Les Gaietés du Conservatoire/24

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Libr. Ch. Delagrave (p. 109-113).
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A côté des parents comiques, il y a les parents héroïques, qu’on ne saurait trop admirer, et qui sont moins rares qu’on ne le croit. Je n’en citerai qu’un, en regrettant de ne pas oser dire son nom.

Quoi de plus touchant que l’odyssée de ce brave homme, simple colporteur en mercerie dans les Vosges, y faisant vivre tant bien que mal, — plus souvent mal que bien, — mais honnêtement, sa pauvre petite famille, et que sa misérable femme abandonne lâchement avec ses deux petits pour courir les chances d’une existence… plus brillante et plus lucrative ?

Sur le simple avis d’un voisin, chef de musique de l’armée ou de la fanfare locale (j’ai oublié ce détail) qui avait cru reconnaître à l’aîné des dispositions pour la musique, le voilà qui entreprend bravement, on pourrait dire témérairement, le voyage de Paris, poussant devant lui ou traînant sur la grand’route sa boutique ambulante, dans laquelle étaient couchés les deux pauvres mioches. Le voyage dura cinq semaines ; on dormait où l’on pouvait, dans les fermes, parfois sous un hangar, le plus souvent à la belle étoile ; on essayait de vendre pour quelques sous de ruban, de fil ou un paquet d’aiguilles pour avoir quelque chose à manger ; quand on n’avait rien pu vendre, on ne mangeait pas ; et en route, toujours en route…

Arrivé à Paris, il fallut vendre à perte, pour pouvoir vivre les premiers jours en se serrant le ventre, toute la petite pacotille et même la charrette.

Le malheureux père, aussi intelligent que courageux, eut cette idée géniale, en arrivant au Conservatoire, et avant de faire usage de la lettre de recommandation que lui avait remise son voisin le chef de musique, de prendre l’air du bureau, d’aller d’abord causer avec des employés subalternes, des garçons de classe, et de s’enquérir auprès d’eux des classes où il y avait le moins d’élèves, dont l’accès était le plus facile, comme aussi des instruments dont le besoin était le plus grand dans les orchestres.

Ces premiers points acquis, il s’adressa humblement, mais délibérément, au professeur de harpe d’alors, et en toute sincérité, lui raconta son histoire et sa pénible situation. Il sut l’intéresser et l’émouvoir, car ce professeur était un homme de cœur, et les hommes de cœur, à quelque milieu social qu’ils appartiennent, savent toujours se comprendre.

En quelques jours, il fut décidé que le pauvre petit entrerait comme auditeur à la classe de harpe, qu’un ancien élève, un second prix, lui donnerait des répétitions gratuites — on trouve toujours de ces dévouements au Conservatoire, — et la maison Érard, dont la charité traditionnelle est inépuisable, lui prêta, sur la demande du professeur, une belle harpe à double mouvement.

On ne peut s’imaginer l’effet étrange que produisait cet instrument si majestueux et si décoratif, avec son chapiteau gothique et ses riches volutes dorées, dans le taudis sordide et mansardé que les malheureux habitaient, au septième étage et à raison de 10 francs par mois, près de la zone militaire des fortifications, et dont tout le mobilier consistait en un grabat, une chaise de paille dépaillée, et un fourneau mobile, sans tuyau, d’un modèle parfait pour les suicides par axphyxie.

À partir de ce jour, telle fut leur vie :

À cinq heures du matin, le père se levait, laissant les enfants endormis, allait acheter quelques rogatons, rentrait et faisait la cuisine (?) pour la journée, ainsi que la lessive et les raccommodages. À huit heures, on partait pour le Conservatoire, afin de ne rien manquer de la classe de harpe ni de celle de solfège, qui avaient lieu à neuf heures, l’une un jour, l’autre le lendemain. De midi à quatre heures, on travaillait, et à cinq heures, on se trouvait chez le camarade répétiteur bénévole, qui, par fatalité, demeurait à l’autre bout de Paris. À sept heures, on mangeait les restes du matin, et les enfants se couchaient.

Quand il les voyait bien endormis, le père songeait alors à gagner leur vie pour le lendemain. Avec des précautions inouïes, il descendait par les escaliers vermoulus le lourd et précieux instrument, et, le chargeant sur son dos, il s’en allait chanter des chansons vosgiennes devant les terrasses des cafés aux environs de la Bastille, en s’accompagnant comme il pouvait ; car, avec une intuition qui tient du prodige, par un effort de volonté comme seul pouvait en inspirer à cet homme au cœur maternel le sentiment de la détresse de ses petits, il s’assimilait tellement les leçons données à l’enfant, et auxquelles il assistait toujours, qu’il était arrivé à jouer de la harpe, en dépit du bon sens, bien entendu, mais enfin il avait au moins l’air d’en jouer. De café en café, jusqu’à la fermeture, une heure ou deux heures du matin, il arrivait à récolter généralement douze ou treize rarement vingt ou vingt-cinq.

Alors il rentrait, épuisé, remontait la harpe au septième étage, sans jamais en abîmer une moulure, et se couchait silencieusement par terre, à côté de la couchette informe où les enfants sommeillaient, ignorant même que leur père fût sorti.

Et le lendemain à cinq heures il repartait faire ses provisions.

Et la vie continua ainsi pendant trois ou quatre ans, jusqu’au jour où l’enfant, qui, je dois le dire, était un brave et intelligent travailleur, digne du dévouement de son père, obtint enfin le premier prix de harpe.

Depuis lors, je l’ai perdu de vue, mais sa carrière est assurée, et j’aime à croire qu’il ne laissera jamais son père dans le besoin.


Connaissez-vous un plus bel et noble exemple de dévouement paternel ?