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Les Gardiennes/9

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Plon-Nourrit (p. 120-128).
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II


Ce dimanche, Francine était allée à la messe. Elle n’était pas très dévote ; ayant passé toute son adolescence chez des gens que la religion laissait indifférents, elle avait bien un peu perdu ses habitudes de piété. Pourtant, aux heures noires de sa vie, elle aimait toujours se réfugier à l’église ; elle s’y trouvait moins seule ; une tendresse vague, mais douce cependant, l’enveloppait. Et la prière, longuement, montait de son cœur comme si elle eût parlé à quelque lointain compagnon d’amour.

L’heure de la messe était aussi un moment de gagné sur le triste ennui du dimanche. Pendant la semaine, Francine travaillait si fort qu’elle n’avait point le temps de rêver mais, aux heures de repos, le cœur prenait sa revanche et faisait parfois souffrir.

Ce jour-là, donc, elle était allée avec plaisir à la grand’messe. Entrée à l’église une des premières, elle en sortit la dernière, laissant passer devant elle les quelques personnes qui se trouvaient là. Sur la petite place ensoleillée, la lumière l’éblouit un peu. Par petits groupes, de vieilles femmes causaient ; apercevant Francine, l’une dit :

— La voici !

Elle s’adressait au facteur qui était venu à la sortie de la messe, selon son habitude, afin de distribuer ses lettres sans marcher beaucoup.

— Voici, répéta la vieille femme, celle que vous cherchez.

Alors le facteur s’approcha, une lettre à la main.

— Vous êtes bien mademoiselle Francine Riant, servante chez Mme Misanger ?

— Qui ! dit Francine.

— Je ne vous connaissais pas… Ce n’est pas souvent que j’ai des nouvelles pour vous.

Elle était devenue soudain toute pâle, si bien que l’homme dit encore, en souriant :

— Ne soyez pas si émue : aujourd’hui, je suis bon messager.

Elle prit la lettre. Il lui était arrivé de recevoir des papiers venant de l’Assistance, mais, du premier eoup d’œil, elle vit qu’il ne s’agissait point de cela aujourd’hui. Elle s’imagina que tout le monde la regardait et perdit la tête ; après un remerciement murmuré à voix si basse que l’homme, assurément, ne l’entendit point, elle s’éloigna, courant presque et cachant dans sa main la lettre froissée.

Par les rues du village, elle se hâtait vers la Cabane, sans rien voir autour d’elle. Marguerite Ravisé, justement sortait d’une boutique.

— Bonjour Francine ! Tu es bien pressée.

La petite voulait lui parler, la prier de revenir à la boulangerie malgré ce qu’avait dit la Misangère.

— Oui, répondit Francine, je suis très pressée.

Et elle continua son chemin en rougissant, sans écouter l’autre qui disait encore de sa voix naïve :

— Francine, es-tu donc fâchée ? Moi, je ne t’ai rien fait !…

Dans la ruelle qui menait au canal, elle ralentit un peu sa marche et regarda sa lettre ; elle l’avait si bien froissée que les jambages de son nom avaient l’air de danser sur l’enveloppe. Elle l’étira, l’aplatit entre ses paumes, puis, furtivement, la glissa dans son corsage.

Elle arriva à la Cabane les yeux ensoleillés.

La Misangère était là, l’air grave ; devant elle, Léa tout en pleurs et, dans un coin, Maxime, cachant son Visage. Francine s’arrêta court : en vérité elle ne pouvait tomber plus mal !

Le garde de Saint-Jean-du-Marais avait, le matin même, fait le voyage de Sérigny pour venir se plaindre de Maxime.

La veille, l’enfant était parti sur son bateau, au petit jour, pour aller lever ses engins ou ceux des autres, comme à l’habitude ; mais, cette fois, il n’était rentré qu’à la nuit noire. Ayant fait la rencontre d’un garnement de son espèce, il s’était enfoncé avec le camarade en plein Marais ; en passant, on avait tiré le Grenouillaud de sa hutte pour l’entraîner en escapade du côté de Saint-Jean. Or, des diableries avaient été un peu fortes : les trois compères avaient maraudé et, pour comble, le feu qu’ils avaient allumé pour leur déjeuner s’était communiqué à un tas de fagots. On ne les accusait

pas d’avoir souhaité cet incendie, mais enfin les

fagots n’en étaient pas moins brûlés. Les gens se plaignaient, comme de juste et demandaient réparation aux parents responsables.

