnaissante de…

LÉONID FÉODOROVITCH

Oui, mais, Alexis Vladimirovitch, ne pourrait-on pas… un peu… abréger ?

le professeur, sans répondre.

Donc, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, une série de recherches et d’expériences strictement scientifiques nous ont fait connaître les lois des phénomènes médiumniques. Ces expériences nous ont révélé que lorsque certains individus sont en état d’hypnose, (état qui se distingue seulement du sommeil ordinaire en ce que l’activité physiologique n’est pas amoindrie, comme dans le sommeil, mais augmente toujours, comme nous l’avons vu tout à l’heure), lorsque, dis-je, un individu se trouve en état d’hypnose, il en résulte toujours certaines perturbations dans l’éther spirituel — perturbations tout à fait semblables à celles qu’on produit en plongeant un corps solide dans un corps liquide. Ce sont ces perturbations-là que nous appelons phénomènes médiumniques. (De nouveau rires et chuchotements.)

SAKHATOV

C’est très clair, mais permettez-moi de vous poser une question. Si, comme vous venez de le dire, l’action de plonger un médium dans le sommeil produit des perturbations de l’éther spirituel, pourquoi ces perturbations se manifestent-elles toujours par des relations avec les âmes des morts, ainsi qu’il arrive dans toutes les séances de spiritisme ?

LE PROFESSEUR

Parce que les parcelles de cet éther spirituel sont constituées par les âmes des vivants, des morts, de ceux qui ne sont pas encore nés ; et toute vibration de cet éther spirituel provoque nécessairement un certain mouvement de ces parcelles. Or ces parcelles n’étant autre chose que des âmes humaines, il est naturel qu’elles entrent en communication entre elles.

la grosse dame, à Sakhatov.

Mais qu’est-ce qui peut vous embarrasser ? C’est si simple. (Au professeur.) Merci beaucoup !

LÉONID FÉODOROVITCH
Je crois que tout est clair maintenant et que nous pouvons commencer.
LE DOCTEUR

Ce garçon se trouve dans des conditions absolument normales : la température est de 37°2, le pouls 74.

le professeur prend son carnet et note.

Comme confirmation de ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, remarquez que l’état d’hypnose, comme nous le verrons tout de suite, produit un relèvement de la température et une accélération du pouls.

LÉONID FÉODOROVITCH

Oui ! mais permettez ! je voulais seulement répondre encore à la question de Sergueï Ivanovitch : comment nous savons que nous sommes en communication avec les âmes des personnes mortes ? Nous l’apprenons d’une façon bien simple parce que l’esprit quand il vient nous dit comme je vous parle maintenant qui il est, pourquoi il est venu et d’où il vient. Ainsi, à la dernière séance, nous avons eu un Espagnol, Don Castillos, et il nous a tout dit, qui il était, quand il était mort, et aussi son remords d’avoir participé à l’Inquisition ! Et tout à coup il nous a appris qu’il allait de nouveau se réincarner sur terre et qu’il ne pouvait continuer la conversation.

la grosse dame, l’interrompant.
Ah ! que c’est intéressant ! Peut-être l’Espagnol est-il né dans notre maison, et est-il maintenant tout petit !
LÉONID FÉODOROVITCH

C’est bien possible.

LE PROFESSEUR

Je pense qu’il est temps de commencer.

LÉONID FÉODOROVITCH

Je voulais seulement dire…

LE PROFESSEUR

Il est tard.

LÉONID FÉODOROVITCH

Eh bien ! Nous pouvons commencer. Anton Borrisovitch, voulez-vous endormir le médium ?…

GROSSMANN

Comment voulez-vous que j’endorme le sujet ? Il y a plusieurs méthodes. Il y a celle de Bréda, il y a celle du Symbole égyptien, il y a celle de Charcot.

léonid féodorovitch, au professeur.

Ça ne fait rien.

LE PROFESSEUR

Absolument.

GROSSMANN

Alors, je vais employer ma méthode, que j’ai expérimentée à Odessa.

LÉONID FÉODOROVITCH

Je vous en prie.


