Les Gardiennes/Texte entier

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Plon-Nourrit (p. couv.-297).
Il a été tiré de cet ouvrage

100 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder, numérotés de 1 à 100.

L’édition originale a été tirée sur papier de fil.
LES GARDIENNES
DU MÊME AUTEUR, À LA MÊME LIBRAIRIE


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Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1924.

ERNEST PÉROCHON

LES GARDIENNES
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, rue garancière — 6o

Tous droits réservés

Copyright 1924 by Plon-Nourrit et Cie

Droits de reproduction et de traduction

réservés pour tous pays.
LES GARDIENNES


PREMIÈRE PARTIE



I


Voici comment est le pays. Un village : Sérigny ; ni plus beau ni plus laid que la plupart des villages de France ; une partie se trouve bâtie au flanc d’un coteau très modéré, l’autre s’allonge au bord d’une rivière canalisée.

Au nord du village, la plaine ; au sud, une région de marais boisés. La plaine s’étend, monotone, à perte de vue ; quelques haies d’épines y poussent et quelques noyers, trop rares pour arrêter le regard. Au contraire, les lignes de peupliers du marais bornent l’horizon tout aussi bien qu’une haute muraille.

Les maisons maraîchines sur le bord du canal portent le nom de cabanes. Du côté de la plaine, en haut du coteau, une habitation isolée : Château-Gallé, retirance des vieux Misanger. Enfin, à l’écart du village, quelques fermes, parmi lesquelles, au levant, la ferme du Paridier.

Pour le moment, il n’est pas besoin d’en savoir davantage.


Assise sur un banc de pierre, devant sa maison, Hortense Misanger songeait. Elle avait laissé tomber sur ses genoux le tricot qui occupait ses doigts ; depuis que les travaux de force prenaient son temps, c’est-à-dire depuis le commencement de la guerre, elle n’avait plus de goût aux menues besognes de femme.

Hortense songeait, les regards perdus au loin. Très belle autrefois, elle avait encore, à cinquante-huit ans sonnés, le front lisse et un teint mat sur lequel le hâle ne mordait pas. En un pays où les femmes négligent assez vite leur toilette, on la citait toujours pour sa belle tenue. On parlait d’elle avec respect.

Quelque temps avant la guerre, lorsque le gendre des Misanger avait pris à son compte la ferme de ses beaux-parents, ceux-ci s’étaient retirés sur leur bien de Château-Gallé. Ils avaient là une maison, un jardin, un pré dont ils vendaient le foin et cinq ou six boisselées de plaine : autant qu’il en fallait pour les occuper, car, si Hortense restait jeune de tournure et de volonté, il en allait autrement pour Misanger. Elle, pour tout le monde, demeurait la Grande Hortense ; lui, n’était plus que le père Claude. Cela marquait une grosse différence.

Le père Claude eût aimé se reposer. Or, par ces temps abominables, il ne fallait pas songer au repos. Depuis de longs mois les deux anciens n’avaient jamais cessé de travailler aux champs, tantôt chez leur fille au Paridier, tantôt chez leur bru.

Si Hortense se trouvait chez elle par ce beau soir de mai favorable à la besogne, c’était à cause d’une blessure à la cheville qu’elle s’était faite, la veille, en descendant d’une charrette.

Elle se morfondait à l’idée que, là-bas, à la ferme, son aide faisait défaut. Elle absente, tout marchait cahin-caha. Sa fille, en effet, bien que jeune et forte, manquait de vaillance et d’autorité ; chaque semaine, chaque jour, chaque fois qu’une difficulté nouvelle se présentait, elle parlait de tout lâcher, de tout vendre ; et le père Claude n’était pas loin de lui donner raison. De là venaient, pour la Misangère, de graves tourments.

Elle songeait aux jeunes hommes partis en guerre. Après la victoire, quand ils rentreraient au pays, ils ne manqueraient point de demander : Qu’avez-vous fait de tout ce que nous avions laissé ? Femmes ! êtes-vous restées bonnes gardiennes chez nous ? Avez-vous entretenu le feu de nos maisons aimées ?

Quand reviendrait le gendre, le grand Clovis, avec qui il était si difficile de s’entendre, il dirait de sa rude voix orgueilleuse :

— Montrez-moi ma ferme !… Où sont mes bêtes ? A-t-on garni leur râtelier ?… Où sont mes outils ? J’en veux essayer le manche ! Femmes ! servezmoi les fruits de mon verger et versez dans mon verre le vin de ma vigne !

Et Norbert, le fils aîné qui avait épousé une maraîchine, Léa de la Cabane Richoix, Norbert aussitôt revenu, sauterait dans son bateau et se dirigerait vers les roselières, disant :

— Je vais voir si l’herbe se maintient saine dans mon pré Cloux… J’avais planté cinquante peupliers au paradis de la Motte-Fagnoux : ils doivent, à présent, faire une belle percée.

Il parlerait ainsi, car il s’était fort attaché à son pays d’élection, à cet étrange pays du Marais où la terre est presque aussi mouvante que l’eau. Il fallait que les prés fussent soignés, l’herbe fauchée au bon moment, les arbres protégés et les fossés entretenus par où glisse insensiblement l’eau dormeuse d’une conche à l’autre. On lui devait cette joie, à Norbert, après l’horreur des champs de bataille.

Quant à Censtant et à Georges… Ceux-ci ne possédaient rien, n’avaient pas de foyer encore. Constant, le fils cadet, était parti à vingt-trois ans pour la ville. Un matin, il avait dit : Je m’en vais ! et rien n’avait pu le retenir. Sérieux, instruit et de volonté rigide, il s’était fait une bonne place dans les services des chemins de fer. Maintenant, à l’armée, il gagnait les hauts grades ; et il l’annonçait à ses parents comme une chose naturelle et qui lui était bien due. Ses lettres, qu’on montrait avec fierté, étaient hautes de ton et quelquefois un peu effrayantes. De là-bas, il dictait à ses parents, à sa sœur, à sa belle-sœur aussi, des ordres inattendus et rudes. Il écrivait :

« Vous devez travailler pour que les soldats ne manquent de rien ; vous devez travailler jusqu’à l’épuisement de vos forces, jusqu’à en mourir s’il le faut… La souffrance et la mort ne comptent pas plus pour vous qu’elles ne comptent pour les combattants. »

Georges, le fils dernier, envoyait au contraire de longues lettres puériles. La veille, précisément, n’avait-il pas écrit à sa belle-sœur, la maraîchine, pour lui demander si l’année s’annonçait bonne pour le poisson, si l’anguille commençait à « donner » à la vermée et s’il était resté beaucoup de sarcelles !… Et il recommandait aussi de peindre le bateau neuf en vert très clair…

Il était si jeune ce dernier des Misanger ! Un enfant ! mais un enfant robuste et de belle race dont on avait fait très vite un soldat et qu’on allait bientôt jeter au-devant de la mort.

Le cœur de la mère se brisait en songeant à cela. Elle revoyait ce fils préféré, son beau Georges, haut et mince, avec sa peau de fille et ses dents fraiches, avec ses yeux clairs qui riaient toujours.

Lorsque la ferme était passée au compte de Clovis, le jeune homme, abandonnant la culture, était entré à la boulangerie du cousin Ravisé. La Misangère le revoyait au seuil de la boutique, un refrain aux lèvres, ou bien sautant sur sa bicyclette pour courir la plaine, ou bien encore, par les beaux dimanches de joie, debout, la perche en main, sur son petit bateau de pêcheur d’anguilles qu’il faisait danser par jeu, au milieu du canal, sous les yeux des jolies maraîchines.

Celui-là, non ! il n’avait rien à lui ; ni terres, ni maison, ni place, ni métier, même, à vrai dire ; il n’avait que sa jeunesse. Eh bien ! quand il reviendrait — car il reviendrait, mon Dieu ! — il serait heureux, lui aussi, de retrouver aux choses aimées le tendre et gai visage qu’elles gardaient en son souvenir.

Quand il reviendrait, il s’établirait selon son cœur, dans de bonnes conditions ; il s’établirait à la boulangerie où il y avait une fille toute jeune encore mais jolie et brave et qui l’attendait.

Pour le bonheur de Georges comme pour celui des autres, il fallait tenir sans compter les heures de souffrance, lutter contre le froid, contre le chaud, contre le chagrin qui ronge et affaiblit, affronter l’impossible, sans relâche.

« Vous devez travailler jusqu’à l’épuisement de ves forces afin que les soldats ne manquent de rien… »

La Misangère se répétait les paroles de l’officier. À coup sûr, il fallait travailler pour cela : c’était une chose facile à comprendre et qui, même, allait de soi. Mais les propos légers du conscrit lui apportaient peut-être une certitude plus grande encore :

« Préparez pour mon retour un bateau peint en vert… et dites-moi s’il passe des sarcelles… »

Il fallait tenir, non seulement pour des raisons ordinaires et directes, mais pour d’autres raisons qu’elle ne savait guère formuler, et qui, cependant, dominaient au fond de sa conscience, fortes et sûres comme l’instinct. D’abord, il lui semblait juste de durement peiner parce que les autres souffraient et que le travail est frère de la souffrance ; mais surtout, les hommes s’acharnant aux œuvres de destruction et de mort, la tâche première des femmes, qui est de conservation, lui apparaissait confusément avec son importance essentielle. Jeunes ou vicilles, les femmes étaient les gardiennes ; gardiennes du foyer, gardiennes des maisons, de la terre, des richesses, gardiennes de ce qui avait été amassé par le patient effort des âges pour faciliter la vie de la race, mais aussi gardiennes des ordinaires vertus et gardiennes de ce qui pouvait sembler futile et superflu, de tout ce qui faisait l’air du pays léger à respirer, gardiennes de douceur et de fragile beauté.

La Misangère songeait, la figure levée vers le bleu du ciel. Le vent de mer devait passer avec force dans les hauteurs de l’air, car on y voyait de longs nuages dont les franges s’étiraient avant de s’emmêler ou de disparaître. C’était dans la direction de la fuite des nuages que les hommes combattaient. N’ayant jamais voyagé, la Misangère ne se faisait qu’une idée assez vague de la distance ; elle savait seulement que l’effroyable tumulte du combat ne pouvait venir jusqu’à elle. Cependant elle tendait l’oreille, accueillait les bruits errants et il lui semblait qu’une immense et terrible rumeur circulait à l’horizon d’est où se massaient les nuées.

Un pas lourd se fit entendre sur la route : quelqu’un montait vers Château-Gallé, venant du village. La Misangère, tirée de sa songerie, abaissa les yeux et reprit vivement son tricot car il lui eût été pénible de se laisser surprendre ainsi en attitude paresseuse. Elle reprit donc son ouvrage, mais aussitôt ses mains retombèrent : c’était Misanger qui arrivait. Il poussa la petite barrière du courtil et s’avança vers la maison, vieux, triste, les épaules accablées et le regard à terre. Elle, qui songeait aux malheurs de la guerre, se redressa d’un coup :

— Qu’y a-t-il done ?

Il répondit, sans s’arrêter :

— Rien !… il n’y a rien….

Et il entra dans la maison.

De son banc, elle demanda encore :

— Alors pourquoi reviens-tu si tôt ?

Il ne répondit pas, cette fois, feignant de n’avoir pas entendu. Elle reprit sur un ton sévère :

— Il y a encore une heure de jour au moins… Si vous aviez terminé votre chantier, il fallait en commencer un autre !

Le père Claude osa dire :

— Des chantiers !… des chantiers !… J’en ai beaucoup commencé dans ma vie et beaucoup terminé… J’ai fait ma part… Je suis au bout !

Elle se leva aussitôt, entra à son tour et vint s’appuyer à la table devant Misanger.

— Qu’est-ce qu’il y a donc encore ?

Alors lui, les yeux baissés, parlant vite pour se donner du courage :

— Solange en a assez ! Elle ne peut plus continuer ! Voilà ce qu’il y a… Aujourd’hui, les bœufs ont pris la mouche dans le pré Bruffier… ils ont emporté la faucheuse et l’ont à moitié démolie… impossible, tu penses, de la faire réparer à temps… Et il est inutile de prier les valets de manier la faux : l’un ne sait pas, l’autre ne veut pas… De toutes manières, c’est au bout !

Penchée, les deux mains sur la table, elle le regardait en face, les yeux durs.

— Eh bien ! toi, dit-elle, tu ne sais donc plus faucher ? il me semble que tu l’as fait assez souvent, autrefois…

— À mon âge, je ne peux pas remplacer trois hommes… J’ai soixante ans et de la fatigue dans les membres.

Elle dit, de sa voix nette, une phrase que le vieux connaissait bien :

— Le travail d’un homme fatigué ne se distingue pas de l’autre…

Le père Claude hocha la tête :

— Tu parles bien !… Tu es encore jeune, toi !… moi, je suis las… je suis las…

Elle le cingla.

— Tu es las, dit-elle, depuis le jour de ta naissance.

— Hortense ! peux-tu dire ?…

Il s’était relevé péniblement et il se tenait devant elle, sans colère, mais les yeux tristes.

— Peux-tu dire, Hortense, que je n’ai pas travaillé dans ma vie ?…

Il tendait ses mains, des mains dures, aux jointures noueuses, aux ongles déformés, de pauvres mains usées au service de la terre et que l’âge, maintenant, faisait trembler.

Elle détourna les yeux et demanda avec quelque douceur :

— Veux-tu manger ?

— Non ! je veux me coucher ; je ne tiens plus debout.

Il passa devant elle et se dirigea vers le fond de la pièce où il y avait un haut lit à la mode ancienne. Mais elle demanda :

— Que compte faire Solange ? Qu’avez-vous décidé pour demain ?

— Demain ?

— Oui, demain… On doit pouvoir réparer cette faucheuse, quoi que tu en dises ! Si on ne la répare pas, il faut en trouver une autre… On ne va pas laisser pourrir l’herbe sur pied ! il faudra du foin, l’hiver prochain… Que comptez-vous faire ?

Elle parlait de nouveau d’une voix âpre, pressante. Il répondit, sans se retourner :

— D’abord, moi, je vais à la foire, demain ; je mène vendre les bœufs de quatre ans… Solange le veut ainsi.

— Ah !

— Oui !… Cette vie ne peut plus continuer : comprends-le donc à la fin !… Ni hommes, ni chevaux, comment veux-tu qu’on fasse ? Solange, peu à peu, va se débarrasser de ses aumailles ; cela lui fera de bel argent et elle se retirera tranquille avec nous en attendant la fin de la guerre.

Comme elle ne disait rien, il s’enhardit :

— C’est tout à fait décidé, cette fois ! et si tu veux mon idée, je crois que c’est le meilleur plan… Autrement nous nous tuerions à la besogne et notre pauvre fille aussi. Qui sait combien de temps la guerre peut durer encore ?… Le bail prend fin à la Saint-Georges ; je ne conseillerai pas à Solange de le renouveler et tu reconnaîtras toi-même, si tu veux réfléchir…

Elle l’interrompit :

— Et Léa, notre bru, va-t-elle aussi se retirer tranquille chez nous ?

— Elie a devant elle moins d’embarras que Solange.

— Surtout elle est plus courageuse… quand on manque de courage on trouve toujours de grands embarras…

Elle se tut un moment, puis reprit :

— Tu ne m’as toujours point dit ce que l’on compte faire au Paridier pour le foin…

L’hésitation de Claude fut visible.

— Solange a pris le meilleur parti… à mon avis, du moins. Elle veut faire pacager, tout simplement… Quand les bêtes seront en bon état de vente, elle s’en débarrassera. Elle n’a pas tort. Dés ce soir, elle a fait conduire les vaches au pré Bullier : je temps est beau, elles y passeront la nuit… Tu prépareras ma blouse, Hortense : je pars de grand matin.

— Hortense dit tranquillement :

— Non, tu ne partiras pas de grand matin.

— Pour la foire cependant…

— Tu n’iras pas à la foire. Couche-toi et dors. Je m’en vais voir Solange.

S’appuyant sur un bâton, elle sortit en boitant ; | et lui, derrière elle, s’avança jusqu’au seuil.

— Hortense, écoute-moi… Laisse-la tranquille ! elle a raison… Hortense tu ne peux pas marcher : tu vas forcer ta jambe…

Elle sortit du courtil sans se retourner ni répondre ; la barrière retomba, claquant sec.

Le père Claude leva un peu les bras et gémit :

— Elle nous fera tous périr !

Puis il revint vers son lit ; recru de fatigue, il se coucha et s’endormit.


La Misangère descendait vers Sérigny. Il lui fallait traverser le village dans toute sa longueur pour arriver au Paridier. À chaque pas qu’elle faisait, il lui semblait qu’un couteau lui traversait la cheville.

Le crépuscule tombait lentement et, du côté du Marais, une brume légère enveloppait déjà les peupliers. Cependant l’effort des travailleurs ne diminuait nulle part. Le bruit des faucheuses s’entendait encore dans toutes les directions. De hautes charrettes chargées de foin rentraient au village. Devant la Misangère, une de ces charrettes avançait lourdement, trop large, mal équilibrée, menaçant, à chaque cahot, de laisser tomber sa charge. Un enfant marchait à la tête de l’attelage ; sur un des côtés de la route deux femmes, la vieille Candé et sa bru soutenaient le foin avec leur fourche. À l’entrée du village, comme l’attelage s’engageait dans une ruelle, une roue sauta sur une pierre ; tout le chargement glissa, couvrant les deux femmes qui, dans ce passage étroit, n’avaient pas eu le temps de s’écarter.

La Misaugère s’était précipitée mais, déjà, les deux femmes surgissaient à la façon des taupes sortant de terre. En sueur malgré la fraicheur du soir, elles se regardèrent un instant sans parler. La vieille, couleur de brique, écartait de son front de courts cheveux gris mêlés de foin ; la jeune, livide, avait les deux mains à plat sur le ventre.

Le petit gars expliquait :

— C’est la deuxième fois que ça tombe : elles ne savent point dresser la charretée.

Alors la vieille dit simplement :

— Rechargeons !

L’enfant fit reculer l’attelage sur la route et les deux femmes se mirent à l’ouvrage. La vieille commença de s’escrimer, enfonçant sa fourche dans l’énorme tas de foin comme elle eut piqué le dos d’une bête rétive. Ayant retiré son caraco, elle n’était vêtue que d’une chemise et d’un jupon court ; sa peau flétrie apparaissait et ses bras, maigres et bruns, étaient semblables au manche de son outil. La jeune, péniblement, avait grimpé sur la charrette ; elle recevait le foin et le plaçait de son mieux, encore une fois. Elle levait les bras le moins possible et, de temps en temps ramenait les mains à sa taille épaissie. Lorsque le foin arrivait juste à sa portée, elle le tassait en se laissant tomber à genoux. Bien que la sueur ruisselât de son visage, elle demeurait très blème, étourdie par l’odeur du foin. Elle avait les Yeux secs, froids, obstinés.

La Misangère s’approcha et lui dit :

— Songe à ton état, ma fille ; fais bien attention !

— Je n’en ai point le temps ! répondit-elle.

Et la Misangère pensa :

— Celle-ci ne se découragerait pas pour une faucheuse cassée.

Elle continua son chemin. La faiblesse d’âme de Solange l’humiliait cruellement. Partout, en effet, les femmes travaillaient avec une inlassable énergie ; malgré l’heure tardive, elle en rencontra qui ramenaient encore vers la plaine des charrettes vides.

Chez Roque le forgeron, la Misangère aperçut la grand’mère tirant le soufflet. Dans la cour, on ferrait un mulet, une mauvaise bête aux oreilles couchées qui dansait et ruait. Il y avait là le vieux Roque qui, à soixante-dix ans, son fils parti, avait repris le tablier de cuir ; sa bru, une petite femme noiraude tenait une patte de la bête.

Comme la Misangère passait, il Y eut des cris dans la cour, Le mulet, changeant de manière, cherchait à mordre. Le vieux recula, tenant le fer au bout de sa pince ; c’était la dixième fois peut-être et il se décourageait. Alors la bru perdit patience : saisissant une lanière de cuir qui se trouvait là, un trait avec sa boucle d’attache, elle se mit à frapper sur la bête à tour de bras. Le mulet se jetait de côté, boxait, ruait en vache, traîtreusement ; mais, au risque de se faire tuer, la femme cinglait toujours, les dents serrées, les yeux fulgurants.

Le mulet finit pas comprendre qu’uné volonté virile animait cette personne si menue ; en sa cervelle obscure, peut-être pensa-t-il que le grand Roque lui-même était revenu, le grand Roque avec qui il ne fallait pas badiner… Il s’immobalisa, les oreilles frémissantes et pointées.

Alors la femme défit le nœud de la longe, tira haut la tête du mulet, jusqu’à lui coller les naseaux à la muraille. Comme il découvrait encore ses dents jaunes, elle se dressa et de son petit poing noir, fermé comme un poing d’homme, elle lui meurtrit les lèvres d’un coup dur. Après quoi, elle lui saisit une patte de devant et, d’un brusque effort, la leva très haut, faisant eraquer les jointures.

La Misangère qui avait vu toute la scène en ressentit de l’émotion.

Malgré sa hâte d’arriver au Paridier, elle se détourna un peu de son chemin et avança, comme elle faisait toujours, jusqu’à la boulangerie du cousin Ravisé. Ce dernier était parti à la guerre avec les dernières levées ; veuf, il n’avait laissé en sa maison que deux enfants : Marguerite, une frêle blonde de dix-sept ans à peine et Lucien, de deux ans plus jeune, Au moment de partir, il leur avait montré l’argent qu’il possédait, disant :

— Vivez comme vous pourrez avec cela en attendant mon retour.

Puis il avait fermé la boutique.

Le lendemain, les deux enfants la rouvraient ; et, depuis, au prix d’un labeur inconcevable auquel rien ne les avait préparés, ils maintenaient la clientèle.

La Misangère aimait à les voir, à les encourager ; au besoin, elle modérait leur ardeur, donnait des conseils de prudence.

Cette fois, elle les trouva en train de charger la voiture pour une tournée de plaine, Marguerite, du fond de la boulangerie, cria :

— Bonsoir, cousine Hortense !

Et le garçon, essoufllé, une dizaine de miches entre les bras, dit à son tour :

— Ça chauffe, ce soir ! nous ne sommes pas en avance !

La Misangère les quitta vite afin de ne pas leur faire perdre de temps.

Elle reprit le chemin du Paridier, bien décidée à exiger des siens un courage au moins égal à celui des autres.

Arrivée à la ferme, elle s’arrêta un peu dans la cour. Des bruits de repas vinrent jusqu’à elle avec des éclats de voix et des rires insolents ; Solange devait être aux prises avec les valets.

La Misangère souleva silencieusement le loquet et entra : aussitôt tous les bruits tombèrent. Les valets étaient assis à la table dans la pénombre ; Solange, près de l’âtre, déshabillait son enfant. Apercevant sa mère, la jeune femme balbutia, gênée :

— Votre pied va donc beaucoup mieux que vous avez pu venir jusqu’ici ?

La mère dit :

— Vous soupez de bonne heure, aujourd’hui ! C’est-il que votre foin est rentré ?

