Les Garanties de nos libertés - La liberté électorale

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LES
GARANTIES DE NOS LIBERTÉS



LA LIBERTÉ ÉLECTORALE[1]


Dire qu’en notre constitution tout pouvoir découle de l’élection est une vérité banale et ce n’est pas à coup sûr au commencement de l’année 1906 qu’elle peut être mise en doute.

Mais il ne suffit pas que l’attention publique se porte sur les destinées que réservent à la France de demain les mystères du scrutin : il faut agir à tous les degrés et sous toutes les formes. Pendant que la préparation des élections s’accomplit sur place par un travail persévérant, il est un autre genre d’action qui s’impose.

En attendant que la lutte soit ouverte, il faut se demander si elle sera loyale. C’est à atteindre ce but que tout doit être subordonné. À quoi sert le courage, si les épées sont inégales ? Que vaut la supériorité du joueur, si les cartes sont biseautées ? Il faut donc, avant tout, que les instrumens du combat ne prêtent pas au soupçon. Ici, le législateur a un devoir à accomplir. Par une singulière rencontre, ce sont les partis qui aiment à le voir intervenir à tout propos, qui se plaisent à l’arrêter en matière électorale ; si on les écoutait, on croirait que notre législation a tout prévu, qu’elle ne mérite aucun amendement. Il n’y a pas de jugement plus faux ; on ne doit pas se lasser de répéter que toute fraude qui réussit a pour auteurs des hommes passionnés et pour complices des lois impuissantes.

Nous croyons utile de rappeler les responsabilités, de voir le mal qu’ont accompli les ardeurs des partis, et le peu qu’a jusqu’ici tenté l’autorité publique pour les contenir et les réprimer.

Quand nous aurons mesuré les faits qui la mettent en péril, la liberté électorale nous apparaîtra plus nettement. Les moyens employés pour l’étouffer feront ressortir en pleine lumière les garanties qui peuvent la défendre.


I


En remontant jusqu’aux premiers temps qui ont suivi la Charte de 1814, il serait facile de montrer que toutes les élections se ressemblent. Il vaut mieux nous borner aux exemples que nous fournit, depuis un demi-siècle, le suffrage universel. Tantôt libre, tantôt asservi, jamais organisé, le suffrage universel a traversé les crises les plus violentes. À regarder tour à tour l’Empire, les gouvernemens de partis, la démocratie, leurs excès et leurs fautes, un observateur superficiel serait tenté de croire que les maladies de notre régime électoral sont d’origine diverse. En examinant de près les faits, il s’apercevrait qu’un élément vicieux altère seul tout le mécanisme : la candidature officielle ayant la centralisation administrative et la corruption pour instrumens.

En relisant les mémorables vérifications de pouvoirs qui ont suivi les élections générales de 1863 ou celles de 1869, l’impression est la même qu’en écoutant les débats de 1898 ou de 1902. Dans toute élection en France, il y a un fait qui domine : l’intervention des fonctionnaires au profit d’un parti. La mission de celui qui est investi d’une part de la puissance publique est d’assurer l’ordre, il doit à ses administrés la justice, c’est-à-dire l’impartialité. Combien il en est loin lorsqu’il s’agit du scrutin électoral ! Les plus audacieux le faussent ouvertement, les plus adroits agissent sur les consciences, tous se vantent, comme du premier titre à la reconnaissance du ministre, d’être habiles « à savoir faire les élections. » Les récompenses sont à ce prix : c’est le mérite supérieur du préfet, et nul d’entre eux ne s’en cache.

Tel est le fait précis, indéniable, d’où tout découle. Suivant les circonstances, la pression est plus ou moins forte. Plus faible dans les temps calmes, elle devient très vive quand se développe la lutte des partis. Par un oubli complet de son rôle, le gouvernement descend dans l’arène, prend part à la mêlée, use de toutes ses forces. Cela s’appelait sous l’Empire « sauver la société. » Les mêmes disent aujourd’hui qu’ils « sauvent la République. » Ce sacrifice au salut de tous, qui était à Rome, il y a vingt-cinq siècles, la loi suprême, revient dans la bouche de nos fonctionnaires comme un dernier argument qui dispense de tout scrupule.

Sous la constitution de 1852, le système fonctionnait avec une précision absolue : parmi les candidats, il en était un qui recevait l’investiture ; il était déclaré « candidat officiel. » Son nom, suivi de cette désignation, jouissait du monopole de l’affiche blanche ; le préfet l’escortait, le présentait partout ; les maires, qui étaient tous nommés par décret ou arrêté préfectoral, agissaient pour lui, transmettant aux gardes champêtres, facteurs et buralistes, les ordres qu’ils avaient reçus et donnant ainsi à tous les degrés l’exemple d’une discipline qui a soumis pendant dix-huit ans à un mot d’ordre le vote des campagnes. Toute velléité d’opposition était suspecte, tout acte d’indépendance était tenu pour un commencement de rébellion, et comme les hommes, qu’ils aient ou non une fonction publique, sont également sensibles à l’amour-propre et à l’ambition, lorsqu’un maire, voulant faire sa cour au préfet, voyait dans sa commune quelque ébranlement de mauvais augure, il imitait, souvent sans beaucoup de tact, ce qu’il avait vu faire au-dessus de lui. De proche en proche, les circulaires déjà violentes de M. de Persigny changeaient de ton ; parmi les sous-ordres se multipliaient les excès de zèle. En lisant la déclaration de guerre partie de la place Beauvau, les inférieurs se croyaient tout permis. Cette licence se prolongea pendant tout l’Empire, fertile en incidens de toutes sortes dans les régions où les ardeurs du soleil s’ajoutent aux ardeurs politiques, mais laissant partout le souvenir plus ou moins effacé de pratiques mauvaises.