GROSSMANN agite les mains au-dessus de Sémion qui ferme les yeux et s’étire. Grossmann l’examine de près.
Il s’endort… Il s’est endormi. L’hypnose s’est produite avec une rapidité remarquable. Il est évident que le sujet est déjà entré dans l’état anesthésique. C’est remarquable, c’est un sujet extraordinairement impressionnable. (Il s’assied, se lève, se rassied.) Maintenant on pourrait lui piquer les mains si vous le vouliez.
le professeur, à Léonid Féodorovitch.

Avez-vous remarqué que le sommeil du médium agit sur Grossmann ? Il commence à vibrer.

LÉONID FÉODOROVITCH

Oui, oui ! Maintenant peut-on éteindre ?

SAKHATOV

Mais pourquoi l’obscurité est-elle nécessaire ?

LE PROFESSEUR

L’obscurité ? Parce que c’est dans l’obscurité que se manifeste l’énergie médiumnique, de même qu’un certain degré de température est la condition de certaines manifestations de l’énergie chimique ou dynamique.

LÉONID FÉODOROVITCH

Mais pas toujours. J’ai vu des phénomènes se produire avec des bougies allumées et même en plein soleil.

le professeur, l’interrompant.

On peut éteindre ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Oui. (On éteint les bougies.) Messieurs, maintenant je réclame toute votre attention. (Tania sort de dessous le canapé et s’empare du fil qui est attaché à une applique.)

PÉTRISTCHEV

Non, ce qui me plaît, c’est cet Espagnol disparaissant au milieu de la conversation la tête en bas. C’est ce qu’on appelle piquer une tête.

BETSY

Non, attendez. Vous verrez ce qui va arriver.

PÉTRISTCHEV

Je ne crains qu’une chose, c’est que Vovo ne se mette à grogner comme un pourceau.

VASSILI LÉONIDITCH

Le voulez-vous ? Je vais m’y mettre…

LÉONID FÉODOROVITCH

Messieurs, je vous demande de garder le silence ! (Silence. Sémion frotte ses doigts et les agite.) De la lumière, voyez-vous la lumière ?

SAKHATOV

De la lumière, oui, je vois, mais permettez…

LA GROSSE DAME

Où ? où ? Ah ! je n’ai pas vu ! Ah ! je vois, eh !…

le professeur, bas à Léonid Féodorovitch.

Voyez comme il vibre. (Il montre Grossmann qui s’agite.) C’est l’influence binaire ! (On voit encore de la lumière.)

léonid féodorovitch, au professeur.
Mais, c’est lui !
SAKHATOV

Qui ça ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Le grec Nicolas. C’est sa lumière. N’est-ce pas, Alexis Vladimirovitch ?

SAKHATOV

Et qui est ce grec Nicolas ?

LE PROFESSEUR

Un certain grec, qui était moine du temps de Constantin, à Byzance, et qui nous a visités ces derniers temps.

LA GROSSE DAME

Où est-il donc ? Où est-il ? Je ne le vois pas !

LÉONID FÉODOROVITCH

On ne peut pas le voir encore… Alexis Vladimirovitch, il est surtout bienveillant pour vous, interrogez-le.

le professeur, d’une voix altérée.

Nicolas, est-ce toi ? (Tania frappe deux fois contre le mur.)

LÉONID FÉODORIVITCH, joyeux.

C’est lui, c’est lui !

LA GROSSE DAME

Mon Dieu ! je veux m’en aller !

SAKHATOV

Mais à quoi le reconnaissez-vous ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Deux coups, c’est une réponse affirmative, autrement on n’entendrait rien (Silence, rire continu dans le coin des jeunes gens. Tania jette sur la table l’abat-jour de la lampe, un crayon et un essuie-plume.)

LÉONID FÉODOROVITCH, bas.

Remarquez, messieurs : voilà l’abat-jour, encore quelque chose ! Alexis Vladimorovitch, un crayon !

LE PROFESSEUR

Bon, bon ! Je l’observe et j’observe Grossmann aussi. Vous remarquez. (Grossmann se lève et regarde les objets qui sont tombés sur la table.)

SAKHATOV

Permettez ! Permettez ! Je voudrais voir si ce n’est pas le médium lui-même qui fait tout cela ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Vous pensez ? Eh bien, asseyez-vous auprès de lui… Tenez-lui les mains. Mais soyez sûr qu’il dort…

sakhatov s’avance, touche de sa tête le fil que Tania tient, et s’incline effrayé.