Antoine, le premier valet, se risqua à rire, mais la Misangère s’étant détournée vers lui, il s’arrêta court.

Solange avait pris son enfant dans ses bras ; elle dit, sans regarder sa mère :

— Vous savez ce qui est arrivé ? Père a dû vous expliquer.

— Oui… oui… Va de l’autre côté, coucher le petit. Tout à l’heure, j’aurai à te parler.

Elle montrait la porte du corridor ; Solange obéit.

La Misangère, alors, se tourna vers les valets. Ils étaient deux. L’un, Antoine le Boiteux, homme de quarante ans passés, ouvrier médiocre et dont la réputation laissait à désirer, avait plus d’une fois, avant la guerre, éprouvé de la difficulté à s’embaucher ; maintenant, l’absence des hommes valides lui faisait sa place et il parlait haut quand Hortense n’était pas au Paridier. L’autre, un tout jeune garçon à peu près stupide, subissait l’influence du premier : il riait avec lui, grognait avec lui, sabotait le travail comme lui.

La Misangère s’adressa d’abord au jeune :

— Christophe ! dit-elle, cours vite au pré Buffier et ramène les bêtes.

— Vous lui donnerez bien le temps d’achever son souper ! observa Antoine.

— Non ! dit-elle ; je veux que les bêtes soient à l’étable en dix minutes.

Comme le garçon ne bougeait pas, elle se pencha vers lui :

— N’as-tu pas entendu ? Faudra-t-il que je répète mon commandement ?

Christophe sortit, sifflotant insolemment. Antoine commença de raisonner.

— On nous dit : menez les bêtes passer la nuit au pré Buffier… puis on nous dit ensuite : allez les chercher et ramenez-les à l’étable… Je ne sais plus qui commande, ici !

— Pour le moment, c’est moi ! répondit la Misangère froidement. Toi, Antoine, tu es le valet ; écoute mes ordres et que tes paroles ne volent point devant les miennes… Demain matin, tu prépareras une faux pour toi et une pour Christophe : il y a, dans la grange des manches et des ferrements… Puis, vous irez faucher tous les deux en attendant que la machine soit réparée… À neuf heures, j’irai voir votre travail.

L’homme, déconcerté, avait baissé la tête. La Grande Hortense lui en imposait et, en sa présence, il n’osait pas montrer sa mauvaise arrogance. Il essaya pourtant de discuter.

— Faucher ! vous parlez de faucher ! miïs je ne suis pas gagé pour ça ! Dans notre marché…

Elle l’interrompit de la voix et du geste.

— Tu faucheras… ou bien tu t’en iras !

Elle parlait avec une netteté implacable. Le valet murmura encore :

— Nous verrons, nous verrons bien !

Mais sa voix était molle ; il se sentait battu d’avance. C’est qu’il avait déjà changé quatre fois de condition depuis le commencement de la guerre et, chaque fois, on avait parlé contre lui.

De plus, quelques semaines auparavant, il avait fait la fâcheuse rencontre d’un blessé convalescent, son dernier patron, dont la femme avait eu particulièrement à se plaindre. Le soldat, sans avertissement ni discours, avait réglé au valet son dû à grands coups de poing sur la figure. Ce soldat était brutal, mais le grand Clovis du Paridier ne l’était pas moins et passait pour avoir la main lourde…

— Nous verrons bien ! je connais mon droit…

La Misangère comprit que l’homme était vaincu ; connaissant sa force, elle voulut l’éprouver sur l’heure.

— As-tu fini de manger ? demanda-t-elle sèchement.

— À peu près.

— Bien ! comme tu n’as rien fait pendant la soirée, j’ai du travail pour toi, maintenant… Écoute-moi ! tu vas courir chez les Candé où deux pauvres femmes sont en train de relever une charretée de foin ; tLu voudras bien leur donner un coup de main. La jeune n’est pas à sa place sur la charrette ; tu la feras descendre et tu monteras prendre sa fourche, Va ! et hâte-toi !

L’homme s’était levé.

— Ça non, par exemple !… Je suis gagé ici, non ailleurs ; je ne veux pas faire le travail de tout le monde.

— Non ? tu dis non ! Tu refuses ton aide à ces malheureuses !… Alors, fais ton compte ! demain matin, tu passeras à Château-Gallé : c’est moi qui te paierai.

Elle alluma ane chandelle, planta son regard dans les yeux de l’homme.

— Je te donne deux minutes pour te décider : pas plus.

Le valet recula, la tête basse. Il gagna la porte en jurant et, dans le courtil, ses sabots traînèrent.

— Hâte-toi ! lui cria la Misangère.

Cela le fit sursauter ; il plia les reins comme un cheval fouetté et, sans plus rien dire, il s’en alla vers Sérigny, dompté pour cette fois encore.

Ayant couché son enfant, Solange revenait. Elle parut gênée par la lumière.

Elle était grande et belle comme sa mère, avec un teint frais dont elle prenait grand soin et qu’elle savait préserver. Dans son regard glissant, dans son allure balancée, il y avait une nonchalance inquiétante, quelque chose d’indécis et de trouble. Pourtant, sur sa conduite, on n’avait en somme, jusqu’à présent, jamais rien dit ; accueillante à tous, elle avait même bonne réputation d’amabilité.

À vingt ans, elle s’était marée avec ce Clovis Berland, un fort garçon un peu fruste. Bien que l’homme ne lui convint qu’à moitié, la Misangère avait donné sans difficulté son consentement car, à de certaines heures, Solange lui causait de l’inquiétude. Puis, la belle-mère, de caractère haut, se heurtant à la rudesse du gendre, il avait fallu se séparer. Les anciens avaient eu la sagesse de se retirer avant que cela devint vilain ; ils avaient cédé au jeune couple cette ferme du Paridier où ils s’étaient usés à travailler dans la force de leur âge et qu’ils avaient faite prospère : cent soixante boisselées d’une plaine un peu sèche mais grenante, un cheptel en bon état et un outillage où rien ne clochait.

Et, peu à peu, à voir travailler le gendre, la Misangère avait conçu quelque estime pour cet homme qui ne ménageait ni sa peine, ni celle des autres. Depuis qu’il était à la guerre, Clovis, par toutes ses lettres, donnait des ordres, s’informait de l’état de ses bêtes ou du rendement probable des récoltes.

Solange n’était pas de même bois. Se débattant au milieu de difficultés réelles, d’ailleurs, elle eût volontiers abandonné la ferme. Elle trouvait son père à côté d’elle pour approuver ses raisons.

Cette fois, la crise avait été brusque et la jeune femme paraissait décidée à en finir. Elle parla la première avec une hardiesse agressive dont elle n’était pas coutumière,

— Vous savez, dit-elle, que je suis au bout… Je ne peux plus me faire obéir des valets… tout retombe sur moi. Je vends ; c’est bien décidé !… Pour une fois, c’est moi seule qui commande…

— Non ! ce n’est ni toi, ni moi, ni ton père… C’est Clovis qui commande ici ! Est-ce lui qui a donné l’ordre de vendre les bêtes ? Il a dû écrire aujourd’hui : qu’est-ce qu’il marque ?

— Clovis ? il me tourmente pour le renouvellement du bail… Mais je ne veux pas ! je ne veux pas ! À la Saint-Georges je ne serai plus au Paridier… En ce moment, au lieu de gagner, on perd, vous le savez bien ! On dépense son argent et on se tue…

— Tu ne me fais pas encore pitié ! dit la mère ; tu as bonne mine… J’en connais de plus faibles que toi et qui sont beaucoup plus à plaindre : cependant, elles ne fléchissent pas comme tu fais.

La jeune femme, énervée, éclata en sanglots.

— Mais enfin, je n’en puis plus ! Ce n’est pas une vie !

— Sèche tes larmes ! dit la mère ; elles m’agacent… Il n’y a que des créatures au cœur mou pour s’apitoyer de la sorte sur leur propre misère.

Elle continua et le ton de sa voix montait :

— Ah ! tu veux quitter le Paridier ! Tu veux te rétirer chez moi, vivre rentière en ma maison !… Eh bien ! sache-le tout de suite : si tu ne marches pas sur ton chemin, si tu abandonnes la place d’honneur où tu es, tu iras où tu voudras, mais tu ne franchiras pae mon seuil ! Ma fille, il n’y a pas de place sous mon toit pour les lâches !

Le mot tomba comme une gifle. Solange, assise devant la table, pleurait, la tête cachée entre ses bras. Elle se plaignit.

— Mère, vous êtes dure, vous êtes injuste ! mon père comprend mieux les choses que vous… Vous ne savez donc pas toute la peine que j’ai ?… Ah ! vous êtes dure, dure…

Droite au milieu de la pièce, la Misangère reprit :

— Ce n’est pas pour mon plaisir. Il faut de la dureté parce que nous vivons en des temps de grande misère. Je ne suis pas injuste comme tu dis ; je sais bien que tu as du travail et des soucis ; mais songe à ton mari, songe à tes frères et tu n’oseras plus jamais te plaindre. Ta part de peine est petite auprès de la leur… Quand ils reviendront, 11 faut qu’ils puissent retrouver leur place et ils auront mérité de la retrouver plus belle qu’ils ne l’ont laissée. Ma fille, tu resteras au Paridier quoi qu’il puisse t’en coûter.

Elle parlait d’une voix moins âpre.

— Ma fille, redresse-toi et prends courage : ton père et moi nous serons auprès de toi pour t’aider.

Solange se défendit encore un peu.

— Mais vous êtes fatiguée, vous aussi, mère, et mon père l’est encore plus. Comment voulez-vous que nous fassions ? Je vous assure que ce n’est pas possible.

— Ne t’inquiète pas de savoir si c’est possible ou non. Va droit !

Après un court silence, la Misangère reprit :

— Allons, mange bien vite et va te reposer ; il y aura grand travail demain… J’ai commandé les valets.

Solange eut un geste vague de consentement. Plutôt que de continuer la discussion, elle préférait céder, ou, du moins faire semblant. Or verrait plus tard. Sa mère se dirigeant vers la porte, elle demanda encore une fois, en s’essuyant les yeux :

— Voire pied est-il guéri ?

— Au contraire, répondit la Misangère, il me fait bien mal ; mais sois tranquille : demain matin je viendrai quand même.

Et elle s’en alla dans la nuit commençante, boitant beaucoup.

Elle avait traversé Sérigny et remontait vers Chàteau-Gallé quand le bruit d’une voiture la fit se ranger sur le bord de la route, Elle pensa :

— C’est le petit Ravisé qui n’a pas encore fini sa tournée ; il mène le pain à ceux de la plaine.

Mais la voiture venait avec une vitesse inusitée et il n’y avait personne sur le siège. Inquiète, la Misanpère s’arrêta. Le cheval passa au galop en hennissant, grande bête folle à la tête dressée et dont le museau semblait ricaner. Les roues firent voler des pierres.

La Misangère jeta un cri : accroché des deux mains à l’arrière de la voiture, Lucien se laissait ermporter, jambes traînantes !

Par bonheur le cheval ralentit son allure à mi-côte. Alors l’enfant réussit à se redresser, reprit pied ; d’un grand effort, il se souleva à la force des poignets et, s’aidant de ses coudes, de ses genoux, mordant même dans la bâche relevée, il se hissa sur le siège. Debout, il saisit les rênes et brandit son fouet. Le cheval, cinglé, riposta en ruant ; à plusieurs reprises ses sabots firent sonner la caisse de la voiture.

L’enfant, hors de lui, lança un juron d’homme ; et il y avait de l’angoisse dans sa voix frêle, mais aussi de la colère et une énergie désespérée. Bloquant les freins, il se mit à cogner à tour de bras avec le manche de son fouet. La bête mauvaise repartit au galop et bientôt la voiture fut hors de vue.

La Misangère, les jambes tremblantes, demeura sur place à écouter le bruit de cette course folle et les ahans du petit qui frappait toujours.

La voiture ne revint qu’à onze heures du soir. La Misangère l’attendait au passage, une lanterne à la main. Le cheval rentrait au pas, la tête basse, fourbu. La Misangère leva sa lanterne ; l’enfant, épuisé, était affaissé sur le siège ; il se redressa sous le jet de lumière et voulut prendre un air brave, mais de grosses larmes dansaient en ses yeux.

— Es-tu blessé ? demanda-t-elle ; qu’as-tu ?

— Je n’ai rien… rien du tout.

Elle reprit :

— Je vois bien que tu as de la peine ! parle-moi, petit !

Alors il s’abandonna :

— Eh bien ! j’ai perdu une pratique. Voilà !… Là-bas, à Moulin-Gros, je suis arrivé trop tard ! les gens étaient couchés et ils m’ont mal reçu. Marguerite ne sera pas contente… Nous ne voulons pas les perdre, nos pratiques !

Il pleurait tout de bon. La Misangère, du dos de sa main, lui toucha la joue à plusieurs reprises, très doucement.

— J’arrangerai cette affaire, dit-elle, rentre vite, car Marguerite doit être inquiète.

Elle ajouta :

— Tu es bon, mon enfant |

Dans sa pensée c’était de son courage qu’elle le louait, mais il lui arrivait souvent de confondre ainsi bravoure et bonté et d’employer un de ces mots pour l’autre.

Elle entra dans sa maison ou le père Clande dormait. Le bruit qu’elle fit le réveilla à demi ; ayant oublié les événements de la journée, il demanda :

— Qu’y a-t-il donc, Hortense ?

— Il y a que, demain matin, à la première heure, il faut que je sois au pré Buffier et toi avec moi !

La voix claquait. Le vieux clignota comme si on lui eût tiré des amorces aux oreilles.

Il n’osa répliquer ; il se retourna seulement vers la ruelle en soupirant tristement.

II

La Cabane Richois où vivait Léa, femme de Norbert, était bâtie sur le bord du Grand Canal à l’extrémité ouest de Sérigny ; située entre la Cabane Bacloux et la Cabane Mazoyer, elle faisait précisément face à la route de Saint-Jean-du-Marais.

Mais ce pays est si différent des autres qu’il faut tout expliquer.

Sur la route de Saint-Jean, il ne passe ni voitures ni piétons, mais seulement des bateaux. En effet, cette route est une route d’eau, un canal de moyenne grandeur, ou bien, si l’on veut parler comme les maraîchins, une conche ; conche très fréquentée, eur elle joint directement le Grand Canal de Sérigny à celui de Saint-Jean que l’on appelle la Belle Rigole.

De même, il ne faudrait pas imaginer la Cabane Richois comme une misérable bâtisse en boue desséchée et couverte en roseaux. Non ! c’était une maison briques et moellons, avec, aux angles, de belles pierres taillées et des fondations solides, creusées dans le roc et non point dans la terre mouvante du Marais qui, se dérobant, fait à la longue crouler les murs ; une maison moins vaste que celle du Paridier, mais plus agréable, en somme, plus avenante, plus propre. Comme bâtiments d’exploitation, par exemple, il n’y avait qu’une étable, une grange et un petit hangar pour les outils où l’on suspendait aussi les filets de Pêche, tramails et verveux.

Lorsque Léa s’asseyait à sa fenêtre, elle avait sous les yeux les bateaux de la maison que l’eau du Grand Canal balançait doucement et, devant elle, s’ouvrait cette conche de Saint-Jean qui est d’une beauté rare.

On voit, de chaque côté de cette conche, une double rangée d’arbres. D’abord, des frênes têtards dont les racines sortent de l’eau comme d’énormes reptiles ; lorsque le brouillard les enveloppe, on prendrait ces frênes pour des commères géantes agenouillées au bord du canal pour laver. Un peu en arrière, ce sont des peupliers au tronc lisse, poussant d’un seul jet et mêlant, à vingt mètres de hauteur, leurs branches souples. À la belle saison, lorsque tout est pavoisé, cela fait un étrange tunnel au-dessus de l’eau immobile et noire. La lumière du soleil, tombant sur cet opulent feuillage, est filtrée et teinte ; il ne pénètre sous la voûte qu’une légère brume d’or vert. Par instants, de subtils rayons réussissent pourtant à se faire droit passage, mais ils sont instables, fugitifs, à la merci de l’agilité des feuilles ; le moindre souffle d’air les rompt, les effiloche et suffit à tout brouiller.

Il y a, dans le Marais, des centaines de canaux semblables ; et l’on a bien le droit de dire que c’est très beau, car, plusieurs fois, des messieurs du grand monde qui ont beaucoup voyagé, n’ont point caché leur admiration devant ce coin de pays.

Par malheur, en ces temps de guerre, il n’y avait point, au Marais, de messieurs à la promenade. Et, surtout, Léa n’avait point le loisir de s’attarder à sa fenêtre. En effet, elle restait seule avec un gamin de douze ans pour faire sa besogne et celle de Norbert. La belle-mère venait bien de temps en temps à la Cabane et aussi le père Claude, mais ils étaient gens de plaine, inhabiles au travail du Marais et, d’ailleurs, occupés au Paridier au delà de leurs forces.

De la Cabane Richois dépendaient à peine trois hectares de prairies et de terres légumières, en une dizaine de pièces disséminées un peu partout entre Sérigny et Saint-Jean. Cultiver trois hectares d’un sol léger en plaine ne cause pas de grands embarras ; mais trois hectares de marais, c’est une autre affaire, car on n’y peut guère employer les machines et les bêtes de somme.

Or, à la Cabane Richois, c’étaient des bras minces et faibles qui, maintenant, devaient couper l’herbe, couper le bois, entretenir les fossés et conduire les batelées par le dédale des routes d’eau. Petite, maigre, de chétive santé, la bru des Misanger ne semblait point taillée pour les durs travaux ; et, en effet, jusqu’aux jours de guerre elle s’était contentée de tenir sa maison et de veiller aux bêtes.

Maintenant, elle faisait tout et c’était miracle. Pour le comprendre il fallait regarder ses yeux braves sous le front casqué de migraine.

Au printemps, elle avait pris pour l’aider le seul journalier que l’on pût trouver dans le Marais, L’homme, à vrai dire, n’était journalier que depuis le début de la guerre ; auparavant nul n’eût jamais songé à l’employer sérieusement. Marivon — c’était ainsi qu’on l’appelait — n’avait point réputation de malfaisance, mais il faisait pitié comme font pitié les faibles et les innocents et il prétait à sourire.

On ne lui connaissait aucun parent ; il ne possédait rien et habitait une pauvre hutte isolée entre Saint-Jean et Sérigny. On ne savait plus exactement comment il était venu s’installer dans cette hutte et lui-même l’avait sans doute oublié ; il était là depuis plus de trente ans, vivant par miracle de Dieu, comme vivent les bêtes libres. On ne l’avait jamais vu s’astreindre à un travail régulier. Complaisant, il ne refusait pas cependant de donner un coup de main ici ou là quand on l’en priait, à condition que l’effort durât peu ; jamais il ne réclamait paiement et il y avait des gens qui ne lui donnaient rien.

Il maraudait bien un peu quand le besoin le poussait ou le diable, mais comme ses médiocres larcins portaient sur une grande étendue de paye, on ne lui gardait pas durement rancune.

Personne ne connaissait le Marais comme lui. Sur son petit bateau de bois blanc, il voyageait, nuit et jour, par les conches et les fossés ; même au cœur de l’hiver, même au temps des crues printanières, quand le pays n’est plus qu’un lac d’où émergent les branches noires, on l’apercevait glissant silencicusement sur l’eau trouble, faisant lever les sarcelles, et vers le soir, d’immenses bandes de corbeaux.

Il chassait et pêchait à sa façon.

Il chasssit sans fusil, avec des pièges qu’il inventait. Les corbeaux étaient son gibier favori ; à la saison des nids, il détruisait beaucoup de jeunes, mais il réussissait aussi à mettre en défaut la méfiance diabolique des vieux. L’hiver, il les faisait geler, ce qui attendrissait leur chair, puis il en épuisait le suc en des soupes successives et, finalement, les utilisait en d’étonnants salmis. L’été, il les mangeait faisandés et rôtis.

Il connaissait les habitudes des poissons, leurs cachettes qui varient suivant la saison. Penché des jours entiers sur le rebord de son bateau, immobile comme une souche, il épiait les jeux insolites de chaque espèce au moment du frai. Il donnait là-dessus des renseignements sûrs aux braconniers d’eau. Ceux-ci en profitaient pour faire des pêches rapides et fructueuses ; Marivon les regardait de loin et il n’était pas content. Lui ne possédait ni épervier, ni senne, ni tramail, ni d’ailleurs aucun filet ; il péchait avee des engins bizarres qu’il fabriquait lui-même en osier ou en saule. Pour l’anguille, il se contentait de déposer aux endroits convenables de petits fagots de sarments ; mais sa plus grande joie était de prendre à la main les perches et les chevesnes, à certains moments de l’année. Il capturait les poissons nécessaires à sa subsistance ; pas un de plus.

Au contraire, il était un implacable ennemi des grenouilles. Il les tuait à coups de bâton et les retuait, car ce sont des bêtes lentes à mourir. La nuit, il posait sur une planche flottante une lanterne sourde et les grenouilles, pour leur malheur, sautaient sur la planche où il les raflait sans bruit. Il les pêchait aussi à la ligne, sur le coup de midi, quand elles guettaient leur proie ; il les appelait autour de lui, coassant pendant des heures à la perfection. Aux beaux jours, il en faisait commerce, portait de grands chapelets de pattes dépouillées dans des hôtels de la ville où de bons cuisiniers savaient les apprêter au goût des becs fins. Si bien que, dans tout le Marais, au nom de Marivon on ajoutait toujours le nom de Grenouillaud.

Pour tout ce qui n’était pas chasse au gibier d’eau ou pêche, Marivon se montrait d’une grande innocence. Quand la guerre éelata, il fut longtemps avant de comprendre ce qui arrivait ; et, même, l’on peut dire qu’il ne le comprit jamais bien. Il remarqua seulement que tous les maraîchins s’en allaient l’un après l’autre et ne revenaient point. Les gens qui demeuraient aux cabanes étaient inquiets, moroses et même hargneux ; plusieurs fois, on lui reprocha sa paresse, sa vie imsouciante et inutile ; des femmes de Sérigny, parlant aigrement, lui remontrèrent qu’il devait travailler comme tout le monde. Lui, voulait bien.

C’est ainsi qu’il vint à la Cabane Richois.

Léa l’avait embauché faute de mieux. Elle se disait que pour étêter un arbre, bêcher un petit carré ou porter l’herbe sur un bateau, il n’est pas besoin d’être grand ouvrier ; quant à conduire les chargements, Marivon, qui passait toute sa vie sur l’eau, devait en être capable mieux que n’importe quel autre.

En eflet, il n’y eut pas, au début, grand’chose à dire contre le journalier ; à condition, bien entendu, d’être d’exigence modeste. Mais, à travailler ainsi sans prendre le temps de regarder ce qui se passait dans les branches ou au fond de l’eau, l’homme, peu à peu, s’attristait ; et, conduisant, toujours par les mêmes rigoles, les bateaux de la Cabane, il songeait au sien, à ce bateau si léger qu’il avait laissé attaché devant sa hutte.