Lorsqu’une coutume est dans le sens des défauts d’une race, elle y pénètre et la corrompt en un espace fort court. Si on observe bien la France, tout au moins ses masses rurales, on découvre qu’elle n’a été au XIXe siècle ni royaliste, ni impérialiste, ni républicaine, mais ne se souciant en politique que de ses intérêts actuels et, comme ils lui paraissaient tous représentés par le gouvernement, s’attachant passionnément à ce gouvernement et à celui qui en était, au chef-lieu, le délégué. L’influence du préfet, loin de décroître, a trouvé dans le service militaire universel un regain de force, tandis que les décorations nouvelles, le Mérite agricole, les palmes, les médailles, lui apportaient toutes les recrues de la vanité. Si on ajoute à cette action gouvernementale, et opérant dans le même sens, les comités occultes qui recueillent les délations, donnent les mots d’ordre, surveillent les douteux, dressent les listes et préparent les manifestations plus ou moins spontanées de l’opinion, on aura l’ensemble des rouages qui marchent lentement en temps ordinaire et que l’approche des élections mettra en mouvement avec une puissance presque irrésistible.

Quarante années nous séparent des affiches blanches, et la candidature officielle n’a perdu que son étiquette. L’abus survit avec toutes ses conséquences quand les ministres vont, fort à propos, faire des tournées, accompagnés des futurs députés, lorsque préfets, secrétaires généraux et sous-préfets portent les croix et médailles dues aux recommandations du candidat, distribuent les faveurs, promettent des congés de moissons aux militaires, favorisent les œuvres d’initiative dues au député et se font gloire de les refuser au candidat d’opposition, lorsque toutes les lois d’encouragement à l’agriculture, à la mutualité, à l’épargne, au crédit agricole, aux assurances contre la grêle, contre la mortalité des animaux deviennent tour à tour l’objet de primes politiques. Qu’on ne s’y trompe pas : depuis quelques années, le nombre des faveurs dont dispose le pouvoir s’est considérablement étendu ; les Chambres s’en sont mêlées : les députés n’ont pas hésité à voter toutes sortes de subventions, sachant bien qu’ils frappaient une monnaie électorale.

Tout ceci n’est que le prélude des fraudes qui vicient directement les élections[2]. Nous avons parlé des abus d’influence parce qu’ils préparent en quelque sorte les abus les plus graves : ils altèrent la pureté des consciences, les abaissent à une foule de capitulations de détail, les habituent à se vendre, leur enseignent la corruption et les moyens d’en user.


II


La bonne tenue des listes électorales est, dans l’état actuel, la première garantie du droit de l’électeur. La loi a déclaré solennellement que les listes étaient permanentes et qu’elles seraient soumises à une révision annuelle. Cette révision donne lieu à une série de formalités qui doivent s’accomplir en janvier de chaque année. Annoncée à grand fracas dans les villes par une série d’affiches invitant les électeurs à vérifier leur inscription, cette révision est aussi bruyante que vaine ; elle est, suivant les lieux, une œuvre bureaucratique sans portée, ou bien un moyen de faciliter les actes les plus coupables. L’incurie suffit d’ailleurs à préparer la fraude ; le maire s’abstient de rayer les électeurs décédés ou ayant quitté la commune ; personne ne réclamant leur radiation, des cartes électorales sont dressées et remises le jour du scrutin à des hommes prêts à tout faire qui courent de bureau en bureau votant aux diverses sections. Partout où une municipalité cherche à altérer l’élection, se rencontre le même procédé. Il n’est pas un maire suspect qui ne laisse s’accumuler un fond de liste d’où il tirera autant d’électeurs fictifs. Ce genre de fraude est plus facile dans les grandes villes[3] ; il y a tel chef-lieu de département où plusieurs milliers de faux électeurs votent de la sorte. À Lyon, une ou deux circonscriptions ont été l’objet d’une épuration ; un Comité s’est formé pour l’assainissement des listes : une lettre recommandée a été adressée à chaque électeur inscrit ; dès que la lettre revenait avec la mention « inconnu », une demande en radiation était adressée à la mairie ; mais si l’œuvre était longue, le temps imparti aux réclamations était court ; il fallait un dévouement exceptionnel pour triompher en vingt jours de la mauvaise volonté des bureaux.

Ce n’est pas la seule fraude à laquelle donne lieu la tenue des listes électorales. On a vu des centaines d’électeurs retranchés sans motifs par des maires, prêts à payer d’audace en cas de réclamation et sachant d’ailleurs que le citoyen lésé n’oserait pas les poursuivre[4]. Avec la révision limitée à un court délai en janvier, avec les listes intangibles à dater du 31 mars, les maires qui agissent de la sorte sont presque assurés de l’impunité et tout à fait certains du succès de leur fraude pendant au moins une année. Ajoutez à ce fait coupable les additions irrégulières que le même maire n’a pas manqué de faire, et il sera facile de comprendre comment la majorité peut être changée en quelques semaines. Le malheur veut que les prétextes abondent : pour un secrétaire de mairie bien stylé par son chef, il n’est que trop aisé de noter une absence, un déménagement, un voyage d’un adversaire pour le rayer et de choisir parmi les journaliers des environs, parmi les travailleurs de passage, les amis qui feront triompher tel ou tel candidat. N’avons-nous pas vu des travaux publics rassemblant pour un canal ou un chemin de fer des équipes d’ouvriers et modifiant comme par enchantement l’opinion d’une commune[5] ?