Oui ! C’est étrange ! étrange ! (Il s’approche de Sémion et lui prend le coude. Sémion grogne.)

le professeur, à Leonid Féodorovitch.
Voyez-vous l’effet que la présence de Grossmann produit sur lui ? Voilà un nouveau phénomène ; il faut l’inscrire. (Il sort un instant pour prendre des notes et puis revient aussitôt.)
LÉONID FÉODOROVITCH

Mais il faut répondre à Nicolas !

grossmann s’approche de Sémion, élève et abaisse son bras.

Maintenant il serait intéressant de produire la contraction, le sujet est en pleine hypnose.

le professeur, à Léonid Féodorovitch.

Vous voyez, vous voyez…

GROSSMANN

Permettez…

LE DOCTEUR

Il faudrait laisser la direction de la séance à Alexis Vladimirovitch. C’est que cela devient très sérieux.

LE PROFESSEUR

Laissez-le ; le voilà qui parle en dormant.

LA GROSSE DAME

Comme je suis contente d’être restée ! Ça fait peur, mais je suis tout de même ravie ; parce que je disais toujours à mon mari…

LÉONID FÉODOROVTTCH

Un peu de silence ! (Tania touche avec le fil la tête de la grosse dame.)

LA GROSSE DAME

Aie !

LÉONID FÉODOROVITCH
Quoi ! Quoi !
LA GROSSE DAME

Il m’a prise par les cheveux.

LÉONID FÉODOROVITCH, bas.

Ne craignez rien ! Donnez-lui la main. Sa main dans ce cas est froide ; mais j’aime ça.

la grosse dame, cachant sa main.

Jamais de la vie.

SAKHATOV

Oui, c’est étrange ! C’est étrange !

LÉONID FÉODOROVITCH

L’esprit est là ! Qui veut lui poser une question ?

SAKHATOV

Moi, si vous voulez bien ?

LE PROFESSEUR

Dites !

SAKHATOV

Suis-je croyant ou non ? (Tania frappe deux coups.)

LE PROFESSEUR

Réponse affirmative.

SAKHATOV

Permettez ! Je vais interroger encore. Ai-je dans ma poche un billet de dix roubles ? (Tania frappe plusieurs coups, et frôle du fil la tête de Sakhatov.) Ah ! (Il attrape le fil et le casse.)

LE PROFESSEUR
Je prie les assistants de ne pas poser des questions vagues ou plaisantes. Cela lui est désagréable.
SAKHATOV

Mais, permettez ! J’ai un fil dans la main.

LÉONID FÉODOROVITCH

Un fil ? Gardez-le. Cela arrive souvent, non seulement des fils, mais des cordons de soie des plus anciens.

SAKHATOV

Ah ! non ! Permettez ! D’où vient ce fil ? (Tania lui jette un coussin.) Permettez, permettez quelque chose de mou m’a frappé à la tête. Ayez la bonté d’allumer une lumière…

LE PROFESSEUR

Nous vous prions de ne pas troubler la matérialisation…

LA GROSSE DAME

Je vous en prie, au nom du ciel, ne l’interrompez pas ! Moi, aussi, j’ai quelque chose à demander : le puis-je ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Certainement !

LA GROSSE DAME

Je veux faire une question au sujet de mon estomac. Je voudrais demander ce qu’il faut que je prenne, de l’aconit ou de la belladone ? (Silence. Chuchotements du côté des jeunes gens. Subitement, Vassili Léoniditch crie comme un enfant à la mamelle. Éclats de rire. Les jeunes gens se couvrent le nez et la bouche avec la main pour se retenir. Les jeunes filles et Pétristchev sortent en courant.) Ah ! c’est assurément le moine qui vient de renaître !

LÉONID féodorovitch, furieux, bas et en colère.

Tu ne fais que des bêtises ! Si tu ne peux pas te tenir convenablement, sors ! (Vassili Léoniditch sort.)