Un jour, allant faucher sur l’ordre de sa patronne, il vit, dans un fossé qu’il suivait, passer des bandes innombrables de petits barbillons : ils venaient de la route Saint-Jean et ils allaient… Où allaient-ils, comme cela, si vite, tous ensemble ? Il fallait le savoir !… Ce jour-là, Léa Misanger attendit en vain sa batelée d’herbe ; Marivon ne revint que le lendemain matin, dans son propre bateau, remorquant celui de la Cabane.

Dès lors, il ne fallut pas beaucoup compter sur le journalier. La bonne volonté ne lui manquait pas, mais il était repris par les habitudes qui composaient toute sa vie.

Il avait trouvé un ami à la Cabane Richois en la personne de Maxime, le petit de l’endroit. Maxime ne le retenait pas à la besogne, bien au contraire ! Lorsque par chance, Marivon travaillait sans distractions, l’enfant était là pour lui faire des propositions tentatrices, pour lui poser des questions sur tel coin du Marais, sur telle fosse à tanches ou sur un point de rassemblement pour les corbeaux. Marivon le solitaire, sachant à peine parler, était incapable de donner des explications un peu difficiles ; cela lui cassait la tête. Il préférait conduire l’enfant où il fallait ; sur place, il montrait simplement les choses en souriant dans sa barbe hirsute.

Il ne fallut pas huit jours à Maxime pour établir sa domination sur ce simple.

Léa, un matin, fit des remontrances à l’homme et corrigea l’enfant ; ils se consolèrent en chassant des poules d’eau dont Marivon avait découvert la remise.

À quelques jours de là, passant à la Cabane, la Misangère trouva sa bru malade et fort inquiète. Léa avait en effet, dans la matinée, envoyé l’enfant au pré Cloux et Marivon d’un autre côté, chercher un chargement de fagots ; ni l’enfant ni l’homme ne rentraient. La Misangère jugea bon de s’en mêler.

— J’y vais voir ! dit-elle.

Elle prit place dans un bateau qu’elle dirigea vers le point du Marais où devait se trouver Marivon, Inhabile à manœuvrer la pelle qui sert de rame aux maraîchins, elle avait grand chaud quand elle arriva ; pour comble, en enjambant du bateau sur la berge, elle faillit choir dans l’eau. Redressée, elle avança sur le pré, d’humeur roide ; mais aussitôt elle s’arrêta…

Assis l’un à côté de l’autre, devant une conche, en plein soleil, Marivon et Maxime, la gaule en main, coassaient ; l’homme, aussi naturellement que s’il n’eût jamais ouvert la bouche pour proférer d’autres sons, l’enfant, avec application, avec des efforts comiques qui lui faisaient gonfler le dos et rentrer le cou entre les épaules.

Coup sur coup Marivon tira trois grenouilles. Il avait, pour cette pêche, une branche de saule et une ficelle au bout de laquelle était attaché un chiffon rouge. Il levait doucement la branche et les grenouilles, suspendues à l’appât, venaient à hauteur de sa poitrine ; comme il ne voulait pas perdre son temps à les tuer, il les détachait comme on cueille un fruit et les glissait tout simplement dans ses haillons, entre sa peau et ce qui lui servait de chemise. Il coassait à perdre haleine et pêchait sans arrêt, heureux de montrer à Maxime son incomparable tour de main.

La Misangère interrompit le jeu.

— Grenouillaud ! fit-elle, d’une voix qui n’était pas tendre.

Du même mouvement, l’homme et l’enfant se relevèrent et lui firent face. Elle marchait vers eux, le visage sévère.

— Attendez un peu ! disait-elle, je m’en vais vous faire rire, moi !

Marivon, en effet, avait commencé par sourire, comme il souriait, honnètement, à tout hasard, quand on lui adressait la parole. Maintenant, il comprenait que la Grande Hortense venait avec des intentions hostiles et il ne souriait plus du tout ; il battait en retraite et il serrait étroitement son butin sur sa poitrine car, au moment où il s’était levé, une grenouille avait jailli de sa jabotière.

— Croyez-vous que c’est le moment de fainéanter ? Où sont les fagots que vous devez emmener ? Sont-ils chargés seulement ? Je veux voir le travail que vous avez fait depuis ce matin.

Maxime fuyait et Marivon derrière lui ; ils se glissèrent entre les peupliers et, tout à coup disparurent, La Misangère, s’approchant du fossé, les aperçut qui filaient à toute rame sur le bateau de Marivon. Ils gagnèrent une conche qui s’enfonçait en plein Marais.

À plusieurs reprises elle appela :

— Maxime ! Maxime !

L’enfant ne répondit point pendant que sa grand’mère fut en vue, mais, au premier tournant, il se leva sur le bateau et fit un pied de nez ; puis il coassa, siffla et miaula pour finir.

Le Grenouillaud, trouvant cela très beau, se mit à rire aux éclats, ce qui lui arrivait rarement.

À partir de ce jour, le journalier ne revint plus ; Léa resta seule à la Cabane pour le travail. Il ne lui fallait pas compter sur l’aide de l’enfant qui gagnait le Marais à toute heure et rentrait quand il en avait le temps. Maxime parlait haut devant sa mère et celle-ci était trop occupée pour le réprimander comme il aurait fallu ; il devint une cause de soucis constants. Seule, sa grand’mère Misanger le mettait au pas quand elle pouvait l’aborder ; elle ne l’avait jamais battu mais elle avait une façon de le regarder qui le faisait se tortiller comme s’il eût été pris de coliques. Par malheur, elle le rencontrait difficilement à la Cabane, Quand elle entrait par une porte il filait aussitôt par l’autre et, même, cela ne le gênait pas beaucoup de passer par la fenêtre ; il dégringolait jusqu’au canal et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, bondissait comme une sauterelle sur un petit bateau qu’il conduisait à la perche ou à la rame avec une habileté diabolique. Au large, il ne craignait plus rien.

Le jeur où la Misangère vint à la Cabane en bottant, appuyée sur une canne, le mauvais drôle ne craignit pas de montrer sa joie. Il se trouvait précisément au milieu du canal, hors d’atteinte ; comme elle voulait le faire revenir, lui, oubliant toute retenue, lächa sa perche, et, mettant ses mains en porte-voix, il se mit à la tourner en dérision, imitant ses appels :

— Hortense ! Hortense ! Grande Hortense !…

Ceux de la Cabane Bacloux purent l’entendre et tous ceux qui venaient à ce moment-là par la route de Saint-Jean.

La Misangère entra vite chez sa bru : celle-ci s’excusa en pleurant :

— Je fais ce que je peux, je vous assure ! cela ne dépend pas de moi !

— Il faut faire plus encore, dit la grand’mère… Il reste à redresser, coûte que coûte, le caractère de cet enfant. Si Norbert le retrouvait tel qu’il est en ce moment, il ne serait pas flatté.

Le lendemain, dès l’aube, elle revint à la Cabane, surprit le petit au lit et l’emmena à Château-Gallé où il demeura toute la journée, attaché avec une chaîne de fer.

Il n’en fut pas complètement corrigé. Guéri de son insolence envers sa grand’mère, il n’en conserva pas moins la liberté de ses mouvements ; de cette liberté, il usa largement.

Il faut dire qu’il n’était pas seul de son espèce. À Sérigny certes, beaucoup de petits travaillaient avec acharnement ; il y en eut qu’une gravité précoce accabla ou qui restèrent rabougris pour avoir prématurément usé leurs forces à des besognes d’hommes. Mais d’autres agissaient d’une façon bien différente. Dans ce seul village on aurait pu compter une dizainc de galopins dont la grande occupation était de vagabonder et de battre l’estrade en quête d’amusements défendus. Les mères, trop faibles, trop fatiguées, trop tristes aussi, ne réussissaient pas à s’en faire obéir. Elles avaient parfois des sursauts d’énergie désordonnée ; alors les coups pleuvaient comme grêle dans une tempête de cris et de larmes mais, le lendemain, les diableries recommençaient. On vit des gamins parler en chef chez eux, très insolemment, sans que personne leur fermât le bec.

La poigne virile manquait et les êtres capricieux sur qui elle avait coutume de s’appesantir cherchaient à s’émanciper.

Les enfants n’obéissaient plus, les valets parlaient avec arrogance ; des mendiants à figure de sorciers sortant on ne sait d’où, menagaient ; des gens de mauvaise réputation redressaient la tête et ricanaient. Les bêtes domestiques elles-mêmes se croyaient tout permis. Des chevaux infirmes ruaient dans les brancards, prenaient le mors aux dents. De vieux bœufs placides, abrutis de servitude, devenaient espiègles, se mettaient tout à coup à batifoler et refusaient de se laisser enjuguer ; ou bien, au moment où l’on voulait les délier, ils secouaient la tête de toutes leurs forces, envoyant le joug danser au loin. Aux Maisons Rouges, un hameau de la plaine de Sérigny, une pauvre servante eut de la sorte la tempe fracassée. Au même endroit il fallut abattre un bouc qui était devenu inabordable.

Tout ce désordre fut une des misères accessoires du triste temps de guerre.

III


Au cours de cet été, la peine fut grande aux champs. De continuelles levées de soldats avaient privé la campagne des derniers bras valides. Il ne restait pour aider les femmes que des vieux et des hommes infirmes ou chétifs : quelques-uns, très rares, qui paraissaient forts, avaient des maux cachés qu’ils avouaient pitoyablement.

Beaucoup de gens haut placés avaient annoncé pour l’automne la fin de la guerre. On les avait écoutés d’abord et l’on s’était efforcé de croire que le beau temps permettrait la grande bataille libératrice ; mais le beau temps passait et les ennemis ne lâchaient pas prise. Des bruits décourageants commençaient à se propager. La guerre, disait-on maintenant, serait une guerre d’usure, très longue par conséquent, si longue que personne n’en pouvait prévoir la fin. On rapportait des nouvelles étonnantes : nos alliés anglais s’établissaient à demeure chez nous, louaient des terres pour dix ans, entreprenaient patiemment d’immenses travaux, instruisaient sans se presser leurs soldats. Et les gens au courant chuchotaient aussi que la gendarmerie préparait l’incorporation de tous les hommes sans limite d’âge.

Il faut l’avouer : à ce moment-là certaines volontés fléchirent. De pauvres femmes, qui avaient tenu jusqu’alors, lâchèrent tout à coup, brisées de corps et d’âme. Une fois la moisson terminée, elles vendirent ce qu’elles possédaient et abandonnèrent leur exploitation. De ce fait, il resta pendant quelque temps des terres en friche. À Sérigny et aux environs il y en eut fort peu, une quinzaine d’hectares peut-être que l’on fit pacager et qui, d’ailleurs, furent cultivés dès l’année suivante.

Par la volonté de la Misangère, la récolte, au Paridier, se fit recta. La première aux champs, elle tenait son monde en main et ne le laissait soufller qu’après besogne faite. Au moindre écart, elle secouait dur.

Le père Claude, assoupli depuis longtemps, subissait le joug avec résignation. Au contraire, Antoine le valet grognait en mauvais chien ; souvent, au lieu de se redresser franchement, il tentait une résistance oblique, feignait de ne pas comprendre les ordres, jouait au malade ou bien excitait Christophe, le jeune second. Ces finasseries ne lui réussissaient guère ; il fallait, bon gré, mal gré, pousser la besogne au bout.

La règle était, pour les valets, de travailler aux heures de jour et de se reposer le dimanche, après le pansage du matin. Au Paridier, cette année-là, il n’y eut guère que des semaines sans dimanche et les jours n’en finissaient point. Pour ce labeur extraordinaire et contraire aux usages, les valets furent d’ailleurs payés largement.

Solange se reposait sur sa mère du soin de diriger les affaires de la ferme ; elle pliait comme les autres, non sans opposer une sournoise inertie. On la voyait rarement aux champs ; son ménage, les soins à son enfant et la préparation des repas prenaient à peu près tout son temps car elle ne forçait pas l’allure. Quand, par hasard, elle apparaissait au milieu des travailleurs, elle ne se précipitait pas sur l’outil et toutes les précautions étaient prises pour la préservation de son teint frais. En présence de ses parents elle parlait peu, gardait un air ennuyé, mais elle souriait aux étrangers. Plus d’une fois, la Misangère quittant la maison, le soir, et s’arrêtant dans le courtil, pour écouter, l’entendit plaisanter avec les valets.

Le renouvellement du bail fut l’occasion d’une lutte entre la Misangère d’un côté, Solange et son père de l’autre. Ce ne fut pas sans peine que la première l’emporta ; elle dut harceler sa fille pour qu’elle fît les démarches nécessaires. Tout se termina enfin ; le gendre n’aurait plus qu’à signer quand il viendrait en permission.

Cette permission, repoussée de semaine en semaine depuis le commencement de l’été, Clovis ne l’annonçait plus sur ses lettres. Il l’obtint cependant à la fin de septembre et, un après-midi, tomba sans crier gare au Paridier où personne ne l’attendait.

Il trouva la porte close car tout le monde était en plaine. Son premier soin fut de visiter l’étable où il palpa ses bêtes l’une après l’autre. Deux bovillons limousins, achetés au printemps, selon ses ordres, attirèrent son attention. Se glissant entre eux, il les examina longuement, leur empoigna le mufle pour voir la dentition. Les bovillons, nerveux, sautaient de côté et résistaient ; il les corrigea. À sa voix toutes les bêtes dressèrent la tête.

Dans la grange aux outils, il eut la joie de constater que tout était en ordre. Le tombereau manquait et aussi les paniers : il en conclut que Solange et les valets devaient être à l’arrachage des pommes de terre dans le champ des Crépelles. Cependant, il n’alla point tout de suite dans cette direction ; sans se presser, les mains au dos, siflotant un air qu’il avait appris des fifres boches, il visita le jardin, puis les prés, remonta enfin vers la plaine où il passa partout comme il faisait, au temps de paix, par les beaux après-midi du dimanche.

Aux Crépelles, il avait déjà perdu son allure de soldat et il marchait à longues enjambées en se dandinant. Solange, assise à l’ombre, à l’orée du champ, coupait une tartine pour son enfant ; elle se leva en poussant un eri. Clovis vint vers elle et l’embrassa sur les joues, trois fois, comme il est convenable de faire. Après quoi, montrant les pommes de terre arrachées, il demanda :

— Ça rend ?

— Il ne faut pas se plaindre ! répondit Solange.

Il avait repoussé son képi sur sa nuque ; comme il était content, il bourra sa pipe.

Puis il prit l’enfant dans ses bras et lui offrit sa cxoix de guerre pour jouer. Le petit gigotait, effrayé d’être si haut ; il le mit à terre et le fit marcher, criant :

— Une !… deusse !… Une ! deusse !…

La Misangère s’était approchée et, derrière elle, le père Claude. Clovis fit simple accueil à sa belle-mère, mais secoua fort la main du beau-père. Il avança ensuite vers les valets qui, depuis son arrivée, travaillaient activement. Il leur dit les paroles qu’il fallait, puis leur recommanda de ne point abîmer les tubercules avec les dents de la fourche ; en traversant le champ, il avait en effet remarqué plusieurs pommes de terre coupées et cela ne lui plaisait pas trop.

À Solange qui le priait de venir manger une bouchée à l’ombre, il répondit, montrant le tombereau à moitié vide :

— Ce n’est pas encore l’heure de la pause |

Sa vareuse retirée, il saisit une fourche et se plaça devant les valets. Grand ouvrier, pourvu de force et d’adresse, il menait le train beaucoup trop rondement pour les deux autres ; il leur venait en aide de temps en temps, mais les chétifs peinaient quand même à le suivre. Sa fourche tombait entre les fanes à bonne distance du pied et, d’un seul coup de poignet, il ramenait au jour les tubercules qui s’éparpillaient sur la terre fraîche.

Il ne plaisantait point, ne souriait point ; il grommelait au contraire quand il voyait de mauvaises herbes ou des pommes de terre tachées par la maladie.

Sa joie cependant était profonde.

Le soir, à la maison, quand les beaux-parents parlèrent de se retirer, il les pria à dîner, insistant fortement. Il s’assit à la place du maître avec son enfant sur les genoux et les autres se groupèrent autour de lui, un peu craintifs et émus. La Misangère servait ; elle s’arrêtait de temps en temps pour mieux écouter ; à la fin, elle vint s’attabler elle aussi, en face de son gendre.

Il s’enquérait de tout ce qui s’était passé chez lui depuis son départ, distribuait les éloges ou le blâme. Contre les femmes qui avaient abandonné leur eulture, il parlait fort mal. Il donna des ordres pour les labours d’automne et les emblavures.

Solange demanda :

— Crois-tu pas que la guerre finira bientôt ?

— Je n’en sais rien, répondit-il ; on ne peut rien connaître à ce chantier-là. La guerre, ce n’est pas un travail avantageux…

Il parla alors de ce qu’il avait vu depuis quinze mois, des pays qu’il avait traversés et des cultures qu’on y rencontrait. Il essayait de faire comprendre l’infinie désolation de la guerre, disait les champs dévastés, les arbres hachés, les récoltes pillées, brûlées ou pourrissant sur pied ; les bêtes, aussi, lui tenaient à cœur, ces immenses convois de bœufs que l’on amenait à l’arrière pour nourrir l’armée et surtout ces pauvres chevaux que les obus éventraient ou qui crevaient d’épuisement. Des hommes il parlait peu.

Antoine, le valet, pensant lui plaire, se mit à dire des choses qu’il avait lues le dimanche précédent sur un journal de Paris : la vaillance des troupes, leur bonne humeur et la bêtise des Boches. Il en fut pour ses frais. Clovis faisait la guerre parce qu’il le fallait, mais ce n’était pas un travail plaisant ni avantageux…

— On tape dans le tas pour que ça finisse… Souvent on est en colère… et le dernier Boche, si on le tenait !…

— Vous n’avez jamais peur, vous ! dit encore Antoine.

— Peur ? dame, si !… Mais quand il faut heurter un bon coup, je heurte !

Il conta le dernier assaut et aussi certaine rencontre que des camarades et lui avaient faite au début de la guerre, en débouchant d’un bois, un matin au petit jour. Ils s’étaient trouvés nez à nez avec une forte patrouille boche qui leur avait tiré dans la figure. Alors, sans prendre le temps de la réflexion, il avait fallu s’empoigner. Lui, pour sa part, en avait embroché deux, un gros galonné qui se trouvait sur son chemin, et un jeune, tout mince, qui se sauvait et courait bien. Le gros était tombé comme un sac, flouc ! et il fallait l’entendre brâmer ! Quant au jeune, il avait sauté sous bois et jamais on ne l’aurait rattrapé s’il n’était tombé à plat ventre dans les broussailles. Clovis, arrivant sur lui comme la foudre, lui avait planté sa baïonnette entre les épaules.

— Et alors, figurez-vous, quand j’ai voulu retirer ma baïonnette, pas moyen !… Elle tenait dans la terre, dans les os, je ne sais où… J’ai dû me mettre en jambe de force, appuyant mon pied sur les reins du Boche… Il n’a pas crié celui-là, il ne le pouvait pas ; je pense que je lui avais crevé le chalumeau… Tout ce qu’il a pu faire, c’est tourner la tête vers moi, la bouche ouverte, les yeux comme ceux d’un fou… C’est à ce moment-là que j’ai vu qu’il était tout jeune… Il ressemblait un peu à Georges, mon petit beau-frère… Vous me croirez si Vous voulez, mais ça m’a fait impression !

Îl ajouta, en guise d’excuse :

— On avait le cœur mou au commencement de la guerre… Maintenant !…

Il eut un grand rire terrible en poussant au-dessus de la table, en un geste meurtrier, son poing armé d’un couteau anglais.

Christophe, le petit valet, souriait niaisement. Le père Claude hochait la tête ; la Misangère, plus pâle que de coutume, regardait tantôt les yeux de son gendre, tantôt ses mains, ses mains fortes qui savaient tuer.

Après un silence assez long, Antoine, décidément flatteur, observa :

— C’est à cette bataille que vous avez gagné vos galons de caporal ?

Clovis haussa les épaules :

— Les galons, ce n’est pas bien avantageux.

Il répéta :

— Ce n’est pas avantageux, la guerre. Il n’y a pas de chantier plus bête !…

Puis, sa pensée, par ce détour, revint aux choses de la terre.

Après le dîner, les beaux-parents quittèrent le Paridier. Dans la nuit, ils marchaient silencieusement, l’âme pleine d’angoisse. Ils songeaient à leurs trois fils, surtout à celui qui était si jeune, si mince, de cœur léger et tendre. La même vision s’imposait à eux, les poursuivait : celle de leur enfant cloué au sol et qui se retournait d’un eflort désespéré, la bouche grande ouverte, les yeux fous. Et ils songeaient aussi aux parents boches, peut-être deux pauvres vieux paysans comme eux…

La Misangère sentait, en sa poitrine, son cœur se glacer. Des larmes lui emplirent les yeux ; comme personne ne pouvait les voir, elle les laissa couler. Mais, à côté d’elle, le père Claude marchait pérmiblement, la tête basse, les épaules accablées ; elle l’aida de son bras pour monter la côte de Château-Gallé.

Quand ils arrivèrent à leur maison, le vent avait séché les larmes. La Misangère parla d’une voix ferme et qui marquait du contentement.

Le lendemain, elle comprit que, pendant la durée de la permission, sa place n’était pas au Paridier. Solange avait dû se plaindre, et d’ailleurs il ne fallait pas grand’chose pour que Clovis s’échauffât contre sa belle-mère. Seuls de la famille, le gendre et le second fils étaient de taille à tenir tête à la Grande Hortense. Celle-ci cédait parfois devant le fils ; devant le gendre, jamais ! leurs caractères se choquaient si dur que la paix, entre eux, n’était guère possible.

Pendant quelques jours, Clovis devait commander seul ; cela, la Misangère l’admettait. Elle n’avait jamais aimé son gendre, mais elle tenait en estime sa forte énergie.

Elle s’effaça done tout de suite, sans témoigner d’humeur et sans avoir l’air de remarquer les ricanements des valets. Au reste, elle couvrit sa retraite d’une raison excellente : puisque Solange avait son mari auprès d’elle, il fallait consacrer tout le temps de cette permission à aider Léa et à la réconforter.

Hortense mena donc le père Claude à la Cabane et, là comme au Paridier, ils donnèrent leur plus grand effort. L’aide qu’ils apportèrent fut la bienvenue.

On était aux derniers beaux jours et il fallait se hâter de travailler avant les pluies d’automne qui rendent les terres du Marais tout à fait inabordables. Au pré Paradis, une belle coupe de regain était encore sur pied. Le père Claude prit la faux et fit ce qu’il put. Les bras poussaient encore l’outil assez galamment, mais les reins manquaient de souplesse et, le soir, le bonhomme restait cassé en deux. Il connut cependant une joie : son petit-fils ne le lâchait pas plus que son ombre. L’enfant, toujours docile avec sa mère et plus que jamais soucieux de se tenir à bonne distance de la Grande Hortense, témoignait familièrement au vieillard une amitié sincère. Il le conduisait au travail sur son bateau et, après besogne faite, le ramenait par des fossés de traverse où il lui montrait des choses curieuses que le grand-père, homme de plaine, connaissait mal, un jour, il le conduisit même, en secret, jusqu’à la hutte du Grenouillaud.