Contre de tels coups d’arbitraire, que peut l’électeur ? que peut le candidat ? Ils interpellent le maire : le maire coupable se tait, le préfet laisse faire. À quel tribunal s’adresser ? À qui en appeler du pouvoir politique qui rit de ces bagatelles, valide le député et se moque du candidat battu ? Il faut trouver des juges qui dépouillent de leur masque ceux qui commettent ces délits, il faut introduire dans la loi des dispositions qui assurent le respect absolu de la liste, fondement du droit électoral.


III


Les préliminaires sont achevés : le jour de l’élection est arrivé ; on est réuni dans la salle de la mairie. Le maire, apportant à la lutte toutes les passions de son parti, a convoqué des affidés qui composent avec lui le bureau électoral : il est décidé à prendre tous les moyens pour faire triompher son candidat. Que va-t-il faire pendant cette journée décisive pour altérer le scrutin ? Il ne s’agit pas ici d’un tableau de fantaisie : chaque allégation, chaque fait se trouve relevé dans un pourvoi ; les conseils de préfecture, le Conseil d’État ont été saisis de protestations sans nombre qui attestent l’insuffisance scandaleuse de la loi.

Maître du bureau électoral, à l’abri de toute critique, il dispose la salle de manière à éviter le contrôle des électeurs : au début des opérations, ils ne seront pas admis à vérifier l’urne, ils ne pourront circuler autour de la table ; ils seront introduits un à un dans la salle où ils trouveront les bulletins d’un seul candidat. Cet isolement solennel n’est troublé que par la présence du garde champêtre obéissant au moindre signe du maire. À ce silence fait pour intimider, à ce tête-à-tête propre à faire trembler les poltrons et tout au moins à déterminer les irrésolus[6], vont succéder, dans les contrées les plus agitées, les scènes de violence.

Tantôt le maire use, à la fin de la séance, des cartes non retirées, fait émarger les noms par un scrutateur et introduit dans l’urne autant de bulletins, tantôt il fait venir de faux électeurs qui votent avec les cartes distribuées d’électeurs absens ou décédés. Si aucune des manœuvres n’a pu réussir, si la majorité paraît échapper, il reste aux audacieux une dernière ressource : la bagarre finale. Elle s’est produite depuis quelques années sous diverses formes, mais le point de départ est le même. La salle du vote se remplit peu à peu, le dépouillement commence, la foule devient bruyante, puis houleuse, les propos s’enveniment, le tapage croît, le président du bureau essaye de se faire entendre ; sa voix est couverte, il déclare son autorité méconnue, fait appel à la force publique et ordonne l’évacuation de la salle. Si les gendarmes sont maîtres de la foule, le maire sera maître du scrutin et le dépouillement s’achèvera sans autre garantie que la force. Si les trois ou quatre gendarmes présens sont impuissans, la table sera renversée, les lumières éteintes et l’urne brisée proclamera mieux que tout tribunal la nullité du scrutin. Triste comédie qui s’est renouvelée depuis quelques années sans qu’aucune répression, sans qu’un seul exemple de responsabilité ait satisfait la morale publique ! Aux yeux de qui la nullité d’une telle élection prononcée quelques mois plus tard paraîtra-t-elle un châtiment ? Combien de faits de ce genre depuis vingt ans ? est-il un seul maire qui ait été condamné[7] ?

Poursuivons notre enquête ; suivons les dernières opérations ; supposons que les présidens de bureaux électoraux aient fidèlement accompli leur tâche, que le dépouillement se soit terminé sans scandale, que les listes d’émargement aient été bien tenues ; les pièces sont envoyées de la mairie à la préfecture. La commission de recensement commence son œuvre : si elle est fidèle à la loi, c’est un contrôle assez simple et la vérification d’additions faites à la hâte le soir du scrutin ; mais si la passion s’en mêle, les résultats de l’élection peuvent être en quelques heures entièrement bouleversés. Voici le procédé le plus fréquemment employé : les bulletins nuls et douteux sont annexés aux procès-verbaux de chaque commune. La Commission de recensement n’excède assurément pas ses pouvoirs en restituant à tel ou tel candidat les bulletins qu’un doute lui a enlevés. De là à remanier tous les chiffres en déclarant valables les bulletins nuls, en annulant toute une liste d’émargement[8], en augmentant la majorité absolue, il n’y a que la distance qui sépare une conscience nette des manœuvres de politiciens subordonnant les moyens au triomphe final.

C’est ainsi que des candidats d’opposition dont le succès avait été annoncé le soir du scrutin se sont vus, trois jours après, battus de quelques voix par le candidat de la préfecture, proclamé grâce au zèle d’une commission de recensement.

En résumé, ceux qui, possédant le pouvoir municipal et le pouvoir préfectoral, veulent à tout prix faire sortir du scrutin le candidat de leur parti, ont à leur disposition les listes électorales préparées sans contrôle, la police du scrutin sans limites, les recensemens sans garanties, et contre des actes coupables viciant sous la forme la plus grave l’origine même de nos pouvoirs publics, la répression, quand elle n’est pas nulle, est énervée ou tardive, la responsabilité n’existe à aucun degré.