Léa, désolée, écoutait, une fois de plus, la Misangère lui reprocher sa faiblesse envers le petit et faire des plans pour le mater enfin.

Et, juste à ce moment, Francine arrivait, portant sa joie devant elle comme un merveilleux cadeau d’étrennes ! La Misangère, qui l’accusait presque de complicité, arrêta sur elle des yeux si sévères que la servante s’immobilisa sur le seuil.

Elle ne pouvait entrer là ! Non pas qu’elle fût en ce moment très sensible à la crainte, mais elle voulait lire sa lettre tranquillement. Elle fit donc demi-tour et sortit sans rien dire. Derrière la maison, se trouvait la grange ; elle y entra, referma sur elle le portail.

Alors, seule, sûre de ne pas être dérangée, elle sortit sa lettre de son corsage, déchira l’enveloppe ; et ses mains étaient maladroites…

Georges écrivait !… C’était bien Georges !…


Aux armées, le 30 juillet.
Mademoiselle Francine,


Je profite d’un jour de repos pour envoyer mon salut aux personnes de ma connaissance dont j’ai gardé un bon souvenir. Nous venons du combat ; demain, nous devons y retourner ; après-demain et les jours suivants nous y serons encore. Ne pensez pas que je me fasse du chagrin pour cela ! Non ! le moral est bon comme disent les journaux. Je crois, d’ailleurs, que les Boches

ne veulent pas me faire de mal ; car, s’il en était autrement, je serais mort depuis longtemps.

C’est égal ! je retournerais volontiers au pays ! Je ne me ferais pas trop prier pour aller moissonner avec vous dans les champs du Paridier, ou bien pour vous conduire en bateau sous les ombrages des conches de chez nous. Malheureusement, il passera encore bien des obus au-dessus de ma tête, avant que j’obtienne une nouvelle permission. Mes camarades ne me céderont point leur tour.

S’il n’y a rien de changé, mon tour, à moi, reviendra vers le mois d’octobre. J’espère que vous serez toujours à Serigny ; j’aurai grand plaisir à vous y rencontrer, En attendant, il faut prendre patience.

Je souhaite que votre santé soit aussi bonne que la mienne, Au revoir, mademoiselle Francine !


Elle répéta plusieurs fois : Au revoir, mademosselle Francine ! au revoir, mademoiselle Francine !

La joie l’étourdissait.

Ayant replacé la lettre dans son corsage, elle revint à la Cabane, entra sans timidité. La Misangère lui demanda d’un air soupçonneux :

— Pourquoi es-tu sortie si vite tout à l’heure ? Savais-tu done que Maxime avait passé la journée d’hier en mauvaise compagnie ? Tu n’étais pas dans le secret, je pense ?

Francine répondit :

— Non ! non ! pas du tout !

Elle avait à peine écouté ; tout cela ne pouvait pas beaucoup l’intéresser pour le moment ! Maxime, immobile dans sen coin, l’oreille basse, coula vers elle un regard sournois ; elle y répondit par un sourire indulgent. Là-dessus, la Misangère se mit fort en colère et fit des observations blessantes,

La servante, les bras ballants, écoutait ces bruits ; ils passaient à côté d’elle, rebondissaient sur sa joie sans l’entamer. Et ses yeux gardaient toute leur lumière.

Alors, la Misangère se tut. Pour la première fois, elle jugea Francine insolente ; elle pensa que cette fille, en apparence si soumise, avait des défauts cachés, de très gros défauts, peut-être. Il fallait la surveiller et, s’il en était besoin, lui serrer la bride, fortement.


Aux belles heures de l’après-midi, Francine demanda poliment à Léa, la permission de sortir un peu.

— Tu veux aller chez Marguerite ?

— Je ne sais pas… peut-être non !

Francine ne désirait point aller à ia boulangerie. Elle avait fait toilette, toilette simple mais pimpante : corsage de cotonnade claire, tabliers à festons, souliers légers. Devant son miroir, elle avait essayé de donner à sa coiffure un tour nouveau ; comme ses cheveux étaient abondants et très beaux, du premier coup, elle n’avait pas mal réussi.

