Les Gaietés du Conservatoire/2

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Libr. Ch. Delagrave (p. 15-23).
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L’affabilité, il faut bien le dire, n’était pas précisément la note dominante du caractère de Cherubini. Il était plutôt rébarbatif.

Adolphe Adam, qui avait douze ans lorsqu’il lui fut présenté par un ami de son père, s’est souvenu toute sa vie de la façon dont il l’accueillit à sa première visite.

Il est bon de savoir d’abord, ce qui est un peu oublié, que le père du futur auteur du Chalet était lui-même un artiste très connu, le professeur de piano à la mode sous le premier Empire, qu’on peut même considérer comme le fondateur de l’école du piano en France. Ami et protégé de Gluck, il fréquentait et recevait tous les grands artistes de l’époque, et dans ce milieu où l’on traitait Cherubini de colosse musical, comme aussi par l’audition de quelques-uns de ses chefs-d’œuvre aux exercices du Conservatoire, le jeune Adam s’était fait de l’homme, de sa figure et de sa prestance, l’idée de quelque chose d’extraordinaire, de beau, de grandiose en soi-même. C’est un sentiment tout naturel ; il faut un effort pour se figurer un Napoléon Ier, un Wagner ou un Berlioz avec la taille qui était la leur, au-dessous de la moyenne. Ce fut donc une première désillusion de se trouver en face d’un homme chétif et rabougri, à l’air dédaigneux et renfrogné ; mais ce fut bien autre chose quand il ouvrit la bouche.

— « Cher maître », lui disait l’introducteur, « je me fais un plaisir de vous présenter un jeune garçon qui se destine à la musique, et qui a de qui tenir, car c’est le fils de notre ami Adam ; tout jeune qu’il soit, c’est déjà un de vos admirateurs passionnés. »

— « Ah ! ah ! ah ! ah ! que zé lé trouve bien lé ! »

Il ne lui dit rien autre chose ce jour-là.

Cette anecdote, rapprochée d’une autre que Berlioz a consignée au chapitre IX de ses Mémoires, où il raconte « sa première entrevue avec Cherubini », semble démontrer que réellement le vénérable prédécesseur d’Auber avait l’accueil sévère pour les jeunes gens.

A défaut d’aménité, cet homme de génie, beaucoup trop oublié aujourd’hui, possédait une ponctualité et une exactitude à toute épreuve.

Il arrivait à son bureau tous les matins à neuf heures moins cinq[1], apportant un morceau de sucre au chien de Hottin, son garçon de classe. Le lundi, n’étant pas venu le dimanche, il en apportait deux.

A tous les examens, concours, comités ou séances quelconques, il était toujours là le premier, et même pas content du tout quand quelqu’un s’avisait de le devancer. Un jour, un professeur zélé, ignorant cette particularité, s’étant permis de lui dire : « Eh bien ! monsieur le directeur, vous n’êtes pas le premier aujourd’hui !

Qué, qué, qué cous n’êtes pas exact, zé le souis plus que vous — vous, vous que vous n’êtes pas exact, qué vous êtes en avance », lui répondit Cherubini très courroucé.


De 1825 à 1871, c’est-à-dire sous les directions de Cherubini et d’Auber, il existait un pensionnat de 12 élèves chanteurs, internes, par lequel sont passés un certain nombre de chanteurs devenus célèbres, Faure, Capoul, Bouhy, Melchissédec, Couderc, Bosquin,… pour n’en nommer que quelques-uns, très fiers de leur uniforme (redingote noire avec des lyres entourées de palmes brodées en or sur les revers, même insigne sur la casquette marine) qui les faisait ressembler à des orphéonistes d’aujourd’hui ou à des élèves de l’École Niedermayer. Ils étaient logés dans le bâtiment à gauche dans la cour ; leurs 12 chambres au deuxième étage, donnant les unes sur la cour, les autres sur la rue Bergère, leurs salles d’études au premier[2], le réfectoire au rez-de-chaussée, et la cuisine en sous-sol. Ils avaient un concierge spécial, dont on a toujours maintenu l’emploi malgré la suppression du Pensionnat, ce qui explique, par parenthèse, pourquoi le Conservatoire, n’ayant que deux portes, possède trois concierges. Là, on leur enseignait le Chant et la Déclamation lyrique, et ils étaient censés apprendre aussi le solfège et quelques éléments de piano[3].