IV


Avons-nous exagéré le mal ? L’acte d’accusation est-il excessif ? À ceux qui le penseraient, il nous sera permis de répondre en citant M. Thiers discutant, en 1869, les fraudes électorales : « Le scrutin, disait-il, est dans les mains des maires. Me direz-vous que je veux outrager les maires ? Non, messieurs, (Interruption) la loi est soupçonneuse, elle est même quelquefois outrageante ; oui, toutes ces précautions sont souvent un outrage, car elles supposent de graves délits. Toute loi a le droit d’être soupçonneuse, car ce n’est qu’à ce prix qu’elle peut être riche en précautions. Eh bien ! quelles sont les précautions prises pour que le scrutin soit complètement respecté[9] ? » Et M. Thiers n’avait pas de peine à démontrer combien elles étaient insuffisantes. Le décret du 2 février 1852 est, par un fait de survivance vraiment étrange, la seule loi organique de cette date qui ait traversé, dans l’ordre politique, l’Assemblée nationale et les huit législatures qui l’ont suivie. Les lacunes de ses prescriptions avaient frappé les jurisconsultes, mais elles avaient passé inaperçues aux yeux plus indulgens des politiciens. Il fallut l’éclat des fraudes qui se multiplièrent dans une série de départemens, il fallut le procès de Toulouse en 1893, et quelques vérifications de pouvoirs dépassant en scandale la commune mesure, pour déterminer les Chambres à voter, peu de temps avant les dernières élections, la loi du 30 mars 1902, qui ressemble plus à une déclaration générale qu’à un texte précis. Formulée en un article, elle a pour but d’atteindre quiconque, par un acte frauduleux, a changé ou tenté de changer le résultat du scrutin. Nous ignorons si elle a été appliquée et il est bien loin de notre pensée de lui en faire un grief, une loi pénale, quand la magistrature est sujette à des défaillances, pouvant agir plus efficacement par la crainte qu’elle inspire que par une application toujours douteuse.

Encore faut-il que la loi réponde aux méfaits qui peuvent être commis. Or, si on veut bien entrer dans le détail de la confection des listes, de leur tenue, des renseignemens à prendre, des notifications à faire, des délais à observer, si on calcule à quels minutieux avertissemens elle soumet les bureaux des mairies, quelles complications elle impose aux maires de village, si on mesure l’importance des droits politiques que met en péril la moindre négligence, on demeure convaincu que la loi est inexécutable. Et, de fait, elle n’est presque pas observée. Le législateur, pris de sévérité, créerait pour l’omission de chaque formalité une sanction pénale très sévère qu’il n’obtiendrait pas plus de résultat. C’est le système qui est radicalement mauvais et qu’il faut complètement modifier.

À côté de certaines lois mal venues, la France en possède d’admirables qui ont fait leurs preuves. Nous avons des modèles à imiter et, cette fois, sans aller chez nos voisins. Lorsque l’état civil fut confié aux 36 000 maires, la hardiesse était grande : elle réussit pleinement. Maires de villages aussi bien que maires des villes, tous prirent l’habitude de tenir les registres avec une exactitude scrupuleuse ; les magistrats du parquet se livrent à une vérification annuelle qui est le meilleur des contrôles, et on peut assurer que ce service compliqué et minutieux réalise tout ce qu’il est permis de souhaiter.

Pourquoi ne pas ajouter aux registres de naissance, de mariage et de décès, un quatrième registre, le registre électoral ? Tenu avec la même rigueur, participant aux mêmes traditions, soumis à l’inspection des magistrats, il deviendrait en peu d’années, comme ses aînés, la source même du droit.

À l’âge de vingt et un ans, en même temps que se forme la liste des enfans nés dans la commune et ayant atteint l’âge du service militaire, le maire dresserait une sorte d’acte de naissance politique. Spontanément, sans attendre une réquisition, il inscrirait cet acte sur le registre électoral. La loi ne demanderait au maire aucune autre initiative. Il serait interdit à l’officier de l’état civil d’opérer sur son registre aucun changement, aucune addition, aucune rature de quelque genre qu’elle fût, sans une sentence du juge de paix. Comment serait-il surpris de cette interdiction ? Le Code civil la lui impose pour les registres d’état civil, en subordonnant toute rectification à un jugement du tribunal. La stabilité de l’acte initial serait pour l’électeur la première des garanties.

Lorsqu’il viendrait à changer de domicile, il s’adresserait au juge de paix ; sur la justification du nouveau domicile, le magistrat rendrait une sentence de radiation et d’inscription qui serait transcrite dans la commune d’origine et dans la nouvelle commune.

Le registre serait dorénavant la matrice électorale. À toute époque de l’année, sur sentence du juge de paix, les rectifications seraient permises. Il n’y aurait plus de période d’intangibilité mettant obstacle dix ou onze mois à l’exercice des droits acquis. Au lieu d’une révision hâtive rendant illusoires les vérifications, tout électeur pourrait à toute époque réclamer son inscription. Tout au plus, dans les semaines qui précèdent les élections, à dater du décret convoquant le collège électoral, les inscriptions seraient-elles suspendues pour permettre d’arrêter la liste. Chaque année, le double du registre serait déposé à la justice de paix, tandis que l’autre double demeurerait à la mairie. Entre le maire et le juge cantonal, sous le contrôle des magistrats du parquet, les registres électoraux mettraient en peu d’années l’ordre dans le déplorable chaos de nos listes d’électeurs. Pour la première fois, le droit de l’électeur français serait garanti.

Lorsque le législateur se décidera à entrer dans cette voie, il devra faire un pas de plus. Les cartes d’électeurs, rédigées en quelques jours, à la veille d’une élection, distribuées de porte en porte par le garde champêtre, revenant au maire qui les voit s’accumuler, sont une tentation pour les malhonnêtes gens ; aux cartes banales, il faudrait substituer un extrait du registre transcrit sur un livret électoral, semblable au livret militaire, qui formerait, entre les mains de l’électeur, son titre permanent. C’est en présentant ce livret contenant son signalement et sa signature qu’il serait admis à voter ; c’est à une page du livret que serait apposé le cachet de la mairie attestant qu’à telle date il a usé de son droit civique. La loi militaire a fait entrer dans les mœurs l’usage du livret, et fait comprendre aux citoyens son importance. Le paysan garderait à la meilleure place de son vieux bahut les deux livrets qui serviraient à lui rappeler son double devoir envers la patrie.

