Les Gardiennes/8

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Plon-Nourrit (p. 107-119).
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DEUXIÈME PARTIE


I


La mode de Paris, cette année-là, exigeait des corsages décolletés bravement. Les jupes se portaient courtes, mais si amples que le marchand n’y perdait rien. Quant à la chaussure, c’était merveille ! Le cuir manquait, chuchotaient quelques-uns, pour les équipements d’armée. Pour oser tenir ces propos décourageants, il fallait être aveugle ou bien être payé par l’ennemi boche, car jamais on n’avait vu tant de chaussures riches et importantes.

Les dames de ville plongeaient leurs petits pieds dans des bottes profondes comme des puits ; et non seulement les dames de la société et les dames galantes, mais les ouvrières, les employées, les marchandes, jusqu’aux petits souillons de cuisine et aux vendeuses de bibelots sur les rues. Vieilles ou jeunes, laides ou jolies, les plus hautaines aussi bien que celles de faible vertu, toutes voulaient être bottées jusqu’aux genoux comme les officiers fringants. Elles laçaient dur ces grandes bottes avec des rubans de soie dont les bouelettes pendaient sur la jupe et dansaient à chaque pas.

On voyait, il faut le reconnaître, des jambes bien faites, solides comme du marbre ; d’autres, d’une chair moins serrée, laissaient se former quelques petits plis encore assez coquets ; et certaines femmes dent la figure manquait d’agréments, gagnaient à montrer ainsi leurs jambes. Mais beaucoup y perdaient ; beaucoup, jadis accortes sans doute, et croyant l’être encore, mettaient à la torture et exposaient naïvement aux yeux des gens, leurs pauvres chevilles gonflées, leurs jambes lourdes, chargées de mauvais sang.

Assez vile, cette mode gagna la campagne. Les jeunes paysannes qui allaient à la ville vendre leurs denrées ou recevoir leur allocation de guerre, voyaient aux devantures des boutiques, sur des banquettes garnies de velours, ces jolies bottes souples dont la haute tige faisait paraître le pied tout petit. Il y en avait des noires, des rouges et de tous les jaunes ; et il y en avait des grises, des bleues et même des mordorées à reflets. Avec les petites jupes assorties qui étaient exposées plus loin, cela devait faire galant effet. Ayant de bel argent en poche, les paysannes étaient tentées comme les autres ; quelques-unes achetaient.

À Sérigny, parmi ces coquettes, Solange fut une des premières. Son deuil lui fournit une triste occasion de renouveler sa toilette.

La tailleuse du village lui échancra des corsages, modifia ses jupes. Pour les dimanches et jours de sortie, ce n’était pas suffisant ; Solange s’acheta à la ville un costume tout fait, taillé, c’était visible, chez les bonnes ouvrières de Paris. Comme elle était grande et d’un joli tour, ce costume, sur elle, tombait juste.

Elle dut modifier ses chemises à cause de la liberté du corsage. Puis elle songea qu’elle n’oserait pas, au pays, montrer ainsi ses épaules et sa poitrine : sa mère lui ferait honte et les femmes du village la montreraient du doigt. Elle se confectionna done une petite guimpe ; cela lui donna beaucoup de peine ! Le soir, elle passait des heures entières devant la glace, doublant, plissant, élargissant, puis rétrécissant la guimpe, sans trouver la juste mesure qui contenterait tout le monde. Le mieux, à coup sûr, eût été de porter le corsage sans y rien changer, la couturière s’y connaissant mieux que personne… la guimpe enlevée, apparaissait la poitrine, blanche, gonflée, telle enfin qu’il était vraiment eruel de la cacher toujours. Solange finit par se décider pour une guimpe sévère contre quoi les plus difficiles ne pourraient parler, mais elle se promettait de la rétrécir peu à peu et même de l’enlever aux grandes occasions.

Elle avait, bien entendu, acheté en même temps que cette robe, des bottes à haut talon dont le cuir, très fin, sentait bon. Ces bottes lui faisaient cambrer les pieds et la rondeur de ses belles jambes ressortait galamment.

Chaque semaine, elle envoyait à son mari, condamné aux travaux de représailles, chez les ennemis, un colis renfermant des mets substantiels, souvent même des gâteries.

Seule à la maison avec son enfant, pendant que les autres étaient aux champs, elle avait parfois le temps de songer.

Quand elle travaillait, devant sa fenêtre ouverte sur le beau temps, quelle que fût son application, elle voyait toujours bien les passants qui suivaient la route, à l’extrémité de la cour et, quand des hommes, de loin, la saluaient, elle leur répondait aimablement d’une voix sonore et riche.