Cherubini avait institué à leur égard une discipline de fer ; une grille du même métal, toujours fermée comme celle d’une prison, existait sous le porche ; défense absolue était faite à ces jeunes gens de sortir seuls ; ils ne pouvaient mettre le nez dehors qu’en bande et accompagnés ; la surveillance était de tous les instants… Les récréations se prenaient en commun, dans la cour quand il faisait beau, sous l’œil vigilant des trois concierges, d’un surveillant spécial et du Directeur du Pensionnat. La correspondance était l’objet d’une attention spéciale. Un vrai règlement de couvent, enfin !

Cela n’empêchait pas que presque toutes les nuits il y avait des évasions, puisque tous les matins ou à peu près il y avait des pensionnaires qui rentraient par la porte. Ils savaient bien sortir, mais ils ne savaient pas rentrer ; le personnel était sur les dents, Cherubini furieux.

Voilà qu’un beau soir à onze heures, le tambour-maître d’un régiment en garnison à la caserne de la Nouvelle-France, passant rue Bergère, reçoit dans ses bras un jeune homme qui se laissait glisser le long d’un tuyau de descente. Il le prend pour un voleur et lui met la main au collet ; explications bruyantes, altercation, lutte, pendant lesquelles le quartier s’ameute, et, avec le quartier, les trois concierges, le surveillant spécial… Ce fut un scandale épouvantable, si bien que le lendemain Cherubini, exaspéré, donnait l’ordre de mettre des chaînes et des cadenas fermant à l’intérieur à toutes les fenêtres du Pensionnat, ordre qui fut exécuté le jour même.

Peu après, le laitier qui tous les matins venait apporter la provision de lait, en arrivant devant la porte du Pensionnat, sonne comme de coutume ; le concierge tire le cordon, la porte ne s’ouvre pas ; il resonne, le concierge retire le cordon, la porte continue à résister ! A la fin, fatigué de ce manège inaccoutumé, le concierge se décide à se lever et crie par la fenêtre : « Mais pourquoi donc n’entrez-vous pas ? » Le laitier lui répond : « Je ne peux pas ! il y a un cadenas extérieur à la porte ! »

Mystère !… On n’a jamais pu savoir comment, pourquoi et par qui ce cadenas avait été placé. À l’appel du matin, tous les pensionnaires étaient présents. Cette fois, il avait su rentrer.


À l’usage de ceux qui n’étaient pas de première force en gymnastique, il existait un passe-temps plus sédentaire.

On allait chercher à la cuisine toutes les casseroles, chaudrons, couvercles, passoires et généralement tous autres ustensiles métalliques, et on les attachait à la queue leu-leu au moyen d’une très longue corde, dont un élève emportait un bout au troisième étage, tandis qu’un autre conservait l’extrémité inférieure dans la cave. Ces dispositions prises, il ne restait plus à chacun qu’à tirer alternativement son bout, comme font les ramoneurs avec leur hérisson, pour faire parcourir à toute cette ferraille l’étendue entière de l’escalier, s’accrochant à toutes les marches, se heurtant à la rampe, et produisant ainsi du haut en bas de la maison un vacarme que tous ceux qui l’ont entendu affirment être des plus réjouissants. Ils appelaient cela : jouer à l’orchestre de l’Opéra.


Un jour, un écureuil, appartenant probablement à l’un des pensionnaires, étant mort, on lui fit de pompeuses funérailles qui ne durèrent pas moins de trois jours, pendant lesquels tout le Conservatoire fut en effervescence ; rien ne fut oublié, l’exposition du corps, les chants et les cérémonies du culte ; il paraît que c’était très drôle ; je n’oserais pas affirmer que c’était tout à fait convenable.

On voit par tout cela que, malgré les rigueurs directoriales, la vie n’était pas si intenable qu’on aurait pu le croire au Pensionnat ; Messieurs les pensionnaires savaient l’embellir et la mettre à leur goût.


Tous les gens qui ont connu Cherubini affirment qu’en dehors du service, c’était un homme très affable, très doux et même spirituel ; que sa maison était fort gaie, qu’il recevait beaucoup, et que ses filles, pour lesquelles il était plein de tendresse, étaient charmantes. Malgré cela, je n’ai jamais entendu citer de lui un mot vraiment aimable ; à moins que ce ne soit celui-ci :

Pour amuser ses filles, ayant organisé une petite sauterie intime, il fait dire au chef du Pensionnat de lui envoyer le pensionnaire Couderc. Enchanté et flatté de cette distinction, Couderc se met sur son trente-et-un, habit noir, cravate blanche immaculée, chemise à tout petits plis, bottines vernies sortant de chez le bottier, et arrive ainsi tout pimpant chez le Maître, bien exactement à l’heure dite.