L’ensemble de ce système, à la fois simple et pratique, nous était exposé dans ses grandes lignes, il y a un quart de siècle, par un de ceux qui avaient été le plus frappés du vice des listes et de leur révision illusoire. Nous entendons encore M. Dufaure : sa conscience s’indignait en parlant des fraudes électorales ; il tenait à la main les rapports des procureurs généraux, sa voix s’animait en les résumant, il disait qu’il fallait couper le mal dans sa racine, supprimer cet instrument de corruption, enlever les pires tentations aux maires, aller chercher les garanties là où elles peuvent seules exister, en demandant non des services aux bureaux administratifs, mais des sentences aux magistrats ; il appelait de ses vœux le jour où il pourrait présenter et défendre une telle réforme[10].


V


Celui qui a entrepris de connaître à fond l’histoire de nos élections françaises ne peut se défendre d’une surprise. Les vérifications de pouvoirs ont donné lieu, dans nos Chambres, aux discussions les plus vives, les mémoires publiés par les candidats évincés, les discours de leurs amis sont remplis d’allégations très graves ; aucune précision ne manque : électeurs corrompus, pression exercée, falsification de listes, bulletins jetés par paquets dans l’urne, électeurs fictifs votant pour les absens ou les morts, annulation irrégulière des votes, tous les genres de délits électoraux apparaissent attestés par les témoignages écrits et signés les plus formels, et quand, écœuré de ce spectacle d’immoralité électorale, on ouvre un recueil de jurisprudence, un ouvrage de droit pénal, c’est à peine si on note quelques arrêts de justice. Comment expliquer ce silence des juges ? Il a plus d’un motif. Les dispositions pénales sont assurément insuffisantes. Croirait-on que les largesses en temps d’élection peuvent être aussi abondantes, aussi publiques, aussi générales qu’il plaira au candidat, et qu’elles ne tomberont pas sous le coup de la loi, s’il n’est pas prouvé qu’elles ont été faites sous la condition de donner ou de procurer un suffrage, que les offres ont été acceptées et qu’elles ont influencé le vote[11] ?

Les juges peuvent donc se dire désarmés ; mais les parquets sont faibles, les poursuites rares, la prescription de trois mois assez courte pour servir d’excuse au ministère public, heureux de répondre aux candidats que les faits sont prescrits. Les candidats eux-mêmes hésitent à user de l’action publique. À l’heure où tout leur effort se porte vers l’invalidation de leur adversaire, ils se tournent vers la Chambre des députés ou vers le Conseil d’État et craignent l’effet désastreux, sur les juges politiques, d’un échec judiciaire. Lacunes de la loi pénale, faiblesse des tribunaux, timidité des plaignans, tout conspire donc à rendre assez rares les arrêts en une matière qui passionne périodiquement la France. Il est temps que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, les mœurs publiques se modifient ; il faut qu’elles préviennent les défaillances et qu’elles les réparent : la liberté d’association doit avant peu enseigner aux électeurs à défendre leur droit et, grâce à elle, la période dans laquelle nous entrons verra des procès qui apprendront aux trop inconsciens auteurs des fraudes électorales ce que coûtent des actes tout aussi honteux que le vol ou l’escroquerie, et bien autrement dommageables à la chose publique.

La vraie réforme, c’est de faire prendre au sérieux le droit électoral. Il y a des départemens, heureusement en grand nombre, où la moralité est bonne, où la loi est suffisamment observée ; il y a, hélas ! des contrées où l’on se plaît à tourner en dérision toutes les précautions légales, où entre électeurs, municipalités, fonctionnaires de tous ordres, existe une indulgence mutuelle, qui est une véritable complicité. Cette complicité découle de l’identité des opinions. Lorsqu’un parti au pouvoir dans une commune est maître du bureau électoral, lorsque tous ses membres sont animés des mêmes ardeurs, il se produit dans les esprits une excitation qui peut les conduire aux pires excès. Toutes les fraudes ont été accomplies par des bureaux d’élection unanimes : l’évacuation de la salle a permis la consommation de la fraude. Il aurait suffi d’un seul témoin pour la rendre impossible.

Pourquoi chaque candidat n’aurait-il pas un représentant adjoint au bureau ? L’électeur pourvu d’un mandat du candidat assisterait aux opérations de vote avec un titre régulier ; son nom figurerait au procès-verbal ; il aurait le droit de faire consigner ses observations et, dans le cas de tumulte obligeant le président à faire évacuer le public, il devrait demeurer dans la salle avec le bureau. À la fin des opérations, un double du procès-verbal lui serait remis. Cette excellente mesure, votée le 27 octobre 1904 à la Chambre des députés par 521 voix contre 10, a échoué au Sénat le 7 novembre 1905. La discussion a été aussi faible que brève. À la suite d’un débat très complet, la Chambre a maintenu l’ensemble du projet le 24 novembre 1905. Le rapporteur, M. Charles Benoist, a réfuté toutes les objections et démontré définitivement l’utilité de la réforme. Dans les pays qui ont vraiment acquis les mœurs de la liberté, les discussions sont très vives, mais les méthodes sont très franches ; l’ardeur des adversaires n’empêche pas le respect mutuel. Les Belges ont introduit dans les bureaux de vote les témoins ; chaque liste a deux représentans : libéraux, catholiques et socialistes ont ainsi droit de séance autour de la table du scrutin[12] ; leur présence contribue non seulement à la parfaite régularité des opérations, mais elle a le mérite supérieur d’écarter tout soupçon.