De son côté, le père Claude montrait le maniement des outils et, sous sa direction, l’enfant travaillait comme premier ouvrier.

— Cela ne durera point ! disait Léa,

— Mais si ! répondait Claude… Cet enfant, il faut savoir le prendre…

Parlant ainsi, il risquait un regard vers Hortense ; par prudence il n’insistait pas, d’ailleurs, se contentant de savourer avec un peu de malice ce rare triomphe.

Les deux femmes firent sécher le regain et le rentrèrent. Ce n’est pas un mince travail que de rentrer du foin, au pays du Marais. Il faut le prendre sur le pré, le porter à la conche, dresser la batelée, conduire le chargement à la perche par les fossés étroits, parfois même le haler à bras. Devant la Cabane, il faut ensuite décharger le foin, le porter enfin du canal jusqu’à la grange où on l’entassse.

La Misangère et sa bru travaillaient ensemble sans beaucoup parler car la joie manquait. La bru conduisait seule les bateaux ; et, pour tout le reste, elle ne lächait pas son bout.

Elle était frêle, cette Léa, mais fière et d’un haut courage. À cause de cela, sa belle-mère l’avait toujours bien considérée,

Clovis parti, la Misangère reprit la maîtresse place au Paridier. Elle n’eut d’ailleurs point à commander beaucoup durant la première semaine, le gendre ayant donné la direction.

À la Toussaint, Christophe, le petit valet, quitta la ferme. Antoine, de son côté, avait bien des fois parlé de s’en aller ; il n’était ni assez docile ni surtout assez courageux pour se plaire là où la Grande Hortense menait le train. Il resta pourtant. Clovis, pendant sa permission, l’avait gagé pour toute l’année suivante ; il lui donnait un gros prix, certes ! mais qui n’avait cependant rien d’exagéré pour l’époque. Sans aucun doute, le valet eût trouvé ailleurs les mêmes avantages. Sa décision parut quelque peu surprenante ; le père Claude lui-même s’en étonna. La Misangère ne disait pas, là-dessus, ce qu’elle pensait.

Durant tout cet hiver, Antoine travailla avec entrain. Il s’occupait de tout, revenait des champs pour soigner les bêtes ; le dimanche, au lieu de s’absenter comme à l’habitude, il restait faire le bon valet autour de l[a maison ; il tirait l’eau, sciait le bois, jardinait ; parfois même il emmenait avec lui le petit de Solange et s’ingéniait à l’amuser.

Le père Claude, se laissant prendre à ce nouveau jeu, parlait avantageusement du valet. Le bonhomme, d’ailleurs, passait beaucoup de temps à la Cabane. Puisque le travail se faisait à peu près bien au Paridier, il lui semblait juste en effet d’aider la bru qu’un rhume interminable fatiguait beaucoup ; surtout il y avait là, Maxime, le mauvais garçon, auprès de qui le grand-père oubliait un peu les chagrins de l’heure.

La Misangère pensait différemment, sur le compte du valet, mais elle gardait pour elle ses réflexions. Plusieurs fois par jour, elle allait au Paridier ; elle arrivait à toute heure, à l’improviste ; au point du jour où bien au beau milieu de la veillée, elle traversait la cour en amortissant le bruit de ges pas, puis ouvrait la porte d’une seule poussée. Trois mois passèrent sans qu’elle vît rien d’inadmissible. Un jour, cependant, elle remarqua ceci : Solange avait rattaché solidement à la porte de sa chambre, un vieux verrou qui ne tenait plus guère. Interrogée à ce sujet, la jeune femme sembla gênée. Il lui arrivait d’avoir peur la nuit, disait-elle ; à cause des histoires de bataile que tout le monde racontait, elle se forgeait d’effrayantes chimères qui l’empêchaient de dormir.

La Misangère accueillit cette nouvelle d’un air innocent ; le soir même, elle dressa son lit au Paridier, laissant le père Claude tout seul à Château-Gallé.

Solange sembla vexée et ne romercia point sa mère. Celle-ci redoubla de vigilance. Elle acquit bientôt cette certitude : le valet poursuivait Solange et Solange résistait… Solange résistait encore à ce chétif dont les galanteries ne la flatiaient guère, mais sa coquetterie ne diminuait pas, bien au contraire !


La Misangère ne balança point. Sous un prétexte insignifiant, un matin de février, elle chassa le valet. Il n’y eut pas de dispute entre eux ; elle parla de haut et Antoine s’en alla sans demander d’explications trop nettes ; il se contenta d’empocher une assez forte indemnité que la Misangère paya de son argent à elle.

Solange avait laissé faire sans rien dire, contente, semblait-il, d’être débarrassée du valet ; pourtant, quand il fut parti, elle se montra irritée et agressive.

— Nous voici bien avancés ! dit-elle… Que vous avait-il donc fait, Antoine ?… Vous avez voulu que je reste à la ferme, mais qui donc va labourer, à présent ?

Elle ne chanta pas longtemps si haut ; ia Misangère s’était retournée, les yeux durs.

— Ce sera toi ! dit-elle ; cela chassera tes idées et calmera ton sang !

Et pendant plusieurs jours, elle mena sa fille tambour battant.

Ce fut à ce moment que Clovis cessa d’écrire ; on apprit trois semaines plus tard que les ennemis l’avaient emmené prisonnier dans un pays d’Allemagne.

Période pénible pour les anciens de Château-Gallé ! Leur gendre était prisonnier et leurs trois fils engagés dans de grandes batailles. À la Cabane Richois, Léa ne se tenait debout que par miracle, Norbert avmt bien écrit pour annoncer une permission pendant laquelle il se promettait de travailler mais, les ennemis forçant, il ne fallait pas compter sur cette permission pour le moment. Enfin au Paridier, il y avait tout à faire.

La Misangère et Claude couraient d’un endroit à l’autre, sans répit. Le bonhomme ne se plaignait plus guère, sachant bien que cela ne changerait pas les choses. Il avait repris l’habitude de travailler comme à trente ans. Cependant, prenant appui sur sa fille, il osait remontrer à la Misangère combien sa sévérité envers le valet avait été déraisonnable. Antoine parti, comment pourrait-on s’en tirer ?

— Toi qui veux que tout le travail se fasse… et de première… tu renvoies le valet !

À ces radotages, la Misangère ne répondait même pas, gardant ses raisons pour elle seule. Certes elle voulait que le travail se fît, elle voulait conserver la ferme afin de la remettre au gendre en état de prospérité, mais cela ne suffisait pas ! Il fallait encore monter la garde autour des âmes faibles et relever toute lâcheté. C’était en elle une certitude obscure, un besoin primordial et profond, l’instinct des femmes de sens droit grâce à qui les races peuvent durer à l’abri des désordres.

Sa rude vigilance s’étendait à tout.

Elle laissait donc dire le père Claude et jamais il ne soupçonna pour quelle raison elle avait chassé le valet.

Il fallait bien, pourtant, chercher de l’aide, sans quoi les semailles de printemps ne se feraient pas et on serait dans l’impossibilité de nourrir le bétail. Or, à Sérigny, on ne pouvait trouver ni valet, ni journalier ; la Misangère alla à la ville où se tenait, à cette époque de l’année, une foire d’accueillage. Elle faisait le projet de gager un valet selon son goût dont les entreprises galantes ne fussent pas à craindre. Mais elle ne trouva personne : les vieux, les jeunes, les bancroches comme les galants, les galvaudeux comme les innocents, tous les valets étaient loués déjà ; la foire, cette année-là, n’avait pas lieu. La Misangère revint de la ville, fort ennuyée.

Par chance, Christophe quittait sa condition le quinze mars ; elle l’embaucha pour l’été, moyennant un prix d’homme, bien qu’il fût dépourvu d’esprit, de force et d’adresse.

Cela n’était pas suffisant ; il eût fallu deux hommes de plus ou, tout au moins, un grand ouvrier pour mener le travail. La Misangère fit encore un voyage à la ville et, faute de mieux, elle gagea une servante, une fille de l’Assistance qu’elle ne vit même pas, mais dont on lui fit un portrait avantageux ; cette fille était, disait-on, docile, robuste, honnête et surtout parfaite ouvrière, apte au travail de force aussi bien qu’au travail fin. La Misangère, par prudence, ne la gagea cependant qu’au mois.

IV


On l’appelait Francine Riant et elle allait sur ses vingt ans. Ce n’était pas une fille si forte que cela. Plutôt grande, elle paraissait mince ; malgré les gros travaux, ses mains étaient demeurées étroites ; elle avait le cou assez long et les épaules bien faites.

Certains l’auraient trouvée jolie ; d’autres non. À la vérité, sa figure était de celles que l’on ne remarque pas beaucoup lorsque l’on passe vite. Elle avait le visage allongé, les joues blanches ; sa bouche était petite, la lèvre d’en haut un peu juste ; on voyait ses dents dès qu’elle souriait et il y en avait une qui ne s’était pas trop bien placée. Plus d’une fille eût envié ses cheveux bruns et abondants, mais elle les disposait si simplement, sans bouffants ni frisettes que la beauté de cette parure naturelle pouvait passer inaperçue. Enfin, dans son costume, elle ne suivait pas la dernière mode.

On ne la remarquait donc pas entre les autres lorsqu’on regardait distraitement. Par exemple, en la régardant seule et bien, on ne pouvait s’empêcher de voir qu’elle avait des yeux admirables. C’étaient des yeux couleur de noisette mûre, limpides comme sont les yeux des tout jeunes enfants. Ils se posaient sans hardiesse sur les gens, mais s’éclairaient à la moindre parole d’amitié ; à l’ordinaire, ils étaient un peu tristes, pleins de cette douceur résignée que l’on voit aux êtres aimants et rudoyés.

Elle était seule sur la terre parmi les indifférents. Son nom même ne la rattachait à personne ; on le lui avait donné à l’Hospice, comme on lui eût donné un numéro, en prenant bien soin que ce nom ne füt pas un nom ordinaire appartenant déjà à quelqu’un du pays.

Quelques jours après sa naissance, on l’avait placée chez une nourrice dans un hameau perdu où l’inspecteur ne passait pas souvent. Cette nourrice était sans méchanceté, mais d’esprit bas ; entre ses mains, un bébé de l’Assistance et deux de ses propres enfants étaient morts déjà, dans la misère et dans la crasse. Par miracle, grâce à son beau sang, la petite Francine atteignit cinq ans chez cette femme. À ce moment, un bon inspecteur en tournée la trouvant, un matin d’hiver, à moitié nue et mangée de poux, l’emmena bien vite pour la placer ailleurs. Elle n’était cependant pas encore sauvée. En effet, elle alla ensuite chez une veuve très rude qui comptait un peu trop sur l’argent de l’Assistance et qui la nourrissait chichement. À douze ans, elle entra à l’Hospice pour une longue maladie ; ce fut son meilleur temps, car une vieille religieuse la soigna avec affection.

Quand l’âge fut venu, elle entra en condition. À la ville, d’abord, chez de petites gens qui faisaient les fiers et l’appelaient « Marie » lorsqu’ils voulaient la commander ; autrement ils ne lui parlaient jamais. Elle pleura cependant en quittant la maison à cause d’un chien qui l’aimait beaucoup.

Servante de ferme à partir de quinze ans, elle apprit à se méfer de la brutalité des hommes et non point seulement des jeunes. Elle eut sucecssivement quatre patronnes qui ne furent ni bonnes ni mauvaises, mais qui ne s’inquiétèrent nullement de se l’attacher. Partout où elle passa, elle fut une étrangère à laquelle on ne demandait que de la besogne. Au travail, elle était à peu près l’égale des autres, mais, aux jours de fête, aux heures de repos, elle retombait dans son isolement. Si, parfois, elle essayait de prendre part aux divertissements de jeunesse, elle se sentait repoussée aux dernières places ; les filles la tenaient à l’écart, même celles qui étaient servantes comme elle ; quant aux garçons, ils lui réservaient leurs propos les plus hardis et les plus grossiers.

Francine ne gardait rancune à personne ; quand elle réfléchissait à tout cela, elle n’était ni étonnée ni indignée ; elle se disait qu’on la traitait selon son rang. Seulement, à de certaines heures, le monde lui paraissait très grand.

Elle ne pouvait perdre l’habitude de partager ingénument la peine des autres. Quand la guerre éclata et que les hommes de la ferme où elle était en service partirent, elle pleura avec toute la maisonnée ; par la suite, elle témoigna d’une inquiétude sincère, demandant des nouvelles, écoutant la lecture des lettres. Elle ressentait obscurément la douceur de ce rapprochement. Mais les rebuffades de sa patronne ne se firent pas longtemps attendre,

— Travaille donc, disait-celle-ci, au lieu de t’occuper de ce qui ne te regarde pas… Tu n’as personne à la guerre, toi !…

Et cela fut cruel à Francine qu’on lui refusât ainsi le droit de pitié pour des gens qui ne lui étaient rien. Cela lui fut si cruel qu’elle quitta la maison peu de temps après.

C’est ainsi que la Misangère put trouver une servante.

Francine arriva à Sérigny un dimanche dans l’après-midi, portant, sous le bras, son petit paquet bien épinglé. Elle ne connaissait pas l’endroit ; on lui avait dit :

— Venant de la plaine, vous vous arrêterez à la première maison sur la droite. C’est là Château-Gallé où habite Mme Misanger, votre patronne.

Elle s’arrêta bien à cette première maison, mais n’y trouva personne. Elle s’assit devant la porte et attendit un bon moment. Le cœur lui battait un peu à cause de l’inconnu qu’elle allait affronter encore une fois.

Un homme passa sur la route, la regarda. Elle rougit et n’osa pas lui demander de renseignements. Puis, ce fut une vieille femme conduisant des chèvres ; cette fois, Francine s’avança et s’enquit de sa patronne,

— Hortense ? dit la vieille, elle est au Paridier… probable !…

Et elle s’arrêta pour questionner à son tour : — Vous venez donc servante ici ?… À votre âge, vous devez gagner un gros prix ?… De quel pays êtes-vous ?

— Je suis de l’Assistance, dit Francine.

— Ah ! vous êtes de l’Assistance !…

La vieille la regardait avec une curiosité un peu méfiante. Francine, gênée, reprit :

— Où est-ce donc, ce Paridier ?

— J’ai dit au Paridier, répondit l’autre… C’est peut-être à la Cabane Richois…

Puis, incapable, comme tous les villageois, d’indiquer clairement un chemin, elle montra le bourg et dit :

— C’est tout droit, par là : vous n’en avez pas pour longtemps !

— Je vous remercie beaucoup ! dit Francine.

Reprenant son paquet, elle descendit vers le bourg, marcha droit devant elle et s’engagea dans une ruelle qui finissait en eul-de-sac à la boulangerie Ravisé.

Juste à ce moment, un cheval sortit d’une cour sur la gauche, et trotta dans la ruelle, l’air capricieux. On l’avait envoyé boire ; trouvant ouverte la barrière de la cour, il en avait profité pour s’échapper. Francine leva son paquet devant la bête qui s’arrêta et fit demi-tour.

La porte de la boulangerie s’ouvrit ; Marguerite Ravisé parut au seuil, vêtue d’un long sarrau de toile bise. Elle regarda Francine et toutes les deux en même temps sourirent.

— Notre cheval vous a fait peur ! dit Marguerite ; malgré son grand âge, il est insupportable.

— Oh ! je n’ai pas peur des bêtes ! répondit Francine.

Elle continua, sans avancer :

— Je vois que je suis égarée dans ce village… On m’avait pourtant dit de suivre tout droit le chemin. Pouvez-vous m’indiquer où se trouve l’endroit que l’on appelle le Paridier ? J’y vais pour y rencontrer ma patronne qui est Mme Misanger.

La petite boulangère frappa l’une contre l’autre ses mains blanches de farine et se mit à rire clair.

— Mais elle est ici, Mme Misanger ! dit-elle ; la voici !…

Francine tourna la tête du côté de la cour et vit venir vers elle une grande femme au beau visage froid et dont les yeux regardaient avec insistance.

— C’est moi, ma fille, celle que vous cherchez. Vous êtes arrivée juste à l’heure convenue : c’est bien, cela !

Francine, troublée, offrit encore son sourire.

Alors Marguerite fit deux ou trois pas dans la rue et dit :

— Entrez vous reposer chez moi.

— Vous pouvez entrer, dit à son tour la Misangère. J’ai encore à faire par ici ; j’irai vous rejoindre tout à l’heure.

Francine, suivant Marguerite, traversa la boutique et vint s’asseoir dans une cuisine où il y avait un peu de désordre.

— Tout est en l’air, dit Marguerite ; c’est que je n’ai guère le temps de m’occuper du ménage.

En pesant de petits sacs de farine, elle se mit à parler de ses affaires. Elle dit son nom, son âge, l’âge de son frère, la situation de son père ; puis, tout naturellement, elle voulut être renseignée à son tour.

— Nous sommes à peu près du même âge sans doute ? disait-elle… Quel est votre nom ?

— J’aurai vingt ans bientôt… et je m’appelle Francine Riant.

— Francine Riant !… Riant !… Je ne connais personn £ de ce nom-là. De quel pays êtes-vous done ?

— Je suis de l’Assistance, dit Francine, en détournant les yeux pour ne pas voir l’effet habituel de ces malheureuses paroles.

Mais l’autre reprit aussitôt et sa voix demeura cordiale :

— Connaissiez-vous Victor Février ?

— Non !

— C’est qu’il était de Assistance aussi. Il devait se marier dans notre village, mais il a été tué dès les premiers combats. C’est un bien grand malheur ! Tout le monde ici l’a regretté…

Elle ne semblait point faire de différence entre une personne ordinaire et un pauvre de l’Assistance.

Francine se sentit le cœur plus léger. Elle s’était tenue, jusqu’à présent, peureusement sur le bord d’une chaise, son paquet sur ses genoux ; elle posa ce paquet sur la table, puis elle se carra, croisa les jambes. Elle riait tout haut sans savoir pourquoi.

Tout à coup, elle se leva et dit à l’autre qui, un chiffon à la main, se préparait à essuyer les meubles :

— il faut que je vous aide !

Marguerite répondit :

— Si tu veux !

La Misangère entra quelques instants plus tard dans la boulangerie. Les deux petites bavardaient ; elle s’arrêta pour les écouter. Marguerite surtout parlait. Elle expliquait à l’autre comment était le Paridier et aussi la Cabane Richois sur le bord du canal ; puis, elle nommait Georges Misanger, le garçon le plus gai du village, qui, malheureusement, était parti en guerre comme les autres.

La Misangère pensa que Marguerite se liait beaucoup trop vite. Cette fille de l’Assistance n’avait pas mauvais air, elle semblait modeste et craintive ; il ne fallait pas cependant trop s’y fer.

Poussant la porte de la cuisine, la patronne vit les deux filles en grand travail. Elle regarda s’escrimer la nouvelle servante et la façon dont elle s’y prenait lui fit bonne impression. Comme la soirée s’avançait, au lieu de la conduire au Paridier, la Misangère l’emmena coucher à Château-Gallé afin de la faire parler, d’étudier ses manières et de chercher à surprendre les mauvaises idées qu’elle pouvait avoir.

La servante devait passer les quatre premiers jours de la semaine au Paridier, les deux suivants et la matinée du dimanche à la Cabane ; les conditions du marché étaient ainsi.

Francine commença donc son service à la ferme, Ce fut la Misangère qui lui donna ses ordres et vérifia la besogne. Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’un travail de femme ; Solange suffisait à la maison et, d’ailleurs, que le ménage fût bien ou mal fait, cela importait assez peu pour le moment.

Francine dut faire la besogne d’un valet. Ayant déjà travaillé aux champs, elle ne fut pas désorientée ; elle savait conduire les bêtes, manier les outils et son habileté naturelle suppléait à la force qui lui manquait. D’ailleurs, ni le père Claude ni Christophe n’étaient de maîtres ouvriers ; elle tenait donc son rang sans trop de peine.

Sa bonne volonté était grande. Chaque fois qu’elle entrait en condition, elle se présentait ainsi le cœur ouvert ; elle commençait par donner joyeusement son plein effort dans l’espoir qu’on lui rendrait justice, qu’on lui témoignerait quelque amitié, qu’on la considérerait un peu plus que les bonnes bêtes domestiques. Jusqu’à présent, cela ne lui avait pas beaucoup réussi.

Au Paridier, les quatre premiers jours, Franeine ne remarqua rien qu’elle n’eût déjà rencontré ailleurs. La Misangère lui parlait d’une voix calme, un peu sèche, disant juste ce qu’il fallait ; le père Claude travaillait sans gaieté, le petit valet se montrait niais. Le soir, lorsqu’elle se trouvait seule à la maison avec Solange, la conversation tournait court ou bien il n’y avait pas de conversation du tout. La jeune patronne donnait simplement ses ordres sur un ton nonchalant. Elle ne questionna même pas Francine sur les différentes places où elle avait servi ; elle semblait ne s’intéresser à rien, vivre au Paridier en attendant mieux et parce que le mauvais sort en avait décidé ainsi.

Le troisième soir, pourtant, Solange s’adressa à Francine d’une façon personnelle, et voici quelles furent ses paroles :

— Travaillant sans chapeau comme tu fais, comment peux-tu éviter les taches de rousseur sur ton visage ? Tu as donc la peau bien épaisse !

Ce n’était pas trop flatteur ; la servante, cependant, remercia d’un sourire.

— Il faut bien croire ! répondit-elle.

Ce soir-là, Francine se coucha la première. Solange devait, le lendemain matin, aller à Sérigny où se tenait un marché aux volailles ; pour se présenter belle devant tout le monde, elle avait quelques précautions à prendre. Elle passa une grande heure en face de sa glace à rouler ses cheveux sur de petits fers. Francine qui ne dormait pas, la regardait, intéressée par son habileté et sa patience, mais un peu surprise, car elle savait le mari prisonnier et très malheureux dans un pays d’Allemagne.

Le vendredi matin, Francine devait descendre à la Cabane. La Misangère arriva au Paridier de bonne heure, accompagnée de Maxime, son petit-fils, Maxime eut la tâche de conduire Francine par les ruelles du bas Sérigny qu’elle ne connaissait pas encore. Ce ne fut pas ce matin-là qu’elle apprit à les connaître ; aussitôt quitté le Paridier, en effet, Maxime entraîna la servante par un sentier qui contournait d’assez loin le village. Elle s’étonna, comprenant bien que ce n’était pas la bonne direction, mais l’enfant, devant elle, filait vite, à demi courbé, d’une allure silencieuse de maraudeur. Comme elle restait un peu en arrière, il se retourna, impatienté et, du premier coup, la tutoya.

— Eh bien, quoi ! viendras-tu ?

