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Les Gaietés du Conservatoire/22

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Libr. Ch. Delagrave (p. 99-106).
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Dans une très petite paroisse des environs de Paris, il y a une quinzaine d’années, les rares fidèles capables de quelque observation sagace en matière musicale remarquaient avec étonnement que leur organiste avait la manie persistante de toujours terminer l’Entrée par un pianissimo absolu, et de commencer de même la Sortie ; cela contrairement à tous les usages et aux lois du plus simple bon sens. Pour une fois, ce procédé pouvait passer à la rigueur comme une originalité admissible, d’un caractère étrange et favorisant peut-être le recueillement, mais renouvelé non seulement tous les dimanches, mais aussi à toutes les messes de mariage et puis encore à tous les enterrements pendant plusieurs années, cela devenait abominablement fastidieux et semblait dénoter chez l’organiste une faiblesse d’invention déplorable ou un attachement singulier à cette forme bizarre pour des morceaux qui, généralement, débutent et se terminent avec tout l’éclat et toute la pompe possible.

La raison de cette anomalie n’a jamais été connue de qui que ce soit, et seul je puis la révéler, ayant reçu la confession de l’organiste, qui était de mes élèves. Pas des plus brillants, mais un bien bon garçon.

A l’époque de sa naissance, son père, qui cumulait les fonctions de bedeau, de sacristain, de fossoyeur, de sonneur de cloches, de souffleur d’orgue et… de savetier (on lui avait laissé s’organiser une échoppe dans un recoin, à mi-hauteur du clocher), son père, dis-je, avait déjà un autre fils de six ou huit ans, qui allait à l’école des frères. Par la suite, cet aîné ayant montré de la vocation pour la carrière ecclésiastique, fit ses études au séminaire, et lorsqu’il en fut sorti, son père obtint de l’archevêché, par l’intermédiaire du curé, qu’il fût nommé vicaire dans sa petite église.

Pourvu d’une merveilleuse prestance, personne n’était plus fier que le brave père Veteau lorsque, coiffé du tricorne empanaché, vêtu de son habit magnifiquement chamarré de broderies d’or, chaussé de beaux bas de coton blanc qui moulaient ses grosses jambes de campagnard, et frappant de sa canne au pommeau journellement astiqué les dalles sonores, il précédait son fils allant célébrer le saint sacrifice.

Mais il caressait un rêve aussi ambitieux que compliqué, qu’il vint un jour m’exposer, car pour sa réalisation il était nécessaire que son cadet entrât dans ma classe ; je l’y pris donc comme auditeur seulement, vu qu’il avait passé la limite d’âge, et pendant tout le temps que je l’y gardai, je reçus régulièrement chaque année, au jour de l’an, une superbe paire de souliers à cordons tout neufs, aussi gros que possible, d’une solidité à toute épreuve, d’apparence inusables, mais toujours trop petits.

Quand j’eus enseigné au jeune Théotime le solfège bien à fond, quelques éléments d’harmonie et même de contrepoint, je le présentai à mon savant et illustre collègue César Franck, qui tenait alors la classe d’orgue, et qui l’autorisa à la suivre, toujours en qualité d’auditeur ; il y assista pendant deux ans, très assidu et attentif.

Pendant ce temps, le père Veteau, qui n’était pas machiavélique à moitié, travaillait de son côté. Son amour paternel lui suggérant des combinaisons aussi naïves que peu délicates, avant chaque office, il déplaçait sournoisement quelques tuyaux de l’orgue, tantôt les uns, tantôt les autres, mettant un mi à la place d’un , un sol à la place d’un si… de telle façon que l’organiste semblait jouer outrageusement faux ; c’était une atroce cacophonie qui faisait bondir prêtres et ouailles, les enfants de chœur et la loueuse de chaise, et dont seul le malheureux titulaire de l’orgue ne s’apercevait pas, car il était sourd comme un pot, fait heureusement fort rare chez les organistes.

Une première fois, le curé le crut malade, et ne dit rien ; une deuxième, il le prit à part pour le prier de mieux soigner son jeu ; une troisième, il se fâcha très fort. Sur l’avis du conseil de fabrique, on fit venir, à plusieurs reprises, un accordeur d’orgues, puis le facteur lui-même ; mais lors de leurs visites, les tuyaux avaient repris leurs places, et l’instrument fonctionnait régulièrement.