Arrivons au vote lui-même, à l’acte qui consacre la liberté de l’électeur et dont toutes les formalités que nous avons énumérées ne sont que les conditions préalables. Comment en assurer la garantie essentielle, c’est-à-dire le secret ? Notre loi se contente de prescrire la préparation du bulletin en dehors de la salle du vote et d’annuler les bulletins dans lesquels les votans se seraient fait connaître. Conformément aux usages de nos lois, le législateur s’est borné à écrire le principe, tandis que les lois étrangères au contraire ont multiplié les détails. Pour assurer le secret, elles n’ont rien négligé : plus le courant démocratique entraînait vers le suffrage populaire et plus on a senti le besoin de protéger l’électeur contre la pression extérieure. Les Anglais qui tenaient jadis au scrutin public, l’ont abandonné, et chacune de leurs lois électorales s’est attachée à entourer le secret de garanties nouvelles. En France, les réformateurs se sont attachés à une seule précaution : frappés des efforts faits par les maires pour reconnaître au toucher, selon la nature du papier, le vote de l’électeur, ils ont réclamé le vote sous enveloppe. Depuis plus de quarante ans, les propositions déposées en ce sens échouent successivement. Pendant ce temps les Belges comme les Hollandais, les Anglais comme les Américains, opéraient une réforme radicale, en ne permettant pas à l’électeur de voter sur un papier de son choix. Un bulletin de vote officiel, imprimé par les soins de l’autorité, et portant les noms de tous les candidats est remis par le président du bureau à l’électeur qui se présente. Le papier officiel, le seul dont on puisse se servir, empêche toute indiscrétion.

Une marque tracée par l’électeur indique pour qui il entend voter. Mais comment se défendre des regards ? où trouver une table, un crayon, un abri où on ait la liberté d’user de son indépendance ? La cabine d’isolement a répondu à ce besoin. Établie dans toutes les salles de scrutin, avec plus de luxe dans les villes, plus sommairement dans les sections rurales, elle reçoit l’électeur pendant une ou deux minutes. Dans les bureaux plus importans, on en multiplie le nombre. Tout électeur doit s’y rendre, le bulletin de vote ne pouvant recevoir ailleurs la marque décisive. Nos voisins Anglais et Belges se montrent très satisfaits de ce système qui est entré dans les habitudes[13] : les électeurs y trouvent une garantie contre tous les genres de pression : on ne rencontre plus d’électeurs accompagnés jusqu’à la salle du scrutin, surveillés par un chef ou par un camarade. La cabine est le signe visible de l’affranchissement. Lorsqu’on voit le vote de nos grandes assemblées politiques profondément modifié par le scrutin secret, ne convient-il pas de faire un retour sur nous-mêmes ? Nous est-il permis de dédaigner pour les simples citoyens ces précautions, de les tenir pour secondaires ? Avons-nous le droit de déclarer inutile à notre pays ce que l’Angleterre et la Belgique, aussi bien que la démocratie américaine, avec la longue expérience de la liberté politique et de ses corruptions, tiennent pour une garantie protectrice ? Il est permis d’espérer que les élections de 1906 verront l’application de cette réforme votée à deux reprises par la Chambre des députés[14]. L’enveloppe uniforme et l’isolement consacreront l’indépendance de l’électeur. Si on y regarde de près, on s’apercevra que ces mesures peuvent seules prévenir toute fraude au moment de la remise du vote dans l’urne. On a vu tout récemment un maire pris en flagrant délit de substitution d’un bulletin à celui qui était remis par l’électeur. En certaines communes, les électeurs sont persuadés que le maire tantôt ajoute des bulletins[15], tantôt avec un peu d’huile ou de graisse tache le bulletin et prépare ainsi l’annulation du vote. Le jour où l’électeur aura le droit de déposer lui-même son enveloppe dans l’urne[16], toute manœuvre devient impossible.

Le dépouillement du scrutin est de toutes les opérations la plus délicate. Confiée au bureau électoral, elle est accomplie, à la fin d’une longue journée de votes, alors que la fatigue des membres du bureau, l’énervement des électeurs, l’excitation des esprits créent une atmosphère spéciale très peu favorable aux jugemens calmes et impartiaux : la foule se presse autour des tables, guettant les premiers résultats. Les électeurs présens sont les plus passionnés, on s’en aperçoit aux moindres incidens ; il suffit d’un bulletin douteux pour qu’en un instant l’émotion gagne l’assistance. Dans les régions agitées, c’est souvent d’un débat de ce genre que naît le tumulte, avant-coureur des violations du scrutin. Dans ce milieu surchauffé où les esprits sont inflammables, le législateur a permis au président du bureau, s’il y a plus de 300 votes à dépouiller, de choisir pour scrutateurs et d’installer aux diverses tables des électeurs sans autre garantie que leur bonne volonté : comment la loi n’y a-t-elle pas pourvu en prescrivant des désignations réfléchies ? La loi belge a pris un parti qui évite tout désordre.

Le président du bureau et ses collègues ne se livrent en public qu’à un seul travail : l’ouverture de l’urne et la mise sous enveloppe cachetée et scellée des bulletins qui en sont extraits. Ce rangement achevé, ils transportent l’enveloppe au chef-lieu du canton ; les présidens de bureaux se réunissent et commencent le dépouillement en présence des témoins des candidats dont les regards tiennent lieu de la foule absente. Lorsque l’institution des témoins sera entrée dans nos mœurs, quand les électeurs auront compris la valeur de ce contrôle, nous ne doutons pas que le législateur substitue au tapage d’une salle encombrée le dépouillement en plein calme donnant lieu à une véritable délibération.