Elle dut courir pour le rattraper. Il expliquait :

— J’ai un verveux et des cordes dans la part aux Mazoyer… Les chevesnes voyagent par là… Tu ne crois pas ? C’est Grenouillaud qui me l’a dit… Ainsi !… Je voulais aller lever ce matin, avant la clarté, mais grand’mère est venue à la maison. Elle n’est pas commode, qu’en dis-tu ?

Il poursuivait, toujours trottant :

— Je ne peux pas attendre le grand jour… puisque c’est dans la part aux Mazoyer… En ce moment, il y a encore du brouillard, ça va ! Et puis, avec toi dans mon bateau, personne ne se doutera de rien, tu comprends ?…

Toujours de bonne volonté, elle répondit :

— Oui… Oui… je comprends !

— Alors, ça va ! ça va bien !

À la vérité, elle ne comprenait rien du tout ; quand elle se vit entre les peupliers, sur le bord du canal, elle voulut s’en retourner, mais l’enfant avait déjà sauté dans un bateau qui était caché là.

— Descends ! dit-il impérieusement.

Elle fit des manières ; elle souriait encore, mais au fond n’était pas rassurée.

On ne voyait pas très loin devant soi, car le brouillard couvrait le Marais. C’était un brouillard à plusieurs étages nettement marqués : épais comme du lait au ras du canal, il s’éclaircissait soudain à hauteur des frênes et n’était plus qu’une légère buée flottante à la pointe des peupliers.

— Dépêche-toi ! les Mazoyer vont sortir pour aller à l’herbe !

— Où veux-tu me mener ?

— Chez moi, donc ! descendras-tu, oui ou non ?

Il trépignait, jurait entre ses dents.

Francine se décida enfin ; elle descendit brusquement et le bateau dansa. Effrayée tout de bon cette fois, elle ne put retenir un cri, leva les bras pour s’accrocher à une branche, mais, sans perdre de temps, Maxime avait donné un coup de perche et le bateau gagnait le large. Alors elle s’accroupit au milieu du bateau, malgré l’eau sale qui s’y trouvait.

Maxime ne s’occupait plus d’elle ; il poussait sa perche et cherchait des yeux quelque chose sur l’eau.

— C’est là ! dit-il tout à coup ; attention ! ça va sauter !

Il piqua droit sa perche pour immobiliser le bateau et, atteignant une branche morte qui servait de flotteur, il amena vivement son engin.

— Ça pèse, disait-l tout bas, ça grouille ! attention !

Tout à coup il jura comme un vilain homme : le filet ne renfermait que des crapauds, une dizaine de monstres aux pattes engluées dans la masse translucide des œufs.

Il les fit tomber dans le bateau devant Francine, afin de les tuer plus tard, quand il en aurait le temps, puis il rejeta son verveux à l’eau un peu plus loin.

Francine, mal à l’aise parmi ces crapauds qui sautelaient, songea enfin à parler en grande personne.

— Maintenant, dit-elle, mène-moi bien vite chez toi, petit ; 1] faut que je travaille !

Mais lui, de fort méchante humeur :

— Tu m’embêtes ! Es-tu chambrière à la Cabane Richois ?… Oui !… Eh bien, à la Cabane, le patron, c’est moi !

Et, d’un maître coup de perche, il mena son bateau dans une conche transversale. Il avait encore, par là, des cordes à lever ; ce n’était pas le moment de le déranger.

La première corde n’avait rien ; de même les trois suivantes. Maxime, rageusement, poussait sa perche.

— Rien !… Il n’y a que des crapauds dans la part aux Mazoyer. C’était bien la peine !

Il saisit la dernière corde au vol, sans s’arrêter, supposant que, là comme ailleurs, l’appât n’avait même point été touché. Mais, soudain il s’aplatit à l’arrière du bateau, immobile et frémissant comme un chat à l’affût. Lentement, il tirait sur la corde ; une bête de poids résistait ; au balancement il connut que c’était une anguille. Il l’amena avec précaution dans le sillage du bateau et, quand elle fut à fleur d’eau, il la fit sauter derrière lui, si bien qu’elle retomba sur Francine.

Celle-ci jeta un cri, se dressa avec vivacité, mais son mouvement donna au bateau un balancement inquiétant ; elle s’affaissa donc de nouveau parmi les crapauds et, de ses deux bras écartés, elle prit appui sur les bords de l’étroite barque. L’anguille, énorme, se tortillait devant elle et cela aussi l’effrayait. Maxime sauta sur la bête et avec son couteau de poche lui fendit la queue. Il demanda :

— Tu n’as donc jamais vu d’anguilles ?.… De quoi as-tu peur ?

— J’ai peur de tomber dans l’eau !

Il éclata de rire ; debout, les jambes écartées, il se mit à faire balancer le bateau. Quand il fut fatigué de ce jeu, il parla sérieusement.

— Ce n’est pas tout ça ! dit-il, je dois te mener à la Cabane.

Ils longèrent le bas Sérigny. Francine, remise de sa frayeur, s’était assise à l’avant du bateau. À cause du brouillard, elle ne pouvait encore voir le Marais, mais elle apercevait, débouchant sur la gauche, les coulées laiteuses des rigoles et des conches ; sur la droite, les cabanes étaient bâties tout à fait au bord de l’eau ; entre ces cabanes, des ruelles très étroites, marquant la place d’anciens fossés, s’ouvraient, pleines de brouillard aussi. Des bateaux commençaient à voyager. Passa celui des Mazoyer avec un chargement d’herbe ; une vieille le conduisait ; en la croisant, Maxime tira la langue.

Devant la mine étonnée de Francine, sa curiosité à lui aussi, s’éveilla. Il dit :

— Tu écarquilles les yeux comme si tu n’avais jamais rien vu !… Tu ne connais donc pas le Marais ?

— Non, répondit-elle, je ne le connais pas.

— Tu n’es guère avancée !… Et, vraiment, tu as peur sur l’eau ?

— C’est que jamais je n’étais montée sur un bateau !

Il crut qu’elle voulait l’engeigner et le prit d’assez haut,

— Tu sais, je ne suis pas de la Saint-Jean ! mets-toi bien ça dans la tête !

Elle lui fit comprendre qu’elle disait simplement la vérité ; alors, il la considéra avec surprise.

Comme ils arrivaient en face de la Cabane, il lui demanda encore :

— Comment t’appelles-tu donc ?

— Francine Riant.

— Ah ! zut ! dit-il.

D’un coup de perche, il poussa le bateau jusqu’au bord et il le maintint pendant que Francine descendait. Il mit pied à terre à son tour, et, prenant la servante par le bras :

— Tu ne connais pas le Marais ? Eh bien, regarde !

Francine se retourna. En face de la Cabane, la conche Saint-Jean ouvrait une perspective de rêve ; sous la voûte des branches, au-dessus de l’eau immobile comme un métal, les rayons jouaient parmi des lambeaux déchiquetés de vapeurs blanches ; et, partout, sur la droite, sur la gauche, aussi loin que portait la vue, d’autres rigoles débouchaient, pâles et dorées. D’ans l’air jeune montaient des peupliers innombrabies. Tout le Marais s’éveillait sous l’amitié du soleil.

Francine, émue, se mit à sourire devant ce beau paysage inconnu, comme elle eût souri devant un nouveau visage, comme elle souriait, malgré ses désillusions, à chaque détour de sa vie.

Léa sortit de la Cabane et lui parla avec amabilité avant de la mettre à la besogne.

Pendant deux jours, la servante fit grande lessive, Elle lavait au bord du canal, à quelques pas de la maison : devant elle, les bateaux voyageaient en grand nombre, la conche Saint-Jean étant très passagère. Elle levait la tête et se surprenait à les suivre du regard dans la pénombre des fossés où ils glissaient.

Le dimanche suivant fut pour Francine une journée remarquable. Maxime lui apprit à manœuvrer la pelle maraîchine et la perche. Il lui fit faire un grand tour du côté de Saint-Jean et elle en revint émerveillée.

À la Cabane, quand elle rentra, la Misangère s’occupait à préparer un colis pour chacun de ses soldats. Celui destiné à Clovis le prisonnier, devait être fait avec grand soin. La Misangère n’y voyant plus très bien sans ses lunettes, Francine offrit son aide. Elle enveloppa le paquet dans plusieurs papiers, puis dans une étoffe blanche qu’elle cousit à petits points.

Elle fit aussi le paquet pour Georges, ce grand garçon qui avait à peu près le même âge qu’elle et qui riait toujours. La Misangère parlait de lui avec Léa. Francine écoutait ; elle eût aimé être assez hardie pour poser quelques questions.

Sur sa dernière lettre, Georges avait demandé qu’on lui envoyât du fil et quelques aiguilles. La Misangère se rappelant cela tout à coup, s’inquiéta de chercher ce qu’il fallait ; elle découvrit bien du fil convenable, mais les aiguilles se trouvèrent trop fines pour les doigts d’un homme. Alors Francine chercha dans une boîte qu’elle avait ; elle en sortit une trousse et dit :

— Il doit m’en rester quelques grosses.

Elle en choisit une dizaine et les piqua dans un petit carré de fianelle qu’elle posa simplement sur la table à côté du paquet, n’osant faire une offre plus directe à sa patronne. Celle-ci eut d’abord un geste pour refuser, mais elle comprit bien vite que cette fille rougissante faisait de grand cœur cet humble don. Sévère et de caractère hautain, la Misangère était juste pourtant et tenait compte à chacun de sa bonne volonté.

— Je prends donc tes aiguilles, dit-elle ; tu te montres aimable, ma fille… je t’en saurai gré.

Francine écrivit les adresses avec application, Elle sut ainsi où se trouvaient ceux de la famille, ou, du moins, à quels régiments ils combattaient ; pour le plus jeune, elle retint même l’adresse complète avec le numéro de la compagnie et le secteur postal.

Il n’en fallait pas davantage pour emplir son cœur de jeune allégresse. La Misangère partie, elle taquina Maxime et, quand il lui offrit de la reconduire au Paridier par le bateau, elle accepta.

Ils glissèrent sur le canal silencieux où se posaient les ombres du crépuscule.

— Penses-tu t’accoutumer chez nous ? demandait Maxime.

— Oui, répondit-elle, c’est un beau pays que ton Marais.

Elle reprit :

— C’est un beau pays et on y trouve de bonnes gens pour vous faire accueil.

Il sourit.

— C’est vrai ! moi, je suis un bon patron ; on ne trouve pas meilleur. Mais ne chante pas si haut, chambrière ! Ma grand’mère, tu ne la connais pas encore… Il faut la voir quand elle prend son bonnet rouge ! Un de ces jours, elle va bien te mettre au pas ! elle régente tout le monde, excepté moi.

Francine protesta vivement :

— Ne parle pas ainsi de ta grand’mère ! C’est une femme de cœur comme je n’en ai pas souvent rencontré.

Entendant cette nouvelle, Maxime éclata de rire.

— Toi, dit-il, tu n’es pas bien rusée !

Et, là-dessus, il poussa tous les cris d’animaux qu’il connaissait.

V


Après la grande bataille du printemps, Constant, le cadet, obtint une permission et vint passer quatre jours au pays.

Il était le préféré du père ; peut-être à cause de sa dure volonté qui, seule, était opposable à celle de la Misangère.

Depuis le commencement de la guerre, il avait gagné renom de bravoure et montré ses capacités. Les siens étaient fiers de lui.

Cette fois, il arriva avec la croix d’honneur et trois galons sur les manches. On le vit par les rues du village et le père Claude derrière lui.

Il ne travailla pas à la terre comme faisaient les autres permissionnaires. Chaque matin, il achetait le journal, le lisait, souriant amèrement ; parfois il se fâchait contre les écrivains, disait qu’il fallait les coller au mur ou bien les envoyer à l’assaut dans une formation de choc. On ne l’entendait point parler de ses anciennes occupations civiles ni faire de plans pour l’avenir. Il ne s’occupait que des choses actuelles de la guerre, évaluait à son prix le courage des soldats, aussi bien ennemis qu’alliés ou Français, faisait connaître les méthodes nouvelles de combat et l’efficacité des armes. Nommant les généraux, il ne les jugeait pas.

À la Cabane, il dit à Léa, en peu de paroles, le bien qu’il pensait d’elle ; personne n’osa, devant lui, se plaindre de Maxime. Au Paridier, Solange, s’étant mise à pleurnicher, il lui parla sec et l’envoya promener. Il demanda combien la ferme avait produit de sacs de blé, l’année précédente, et combien de kilos de viande ; ensuite il fit des calculs, évaluant cela en rations de campagne. Le résultat lui parut insuffisant et il insista sur la nécessité de tout sacrifier au ravitaillement des troupes.

Traversant le village, le deuxième soir, il observa que beaucoup de femmes nourrissaient leur volaille avec du blé ou de l’orge. Il passa à la boulangerie, complimenta les jeunes Ravisé, mais finit cependant par des remontrances parce que leur pain était trop blanc. Le lendemain il fit part de ses observations au maire. Il s’arrangea aussi pour rencontrer les gendarmes ; il les arrêta et leur demanda s’ils n’avaient point d’ordres pour réprimer le gaspillage des céréales panifiables.

Ïl disait fortement les devoirs de chacun.

Le quatrième jour, il partit ; car, pour des raisons qu’il ne fit point connaître, il désirait passer la fin de sa permission dans la ville où il avait habité avant la guerre.

Francine, qui se trouvait à Château-Gallé, avait ciré ses souliers et ses jambières ; il la remercia sans beaucoup la regarder et lui tendit une bonne pièce qu’elle n’osa refuser.

Hortense et le père Claude lui firent conduite dans le courtil. À la barrière, il les arrêta : il embrassa sa mère, puis son père. Le vieux se tenait tête nue, tout cassé et, sans s’en apercevoir, il levait les mains vers les épaules de son fils. Celui-ci prit ces pauvres mains qui tremblaient et, doucement, les abaissa ; pour la première fois, une lueur d’attendrissement passa dans ses yeux, mais il se ressaisit vite, dressa la tête, les poings serrés.

— Il faut être fort ! dit-il ; soyez forts, quoi qu’il arrive ! Adieu ! je vous écrirai en arrivant là-bas.

Et il partit, sanglé dans son costume bleu, un peu plus droit que de coutume, faisant claquer ses talons sur la route sèche.

Il n’écrivit jamais.

Dix jours plus tard, exactement, le père Claude labourait pour les pommes de terre dans un champ du Paridier qui bordait la route de Sérigny. Derrière lui, Francine semait les tubercules dans le sillon. Elle se trouvait près de la route lorsque le facteur passa ; descendant de bicyclette, il lui tendit une lettre.

— Pour M. Misanger ! dit-il.

Francine prit la lettre, courut derrière la charrue. Le père Claude arrêta les bœufs et se retourna.

— Voici ce que vous attendiez, dit-elle.

La figure du vieux s’éclaira.

— C’est de Constant ? demanda-t-il.

— Je le crois ! répondit-elle, après avoir regardé les cachets.

— Alors, fais lecture pour moi, dit-il, car tes yeux sont meilleurs que les miens.

Francine déchira l’enveloppe, déplia le papier et, aussitôt, elle pâlit.

— Lis donc ! répéta Claude qui, s’essuyant le front, n’avait rien vu.

Elle resta muette ; alors le vieux remarqua son trouble. Il saisit la lettre et, la tenant loin de ses yeux, en commença la lecture. Il n’alla pas loin : l’écriture n’était pas de Constant… Un camarade, officier haut gradé, annonçait, dès les premières lignes, la mort du capitaine Misanger, tué à la tête de son bataillon le lendemain de son retour de permission.

Le père Claude se mit à trembler. Ses doigts lâchèrent la lettre et cherchèrent appui sur un mancheron de la charrue ; mais, à ce moment, les bêtes qui s’impatientaient tirèrent soudain et, la charrue sortant de terre, elles la trainèrent à travers le labour.

La nécessité d’agir tira Francine de sa stupeur ; sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle courut au-devant des bêtes qu’elle arrêta ; les ayant dételées, elle les chassa vers la route dans la direction de ferme.

Le père Claude n’avait pas bougé ; tête nue, au milieu du champ, il demeurait hébété. Francine revint vers lui, releva son chapeau et le lui tendit, mais il ne le prit pas.

— Il faut rentrer ! dit-elle.

Il ne répondit rien et ne fit pas mine de la suivre.

— Allons ! reprit-elle, il faut rentrer !

Comme il restait toujours immobile, elle le prit par le bras et l’entraîna. Il se laissait conduire comme un enfant ; à chaque pas qu’il faisait il s’appuyait davantage sur le bras de Francine ; elle, à donner ainsi son aide, éprouvait une sorte de plaisir. Vint un moment où le vieillard sentit ses jambes fléchir ; elle le conduisit donc sur l’accotement de la route où elle le fit asseoir. Elle l’avait recoiffé et elle lui disait des paroles d’encouragement qu’il n’écoutait pas.

Bientôt, la Misangère parut. Ayant vu les bêtes revenir seules au Paridier, elle avait tout de suite pensé à une défaillance de Claude et elle arrivait disposée à la sévérité. Mais, de loin, elle devina qu’il se passait quelque chose de plus grave ; elle hâta le pas.

— Qu’y at-il donc ? demanda-t-elle, essoufflée.

Claude leva la tête et ce fut comme un cri qui sortit de sa bouche :

— Constant est mort |

Elle reçut le coup en plein. Ses mains se joignirent en un mouvement involontaire et montèrent à sa gorge ; tout son corps frémit comme un arbre qu’on frappe. Mais d’un immense effort, elle refoula son émoi : ses mains retombèrent, les lignes de son visage reprirent leur sévère fixité. Elle réussit à dire, sur un ton où il y avait un peu de gronderie :

— Allons, Claude, voyons ! il faut t’en venir !

Elle aida Francine à mettre le vieillard debout et toutes les deux le ramentèrent à la ferme où le travail cessa pour la journée.

Vers le soir, Francine eut à monter à Château-Gallé. Claude s’était réfugié chez lui et Hortense l’avait suivi. Quand Francine arriva, elle trouva la Misangère dans son courtil : assise sur un banc de pierre, elle cousait une bande de crêpe sur une cape de deuil : elle leva la tête et dit :

— N’entre pas… ne fais pas de bruit… Il dort.

Elle parlait de son mari comme elle eût parlé d’un enfant très faible.

Francine, à voix basse, dit ce qu’elle avait à dire ; puis elle s’assit sur le banc, et, prenant un côté de la cape, se mit à coudre, elle aussi.

La Misangère la laissa faire ; bientôt même, elle lâcha le vêtement afin que la servante pût achever seule ce travail. Quand la bande fut cousue, Francine plia la cape et la posa à côté d’elle sur le banc. Elle se leva ensuite mais ne s’en alla point.

La Misangère, immobile, les coudes aux genoux, pleurait silencieusement ; sa belle figure blanche, levée, eût semblé une figure de marbre, n’eût été le tremblement de ses lèvres.

Francine s’approcha doucement et avança ses mains. La Misangère les prit dans les siennes, son front s’abaissa.

— J’ai une bien grande peine ! murmura-t-elle.

Jamais personne, jusqu’à ce jour, ne s’était de la sorte confié à Francine. La pauvre fille se sentit bouleversée à voir cette femme si hautaine qui s’abandonnait ainsi devant elle et dont les larmes ruisselaient sur ses mains. Elle eût voulu, par quelque moyen, montrer sa gratitude et son dévouement, mais elle était malhabile aux paroles et, d’ailleurs, son grand trouble augmentait sa timidité. Alors, sans retirer ses mains, elle s’agenouilla et se mit en prière.

La Misangère était d’une famille où, depuis assez longtemps déjà, on ne priait plus. À travers ses larmes, elle regarda Francine avec un peu d’étonnement, puis, quand elle eut compris ce que l’autre faisait, elle avoua tout bas, d’une voix hésitante :

— Je voudrais… entendre tes paroles et les suivre.

Francine reprit lentement et à mi-voix la prière des morts.

Quand la prière fut terminée, elles se redressèrent toütes les deux. La Misangère ne pleurait plus ; son visage était grave et serein. Les dernières paroles que son fils avait prononcées devant elle vinrent à ses lèvres ; elle murmura :

— Quoi qu’il arrive, soyez forts ! soyez forts !

Avant de laisser partir Francine elle lui fit plusieurs recommandations, lui traça son travail, minutieusement ; cela sur un ton qui marquait la distance entre la patronne et sa servante.

Et le lendemain, au point du jour, elle arrivait au Paridier comme à l’habitude, traînant Claude derrière elle.

VI


Il y eut belle hausse, ce printemps-là, sur toutes les denrées. Personne ne parla plus d’abandonner la culture ; les femmes les moins courageuses, les vieillards les plus fatigués se ressaisirent ; les champs qui étaient restés en friche furent bien vite ensemencés.

On fignola moins la besogne ; des procédés nouveaux et rapides furent employés. L’abondance d’argent facilita les choses, permit, par exemple, aux gros et moyens exploitants d’acheter des machines venues des pays étrangers. Malgré la rareté toujours plus grande de la main-d’œuvre virile, le travail se fit mieux que les années précédentes.

Il ne faut pas se hâter de dire que c’était le seul appât du gain qui relevait ainsi le courage des gens de la terre. Dans les âmes les plus humbles, il y avait le sentiment exaltant d’une victoire ; victoire pénible, lente, achetée au prix de peines obscures et incroyables, auxquelles, dans le désordre tragique de la guerre, on ne prêtait peut-être pas suffisamment attention.

Les gardiennes, fières de la prospérité du foyer, redoublaient d’efforts. Il y en eut qui payèrent de leur santé ou même de leur vie cette vaillance passionnée.

À Sérigny, une jeune femme des Cabanes enfanta en plein Marais, loin de tout secours et on ne la trouva qu’à la nuit tombante ; elle en mourut. Chez les Candé, la grand’mère eut la cheville sciée par une lame de faucheuse ; la blessure fut également mortelle,

La bru des Misanger tomba en langueur. Faible depuis son rhume d’hiver, elle gagna un mal de poitrine assez grave en revenant du Marais, dans le brouillard traître du soir, après une journée exténuante. Il fallut la soigner et la remplacer au travail. Maxime s’y employa, mais ses voyages personnels par les rigoles et les fossés lui prenaient bien du temps. L’aide la plus efficace vint de la Misangère et de Francine. Celle-ci faisait souvent double journée, travaillant comme un valet au Paridier et venant le soir à la Cabane où elle soignait la malade, pansait les bêtes et poussait fort avant dans la nuit quelque besogne de femme.

Avant la fin de son premier mois, on lui avait demandé de continuer ses services. Il fallait bien lui faire confiance et s’appuyer sur elle ; par la force des choses, elle prenait de l’importance dans la famille. Cela lui mettait au cœur une véritable allégresse et elle ne sentait pas la fatigue.