Un jour qu’elle jetait du blé à ses poules, devant la maison, un gendarme, nouveau venu dans le pays, lui fit de dures observations ; il alla même regarder vers la porcherie et, là encore, il trouva du grain. Alors, il sortit de sa sacoche une feuille de papier. Son devoir était d’établir procès-verbal, ce qu’il fit. Et jamais personne n’entendit parler de ce procès-verbal…

En revanche, on put voir plusieurs fois ce gendarme au Paridier. C’était un homme jeune, un peu frêle, portant lorgnon avec une jolie petite moustache et des mains blanches. Il avait souvent des renseignemenis à demander sur la situation du mari de Solange car il s’intéressait beaucoup aux prisonniers d’Allemagne, ou bien il apportait des pièces militaires concernant les frères Misanger. Mais, pour un gendarme, il avait la vue vraiment basse ou bien il était trop distrait.

Un soir, en effet, comme il passait près de la ferme, sur la route, il s’approcha de la barrière du courtil derrière laquelle il apercevait, de dos, une jeune femme. Il lança un petit coup de sifllet et, sans attendre davantage, sans même saluer, il prononça des paroles étonnantes, très osées. Celle qui se trouvait là se retourna vivement : c’était Francine… Il rougit jusqu’aux cheveux, se mit à bredouiller.

Solange, qui n’était pas loin, avait tout entendu. Elle ne bougea point mais dès que le gendarme se fut éloigné, elle entreprit Francine et lui fit de grands reproches. Payant d’audace, elle lui demanda qui était cet homme, où elle avait fait sa connaissance, depuis quand, et si elle était servante pour travailler ou bien si elle prétendait seulement demeurer au Paridier afin d’y recevoir ses galants… Une question n’attendait pas l’autre ; voulant trop bien faire, elle dépassait la mesure.

Francine, d’abord interloquée, finit par s’éloigner avec un sourire gêné. On ne lui donnait tout de même pas aussi facilement le change !

Pour son malheur, quelques jours plus tard, elle se trouva encore à la maison en un moment où l’on n’avait pas besoin d’elle. Cette fois ce ne fut pas le petit gendarme qui eut l’air penaud, mais un fort garçon de Sérigny qui, blessé à la bataille et ayant perdu trois doigts à la main droite, était revenu au pays pour s’établir marchand d’œufs et de volailles. C’était précisément sous le prétexte de faire un paiement qu’il se trouvait au Paridier lorsque Francine, de son pas léger, entra… Sur l’ordre de la Misangère elle venait chercher une corde dont on avait un besoin pressant. Elle entra vite et sortit de même, trés rouge, sans avoir demandé sa corde.

Solange ne pouvait, cette fois, essayer de rejeter le péché sur la servante ; elle en conçut un vif dépit.

À partir de ce jour, elle fit la guerre à cette fille dont les regards la gênaient. Sournoisement elle la desservit dans l’esprit de la Misangère.

11 était assez difficile de la représenter comme une servante maladroite ou paresseuse, mais, au dire de Solange, les autres défauts ne lui manquaient pas. Malgré son allure timide, elle savait se glisser dans l’intimité des gens. Elle prenait parfois des airs d’importance tout à fait mal séants ; à la Cabane, pendant li maladie de Léa, elle s’était mise à diriger. Depuis qu’elle était au pays, Maxime se montrait moins docile que jamais et l’on pouvait se demander si elle ne l’encourageait point car on la voyait souvent rire avec lui le dimanche soir, à la boulangerie, il fallait l’entendre ! Était-ce bien une compagnie souhaitable pour Marguerite Ravisé ?… Car, enfin, on ne la connaissait pas cette fille ! On ne possédait sur elle aucun autre renseignement que celui-ci : elle était enfant du hasard, née sans doute de parents vicieux, peut-être même criminels. Et ne savait-on pas combien il est fréquent de voir mal tourner les gens de mauvaise origine ?

La Misangère n’avait pas en Solange une trop grande confiance ; cependant elle ne pouvait manquer d’écouter ces paroles prudentes. Elle se reprocha sa faiblesse, se promit d’y remédier sans retard.

À la première occasion, elle reprit vivement Francine ; celle-ci ne s’était-elle pas permis de taquiner Maxime à propos de sa dernière équipée ? La Misangère dit :

— Laisse-le tranquille, s’il te plaît ! Tu n’es chargée ni de le commander ni de le corriger ; sa mère et moi nous prendrons ce soin. Surtout j’ai à te dire que tu ne dois pas rire avec lui comme tu fais ; cela l’encourage à la mauvaise conduite. Depuis que tu es ici, il me semble gagner en méchanceté.