Enfin, un jour où le digne mais astucieux sacristain avait déplacé quarante-deux tuyaux, le pauvre organiste fut honteusement congédié.

Débarrassés du vieil organiste, le père Veteau et son fils l’abbé présentèrent comme candidat le jeune Théotime, qui fut mis à l’essai, puis accepté.

C’était là le rêve secret de toute la vie du bonhomme : après avoir sonné la cloche, conduire son fils aîné à l’autel, l’épée au côté, coiffé du tricorne, puis à la même messe, souffler l’orgue pour son deuxième fils.

Mais une grave difficulté se présentait qu’il n’avait pas prévue ; — on ne saurait penser à tout. — C’était justement pendant que l’orgue terminait son Entrée que le prêtre devait apparaître, et le père Veteau n’avait pas le temps de dégringoler de sa tribune ; c’était encore au moment même où le prêtre retournait à la sacristie que devait être entonnée la Sortie… il aurait fallu être à deux endroits à la fois !

Quel effondrement de toutes ses nobles ambitions ! Il faillit en faire une maladie. Renoncer à ses épaulettes de général et à sa canne de tambour-major, jamais ! Alors quoi ? ne pas souffler son fils ? laisser à un autre, à un inconnu, cette part de collaboration intime ?

Fort heureusement, la Providence veillait.

J’ai oublié de vous dire qu’il y avait un troisième fils, plus jeune, pour lequel on avait trouvé dans une ville d’Algérie un emploi analogue à celui de son père : il était sacristain, bedeau et souffleur à l’église protestante de la localité. Mais comme il n’était pas savetier, il recevait tous les ans, au jour de l’an, une belle paire de souliers à cordons tout neufs, très épais, mais toujours trop grands, dus à la munificence paternelle. Ne pouvant les porter, et désirant témoigner sa reconnaissance, un beau jour il les avait vendus en bloc, et avec la somme ainsi obtenue, il avait acheté un singe d’assez grande taille, qu’il avait envoyé à ses parents, pour égayer l’échoppe du clocher. De fait, cet animal, très intelligent, très comique, attaché à une longue corde par le milieu du corps, faisait par ses gambades le bonheur et la joie de toute la paroisse, depuis le curé jusqu’au dernier des enfants de la maîtrise.

Quelque temps avant l’époque à laquelle se passe notre histoire, il faillit pourtant compromettre terriblement la situation du père Veteau. C’était la veille de Pâques. Parmi ses vastes attributions, le factotum de l’église avait entre autres la confection des hosties ; à cet effet le curé lui avait fait cadeau d’un moule spécial en buis, et d’un missel hors de service pour les mettre à sécher. Or, en vue de la communion du lendemain, après en avoir moulé une quarantaine, il les avait soigneusement placées entre les feuillets du missel, ce qui paraissait beaucoup amuser le singe.

Le temps qu’il aille épousseter l’orgue et déplacer quelques tuyaux, la maligne bête avait avalé plus de la moitié des hosties, et le lendemain, le pauvre curé dut refuser des communions. Le jour même, la corde fut raccourcie ; « mais », disait le père Veteau, « à présent, quand je moule des hosties, j’en fais toujours quelques-unes de plus pour lui. »

Toujours est-il qu’après de longs conciliabules entre le père bedeau, le fils abbé et le fils organiste, il fut décidé que ce serait le singe qui les tirerait d’embarras.

Chaque dimanche matin, on l’installait dans la soufflerie. Théotime tirait tous ses jeux, son père soufflait, et l’entrée commençait étincelante. Le moment venu d’accomplir ses fonctions de bedeau, le bonhomme se précipitait à la sacristie, pendant que le singe, obéissant à son instinct d’imitation, se suspendait frénétiquement à la corde ; mais comme il ne soufflait jamais bien fort ni bien longtemps, le savant organiste, mon élève, repoussait tous les jeux les uns après les autres, n’en gardait plus qu’un, et l’entrée finissait… quand il n’y avait plus de vent. Pour la sortie, c’était l’organiste lui-même qui allait remplir le soufflet, en confiait la manœuvre à Messire singe ravi, puis préludait doucement sur un jeu de bourdon, avec des silences fréquents et habilement ménagés, jusqu’au moment où quelques saccades bien caractéristiques lui annonçaient l’arrivée du maître souffleur ; alors seulement il s’abandonnait à l’inspiration de son génie !


J’aurais voulu vous conter cela plus brièvement, mais vous n’auriez jamais pu comprendre.