Le dimanche soir, elle était libre, mais n’en profitait point pour quitter Sérigny. Elle restait à la Cabane auprès de la malade où bien montait à la boulangerie chez Marguerite Ravisé. À la boulangerie, le dimanche soir, il y avait grand nettoyage. Pendant la semaine, en effet, les deux enfants ne s’occupaient que de leur métier. Depuis quelques mois les soucis nouveaux ne leur étaient pas ménagés à cause des réglementations de guerre sur la farine et le pain. Ils mangeaient sur le pouce, se couchaient tout habillés, quand ils en avaient le temps. À la fin de la semaine, le buffet se trouvait vide et la maison en désordre. Le dimanche, dans la soirée, le travail de boulangerie était interrompu. Lucien en profitait le plus souvent pour dormir ; il rattrapait le temps perdu ou, plutôt, prenait son avance, car, le lundi, on le voyait debout à une heure du matin. Marguerite, plus résistante, cuisinait, fourbissait, lavait.

À ce moment, Francine arrivait à la boulangerie où elle se mettait au travail sans tarder. Là, en effet, elle n’attendait point d’ordres ; elle dirigeait au contraire et ne se montrait point avare de conseils. C’était pour elle un plaisir tout nouveau.

Marguerite, d’ailleurs, écoutait docilement les leçons. Trop jeune et surtout trop occupée à la boulangerie pour entretenir convenablement son ménage, elle était bien contente de trouver cette aide précieuse. Francine était comme une sœur aînée, une sœur très adroite et capable avec qui, par surcroît, l’on pouvait toujours rire, avec qui l’on pouvait bavarder.

Francine se chargeait de la besogne fatigante ; souvent même, elle travaillait seule, obligeant l’autre à se reposer.

Marguerite parlait. Elle aimait à conter les incidents de la semaine, les démêlés de Lucien avec son grand mauvais cheval, les difficultés qui venaient des clients grincheux ou des agents vérificateurs. Elle avait reçu une lettre sur grand papier par laquelle le préfet du département félicitait « Mlle Marguerite et M. Lucien Ravisé d’avoir assuré, malgré leur jeune âge et des difficultés sans nombre, le ravitaillement en pain du village de Sérigny et des hameaux voisins. » Marguerite, avec une fierté ingénue, montrait souvent cette lettre, et le nom du préfet attentif et juste lui emplissait la bouche. Francine, en personne avertie, faisait observer que les préfets sont des hommes comme les autres et non pas toujours des plus beaux ; elle en avait vu plusieurs à l’Hospice ; le portrait qu’elle en donnait faisait rire Marguerite.

Souvent, celle-ci parlait de Georges Misanger ; elle en parlait longuement, et l’autre, volontiers, écoutait où même questionnait.

— Alors, il travaillait à la boulangerie ?… depuis combien de temps ?

— Îl est entré chez nous lorsque ses parents ont quitté leur ferme. C’est que le métier lui plaisait… Dès sa jeunesse, il venail ici presque chaque jour. Son grand plaisir était de faire les tournées avec notre porte-pain ; les tournées du Marais, surtout… pour conduire un bateau il n’en craignait pas un… Mon frère, lui, n’aime pas trop le travail de boulangerie ; il a dû s’y mettre, mais ses goûts le portent d’un autre côté. Mon père avait décidé de le pousser aux écoles ; quand la guerre sera finie, je crois bien que Lucien continuera ses études.

Francine réfléchissait.

— Alors, si ton frère abandonne la boulangerie, plus tard, ce sera toi qui succéderas à ton père lorsque tu seras mariée…

Elle ajoutait, avec un peu de malice :

— Lorsque tu seras mariée avec quelqu’un du métier… avec quelqu’un du pays qui se plaira au Marais.

À cette idée de mariage, Marguerite riait à grand bruit.

Georges Misanger avait envoyé son portrait fait à l’armée. Ce portrait se trouvait sur la commode entre plusieurs autres ; dès l’abord, il attirait les regards, occupant la maîtresse place. Marguerite, s’arrêtait souvent à le considérer ; Francine également, mais en souriant et d’un petit air détaché.

Elle disait :

— Il a l’air bien jeune pour être soldat… il n’a pas de moustaches encore… ou si peu ! On lui donnerait quinze ans.

L’autre protestait.

— Il est beaucoup plus grand que tu ne crois. sur le portrait, sa taille ne paraît pas. Et il est fort ! À seize ans, il montait au grenier toutes nos balles de farine qui pèsent 100 kilos.

Le beau soldat, dans son cadre doré, avait l’air d’écouter les deux petites et d’y trouver amusement ; ses yéux étaient pleins d’une rieuse insouciance.

Marguerite, parfois, lisait à Francine les lettres de son père. Un dimanche de mai, elle lut aussi une lettre que Georges lui avait adressée. C’était une lettre un peu puérile et qui ne faisait pas beaucoup réfléchir ; elle finissait cependant par une nouvelle importante.

« Si les Boches se conduisent bien à notre égard, écrivait Georges, j’irai sans doute vous voir dans une quinzaine afin de vous remonter un peu je moral, à tous… »

Marguerite n’essayait pas de cacher sa grande joie ; Francine l’écoutait avec un peu d’envie.

Cette quinzaine fut dure pour Francine et, d’ailleurs, pour tout le monde au Paridier. C’était le moment des foins ; des orages fréquents vinrent terriblement compliquer ua travail déjà quasi impossible par temps ferme. Cependant personne ne se plaignait trop fort. Le père Claude, uu moment très abattu par la mort de son fils cadet, s’était peu à peu remis à l’ouvrage ; la grande fatigue endormait sa peine. Maintenant, pour lui donner courage, la Misangère disait :

— Encore quelques jours et nous verrons notre Georges.

Le bonhomme, harassé, se redressait un peu et répétait :

— Oui… heureusement, Georges va venir !…

Comme ce n’était pas encore le temps de faucher au Marais, la bru, à peu près guérie et toujours de bonne volonté, venait souvent au Paridier, dans l’après-midi, donuer un coup de main. Maxime l’accompagnait ; devant Francine il faisait claquer sa langue, clignait de l’œil.

— Chambrière, disait-il, retiens mes paroles ! Toi qui ne connais pas le Marais, toi qui as peur sur l’eau et qui n’entends rien à rien, il y aura bientôt une belle occasion pour te dégourdir. Mon oncle, le grand Georges va venir : tu n’auras qu’à nous suivre sur notre bateau et, puisque tu n’as jamais vu tirer la sarcelle ou pêcher l’anguille, eh bien ! cette fois, tu le verras, pauvre innocente !

Francine travaillait avec une ardeur nouvelle ; parfois elle se surprenait à murmurer comme tous les autres :

— Le beau Georges va venir !

Et elle accueillait les jours avec une obscure joie tremblante.

VII

Il arriva un dimanche, dans l’après-midi, juste à l’heure qu’il avait indiquée, par le train qui, d’ordinaire, amenait les permissionnaires.

Sur la route, entre la gare et Sérigny, il rencontra des filles du village qui s’en allaient à la promenade de ce côté, comme par hasard. Elles avaient pris le temps de faire toilette, ce qui, à cette époque de grands travaux, n’était pas si commun. Ces filles revinrent avec Georges vers Sérigny ; il tenait le milieu de la route ; elles, autour de lui, riaient à chacune de ses paroles.

En vue de Château-Gallé, il cessa soudain de parler : c’est qu’il apercevait ses parents, assis sur le bord de la route, devant leur maison. Eux aussi le reconnurent ; ils se levèrent et marchèrent au-devant de lui. Georges remarqua le costume de deuil de sa mère et sa coiffe aux rubans noirs. Son front se plissa ; sur son visage s’étala soudain la coulée grise du chagrin. Hâtant le pas, il abandonna les filles qui lui faisaient cortège.

Quand on lui avait appris la mauvaise nouvelle, là-bas, à l’armée, il avait ressenti un choc cruel ; mais il était alors en pleine bataille, plongé, corps et âme, au plus noir de la souffrance et dans l’impossibilité d’arrêter longuement sa pensée sur des soucis étrangers. Maintenant, il retrouvait son chagrin et, pour la première fois, en éprouvait l’importance véritable ; une douleur aiguë le bouleversait.

Il fit effort et réussit à aborder ses parents le sourire aux lèvres, mais, la gorge serrée, il ne parla point. Après une longue étreinte, tous les trois se dirigèrent vers la maison. La Misangère appuyait sa main sur l’épaule de son fils ; le père Claude, de l’autre côté, levait la tête pour le regarder. Au seuil, les deux anciens s’effacèrent et le fils pénétra le premier dans la maison.

Au-dessus de la cheminée, en un cadre sévère, une photographie agrandie de Constant s’imposait tout de suite à la vue. La figure pâle, maigre, semblait taillée dans de la pierre et, dans l’ombre du casque, les yeux aux regards droits, dominaient. Une croix brillait, suspendue au cadre par son ruban rouge.

Georges s’arrêta devant la cheminée ; raide, les talons joints, il salua, la main au front, Et puis, il alla s’asscoir sur le banc de table et, la tête cachée dans ses bras, il se mit à sangloter tout haut, comme un enfant ; comme un enfant qu’il était encore malgré sa haute taille et malgré ses mains durcies aux terribles besognes de la guerre.

À cette même heure, Marguerite et Francine quittant la boulangerie se dirigeaient vers Château-Gallé. Marguerite ne devait-elle pas rapporter un panier, oublié la veille par la Misangère ?…

Occupée à son ménage, elle avait soudain jeté le torchon qu’elle tenait, disant :

— Il faut que je me donne un coup de peigne avant de monter là-haut.

Francine qui repassait du linge de lessive avait remis son fer sur le feu, mais l’autre :

— Le panier est lourd ! Viens donc avec moi ; tu m’aideras à le porter… Et tu verras Georges que tu ne connais pas.

Francine s’était laissée prier ; puis, comme Marguerite sortait, elle s’était tout d’un coup décidée à la suivre.

Le panier — si lourd, à leur dire — ne les embarrassait pas beaucoup ; elles marchaient de plus en plus vite à mesure qu’elles apprechaient de Chàteau-Gallé. Marguerite bavardait, posait des questions et donnait elle-même les réponses ; elle riait allègrement. Francine, au contraire, ne se faisait guère entendre ; elle souriait avec l’air indulgent d’une personne à l’esprit posé qui comprend et excuse les exubérances de la jeunesse. Cependant elle était un peu plus pâle que de coutume. On lui avait tant parlé de ce Georges, depuis quelques jours, qu’elle s’était forgé de chimériques imaginations. Maintenant qu’elle le savait là, elle se sentait légère et bizarrement apeurée.

Devant le courtil des Misanger, elle s’arrêta et dit à Marguerite :

— Porte seule ton panier, maintenant ; je t’attendrai si tu ne restes pas trop longtemps.

— Mais tu peux bien entrer ! répondit l’autre ; il ne te mangera pas, va !

— Non ! répondit Francine, ce n’est pas ma place.

Le ton était si net que Marguerite n’insista pas.

— Puisque tu ne veux pas venir, dit-elle, je l’amènerai done vers toi… Je te préviens qu’il n’aime pas beaucoup les cérémonies.

Elle traversa vivement le courtil et pénétra dans la maison. Elle n’y resta pas longtemps… Francine qui l’attendait sur la route la vit bientôt reparaître, la mine désappointée.

— Qu’y at-il done ? demanda-t-elle ; n’est-il pas arrivé ?

La petite leva ses yeux où des larmes dansaient,

— Il est bien arrivé, dit-elle, mais il est tout saisi de chagrin à cause de la mort de son frère… Depuis qu’il est entré dans la maison, il pleure, il pleure… H s’est levé pour m’embrasser quand je me suis approchée de lui, mais il re m’a rien dit… Je ne suis pas sûre qu’il m’ait reconnue, seulement.

— C’est bien naturel qu’il ait du chagrin, observa Francine.

— Oui, dit l’autre, c’est naturel… çar il a bon cœur.

Elle ajouta ingénument :

— Mais je n’y avais pas pensé !

Lentement, la tête basse, elles redescendirent vers Sérigny. Marguerite dit :

— Avec tout cela, tu ne l’as pas encore vu, toi !

— Oh ! répondit vivement Franeine, je ne suis pas allée à Château-Gallé pour le voir ; j’y suis allée parce que tu m’en as priée, ton panier étant trop lourd.

Elle rougit en parlant ainsi, car elle ne disait pas absolument la vérité.

À mi-côte elles rencontrèrent le petit de la Cabane Richois. Un panier au bras, il accourait, tignasse au vent et l’œil luisant. Il s’arrêta, essouflé, et demanda :

— Est-il arrivé ?

— Oui, répondit Marguerite, mais laisse-le tranquille pour l’instant ; il désire ne voir personne.

Maxime toisa les deux filles.

— Peut-être bien, dit-il, qu’il désire ne pas être embêté par des guenuches comme vous… Moi, c’est une autre affaire.

Il sortit de sa poche une énorme pipe.

— Tenez, les filles, croyez-vous pas qu’on peut fumer avec ça ?… Mais il faut du tabac et il n’y en a pas chez le buraliste qui est un mal dégourdi… L’oncle Georges lui, m’en donnera. Je suis fatigué de fumer de la mousse ; ça me dégoûte à la fin !

Comme elles riaient, il ouvrit son panier. Il avait, là-dedans, une pelote de ficelle fine, une longue aiguille et des vers de terre, des vers énormes qui se tortillaient dans du terreau.

— Hein ! dites-moi, c’est-il des achées, ça, oui ou non ? J’ai passé toute la matinée à les chercher. Maintenant, nous allons les enfiler, parce que, ce soir, nous pêchons l’anguille à la vermée, l’oncle Georges et moi. La nuit sera orageuse : ça va mordre !

Il plongeait sa main dans le terreau, soulevait les vers qui filaient sur ses doigts et il répétait :

— Hein ! dites-moi, c’est-il des achées ? On dirait des boyaux de poule. Ce n’est pas vous qui sauriez en trouver d’aussi belles ! Croyez-vous pas que c’est ferme et appétissant ?

Elles eurent, toutes les deux, une grimace de dégoût en se rejetant en arrière.

— Veux-tu laisser cela ! dit Marguerite.

Et Francine, de son côté, murmura :

— Petit malpropre !

Là-dessus, il se rebiffa. Saisissant une poignée de vers, il la leur lança par la figure ; puis il se sauva en les injuriant le plus grossièrement qu’il sut.

Il dut réussir, d’ailleurs, auprès de son oncle car la partie de pêche eut lieu comme il l’avait annoncé et, le lendemain, de grand matin, il voyageait sur le canal, la pipe au bec, rasant le bord afin d’être bien vu par tous ceux des Cabanes.


Georges, lui, le lendemain, se réveilla assez tard. Fatigué par le voyage, par la cruelle émotion du retour et aussi par cette pêche qui s’était prolongée fort avant dans la nuit, il avait dormi dix heures d’aflilée dans le silence de la maison paternelle.

Une lumière éclatante emplissait la chambre lorsqu’il entr’ouvrit les yeux. Il les referma pendant quelques secondes, puis les rouvrit, vaguement étonné, dans la demi-inconscience du réveil, de ne point entendre le tumulté abominable du combat. Il regarda autour de lui, connut qu’il était déshabillé et couché sur un lit de plume, dans une chambre paisible où chaque chose lui était familière. De tièdes rayons pesaient doucement sur son front comme une main amicalement posée.

Ïl se souvint ; une joie ample le souleva. Vivement il sauta du lit, s’habilla et sortit dans le courtil. Il regrettait presque le temps passé à dormir, ces heures de sécurité dont il fallait avoir pleine conscience, dont il fallait extraire les jouissances simples et profondes comme on exprime le jus d’un fruit sans en rien laisser perdre.

La pensée de son deuil revint pourtant, mais son ardeur de vie submergea tout.

La Misangère, à ce moment, arrivait du Paridier ; comme elle poussait la barrière du courtil, ses yeux s’attendrirent. Haut et mince dans le cadre de la porte, son fils lui apparaissait. Il n’avait plus l’air triste ni les épaules lasses ; il était jeune, vaillant et de clair visage, tout à fait semblable à l’image qu’elle gardait en son cœur pendant les jours de séparation. Elle retrouvait véritablement son fils préféré, son Georges, le beau Georges, qui riait toujours.

Elle était revenue pour préparer son repas et elle apportait un rôti que Marguerite avait fait cuire après la fournée du matin. Le jeune homme déjeuna de bon appétit ; sa mère le servait et, debout devant la table, elle le regardait manger.

Il examina le pain qui était brun et un peu compact.

— Le nôtre est meilleur, dit-il.

Puis, il demanda :

— Marguerite et Lucien sont-ils toujours seuls à la boulangerie ?

— Oui, dit la mère.

— Je me demande comment ils font !

Elle s’assit alors à côté de lui et parla beaucoup plus qu’elle n’avait coutume de le faire, vantant le courage des enfants Ravisé, l’activité intelligente de Marguerite, sa douceur et son caractère enjoué.

— Puisque je suis en permission, dit-il, je puis, de temps en temps, donner un coup de main là-bas.

— J’y compte bien, répondit la mère, c’est ton devoir.

Elle ajouta :

— Et ce sera ma joie… car Marguerite est méritante… c’est une bonne gardienne, celle-ci, et je la tiens aussi près de mon cœur que si elle était ma fille.

Georges termina vite son repas et sortit dans la cour. Il avait hâte d’aller au village, de voir les gens, de se montrer aussi. La Misangère, sans prendre le temps de desservir la table, sortit derrière lui. Ils descendirent à Sérigny, tournèrent ensemble vers la boulangerie.

Georges embrassa Lucien, puis Marguerite. La veille il ne l’avait pour ainsi dire pas vue. Maintenant, il la regardait, surpris de la trouver si grande, surpris de la trouver si belle avec sa peau fraîche de blonde, sa taille mince, sa poitrine ronde et haute Sans détours, il lui fit compliment, déclara en riant qu’il voulait l’embrasser encore ; alors elle se dressa sur la pointe des pieds et posa ses lèvres sur la joue du jeune homme. Puis elle se mit à rire, elle aussi.

La Misangère continua son chemin vers le Paridier, laissant Georges à la boulangerie où l’on avait besoin de lui. L’avant-veille, en effet, le minotier avait amené quinze balles de farine ; ces balles encombraient la boutique et il fallait en monter une dizaine au grenier. Georges fit ce travail. Il protestait, disant qu’on abusait de sa bonne volonté, qu’on aurait bien dû le laisser se reposer une journée au moins ! mais ce n’était que plaisanterie et il ne trompait personne.

Quand il eut terminé, il demeura encore un moment à taquiner et à rire. Marguerite interrompait sa besogne pour lui répondre, si bien que Lucien finit par prendre un air sérieux.

— Cesse ton badinage, dit-il à Georges ; tu nous fais perdre notre temps et, ce soir, j’ai la tournée des Cabanes.

Georges promit de faire lui-même cette tournée des Cabanes ; tout au moins, il accompagnerait Lucien.

Puis, malgré la petite qui le priait de rester encore un peu, le jeune homme s’en alla vers le Paridier où il voulait saluer sa sœur et rejoindre ses parents.

Ayant un peu musé en route, il était plus de trois heures quand il arriva à la ferme. Solange, qui s’y trouvait seule avec son enfant, garnissait un panier pour la collation des travailleurs. Le panier prêt, Georges s’en chargea.

— J’ai le temps de le porter, dit-il.

li se dirigea donc vers le pré Buffier où travaillaient les faneurs. À un détour de la route, il se trouva tout à coup en face de Francine ; elle marchait légèrement sur l’herbe de l’accotement et il ne l’avait pas entendue s’approcher. À cette fille qu’il ne connaissait pas et qui, assurément, n’était pas du pays, il donna poliment le bonjour et un sourire ; et il passa. Mais la fille lui avait paru jolie ; il détourna la tête, regarda par-dessus son épaule, Francine s’était arrêtée derrière lui. Il s’arrêta aussi, un peu surpris.

Alors elle vint vers lui et balbutia d’une voix courte, avec un sourire difficile :

— J’allais à la maison chercher le panier que vous portez.

Il ne comprenait pas, elle reprit :

— Je suis la servante du Paridier.

— La servante du Paridier ! En effet, Marguerite Ravisé m’a parlé de vous tout à l’heure. Mais je n’imaginais pas cette servante telle que vous êtes… non ! je me figurais trouver une grosse luronne, plutôt laide…

Il avait dit cela sans nulle malice galante, mais tout bonnement, avee son sourire d’adolescent étourdi.

Il reprit, s’avançant d’un pas vers elle :

— Bonjour, mademoiselle Francine !

Elle baissa les yeux, toute rose d’émotion.

— Bonjour, monsieur Georges ! répondit-elle.

Comme elle faisait un geste pour se charger du panier, il protesta :

— Je vous accompagne jusqu’au pré Buffier, dit-il.

Ils marchèrent côte à côte sans beaucoup parler, Francine allait, la tête un peu baissée, les yeux fixés droit devant elle ; lui, la regardait de temps en temps à la dérobée. Elle était coiffée d’une quichenotte dont les bavolets protégeaient les côtés de la figure et le cou. Lorsqu’un peu de vent passait, les bavolets battaient comme des ailes, se soulevaient, laissant voir la nuque ronde et la ligne délicate du menton, laissant voir aussi un petit bout d’oreille qui demeurait encore très rose.

EL Georges, dont l’expérience n’étail pas grande, se demandait pourquoi cette jolie fille paraissait aussi timide devant lui. Il ne lui était pas arrivé souvent de voir quelqu’un se troubler de la sorte en sa présence. Il en était surpris ; cela le gênait pour plaisanter comme il faisait d’ordinaire, mais au fond il en était bien flatté aussi.

Il la questionna sur les travaux du moment ; elle répondit en peu de mots, disant clairement ce qu’il fallait. Il en conclut tout de suite qu’elle n’était pas sotte et cela le contenta encore.

Au pré Buffier, la collation rassembla tout le monde à l’ombre d’un gros ormeau. Étaient là, avec les Misanger et Christophe, Léa, Maxime et une vieille journalière toute ridée mais brave encore et dont les bras, par ces temps difficiles, ne chômaient point. Chacun des travailleurs s’assit sur une brassée de foin. Georges qui ne voulait pas manger préféra s’étendre de tout son long ; aussitôt Maxime fit comme lui. Francine se tenait un peu à l’écart, à sa place de servante, derrière la Misangère.

Georges conta, sans modestie, ses aventures de soldat. Il tint des propos que sa mère n’attendait pas de lui, des propos effrayants de guerrier endurci. Il était naïvement fier d’être écouté, de rapporter des choses que lui seul pouvait connaître. Se redressant sur les coudes lorsqu’il prononçait des paroles notables, il cherchait les yeux de Francine.

À la fin, pourtant, il ne put se tenir de rire et de badiner avec Maxime. Ils restèrent les derniers au pied de l’arbre pendant que la servante remettait dans le panier les restes du repas. Entre deux cabrioles, Maxime dit :

— Oncle Georges, ce n’est pas pour moi le jour de fumer car grand’mère est trop près. Mais tu pourrais bien me donner une chique ! Ne t’inquiète pas de celle-ci ! elle n’a pas le droit de parler : c’est ma chambrière.

Et encore :

— Tu regardes ma chambrière, oncle Georges ! Ne trouves-tu pas qu’elle a un air bien innocent ? C’est une fille qui n’a jamais voyagé et que tout surprend et qui a peur de tout. Un petit tour en bateau lui donne la colique.