— « Qué, qué, que que vous voulez ?

— Je suis M. Couderc, cher Maître…

— Qué qué c’est qué ça, zé connais pas ?

— Mais il y a donc erreur ? C’est M. Legendre[4] qui m’a dit que vous m’aviez fait l’honneur de m’inviter ?

— Qué, qué, que z’ai demandé le pensionnaire Couderc, mais que vous, monsieur, que zé né vous connais pas. »

Il fallut qu’il rentrât revêtir son uniforme.


Cherubini n’allait jamais aux premières en vertu de ce principe : « Qué si l’ouvraze il est bon, on le rezouera ; qué s’il est mauvais, qué zé né pas besoin de l’entendre. »

Il faisait pourtant exception, en général, pour les œuvres de ses élèves. C’est ainsi qu’il se trouvait un soir à l’Opéra, où l’on jouait pour la première fois un ouvrage d’un de ses disciples préférés, dont le nom n’ajouterait rien à l’intérêt de ce récit. Après le deuxième acte, l’auteur monte dans la loge de son Maître, qui était assis sur le devant et ne bouge pas. Inquiet de ce silence, et au bout d’un certain temps, il hasarde timidement :

— « Eh bien ! cher Maître, vous ne me dites rien ?

Qué voilà bien deux heures qué zé t’écoute, moi, et qué tu né mé dis rien ! »


Voulez-vous encore une petite histoire de Cherubini ? Je crois que ce sera la dernière, car je ne veux pas vous raconter celles qui sont par trop connues.


Après être resté assez longtemps sans rien produire au théâtre, il donna à l’Opéra, en 1833, un dernier ouvrage, Ali-Baba. À la répétition générale, un des interprètes se trouve subitement indisposé, et dans l’impossibilité de chanter. Grand émoi sur la scène et dans la salle ; on allait se voir forcé d’ajourner la répétition, lorsqu’un camarade obligeant, qui avait aussi un petit rôle dans la pièce, s’offre spontanément pour remplacer le malade et sauver la situation, en s’excusant de ne savoir le rôle que très imparfaitement, puisqu’il n’avait pas eu à l’apprendre et ne le connaissait que pour l’avoir entendu aux répétitions.

Effectivement, comme c’était à prévoir, il se trompe, il excite la colère de Cherubini, qui ne manque pas, bien entendu, une si belle occasion de lui dire des paroles très désagréables.

Pendant l’entr’acte, Halévy, son élève, qui devait être, à cette époque, chef du chant à l’Opéra, vient le trouver et essaie de le ramener à de meilleurs sentiments :

« Je vous assure, mon cher Maître, que vous avez été bien dur pour ce pauvre X…, qui en somme a fait acte de bonne volonté et sans lequel on ne pouvait pas répéter du tout ; il est bien naturel qu’il n’ait pas su le rôle et se soit un peu trompé, mais enfin ce qu’il a fait est d’un bon camarade et d’un bon musicien ; vous lui avez fait beaucoup de peine, il s’attendait plutôt à un petit remercîment… Vous devriez tâcher de lui dire quelques mots pour faire oublier cette pénible impression, lui montrer que vous appréciez son zèle…

— « Qué c’est bon, qué c’est bon, interrompt Cherubini, qué tu vas lui dire qué zè né lui en veux pas. »


Si maintenant nous passons à Auber, nous allons nous trouver en face d’un tout autre caractère et d’un tour d’esprit fort différent.

  1. En ce temps, les directeurs n’étaient pas logés au Conservatoire. Cherubini demeurait à proximité, au no 19 du faubourg Poissonnière.

    Son successeur, Auber, demeurait 24, rue Saint-Georges, dans un hôtel lui appartenant.

    Amb. Thomas a été le premier directeur habitant l’établissement, dans l’appartement qui avait été précédemment occupé par Clapisson, comme fondateur et conservateur du Musée Instrumental.

  2. La Salle d’attente actuelle des examens.
  3. Il y a eu aussi, de 1822 à 1826, un pensionnat d’élèves-femmes (26, rue de Paradis), dont nous n’aurons pas à parler plus longuement.
  4. M. Legendre était le chef du Pensionnat.