Scène XX

LÉONID FÉODOROVITCH, LE PROFESSEUR, LA GROSSE DAME, SAKHATOV, GROSSMANN, LE DOCTEUR, SÉMION, TANIA. Obscurité et silence.

la grosse dame

Ah quel dommage ! Est-ce que Nicolas est parti ? Il m’a semblé entendre un cri d’enfant nouveau-né ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Pas du tout ! Ce sont des bêtises de Vovo, mais l’esprit est là, interrogez-le.

LE PROFESSEUR

Cela arrive souvent ! Ces farces, ces moqueries nous sont familières. Je crois qu’il est encore ici ! Léonid Féodorovitch, voulez-vous le lui demander ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Non. Demandez-le-lui, vous !… Cette inconvenance m’a tout bouleversé !

le professeur

Bien, bien ! Nicolas, es-tu encore ici ? (Tania frappe deux fois et agite la sonnette. Sémion recommence à grogner et à toucher Sakhatov et le professeur qu’il serre.) Quel phénomène inattendu ! Une action immédiate, produite sur le médium lui-même ! Ça n’est jamais arrivé ! Léonid Féodorovitch, observez-le. Cela ne m’est pas commode, il me serre totalement ! Et regardez si Grossmann vibre ! Il faut maintenant beaucoup d’attention. (Tania jette sur la table le contrat des paysans.)

LÉONID FÉODOROVITCH

Quelque chose est tombé sur la table.

LE PROFESSEUR

Regardez : qu’est-ce qui est tombé ?

LÉONID FÉODOROVITCH

C’est une feuille de papier pliée ! (Tania jette un encrier de poche.) Un encrier ! (Tania jette un porte-plume.) Une plume ! (Sémion continue à grogner et à égratigner.)

LE PROFESSEUR

Permettez, permettez, c’est un phénomène tout à fait nouveau, ce n’est pas l’énergie médiumnique qui agit, mais le médium lui-même. Cependant ouvrez l’encrier et mettez le porte-plume près du papier, il écrira. (Tania, derrière Léonid Féodorovitch, le frappe à la tête avec la guitare.)

LÉONID FÉODOROVITCH
Il m’a frappé à la tête. (Il regarde sur la table.) La plume n’écrit pas et le papier est encore plié.
LE PROFESSEUR

Regardez vite ce papier ! Sans doute la force de Grossmann a produit des perturbations.

léonid féodorovitch sort un instant et revient immédiatement.

C’est extraordinaire. Ce papier, c’est un contrat avec les paysans que ce matin j’ai refusé de signer et que j’ai rendu aux paysans. Probablement, il veut que je le signe.

LE PROFESSEUR

Certainement, certainement. Mais demandez : Nicolas, le veux-tu ? (Tania frappe deux fois.) Vous entendez, c’est évident, évident ! (Léonid Féodorovitch prend la plume et sort ; Tania frappe, joue de la guitare et de l’accordéon et se glisse sous le canapé. Léonid Féodorovitch rentre. Sémion s’étire et tousse.)

LÉONID FÉODOROVITCH

Il se réveille, on peut allumer les bougies.

le professeur, vivement.

Docteur ! Docteur ! Je vous en prie, la température et le pouls ! Vous allez voir que la température a monté !

léonid féodorovitch, allumant les bougies.

Eh bien ! messieurs les sceptiques ?

le docteur, s’approche de Sémion et lui place le thermomètre.

Eb bien ! mon garçon, tu as dormi ?… Voyons, place-moi ça et donne-moi ta main (Il regarde sa montre.)

sakhatov haussant les épaules.

Je puis affirmer que le médium n’a pas pu faire tout ce qui s’est passé. Mais le fil ? Je voudrais l’explication du fil !…

LÉONID FÉODOROVITCH

Le fil ! le fil ! Nous avons eu ici des phénomènes plus sérieux que cela.

SAKHATOV

Je ne sais pas. En tout cas je réserve mon opinion.

la grosse dame, à Sakhatov.

Ah ! non ! Comment pouvez-vous dire : Je réserve mon opinion. Et le petit enfant avec les ailes, ne l’avez-vous pas vu ? Au commencement, j’ai cru que c’était une illusion, mais après j’ai vu clairement…

SAKHATOV

Je ne puis parler que de ce que j’ai vu. Je n’ai pas vu cela.