Il conclut avec un soupir :

— J’ai bien du mal à la dresser !

Georges et Francine levèrent les yeux en même temps et, pour la première fois, leurs regards se rencontrèrent bien franchement. D’abord, ils rougirent ; il y eut encore en eux de l’hésitation, le temps d’une seconde, puis, comme si chacun eût deviné chez l’autre un muet encouragement, tous les deux à la fois se mirent à rire à belles dents.

Francine rejoignit les travailleurs. Alors Georges voulut, lui aussi, offrir son aide. Il saisit une fourche et chargea sur une charrette le foin que Christophe devait recevoir et entasser. Le jeune valet y prit chaud car Gcorges piquait largement dans l’andain et levait sans peine des charges énormes. Léa, aidée par la vieille, râtelait d’un côté de la charrette ; Francine, seule, de l’autre. Georges, passant près d’elle, ne perdait pas son temps à lui parler, mais il la regardait avec des yeux souriants. Elle rendait cette politesse.

À la tombée du soir, Léa regagna le bas Sérigny. Alors, Georges, out à coup, songea qu’il avait oublié la tournée des Cabanes…

Le lendemain matin, il alla s’exeuser à la boulangerie. Il eut du plaisir à revoir Marguerite ; pendant toute la matinée, il travailla avec elle et avec Lucien, joyeusement, lançant des plaisanteries et même des bourrades, comme un léger garçon dont toutes les pensées sont libres. Mais, à midi, il alla déjeuner au Paridier et il y passa la soirée.

Il disait reprendre goût au travail des champs. Maxime le harcelait sans cesse pour l’emmener à la pêche ou bien à la chasse au gibier de marais, ce qui avait été pour lui, autrefois, un plaisir très vif ; il se laissait entraîner, mais seulement à la nuit tombante, car il désirait épuiser les heures exactement. Les derniers jours, il s’attarda moins à la boulangerie.

Une grosse joie qu’il ne s’avouait pas lui venait de la présence de Francine auprès de lui ; une joie un peu grave qui modérait son exubérance et rendait plus rares les élans de sa gaieté juvénile. Il lui arrivait, quand il était seul à côté d’elle, de rester de longs moments sans rien trouver à dire où bien il prononçait des paroles prudentes comme un homme sage.

Le samedi, veille de son départ, il passa presque toute la journée à la Cabane. Il alla au Marais, avec Maxime, faucher pour sa belle-sœur. Vers le soir, il revint seul. Francine qui lavait devant la maison, sur le bord du canal, le vit arriver, avec une batelée d’herbe, par la conche Saint-Jean. Il aborda silencieusement, juste à côté du lavoir.

Ce fut elle qui parla la première :

— Vous n’avez plus votre compagnon, dit-elle ; qu’avez-vous donc fait de Maxime ?

— Il est resté au Marais où il tend ses cordes. Il reviendra avec les voisins Bacloux.

Georges porta vers la grange le chargement d’herbe, puis il revint au bateau et s’assit sur la planche d’avant, tout près du lavoir. Il essaya de plaisanter :

— Avec tout cela, dit-il, voici ma permission finie et je n’ai pas pu vous emmener une seule fois sur mon bateau, comme le voulait Maxime… J’aurais aimé, cependant, voir votre mine effrayée.

Elle répondit en souriant, sans interrompre son travail :

— Je ne suis pas si peureuse qu’on le dit… Mais avec Maxime on ne peut jamais s’y fier… surtout dans son petit bateau de quatre sous quand il s’amuse à le faire balancer.

— Alors, avec un autre, vous n’auriez pas peur ? Vous n’auriez pas peur avec moi, Francine ?

— Non, répondit-elle, je ne le crois pas.

Elle frappa son linge avec le battoir, longuement ; une rougeur soudaine avait envahi son visage et coulait sur sa nuque.

Il cessa de rire et reprit d’une voix confidentielle :

— J’aurais eu plaisir à vous emmener à la promenade, par des fossés que je connais, jusqu’à la Belle Rigole de Saint-Jean-du-Marais. Vous vous seriez assise bien commodément… et moi en face de vous… Je vous aurais menée tout doucement sans rien vous dire. Si vous saviez combien il est agréable de voyager ainsi ! Là-bas, dans la Belle Rigole, il y a un peu de courant ; on se laisse aller sous les arbres. On ne heurte rien, on n’entend rien, on pourrait se croire parti en songe,

Pour l’écouter, elle s’était arrêtée de laver. Ses regards s’en allaient se perdre au loin dans la lumière cendrée qui pleuvait encore des hautes branches, sur l’eau noire de la conche Saint-Jean.

— C’est un beau pays que le mien, disait Georges, et j’aurai de la peine en le quittant… C’est demain, pourtant…

Elle tourna vers lui sa figure craintive, aux yeux pleins de rêve et balbutia :

— Une semaine est bien vite passée !

— Jamais, dit-il, aucune semaine ne m’a paru si courte. Il me semble que c’est ce matin que je vous ai croisée pour la première fois sur le chemin du pré Buffier.

Il baissa la tête et elle se remit à sa besogne, frottant le linge entre ses paumes, sans bruit.

— J’aurai de la peine, Francine, à quitter ceux que j’aime.

— Vous reviendrez ! fit-elle, d’une voix qui manquait d’assurance.

Il hocha la tête d’un air de doute et puis se ressaisit.

— Oui, dit-il, je l’espère bien… mais peut-être ne serez-vous plus ici, Francine, quand je reviendrai ?

Elle tourna encore une fois vers lui ses yeux humbles.

— Cela ne dépendra pas de moi seule : je suis servante.

— Mais on a grand besoin de vous et, de plus, on vous estime ; personne ne songe à vous renvoyer…

— Alors, je resterai.

Il parut content. Il remonta sur la berge et s’approcha de Francine.

— Je pars demain, dit-il, à trois heures de l’après-midi ; je vous reverrai peut-être dans la matinée… Mais ce n’est pas sûr.

Elle se leva en refermant vivement son corsage qu’elle avait dégrafé à cause de la chaleur.

— Je ne sais pas quand je vous reverrai, à présent, Francine… Je suis heureux de vous connaître et je songerai souvent à vous, là-bas.

Elle se tenait devant lui, toute blanche, les yeux brouillés de larmes. Il prit sa main menue et froide et la serra entre les siennes.

— Au revoir, Francine !

— Au revoir ! répondit-elle dans un souffle.

Il s’en alla. Quand il eut fait une dizaine de pas il se détourna ; Francine était demeurée à la même place, immobile ; ils échangèrent un pauvre sourire et ce fut tout.

Ils se quittèrent ainsi.

Le lendemain, Francine resta seule à la Cabane : Maxime et sa mère, en effet, allèrent déjeuner à Château-Gallé, afin de tenir compagnie à Georges au dernier moment,

La Misangère avait invité également Solange et Marguerite Ravisé. Le repas manqua de gaieté ; Georges essayait de plaisanter mais cela ne sonnait pas très juste. Marguerite était assise à côté de lui : la Misangère servait les deux jeunes gens avec des attentions particulières et son regard les réunissait.

Après le repas, tout le monde sortit pour faire conduite à Georges, mais, au premier détour, il fallut s’arrêter, car le père Claude ne marchait pas assez vite. La Misangère dit à Marguerite :

— Toi, ma fille, tu peux l’accompagner encore… j’irai te remplacer à la boulangerie.

La petite ne cacha pas sa joie ; ses yeux remercièrent.

— Je l’accompagne aussi, dit Maxime,

Ils partirent tous les trois. Georges marchait au milieu de la route et Marguerite lui donnait le bras ; Maxime, de l’autre côté, s’accrochait à la musette.

Le chemin de la gare leur sembla court ; ils s’arrêtèrent avant d’arriver, car, devant la salle d’attente, des voyageurs les regarduient.

— Je vais vous quitter ici, dit Georges.

Après qu’il l’eût embrassée, Marguerite dit :

— Il faut avoir bon courage ! Tu reviendras bientôt. Quatre mois, ce n’est pas long.

— J’ai bon courage ! répondit-il.

Et il ajouta, comme il avait fait devant Francine :

— Mais j’ai du chagrin à quitter ceux que j’aime.

En disant cela, il pensait aux siens, à ses amis, à Marguerite, mais aussi, avec une émotion singulière, à cette timide servante à qui, la veille, il avait doucement parlé.

— J’ai du chagrin parce que je vous aime bien tous…

— Nous aussi, dit Marguerite, nous t’aimons bien, va !

Et d’un élan naïf, offrant toute sa jeunesse, elle lui jeta ses bras autour du cou et l’embrassa une dernière fois.

En cette soirée dominicale Francine était gardienne à la Cabane. Souvent, elle regardait la pendule. Quand sonnèrent trois heures, le roulement d’un train se fit entendre : le bruit montait au-dessus du village, derrière le bref horizon ; il grandit, puis, brusquement, cessa.

Francine écoutait, le cœur battant ; un long coup de sifflet lui déchira la poitrine, Puis le ronflement recommença, alla se perdre au loin comme un bruit d’insecte volant.

Le silence régnait sur le Marais ; un soleil calme brillait au ciel indifférent. Francine se sentit seule, plus seule qu’elle n’avait jamais été. Elle essaya de prier.

DEUXIÈME PARTIE


I


La mode de Paris, cette année-là, exigeait des corsages décolletés bravement. Les jupes se portaient courtes, mais si amples que le marchand n’y perdait rien. Quant à la chaussure, c’était merveille ! Le cuir manquait, chuchotaient quelques-uns, pour les équipements d’armée. Pour oser tenir ces propos décourageants, il fallait être aveugle ou bien être payé par l’ennemi boche, car jamais on n’avait vu tant de chaussures riches et importantes.

Les dames de ville plongeaient leurs petits pieds dans des bottes profondes comme des puits ; et non seulement les dames de la société et les dames galantes, mais les ouvrières, les employées, les marchandes, jusqu’aux petits souillons de cuisine et aux vendeuses de bibelots sur les rues. Vieilles ou jeunes, laides ou jolies, les plus hautaines aussi bien que celles de faible vertu, toutes voulaient être bottées jusqu’aux genoux comme les officiers fringants. Elles laçaient dur ces grandes bottes avec des rubans de soie dont les bouelettes pendaient sur la jupe et dansaient à chaque pas.

On voyait, il faut le reconnaître, des jambes bien faites, solides comme du marbre ; d’autres, d’une chair moins serrée, laissaient se former quelques petits plis encore assez coquets ; et certaines femmes dent la figure manquait d’agréments, gagnaient à montrer ainsi leurs jambes. Mais beaucoup y perdaient ; beaucoup, jadis accortes sans doute, et croyant l’être encore, mettaient à la torture et exposaient naïvement aux yeux des gens, leurs pauvres chevilles gonflées, leurs jambes lourdes, chargées de mauvais sang.

Assez vile, cette mode gagna la campagne. Les jeunes paysannes qui allaient à la ville vendre leurs denrées ou recevoir leur allocation de guerre, voyaient aux devantures des boutiques, sur des banquettes garnies de velours, ces jolies bottes souples dont la haute tige faisait paraître le pied tout petit. Il y en avait des noires, des rouges et de tous les jaunes ; et il y en avait des grises, des bleues et même des mordorées à reflets. Avec les petites jupes assorties qui étaient exposées plus loin, cela devait faire galant effet. Ayant de bel argent en poche, les paysannes étaient tentées comme les autres ; quelques-unes achetaient.

À Sérigny, parmi ces coquettes, Solange fut une des premières. Son deuil lui fournit une triste occasion de renouveler sa toilette.

La tailleuse du village lui échancra des corsages, modifia ses jupes. Pour les dimanches et jours de sortie, ce n’était pas suffisant ; Solange s’acheta à la ville un costume tout fait, taillé, c’était visible, chez les bonnes ouvrières de Paris. Comme elle était grande et d’un joli tour, ce costume, sur elle, tombait juste.

Elle dut modifier ses chemises à cause de la liberté du corsage. Puis elle songea qu’elle n’oserait pas, au pays, montrer ainsi ses épaules et sa poitrine : sa mère lui ferait honte et les femmes du village la montreraient du doigt. Elle se confectionna done une petite guimpe ; cela lui donna beaucoup de peine ! Le soir, elle passait des heures entières devant la glace, doublant, plissant, élargissant, puis rétrécissant la guimpe, sans trouver la juste mesure qui contenterait tout le monde. Le mieux, à coup sûr, eût été de porter le corsage sans y rien changer, la couturière s’y connaissant mieux que personne… la guimpe enlevée, apparaissait la poitrine, blanche, gonflée, telle enfin qu’il était vraiment eruel de la cacher toujours. Solange finit par se décider pour une guimpe sévère contre quoi les plus difficiles ne pourraient parler, mais elle se promettait de la rétrécir peu à peu et même de l’enlever aux grandes occasions.

Elle avait, bien entendu, acheté en même temps que cette robe, des bottes à haut talon dont le cuir, très fin, sentait bon. Ces bottes lui faisaient cambrer les pieds et la rondeur de ses belles jambes ressortait galamment.

Chaque semaine, elle envoyait à son mari, condamné aux travaux de représailles, chez les ennemis, un colis renfermant des mets substantiels, souvent même des gâteries.

Seule à la maison avec son enfant, pendant que les autres étaient aux champs, elle avait parfois le temps de songer.

Quand elle travaillait, devant sa fenêtre ouverte sur le beau temps, quelle que fût son application, elle voyait toujours bien les passants qui suivaient la route, à l’extrémité de la cour et, quand des hommes, de loin, la saluaient, elle leur répondait aimablement d’une voix sonore et riche.

Un jour qu’elle jetait du blé à ses poules, devant la maison, un gendarme, nouveau venu dans le pays, lui fit de dures observations ; il alla même regarder vers la porcherie et, là encore, il trouva du grain. Alors, il sortit de sa sacoche une feuille de papier. Son devoir était d’établir procès-verbal, ce qu’il fit. Et jamais personne n’entendit parler de ce procès-verbal…

En revanche, on put voir plusieurs fois ce gendarme au Paridier. C’était un homme jeune, un peu frêle, portant lorgnon avec une jolie petite moustache et des mains blanches. Il avait souvent des renseignemenis à demander sur la situation du mari de Solange car il s’intéressait beaucoup aux prisonniers d’Allemagne, ou bien il apportait des pièces militaires concernant les frères Misanger. Mais, pour un gendarme, il avait la vue vraiment basse ou bien il était trop distrait.

Un soir, en effet, comme il passait près de la ferme, sur la route, il s’approcha de la barrière du courtil derrière laquelle il apercevait, de dos, une jeune femme. Il lança un petit coup de sifllet et, sans attendre davantage, sans même saluer, il prononça des paroles étonnantes, très osées. Celle qui se trouvait là se retourna vivement : c’était Francine… Il rougit jusqu’aux cheveux, se mit à bredouiller.

Solange, qui n’était pas loin, avait tout entendu. Elle ne bougea point mais dès que le gendarme se fut éloigné, elle entreprit Francine et lui fit de grands reproches. Payant d’audace, elle lui demanda qui était cet homme, où elle avait fait sa connaissance, depuis quand, et si elle était servante pour travailler ou bien si elle prétendait seulement demeurer au Paridier afin d’y recevoir ses galants… Une question n’attendait pas l’autre ; voulant trop bien faire, elle dépassait la mesure.

Francine, d’abord interloquée, finit par s’éloigner avec un sourire gêné. On ne lui donnait tout de même pas aussi facilement le change !

Pour son malheur, quelques jours plus tard, elle se trouva encore à la maison en un moment où l’on n’avait pas besoin d’elle. Cette fois ce ne fut pas le petit gendarme qui eut l’air penaud, mais un fort garçon de Sérigny qui, blessé à la bataille et ayant perdu trois doigts à la main droite, était revenu au pays pour s’établir marchand d’œufs et de volailles. C’était précisément sous le prétexte de faire un paiement qu’il se trouvait au Paridier lorsque Francine, de son pas léger, entra… Sur l’ordre de la Misangère elle venait chercher une corde dont on avait un besoin pressant. Elle entra vite et sortit de même, trés rouge, sans avoir demandé sa corde.

Solange ne pouvait, cette fois, essayer de rejeter le péché sur la servante ; elle en conçut un vif dépit.

À partir de ce jour, elle fit la guerre à cette fille dont les regards la gênaient. Sournoisement elle la desservit dans l’esprit de la Misangère.

11 était assez difficile de la représenter comme une servante maladroite ou paresseuse, mais, au dire de Solange, les autres défauts ne lui manquaient pas. Malgré son allure timide, elle savait se glisser dans l’intimité des gens. Elle prenait parfois des airs d’importance tout à fait mal séants ; à la Cabane, pendant li maladie de Léa, elle s’était mise à diriger. Depuis qu’elle était au pays, Maxime se montrait moins docile que jamais et l’on pouvait se demander si elle ne l’encourageait point car on la voyait souvent rire avec lui le dimanche soir, à la boulangerie, il fallait l’entendre ! Était-ce bien une compagnie souhaitable pour Marguerite Ravisé ?… Car, enfin, on ne la connaissait pas cette fille ! On ne possédait sur elle aucun autre renseignement que celui-ci : elle était enfant du hasard, née sans doute de parents vicieux, peut-être même criminels. Et ne savait-on pas combien il est fréquent de voir mal tourner les gens de mauvaise origine ?

La Misangère n’avait pas en Solange une trop grande confiance ; cependant elle ne pouvait manquer d’écouter ces paroles prudentes. Elle se reprocha sa faiblesse, se promit d’y remédier sans retard.

À la première occasion, elle reprit vivement Francine ; celle-ci ne s’était-elle pas permis de taquiner Maxime à propos de sa dernière équipée ? La Misangère dit :

— Laisse-le tranquille, s’il te plaît ! Tu n’es chargée ni de le commander ni de le corriger ; sa mère et moi nous prendrons ce soin. Surtout j’ai à te dire que tu ne dois pas rire avec lui comme tu fais ; cela l’encourage à la mauvaise conduite. Depuis que tu es ici, il me semble gagner en méchanceté.

La voix était fort sèche. Le sourire de Francine cessa net et elle ressentit, au cœur, ce froid qu’elle connaissait bien. Elle travailla sans gaieté le reste de la journée et, plus tard, elle fut très gênée à la Cabane, car Maxime se plaisait en sa compagnie.

Le dimanche suivant ce fut une autre affaire. Francine se trouvait à la boulangerie, comme de coutume, occupée au ménage. Marguerite lui eontait le départ de Georges et cherchait, pour la lui montrer, la dernière carte militaire qu’elle avait reçue de lui. La Misangère, depuis un petit moment, se tenait à côté, dans la boutique, écoutant leur conversation. Elle entra dans la cuisine et dit à Marguerite :

— Tu parles beaucoup ma fille ! Tu racontes aisément tes affaires !

— Mais c’est à Francine que je les raconte !

— Je le vois bien !

La Misangère se tourna vers la servante :

— Et toi, dit-elle, tu es donc bien brave à la besogne que tu cherches de l’occupation ailleurs que chez tes maîtres ! Tu ne songes donc jamais à profiter de ton dimanche pour t’amuser comme font toutes les servantes ?

L’autre balbutia :

— Mon amusement, je le prends ici. Où irais-je ? je ne connais personne…

— Eh bien ! reprit la Misangère, il faut faire connaissance ! Sors te promener, ma fille !

Ce n’étaient point là de douces paroles d’invitation, mais un congé très ferme. Comme Francine demeurait immobile, interdite, la Misangère répéta :

— Sors à la promenade car il fait beau temps… J’aiderai Marguerite à ta place… D’ailleurs, j’ai à lui parler.

Francine abandonna sa besogne et s’en alla par les rues du village somnolent.

Elle remonta vers le Paridier, alla s’asseoir au détour du pré Buffier, à cet endroit où, pour la première fois, elle avait rencontré Georges Misanger.

Passèrent trois filles de Sérigny, accompagnées de tout jeunes garçons très insolents. Les garçons dévisagèrent Francine, puis lui adressèrent quelques paroles sottes et lourdes. Les filles plus hautaines, sachant garder leur rang, ne lui parlèrent point et elles entraînèrent leurs compagnons vers la plaine. La bande disparut au détour. Francine resta seule, au cœur de cette journée silencieuse…

Ce Georges !… Il avait écrit à ses parents, à sa sœur ; il avait envoyé une carte à Maxime, une autre, dernièrement, à Marguerite Ravisé. Il avait pensé à tout le monde, du moins à tous ceux qu’il aimait… Francine ne pleurait point, ne soupirait même point.

Les choses se passaient ainsi, il ne pouvait en être autrement… Les gens de ce pays, pourquoi se les imaginer différents de ceux qu’elle avait déjà connus ? Ils n’étaient pas plus méchants que d’autres, ni meilleurs. On ne lui avait fait aucune promesse, après tout !…

Sa patronne lui avait, parfois, témoigné de la sympathie ; maintenant elle lui parlait mal : quoi de plus naturel ?

Un garçon lui avait adressé quelques paroles, plaisantes à écouter : c’était fort bien ! elle devait s’en trouver contente, ne pas rêver davantage, ne pas prendre ces marques de politesse et de naturelle bonté pour un engagement éternel d’amitié.

Un pauvre sourire résigné flotta sur ses lèvres. Elle quitterait ce pays… Encore une fois, elle s’en irait à la recherche de nouveaux visages… de nouveaux visages indifférents… Cela devait se produire un jour ou l’autre ; ce serait bientôt, sans doute.

Elle songea :

— Je m’en irai dès que je le voudrai. Moi, je puis changer de pays quand il me plaît, changer de travail, voir des choses inconnues ; c’est une chance que beaucoup n’ont pas.

Elle songea encore qu’elle atteindrait ses vingt et un ans bientôt, qu’elle ne serait plus pupille de l’Assistance et qu’elle aurait à s’occuper elle-même de ses affaires.

Elle se dirigerait seule… seule par le monde.

Eh oui ! elle saurait bien s’y prendre et ne serait pas tant à plaindre ! On lui remettrait de l’argent, lors de sa majorité, beaucoup d’argent. Elle se donna la tâche de compter ; c’était une occupation réconfortante, Sa fortune, l’année précédente, montait à trois mille francs environ ; avec les hauts gages que l’on payait pour elle chez le percepteur, cela ferait plus de quatre mille peut-être. Et il y avait encore son trousseau, un trousseau modeste, mais qui valait bien, cependant, celui de beaucoup de servantes.

Quatre mille francs à vingt et un ans ; quatre mille francs dont elle ferait un placement sûr suivant les conseils qu’elle demanderait aux bureaux de l’Assistance. Et elle continuerait à gagner beaucoup, saurait discuter les conditions de son travail ; les patronnes qui voudraient l’avoir à leur service devraient y mettre le prix… Ah ! mais, bien sûr !

Ainsi, elle arriverait vite à posséder un pécule qui lui procurerait l’indépendance. Il lui serait peut-être possible de se retirer rentière avant d’avoir atteint un grand âge ; ou bien, plutôt, elle prendrait à son compte un petit fonds de commerce qu’elle ne serait pas en peine de diriger seule.