La voix était fort sèche. Le sourire de Francine cessa net et elle ressentit, au cœur, ce froid qu’elle connaissait bien. Elle travailla sans gaieté le reste de la journée et, plus tard, elle fut très gênée à la Cabane, car Maxime se plaisait en sa compagnie.

Le dimanche suivant ce fut une autre affaire. Francine se trouvait à la boulangerie, comme de coutume, occupée au ménage. Marguerite lui eontait le départ de Georges et cherchait, pour la lui montrer, la dernière carte militaire qu’elle avait reçue de lui. La Misangère, depuis un petit moment, se tenait à côté, dans la boutique, écoutant leur conversation. Elle entra dans la cuisine et dit à Marguerite :

— Tu parles beaucoup ma fille ! Tu racontes aisément tes affaires !

— Mais c’est à Francine que je les raconte !

— Je le vois bien !

La Misangère se tourna vers la servante :

— Et toi, dit-elle, tu es donc bien brave à la besogne que tu cherches de l’occupation ailleurs que chez tes maîtres ! Tu ne songes donc jamais à profiter de ton dimanche pour t’amuser comme font toutes les servantes ?

L’autre balbutia :

— Mon amusement, je le prends ici. Où irais-je ? je ne connais personne…

— Eh bien ! reprit la Misangère, il faut faire connaissance ! Sors te promener, ma fille !

Ce n’étaient point là de douces paroles d’invitation, mais un congé très ferme. Comme Francine demeurait immobile, interdite, la Misangère répéta :

— Sors à la promenade car il fait beau temps… J’aiderai Marguerite à ta place… D’ailleurs, j’ai à lui parler.

Francine abandonna sa besogne et s’en alla par les rues du village somnolent.

Elle remonta vers le Paridier, alla s’asseoir au détour du pré Buffier, à cet endroit où, pour la première fois, elle avait rencontré Georges Misanger.

Passèrent trois filles de Sérigny, accompagnées de tout jeunes garçons très insolents. Les garçons dévisagèrent Francine, puis lui adressèrent quelques paroles sottes et lourdes. Les filles plus hautaines, sachant garder leur rang, ne lui parlèrent point et elles entraînèrent leurs compagnons vers la plaine. La bande disparut au détour. Francine resta seule, au cœur de cette journée silencieuse…

Ce Georges !… Il avait écrit à ses parents, à sa sœur ; il avait envoyé une carte à Maxime, une autre, dernièrement, à Marguerite Ravisé. Il avait pensé à tout le monde, du moins à tous ceux qu’il aimait… Francine ne pleurait point, ne soupirait même point.

Les choses se passaient ainsi, il ne pouvait en être autrement… Les gens de ce pays, pourquoi se les imaginer différents de ceux qu’elle avait déjà connus ? Ils n’étaient pas plus méchants que d’autres, ni meilleurs. On ne lui avait fait aucune promesse, après tout !…

Sa patronne lui avait, parfois, témoigné de la sympathie ; maintenant elle lui parlait mal : quoi de plus naturel ?

Un garçon lui avait adressé quelques paroles, plaisantes à écouter : c’était fort bien ! elle devait s’en trouver contente, ne pas rêver davantage, ne pas prendre ces marques de politesse et de naturelle bonté pour un engagement éternel d’amitié.

Un pauvre sourire résigné flotta sur ses lèvres. Elle quitterait ce pays… Encore une fois, elle s’en irait à la recherche de nouveaux visages… de nouveaux visages indifférents… Cela devait se produire un jour ou l’autre ; ce serait bientôt, sans doute.

Elle songea :

— Je m’en irai dès que je le voudrai. Moi, je puis changer de pays quand il me plaît, changer de travail, voir des choses inconnues ; c’est une chance que beaucoup n’ont pas.

Elle songea encore qu’elle atteindrait ses vingt et un ans bientôt, qu’elle ne serait plus pupille de l’Assistance et qu’elle aurait à s’occuper elle-même de ses affaires.

Elle se dirigerait seule… seule par le monde.

Eh oui ! elle saurait bien s’y prendre et ne serait pas tant à plaindre ! On lui remettrait de l’argent, lors de sa majorité, beaucoup d’argent. Elle se donna la tâche de compter ; c’était une occupation réconfortante, Sa fortune, l’année précédente, montait à trois mille francs environ ; avec les hauts gages que l’on payait pour elle chez le percepteur, cela ferait plus de quatre mille peut-être. Et il y avait encore son trousseau, un trousseau modeste, mais qui valait bien, cependant, celui de beaucoup de servantes.