Une dernière étape doit être franchie. La Commission de recensement qui examine les procès-verbaux d’élection, statue sur les questions douteuses, procède aux additions et proclame le député, est composée actuellement de trois conseillers généraux désignés par le préfet. Une des mesures les plus urgentes est de former une commission dont l’origine et l’autorité constituent une sécurité pour les intérêts qu’il s’agit de défendre[17]. Le Conseil général pourrait désigner un de ses membres et les candidats les quatre autres ; la délibération aurait lieu en présence des témoins des candidats. Une révision faite dans ces conditions par les cinq conseillers généraux ne risquerait d’être ni une source de fraude, ni une simple formalité.

Tel est en effet le double écueil que rencontre une législation électorale, lorsque les passions de partis sont fortes, et que la moralité est faible. On est trop souvent disposé à s’en prendre aux lois, alors que les hommes sont plus coupables que les textes. En aucune matière, il n’est plus vrai de répéter : Quid leges, sine moribus ? Si les citoyens étaient vigilans, s’ils veillaient à leurs intérêts, s’ils surveillaient les listes, réclamaient à temps les radiations et les inscriptions, s’ils se dévouaient à faire partie des bureaux électoraux, si, à côté des membres des bureaux se présentaient des gardiens volontaires de l’urne, contrôleurs du vote pour le candidat de leur choix, s’ils relevaient les erreurs, notaient les incidens, exigeaient l’insertion de leurs réclamations dans les procès-verbaux, s’ils se groupaient pour assurer le succès des protestations, leur activité réparerait les lacunes de la loi. C’est leur inertie, leur indifférence qui multiplie les défauts de notre législation. Au lendemain de la révolution, une expression était entrée dans nos lois qui eût mérité de survivre : les « citoyens actifs » étaient ceux sur lesquels était fondée la constitution. Sait-on assez ce que, dans nos élections générales, il y a de citoyens inactifs ? Laissons de côté tout ce qui pourrait être si justement dit, — et si à propos, — sur le devoir en temps d’élections. Ne prenons qu’un fait qui peut se traduire en un chiffre, ce qui est plus simple et ce qui a le mérite d’être irréfutable. Dans les élections générales en France, les abstentions oscillent entre 30 et 40 pour 100. Avions-nous tort de dire que nos concitoyens ne prenaient pas au sérieux le vote ?

Comment les convaincre que l’exercice du droit électoral n’est pas seulement un droit, mais un devoir ? Que de gens, dans notre société, font bon marché de leurs droits ! Mais nous voudrions que les honnêtes gens, ceux qui ont une conscience, qui ont le sentiment élevé de leurs obligations envers eux-mêmes et la patrie, sentissent que l’abstention est la désertion d’un devoir. En présence de tant de défaillances individuelles, nous n’hésitons pas à appeler de nos vœux le jour où le législateur, remaniant la loi électorale, substituera à l’idée de droit, l’idée de fonction. Quoi ! nous sommes condamnés à l’amende si nous ne siégeons pas dans un jury, si nous refusons de nous rendre à la convocation du juge de paix pour l’élection d’un tuteur, et lorsqu’il s’agit de donner un tuteur à la France, nous pourrions nous soustraire à l’appel ! Il suffirait d’une légère amende prononcée par le juge de paix sur le vu de la liste d’émargement pour rappeler l’électeur français à son devoir : les excuses seront admises, mais le caprice ou l’indifférence seront frappés, et peu à peu entrera dans les esprits une notion plus élevée de l’élection et de son rôle dans l’État[18]. Si on examine les partis politiques, on constate que jusqu’ici les plus avancés, ceux qui peuplent l’extrême gauche du Parlement ont à un plus haut degré la conscience de leur droit. Enrôlés dans des bataillons disciplinés, ils ne désertent pas et, le jour du combat, ils sont à leur poste. Il faut savoir, en une démocratie, organiser les forces soumises à une idée et prêtes à combattre pour en assurer le triomphe. L’association politique, que toutes nos lois pendant un siècle ont interdite, est aujourd’hui légale. Les Français peuvent au grand jour constituer un parti. Une réforme électorale qui conquiert peu à peu les esprits doit y aider. À la représentation proportionnelle appartient l’avenir. Nous l’appelons de tous nos vœux. D’autres ont ici même défendu le principe[19]. Nous estimons que la liberté électorale ne sera assurée qu’avec le régime de la proportionnalité. Dans plus de la moitié de nos circonscriptions, on sait d’avance quelle est l’opinion qui triomphera. Quel intérêt peut faire sortir aujourd’hui de chez lui l’électeur de la minorité, assuré d’être vaincu ? Songe-t-on que la voix de l’électeur battu est nulle, aussi nulle que si cet électeur était déchu du droit de vote ? A-t-on pensé que dans tel arrondissement, il y a tout un parti qui n’a jamais eu un député représentant sa politique ? Considérée à ce seul point de vue, la représentation proportionnelle, en rendant à chaque citoyen son influence, à chaque parti sa force normale, ne manquera pas de réveiller en notre pays les endormis. Ce sera son bienfait. Elle ranimera les âmes. L’isolement nous tue ; l’association et la proportionnalité nous rendront la vie.