LA GROSSE DAME

Oh ! voyons ! C’était très clair, cependant ! Et à gauche, un moine tout en noir s’est penché vers lui.

SAKhATOV lui tourne le dos.
Quelle exagération !
LA GROSSE DAME, au docteur.

Vous auriez dû le voir ! Il était de votre côté. (Le docteur, sans l’écouter, continue à tâter le pouls. À Grossmann.) Et cette lumière, autour du visage… Et cette expression si douce, si tendre, quelque chose de céleste… (Elle sourit tendrement.)

GROSSMANN

J’ai vu des phosphorescences… les objets changer de place…, mais je n’ai vu rien de plus.

LA GROSSE DAME

Oh ! voyons ? Vous dites cela parce que vous êtes de l’école de Charcot et que vous ne croyez pas à la vie d’outre-tombe ! Quant à moi, personne, personne au monde ne m’enlèvera la foi en la vie future ! (Grossmann lui tourne le dos.) Non, non ! Dites tout ce que vous voudrez, mais je viens de passer un des deux instants les plus heureux de ma vie : celui où j’ai entendu jouer Sarasate et celui-ci ! Oui ! (Personne ne l’écoute, elle s’approche de Sémion.) Dis-moi, mon ami, qu’est-ce que tu ressentais ? Était-ce très pénible ?

sémion, riant.

Comme ça !

LA GROSSE DAME

Mais enfin c’est supportable ?

SÉMION
Comme ça ! (À Léonid Féodorovitch.) Faut-il que je m’en aille ?
léonid féodorovitch

Va ! va ! (Sémion sort.)

le docteur, au professeur.

Le pouls est le même, mais la température s’est abaissée.

LE PROFESSEUR

Abaissée ? (Il reste pensif, puis devinant.) Mais oui, bien sûr ! La double influence devait nécessairement produire une certaine interférence.

léonid féodorovitch, parlant en même temps des autres.

Je ne regrette qu’une chose, c’est qu’il n’y ait pas eu une matérialisation complète. Mais quand même… Messieurs, je vous en prie, au salon.

LA GROSSE DAME

Ce qui m’a le plus surpris, c’est de lui voir soulever ses ailes et s’élever en l’air.

GROSSMANN

Si on avait voulu s’en tenir seulement à l’hypnose, on aurait pu produire une épilepsie complète. Le succès aurait pu être absolu.

SAKHATOV
Intéressant, mais pas tout à fait convaincant, c’est tout ce que je puis dire. (Tous, sauf Tania et Léonid Féodorovitch, sortent en continuant à parler.)


Scène XXI

LÉONID FÉODOROVITCH, le papier à la main. Entre FÉODOR IVANOVITCH

LÉONID FÉODOROVITCH

Eh bien ! Féodor, quelle séance ! Étonnante ! Il en résulte qu’il faut céder la terre aux paysans aux conditions qu’ils proposent.

FÉODOR IVANOVITCH

Ah !

LÉONID FÉODOROVITCH

Mais oui ! (Il lui montre le contrat.) Imagine-toi que ce document que je leur ai rendu s’est trouvé sur la table ! Je l’ai signé.

FÉODOR IVANOVITCH

Mais comment est-il venu ici ?

LÉONID FÉODOROVITCH

Ah ! voilà ! Il est venu ! (Il sort. Féodor Ivanovitch le suit.)



Scène XXII


TANIA, seule, sort de dessous le canapé et éclate de rire.
Ah ! mes amis ! quelle peur j’ai eue quand il a attrapé le fil. (Elle pousse un cri.) Mais ça a réussi tout de même ; il a signé ! (Entre Grigori.)


Scène XXIII

TANIA et GRIGORI

GRIGORI

Alors, c’est toi qui les as mystifiés ?

TANIA

Est-ce que ça vous regarde ?

GRIGORI

Crois-tu que madame te fera des compliments pour cela ? Ah ! non ! Maintenant te voilà pincée ! Je vais raconter toutes tes malices si tu ne fais pas comme je veux !

TANIA

Je ne ferai pas comme vous voulez, et vous ne pourrez rien !


FIN DU TROISIÈME ACTE