Quatre mille francs à vingt et un ans ; quatre mille francs dont elle ferait un placement sûr suivant les conseils qu’elle demanderait aux bureaux de l’Assistance. Et elle continuerait à gagner beaucoup, saurait discuter les conditions de son travail ; les patronnes qui voudraient l’avoir à leur service devraient y mettre le prix… Ah ! mais, bien sûr !

Ainsi, elle arriverait vite à posséder un pécule qui lui procurerait l’indépendance. Il lui serait peut-être possible de se retirer rentière avant d’avoir atteint un grand âge ; ou bien, plutôt, elle prendrait à son compte un petit fonds de commerce qu’elle ne serait pas en peine de diriger seule.

Seule !… Pourquoi seule ?… Est-ce qu’on pouvait savoir, après tout ? Une fille honnète et travailleuse qui trouve un bon mari, ce n’est pas miracle !… Avec tout l’argent qu’elle aurait !

Celles qui venaient de passer tout à l’heure, la regardant de haut, n’en apporteraient peut-être pas autant, le jour de leurs noces.

Elle se prit à répéter tout haut :

— Après tout ! après tout !

Cela ramena son esprit vers ses préoccupations actuelles : revint aussi son petit sourire mélancolique. Elle acheva ainsi la phrase commencée :

— Après tout… s’il m’avait écrit comme aux autres, il me serait bien égal d’être moins riche. La fortune ne fait pas le bonheur.

Elle se leva, secoua son tablier, sur lequel, tout en songeant, elle avait égrené des herbes mûres. Puis elle se dirigea vers la Cabane pour y préparer le repas du soir.

Des pêcheurs commençaient à démonter leurs lignes ; quelques-uns venaient du Marais et leurs bateaux glissaient sur l’eau brillante. Sur l’un de ces bateaux, un soldat permissionnaire pagayait lentement pour sortir d’un fossé ; quand il eut débouché en eau profonde, il posa sa rame et se laissa flotter. Francine, malgré elle, s’arrêta pour le regarder ; il lui sembla qu’une voix très douce murmurait à son oreille :

— Vous ne savez pas, Francine, combien il est plaisant de voyager ainsi… On se croirait parti en songe.

Elle continua son chemin, arriva à la Cabane. Il était encore un peu tôt pour s’occuper du dîner ; elle s’approcha donc de l’eau, mit le pied sur un bateau et choisit pour s’asseoir la place qu’occupait Georges, la veille de son départ, quand il avait si doucement parlé.

Elle n’y fut pas plutôt installée que Maxime s’approcha en tapinois et lança un pavé dans le canal. Une gerbe d’eau jaillit, puis retomba sur les épaules de Francine qui se retourna, s’efforçant de prendre un air très sévère. Elle ne savait plus bien quelle contenance tenir avec cet enfant dont les mauvais tours ne se comptaient plus. Les dures paroles de la Misangère lui revinrent à l’esprit et elle songea encore que, sans doute, elle partirait bientôt.

Maxime se sauvait en riant aux éclats ; il cria :

— Quand l’oncle Georges reviendra, je ne lui dirai plus que tu crains l’eau… On te voit toujours sur ce bateau, à présent !…

Francine détourna la tête en rougissant : ce diable d’enfant disait la vérité, pourtant ! Quand, à la Cabane, elle disposait d’un moment de liberté, sans y songer, elle venait à cette place où elle se trouvait mieux que partout ailleurs…

Georges était assis là, précisément, lorsqu’il lui avait dit son chagrin de partir, lorsqu’il lui avait demandé d’une voix inquiète :

— Serez-vous encore là, Francine, à mon retour ? Resterez-vous servante chez nous ?

Il avait posé cette question sur un ton qui ressemblait à un ton de prière. Elle avait répondu :

— Je resterai !

Lui, sans doute, avait parlé à la légère. Son émotion, visible, s’expliquait aisément : ne retournait-il pas à la bataille ? Maintenant, il n’y pensait plus…

Elle, au contraire, s’était engagée, véritablement.

Elle s’était engagée !… et, déjà, elle avait songé à manquer à sa promesse, songé à partir !… Non ! elle ne partirait pas ! Du reste, elle sentait bien qu’elle ne pourrait pas partir sans l’avoir revu. S’il revenait avec un cœur indifférent, il serait temps de porter ailleurs cette désillusion nouvelle.

Elle attendrait donc. Que lui importaient les reproches immérités de la Misangère ou de Solange ! Elle en avait entendu bien d’autres ! Sa décision se trouva prise fermement :

— Quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, si l’on ne me chasse pas, je serai ici à son retour comme je l’ai promis.