Les Gaietés du Conservatoire/25

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Libr. Ch. Delagrave (p. 114-118).
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Il n’est aucun de vous qui n’ait déjà été ou ne soit prochainement victime de cette maîtresse de maison, femme du monde et protectrice des jeunes artistes, qui vous invite traîtreusement à dîner sans cérémonie, avec l’idée bien arrêtée qu’ensuite vous ne pourrez pas vous refuser à faire un peu de musique, à chanter ou à réciter des vers devant une cinquantaine d’amis qu’elle a invités à prendre le thé. Vous ayant donné à manger, elle trouve tout naturel de vous faire payer votre écot.

C’est une petite exploitation de l’artiste, très répandue et très économique.

Cet abus, vous y êtes exposés, sachez-le bien, pendant toute la première moitié de votre carrière, après que vous aurez quitté le Conservatoire. Il faut avoir acquis une véritable notoriété artistique pour pouvoir s’en considérer comme à peu près exempt.

Je veux seulement ici vous indiquer sommairement comment quelques-uns de vos illustres devanciers (car je ne doute pas que vous deveniez tous de grands artistes), ont parfois réussi à se soustraire à cette pratique indélicate.


Un jour, Vieuxtemps, le célèbre violoniste, reçoit un joli petit billet rose, parfumé :

Cher Maître,

Qu’il y a donc longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir !

Faites-nous donc l’amitié de venir dîner vendredi avec nous, dans la plus stricte intimité ; nous serons si heureux, mon mari et moi, de causer avec vous de vos récents triomphes !…

Donc, c’est entendu, à vendredi 7 h., nous comptons sur vous.

Votre fervente admiratrice.

Duchesse de ***

P.-S. — Surtout, n’oubliez pas d’apporter votre violon.


Vieuxtemps flaire le coup ; il le connaissait. Il prend sa plume et répond :

Madame la Duchesse,

J’aurai le vif regret de ne pouvoir me rendre vendredi à votre aimable invitation, ayant un engagement antérieur.

Mais, je vous enverrai mon violon.

Veuillez agréer, etc…


Et, en effet, il envoya son violon.


En une circonstance semblable, Chopin, lui, s’était laissé prendre au piège. Il avait déjà dîné, donc touché et en partie digéré son salaire, quand l’invite lui fut faite de se mettre au piano. Que faire ?

Il commence par plaquer quelques accords abominablement faux.

— « Mais ce piano ne marche pas, il faut au moins que je l’arrange ! » et il se met à démantibuler l’instrument, il en retire le clavier, qu’il pose par terre, il en retire la mécanique, qu’il couche sur un canapé, il en retire le pupitre, qu’il adosse le long d’un mur, et enfin il se retire lui-même, à la grande consternation de la maîtresse de la maison, affirmant qu’on ne peut pas jouer sur un piano dans cet état-là !!!


J’ai vu Schulhoff se tirer d’affaire de façon encore plus délibérée, et pourtant c’était dans une maison où tous les plus grands artistes du temps briguaient l’honneur de se faire entendre, une maison qui ressemblait plutôt à une cour ; c’était chez Rossini, dont les soirées, aux dernières années du deuxième Empire, brillaient d’un éclat sans rival.

On avait déjà entendu la Patti, la Trebelli, Tamburini, Gardoni et Zucchini, lorsque Mme Rossini, se faisant gracieuse pour la circonstance, s’approche de Schulhoff et lui demande « s’il voudrait bien jouer quelque chose ».

Or, Schulhoff avait dîné, et détestait, comme beaucoup d’autres artistes, de faire de la musique pendant sa digestion.

De plus, il était en admiration, depuis le commencement de la soirée, devant les oreilles minuscules de Mme B… (je m’en voudrais de la désigner autrement, car si vieille qu’elle puisse être devenue, elle doit être restée horriblement coquette). Il avait le culte des petites oreilles, peut-être parce que lui-même en possédait de formidablement grandes. Toujours est-il que la proposition de Mme Rossini, soit qu’elle le dérangeât de sa contemplation, soit qu’elle lui parût de nature à troubler la digestion d’un dîner que je me souviens avoir été succulent (comme toujours d’ailleurs chez Rossini), n’obtint que cette seule réponse :

— « Non — Non — Non. »

Il prononçait : Naun ! Naun ! Naun ! avec un accent de bête féroce, et Mme Rossini, peu habituée à voir ses avances ainsi accueillies, recula terrorisée.

Ce soir-là, comme la plupart du temps, ce fut Diémer qui joua, et on n’y perdit pas grand’chose.