Le découragement est autour de nous la plus mortelle des épidémies. Se dire vaincus, c’est rendre certaine la défaite. « Les nations sont guérissables, » l’Écriture l’a dit et c’est aux hommes à le prouver. Il ne s’agit pas de lamentations qui ne servent à rien, mais de doléances précises ; il faut qu’à chaque vice de nos lois s’applique un remède spécial, énoncé dans un programme complet digne de frapper tout ce qui pense et de déterminer tous ceux qui ont quelque volonté. Peu importe que des droits soient inscrits dans des textes législatifs, si les citoyens ne peuvent en revendiquer l’exercice. Dans une nation vivante et saine, les lois doivent être des instrumens féconds chargés de transmettre la force et la vie. Lorsqu’ils sont inertes et stériles, lorsque les ressorts rouillés laissent passer des produits informes, il faut les changer au plus vite. Laisser les fraudes se perpétuer autour du scrutin et les fonctionnaires les couvrir de leur indulgence, déclarer certains départemens incapables de pratiquer sincèrement le vote, en prendre son parti quand on n’en sourit pas, c’est tolérer un péril public. La liberté politique n’existe pas dans une nation qui ne jouit pas de la liberté électorale. Ce n’est pas une affaire de parti, c’est une question de loyauté.

Quel est le député qui oserait rejeter une telle réforme et se porter publiquement le défenseur des fraudes ? Refuser des garanties sans lesquelles la liberté électorale n’est qu’une banale étiquette serait en tout temps une faute ; quelques mois avant la consultation prochaine, ce serait un aveu.


Georges Picot.



  1. Voyez les Garanties de nos libertés : la liberté individuelle. Revue du 15 juillet 1903.
  2. Un projet de loi contre la corruption dans les opérations électorales a été discuté au Sénat le 8 décembre 1905, les 18 et 23 janvier 1906. Il est destiné à combler quelques lacunes de la jurisprudence, mais rien d’efficace ne sera accompli tant que restera impunie la menace partout répétée des agens du gouvernement disant aux électeurs : « Si vous votez pour le candidat qui déplaît au préfet, l’arrondissement n’obtiendra pendant quatre ans ni faveurs, ni subventions d’aucune sorte.
  3. Les fraudes commises à Toulouse ont donné lieu à de longs débats judiciaires qui ont fait connaître les procédés les plus variés. Aucun résumé ne vaut la lecture des journaux de Toulouse du 12 novembre 1893 au 19 mars 1895.
  4. Les poursuites seraient-elles suivies d’effet ? La Cour de cassation a jugé que les retranchemens opérés volontairement et de mauvaise foi par un maire sur les listes, au moment de la révision, en vue d’empêcher certains électeurs de voter, ne tombaient pas sous le coup de la loi. (Arrêt du 9 novembre 1878. Bull., n° 211.)
  5. Voir Un chapitre des Mœurs électorales en France, publié, en 1890, par M. Paul Leroy-Beaulieu, p. 11 et suiv. Il est impossible de lire un acte d’accusation contre les fraudes appuyé de faits plus précis.
  6. Sur la clandestinité du vote et les abus de toutes sortes qui en sont la suite, voyez les Mœurs électorales en France au XXe siècle, par M. Pierre Leroy-Beaulieu. Paris, Chaix, 1903.
  7. Voyez, entre autres, l’étrange jugement d’acquittement prononcé par le Tribunal de Lodève du 26 juin 1902, confirmé par la Cour de Montpellier.
  8. Une Commission de recensement avait annulé le vote d’une commune parce que la liste d’émargement portait des croix au lieu de parafes. La Cour de cassation a jugé que la décision injustifiable de la Commission ne tombait pas sous le coup de la loi. (Cass., 7 avril 1881. Bull. n° 95.)
  9. Discours du 2 avril 1869.
  10. Une proposition en ce sens a été déposée par M. Louis Passy, député de l’Eure.
  11. Cass., 9 janvier 85 ; Bull., 22. Cour de Toulouse, 2 janvier 1889.
  12. Loi électorale belge du 28 juin 1894, art. 165 et 166. Les dispositions relatives aux témoins et aux témoins suppléans sont très précises ; elles montrent l’importance attachée à ce contrôle et mériteront d’être étudiées de près lorsque le législateur français reprendra sérieusement la réforme.
  13. Les Allemands ont adopté la cabine et l’enveloppe. (Règlement voté par le Reichstag, 28 avril 1903.) En Suisse, plusieurs cantons ont adopté le vote sous enveloppe officielle (Tessin, 1888 ; Neuchâtel, 1891 ; Lucerne et Genève, 1892 ; Vaud, 1893). Le compartiment d’isolement est installé à Neuchâtel.
  14. Séances du 27 octobre 1904 et du 24 novembre 1905.
  15. En vain dira-t-on qu’au moment du dépouillement, les bulletins en sus du nombre des émargemens sont retranchés à la fois aux divers candidats. Cette apparente impartialité n’empêche pas que le candidat pour lequel a été commise la fraude n’en profite.
  16. Le projet de loi actuellement soumis à une nouvelle délibération du Sénat établit le système des enveloppes (art. 1er) et l’article 3 enlève au président du bureau électoral le droit de toucher à l’enveloppe.
  17. Le projet voté par le Sénat, le 7 novembre 1905, confie au Conseil général la nomination directe des trois membres composant la Commission de recensement. Il faut aller plus loin et donner aux candidats le droit de choisir des arbitres.
  18. La loi belge a déclaré en 1894 le vote obligatoire. Les abstentions, qui s’élevaient à 16 pour 100 en 1892, sont tombées à 5 pour 100 en 1894 et 6 pour 100 en 1900. (Annuaire statistique de la Belgique, 1904, p. 133.) La peine est une amende de 1 à 3 francs, pouvant être élevée à 25 francs en cas de récidive, sans jamais d’emprisonnement. Une quatrième récidive entraîne une radiation des listes, pendant dix ans, accompagnée d’une incapacité de recevoir aucune nomination, promotion ou distinction quelconque. (Art. 220 et suivans du Code électoral.)
  19. Voyez l’étude de M. Charles Benoist sur les Deux Parlementarismes, dans la Revue du 15 janvier 1902 et son rapport du 7 avril 1903 à la Chambre des députés.