Le long du canal, elle chercha un coin d’ombre où il ferait bon s’asseoir et songer. Mais les pêcheurs étaient nombreux à cette lisière du Marais ; comme d’habitude, il en était venu de fort loin, même de la ville. Quelques-uns, qui ne prenaient rien, se promenaient ou s’ébattaient avec leur famille. Ce voisinage semblait fort gênant à Francine.

Revenant sur ses pas, elle prit place sur un des bateaux de la Cabane. Elle savait un peu conduire, maintenant ; sans trop de peine, elle gagna la conche Saint-Jean, tourna au premier fossé et alla aborder dans un pré planté d’arbres fruitiers, dans un paradis, pour appeler les choses par leur vrai nom.

Quand elle fut bien installée, à l’ombre d’un pommier, sous les branches retombantes, elle sortit la lettre et sourit en voyant son nom sur l’enveloppe.

C’était la première fois qu’on lui écrivait ainsi ; les lettres envoyées par les employés de l’Assistance ne comptaient pas, chaque pupille en recevant de semblables.

Elle tenait entre ses doigts une merveilleuse chose nouvelle. Pour la première fois de sa vie, elle recevait une lettre personnelle ! Quelqu’un, sans y être nullement obligé, avait pris ce soin de tracer pour elle ces lignes aimables ! Il y avait donc, à présent, sur la terre, une personne qui pensait à elle, qui se confiait à elle, qui lui disait ses peines, qui semblait l’inviter à les partager ; au loin, parmi de terribles dangers, une personne vivait pour laquelle elle avait le droit de trembler.

Et cette personne, c’était Georges Misanger, le jeune maraîchin à figure claire !

Elle relisait la lettre, la récitait, faisait sonner chaque mot comme un beau louis d’or ; ses mains caressaient le pauvre papier.

Après sa signature, Georges n’avait point oublié d’indiquer exactement son adresse ; il ne se doutait pas qu’elle la connaissait déjà parfaitement… Mais c’était très bien qu’il eût pris cette peine : cela marquait qu’il souhaitait une réponse.

Une réponse ? oui, elle ne pouvait manquer d’écrire elle aussi… Garder le silence, serait impolitesse grave.

Elle combina dans sa tête les phrases qu’elle lui dirait : grand travail, mais si nouveau et si plaisant ! D’abord, elle lui offrirait ses encouragements et ses bons souhaits, ensuite… Il ne fallait pas que la réponse fût bien osée ; cependant, parlant des pays du Marais qu’il aimait tant, elle pourrait bien dire qu’elle s’y plaisait beaucoup aussi et qu’elle y demeurerait jusqu’à la prochaine permission. Surtout, elle le remercierait.

Relisant encore la lettre de Georges, elle n’y trouvait pas les plaisanteriés dont il était coutumier, au dire de chacun. Lettre honnête et douce, lettre écrite d’une main soigneuse. Il ne devait pas souvent en envoyer de semblables ; à Marguerite, il adressait des cartes à découvert où il racontait des histoires drôles, des cartes barbouillées à la diable avec de grands jambages fous.

Certes, il ne s’avançait pas beaucoup ; il n’en disait pas plus long qu’il n’avait fait la veille de son départ. Mais on pouvait deviner certaines pensées qu’il n’avait peut-être pas su exprimer ; en cherchant bien, on pouvait, derrière les mots indifférents, en placer d’autres, plus hardis et plus tendres.

À l’ombre tiède, sous les arbres penchés, Francine cherchait de son mieux et elle s’émerveillait de ses découvertes. Une lassitude étrange et douce coulait en ses membres ; il lui semblait que toutes les choses autour d’elle étaient devenues très belles, très conciliantes, qu’elles s’attendrissaient.

L’eau du canal brillait comme elle n’avait jamais brillé, Les cimes blondes des peupliers étaient frisées de lumière. Aux doigts légers du vent, les feuilles innombrables palpitaient, les branches se faisaient de lents saluts d’amitié, se rapprochaient pour des caresses furtives.

Tout cédait ; tout s’épanouissait.

Il semblait à Francine que le cœur du monde battait pour elle.