Seule !… Pourquoi seule ?… Est-ce qu’on pouvait savoir, après tout ? Une fille honnète et travailleuse qui trouve un bon mari, ce n’est pas miracle !… Avec tout l’argent qu’elle aurait !

Celles qui venaient de passer tout à l’heure, la regardant de haut, n’en apporteraient peut-être pas autant, le jour de leurs noces.

Elle se prit à répéter tout haut :

— Après tout ! après tout !

Cela ramena son esprit vers ses préoccupations actuelles : revint aussi son petit sourire mélancolique. Elle acheva ainsi la phrase commencée :

— Après tout… s’il m’avait écrit comme aux autres, il me serait bien égal d’être moins riche. La fortune ne fait pas le bonheur.

Elle se leva, secoua son tablier, sur lequel, tout en songeant, elle avait égrené des herbes mûres. Puis elle se dirigea vers la Cabane pour y préparer le repas du soir.

Des pêcheurs commençaient à démonter leurs lignes ; quelques-uns venaient du Marais et leurs bateaux glissaient sur l’eau brillante. Sur l’un de ces bateaux, un soldat permissionnaire pagayait lentement pour sortir d’un fossé ; quand il eut débouché en eau profonde, il posa sa rame et se laissa flotter. Francine, malgré elle, s’arrêta pour le regarder ; il lui sembla qu’une voix très douce murmurait à son oreille :

— Vous ne savez pas, Francine, combien il est plaisant de voyager ainsi… On se croirait parti en songe.

Elle continua son chemin, arriva à la Cabane. Il était encore un peu tôt pour s’occuper du dîner ; elle s’approcha donc de l’eau, mit le pied sur un bateau et choisit pour s’asseoir la place qu’occupait Georges, la veille de son départ, quand il avait si doucement parlé.

Elle n’y fut pas plutôt installée que Maxime s’approcha en tapinois et lança un pavé dans le canal. Une gerbe d’eau jaillit, puis retomba sur les épaules de Francine qui se retourna, s’efforçant de prendre un air très sévère. Elle ne savait plus bien quelle contenance tenir avec cet enfant dont les mauvais tours ne se comptaient plus. Les dures paroles de la Misangère lui revinrent à l’esprit et elle songea encore que, sans doute, elle partirait bientôt.

Maxime se sauvait en riant aux éclats ; il cria :

— Quand l’oncle Georges reviendra, je ne lui dirai plus que tu crains l’eau… On te voit toujours sur ce bateau, à présent !…

Francine détourna la tête en rougissant : ce diable d’enfant disait la vérité, pourtant ! Quand, à la Cabane, elle disposait d’un moment de liberté, sans y songer, elle venait à cette place où elle se trouvait mieux que partout ailleurs…

Georges était assis là, précisément, lorsqu’il lui avait dit son chagrin de partir, lorsqu’il lui avait demandé d’une voix inquiète :

— Serez-vous encore là, Francine, à mon retour ? Resterez-vous servante chez nous ?

Il avait posé cette question sur un ton qui ressemblait à un ton de prière. Elle avait répondu :

— Je resterai !

Lui, sans doute, avait parlé à la légère. Son émotion, visible, s’expliquait aisément : ne retournait-il pas à la bataille ? Maintenant, il n’y pensait plus…

Elle, au contraire, s’était engagée, véritablement.

Elle s’était engagée !… et, déjà, elle avait songé à manquer à sa promesse, songé à partir !… Non ! elle ne partirait pas ! Du reste, elle sentait bien qu’elle ne pourrait pas partir sans l’avoir revu. S’il revenait avec un cœur indifférent, il serait temps de porter ailleurs cette désillusion nouvelle.

Elle attendrait donc. Que lui importaient les reproches immérités de la Misangère ou de Solange ! Elle en avait entendu bien d’autres ! Sa décision se trouva prise fermement :

— Quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, si l’on ne me chasse pas, je serai ici à son retour comme je l’ai promis.

II


Ce dimanche, Francine était allée à la messe. Elle n’était pas très dévote ; ayant passé toute son adolescence chez des gens que la religion laissait indifférents, elle avait bien un peu perdu ses habitudes de piété. Pourtant, aux heures noires de sa vie, elle aimait toujours se réfugier à l’église ; elle s’y trouvait moins seule ; une tendresse vague, mais douce cependant, l’enveloppait. Et la prière, longuement, montait de son cœur comme si elle eût parlé à quelque lointain compagnon d’amour.

L’heure de la messe était aussi un moment de gagné sur le triste ennui du dimanche. Pendant la semaine, Francine travaillait si fort qu’elle n’avait point le temps de rêver mais, aux heures de repos, le cœur prenait sa revanche et faisait parfois souffrir.

Ce jour-là, donc, elle était allée avec plaisir à la grand’messe. Entrée à l’église une des premières, elle en sortit la dernière, laissant passer devant elle les quelques personnes qui se trouvaient là. Sur la petite place ensoleillée, la lumière l’éblouit un peu. Par petits groupes, de vieilles femmes causaient ; apercevant Francine, l’une dit :

— La voici !

Elle s’adressait au facteur qui était venu à la sortie de la messe, selon son habitude, afin de distribuer ses lettres sans marcher beaucoup.

— Voici, répéta la vieille femme, celle que vous cherchez.

Alors le facteur s’approcha, une lettre à la main.

— Vous êtes bien mademoiselle Francine Riant, servante chez Mme Misanger ?

— Qui ! dit Francine.

— Je ne vous connaissais pas… Ce n’est pas souvent que j’ai des nouvelles pour vous.

Elle était devenue soudain toute pâle, si bien que l’homme dit encore, en souriant :

— Ne soyez pas si émue : aujourd’hui, je suis bon messager.

Elle prit la lettre. Il lui était arrivé de recevoir des papiers venant de l’Assistance, mais, du premier eoup d’œil, elle vit qu’il ne s’agissait point de cela aujourd’hui. Elle s’imagina que tout le monde la regardait et perdit la tête ; après un remerciement murmuré à voix si basse que l’homme, assurément, ne l’entendit point, elle s’éloigna, courant presque et cachant dans sa main la lettre froissée.

Par les rues du village, elle se hâtait vers la Cabane, sans rien voir autour d’elle. Marguerite Ravisé, justement sortait d’une boutique.

— Bonjour Francine ! Tu es bien pressée.

La petite voulait lui parler, la prier de revenir à la boulangerie malgré ce qu’avait dit la Misangère.

— Oui, répondit Francine, je suis très pressée.

Et elle continua son chemin en rougissant, sans écouter l’autre qui disait encore de sa voix naïve :

— Francine, es-tu donc fâchée ? Moi, je ne t’ai rien fait !…

Dans la ruelle qui menait au canal, elle ralentit un peu sa marche et regarda sa lettre ; elle l’avait si bien froissée que les jambages de son nom avaient l’air de danser sur l’enveloppe. Elle l’étira, l’aplatit entre ses paumes, puis, furtivement, la glissa dans son corsage.

Elle arriva à la Cabane les yeux ensoleillés.

La Misangère était là, l’air grave ; devant elle, Léa tout en pleurs et, dans un coin, Maxime, cachant son Visage. Francine s’arrêta court : en vérité elle ne pouvait tomber plus mal !

Le garde de Saint-Jean-du-Marais avait, le matin même, fait le voyage de Sérigny pour venir se plaindre de Maxime.

La veille, l’enfant était parti sur son bateau, au petit jour, pour aller lever ses engins ou ceux des autres, comme à l’habitude ; mais, cette fois, il n’était rentré qu’à la nuit noire. Ayant fait la rencontre d’un garnement de son espèce, il s’était enfoncé avec le camarade en plein Marais ; en passant, on avait tiré le Grenouillaud de sa hutte pour l’entraîner en escapade du côté de Saint-Jean. Or, des diableries avaient été un peu fortes : les trois compères avaient maraudé et, pour comble, le feu qu’ils avaient allumé pour leur déjeuner s’était communiqué à un tas de fagots. On ne les accusait

pas d’avoir souhaité cet incendie, mais enfin les

fagots n’en étaient pas moins brûlés. Les gens se plaignaient, comme de juste et demandaient réparation aux parents responsables.

Léa, désolée, écoutait, une fois de plus, la Misangère lui reprocher sa faiblesse envers le petit et faire des plans pour le mater enfin.

Et, juste à ce moment, Francine arrivait, portant sa joie devant elle comme un merveilleux cadeau d’étrennes ! La Misangère, qui l’accusait presque de complicité, arrêta sur elle des yeux si sévères que la servante s’immobilisa sur le seuil.

Elle ne pouvait entrer là ! Non pas qu’elle fût en ce moment très sensible à la crainte, mais elle voulait lire sa lettre tranquillement. Elle fit donc demi-tour et sortit sans rien dire. Derrière la maison, se trouvait la grange ; elle y entra, referma sur elle le portail.

Alors, seule, sûre de ne pas être dérangée, elle sortit sa lettre de son corsage, déchira l’enveloppe ; et ses mains étaient maladroites…

Georges écrivait !… C’était bien Georges !…


Aux armées, le 30 juillet.
Mademoiselle Francine,


Je profite d’un jour de repos pour envoyer mon salut aux personnes de ma connaissance dont j’ai gardé un bon souvenir. Nous venons du combat ; demain, nous devons y retourner ; après-demain et les jours suivants nous y serons encore. Ne pensez pas que je me fasse du chagrin pour cela ! Non ! le moral est bon comme disent les journaux. Je crois, d’ailleurs, que les Boches

ne veulent pas me faire de mal ; car, s’il en était autrement, je serais mort depuis longtemps.

C’est égal ! je retournerais volontiers au pays ! Je ne me ferais pas trop prier pour aller moissonner avec vous dans les champs du Paridier, ou bien pour vous conduire en bateau sous les ombrages des conches de chez nous. Malheureusement, il passera encore bien des obus au-dessus de ma tête, avant que j’obtienne une nouvelle permission. Mes camarades ne me céderont point leur tour.

S’il n’y a rien de changé, mon tour, à moi, reviendra vers le mois d’octobre. J’espère que vous serez toujours à Serigny ; j’aurai grand plaisir à vous y rencontrer, En attendant, il faut prendre patience.

Je souhaite que votre santé soit aussi bonne que la mienne, Au revoir, mademoiselle Francine !


Elle répéta plusieurs fois : Au revoir, mademosselle Francine ! au revoir, mademoiselle Francine !

La joie l’étourdissait.

Ayant replacé la lettre dans son corsage, elle revint à la Cabane, entra sans timidité. La Misangère lui demanda d’un air soupçonneux :

— Pourquoi es-tu sortie si vite tout à l’heure ? Savais-tu done que Maxime avait passé la journée d’hier en mauvaise compagnie ? Tu n’étais pas dans le secret, je pense ?

Francine répondit :

— Non ! non ! pas du tout !

Elle avait à peine écouté ; tout cela ne pouvait pas beaucoup l’intéresser pour le moment ! Maxime, immobile dans sen coin, l’oreille basse, coula vers elle un regard sournois ; elle y répondit par un sourire indulgent. Là-dessus, la Misangère se mit fort en colère et fit des observations blessantes,

La servante, les bras ballants, écoutait ces bruits ; ils passaient à côté d’elle, rebondissaient sur sa joie sans l’entamer. Et ses yeux gardaient toute leur lumière.

Alors, la Misangère se tut. Pour la première fois, elle jugea Francine insolente ; elle pensa que cette fille, en apparence si soumise, avait des défauts cachés, de très gros défauts, peut-être. Il fallait la surveiller et, s’il en était besoin, lui serrer la bride, fortement.


Aux belles heures de l’après-midi, Francine demanda poliment à Léa, la permission de sortir un peu.

— Tu veux aller chez Marguerite ?

— Je ne sais pas… peut-être non !

Francine ne désirait point aller à ia boulangerie. Elle avait fait toilette, toilette simple mais pimpante : corsage de cotonnade claire, tabliers à festons, souliers légers. Devant son miroir, elle avait essayé de donner à sa coiffure un tour nouveau ; comme ses cheveux étaient abondants et très beaux, du premier coup, elle n’avait pas mal réussi.

Le long du canal, elle chercha un coin d’ombre où il ferait bon s’asseoir et songer. Mais les pêcheurs étaient nombreux à cette lisière du Marais ; comme d’habitude, il en était venu de fort loin, même de la ville. Quelques-uns, qui ne prenaient rien, se promenaient ou s’ébattaient avec leur famille. Ce voisinage semblait fort gênant à Francine.

Revenant sur ses pas, elle prit place sur un des bateaux de la Cabane. Elle savait un peu conduire, maintenant ; sans trop de peine, elle gagna la conche Saint-Jean, tourna au premier fossé et alla aborder dans un pré planté d’arbres fruitiers, dans un paradis, pour appeler les choses par leur vrai nom.

Quand elle fut bien installée, à l’ombre d’un pommier, sous les branches retombantes, elle sortit la lettre et sourit en voyant son nom sur l’enveloppe.

C’était la première fois qu’on lui écrivait ainsi ; les lettres envoyées par les employés de l’Assistance ne comptaient pas, chaque pupille en recevant de semblables.

Elle tenait entre ses doigts une merveilleuse chose nouvelle. Pour la première fois de sa vie, elle recevait une lettre personnelle ! Quelqu’un, sans y être nullement obligé, avait pris ce soin de tracer pour elle ces lignes aimables ! Il y avait donc, à présent, sur la terre, une personne qui pensait à elle, qui se confiait à elle, qui lui disait ses peines, qui semblait l’inviter à les partager ; au loin, parmi de terribles dangers, une personne vivait pour laquelle elle avait le droit de trembler.

Et cette personne, c’était Georges Misanger, le jeune maraîchin à figure claire !

Elle relisait la lettre, la récitait, faisait sonner chaque mot comme un beau louis d’or ; ses mains caressaient le pauvre papier.

Après sa signature, Georges n’avait point oublié d’indiquer exactement son adresse ; il ne se doutait pas qu’elle la connaissait déjà parfaitement… Mais c’était très bien qu’il eût pris cette peine : cela marquait qu’il souhaitait une réponse.

Une réponse ? oui, elle ne pouvait manquer d’écrire elle aussi… Garder le silence, serait impolitesse grave.

Elle combina dans sa tête les phrases qu’elle lui dirait : grand travail, mais si nouveau et si plaisant ! D’abord, elle lui offrirait ses encouragements et ses bons souhaits, ensuite… Il ne fallait pas que la réponse fût bien osée ; cependant, parlant des pays du Marais qu’il aimait tant, elle pourrait bien dire qu’elle s’y plaisait beaucoup aussi et qu’elle y demeurerait jusqu’à la prochaine permission. Surtout, elle le remercierait.

Relisant encore la lettre de Georges, elle n’y trouvait pas les plaisanteriés dont il était coutumier, au dire de chacun. Lettre honnête et douce, lettre écrite d’une main soigneuse. Il ne devait pas souvent en envoyer de semblables ; à Marguerite, il adressait des cartes à découvert où il racontait des histoires drôles, des cartes barbouillées à la diable avec de grands jambages fous.

Certes, il ne s’avançait pas beaucoup ; il n’en disait pas plus long qu’il n’avait fait la veille de son départ. Mais on pouvait deviner certaines pensées qu’il n’avait peut-être pas su exprimer ; en cherchant bien, on pouvait, derrière les mots indifférents, en placer d’autres, plus hardis et plus tendres.

À l’ombre tiède, sous les arbres penchés, Francine cherchait de son mieux et elle s’émerveillait de ses découvertes. Une lassitude étrange et douce coulait en ses membres ; il lui semblait que toutes les choses autour d’elle étaient devenues très belles, très conciliantes, qu’elles s’attendrissaient.

L’eau du canal brillait comme elle n’avait jamais brillé, Les cimes blondes des peupliers étaient frisées de lumière. Aux doigts légers du vent, les feuilles innombrables palpitaient, les branches se faisaient de lents saluts d’amitié, se rapprochaient pour des caresses furtives.

Tout cédait ; tout s’épanouissait.

Il semblait à Francine que le cœur du monde battait pour elle.

III


Au temps de la récolte, la plaine de Sérigny fut d’une grande beauté. Grâce au labeur acharné des femmes, des enfants, des vieillards, des malingres et aussi des permissionnaires et des blessés convalescents, les forces secrètes de la terre avaient pu donner leur plein rendement. Il faut dire aussi que des circonstances exceptionnelles de température étaient venues favoriser le travail des paysans et rendre fécondes leurs peines. Tous les sucs de cette terre mince avaient jailli en tiges drues, en lourdes floraisons ; les épis étaient riches comme aux plus belles années de paix et les vignes chargées ; les branches cassaient sous l’abondance des fruits de toute sorte.

Au Paridier, d’après les recommandations de Clovis, et surtout, selon les ordres de Constant, l’officier défunt, on avait largement emblavé, au printemps aussi bien qu’à l’automne ; dans les fermes voisines, presque partout, on en avait fait autant.

Travail profitable car le gouvernement venait de fixer le prix du grain à un chiffre avantageux. Nul n’était insensible à cet encouragement ; cependant, chez beaucoup dominait l’orgueil de la tâche durement accomplie. La Misangère, devant cette plaine que les absents trouveraient, au retour, plus belle et plus exactement cultivée, pensait haut et d’autres comme elle.

Les mois d’été furent un temps d’écrasant labeur, car il fallait avec soin recueillir les richesses de la terre.

La Misangère, encore une fois, dut imposer sa volonté. Claude s’avouant de plus en plus faible et fatigué, on ne pouvait songer à moissonner à la faux ; même avec une moissonneuse ordinaire on n’en finirait jamais. La Misangère proposa d’acheter une lieuse. Or, les machines de cette sorte, venant d’Amérique, coûtaient fort cher bien que le gouvernement vint en aide aux acheteurs. Solange refusa de faire un aussi gros débours. Elle mit en avant qu’elle n’avait pas l’autorisation de son mari, qu’il la blâmerait au retour et, qu’enfin, on se passerait fort bien de cette machine quand les hommes seraient revenus. L’argent, pourtant, ne lui manquait pas, mais, comme rien n’annonçait la fin prochaine de la guerre, elle gardait toujours son idée de se retirer si les choses se gâtaient et de vivre librement en rentière, en attendant des temps meilleurs.

Le père Claude, qui était en étonnement perpétuel devant les nouveaux prix de toute chose, estimait aussi la dépense beaucoup trop grosse. Il calculait longuement, soutenait avec Solange qu’il avait été déraisonnable d’emblaver une aussi grande étendue, qu’il eût mieux valu laisser la moitié des terres en friche et cultiver soigneusement l’autre moitié, sans se bousculer ainsi.

La Misangère poussait rudement ces faibles.

— Possible, disait-elle, que vous aimeriez mieux vous reposer, mais gardez cela pour vous : vos raisons ne me touchent guère !

Et encore :

— Je ne veux pas savoir si le bénéfice eût été plus grand ; il n’est pas question de bénéfice, aujourd’hui. Je dis qu’il faut semer tant qu’il y a de la terre !… et que notre récolte ne doit pas pourrir dans les champs !

Comme elle se buttait contre leur dolente obstination, elle passa outre, très vite. La machine fut, par elle, commandée à un marchand de la ville qui l’amena un beau matin de juillet, juste à temps, alors que Solange et son père, croyant avoir cause gagnée, n’y pensaient plus. Il fallut bien, alors, payer le marchand ; n’osant se rebeller Solange se lamentait :

— li ne me reste plus d’argent !

— Tu avais besoin d’une lieuse, répondait sa mère, non d’argent !

— Et Clovis, que dira-t-il ? Il n’avait pas commandé de faire cet achat.

Alors la Misangère :

— Tais-toi ! Cet achat, c’est moi qui l’ai fait je prends la chose sur moi… Quand ton mari reviendra, s’il n’est pas content, il me trouvera ici pour lui répondre.

Elle ajouta, pour elle seule :

— Mais je pense bien qu’il sera content… Il ne m’en voudra pas, s’il est juste, de lui avoir gardé sa ferme en état et d’avoir mis à portée de sa main un outil de beau travail.

Dès la semaine suivante, on essaya la lieuse dans les orges. Il y eût des tâtonnements le premier jour. Sur un papier laissé par le marchand, il y avait certain renseignement que l’on comprenait mal. Le père Claude donnait son avis et la Misangère voyait les choses d’une autre façon. Il fallait pourtant se décider. Le père Claude monta donc sur le siège, et cahin caha, l’attelage fit le tour du champ ; la Misangère suivait, attentive, prête à intervenir. Par chance, la machine se trouva bien réglée et le bonhomme lui-même ne fut pas trop mécontent de la besogne. À midi, il grommelait encore contre Hortense et sa damnée machine, mais c’était faux jeu et pour ne pas se rendre du premier coup. Toute la soirée, il se tint droit sur le siège comme un gars bachelier.

Le lendemain matin, il ne pouvait plus bouger, cassé en deux par un atroce mal de dos…

Il fallut mettre quelqu’un à sa place sur la lieuse. Cette place ne devait pas être si mauvaise, puisque, sur le prospectus laissé par le marchand, on la voyait occupée par une fillette endimanchée qui conduisait son attelage en riant aux anges du bon Dieu ! Cependant, on ne pouvait songer à Christophe, niais et maladroit, capable de tout casser, encore moins à Solange qui se plaignait du ventre, encore moins à Léa, si fragile et dont les reins avaient, plus d’une fois, causé de l’inquiétude. Restaient la Misangère et Francine. D’abord, elles moissonnèrent à tour de rôle, l’une le matin, l’autre le soir ; puis, Francine, plus souple, plus adroite aussi, occupa seule le siège.

En une semaine la récolte fut à peu près fauchée. La servante qui avait tenu bon, alors que tous les autres fléchissaient ou se montraient incapables, remonta dans l’estime de sa patronne. La Misangère se méfiait encore un peu de cette fille dont les pensées secrètes ne lui étaient pas connues, mais enfin, toute autre servante n’eût-elle pas été pareillement cause de soucis ? Celle-ei, du moins, se montrait pleine de bonne volonté et grande travailleuse. Depuis quelque temps, elle semblait même animée d’une ardeur nouvelle ; on la voyait se maintenir en joie malgré les besognes les plus dures et il n’était pas rare de surprendre sur ses lèvres un refrain de bonne chanson. Done, malgré Solange, la Misangère ne songeait nullement pour l’instant à la renvoyer du Paridier où elle rendait de si grands services. Elle se contentait de la surveiller et, assez souvent, de mettre à l’épreuve sa docilité.

C’est ainsi qu’elle l’envoya moissonner chez des voisines. Le travail de récolte, en effet, ne se faisait point partout aussi rondement qu’au Paridier : de beaux blés restaient sur pied, rouillaient sous les averses et menaçaient de s’égrener. Francine alla donc, avec sa machine et ses bêtes, prèter main-forte à de pauvres femmes qui désespéraient d’en venir à bout. Chez les Candé, la lieuse du Paridier fit le travail presque en entier ; on aida aussi la fermière des Alleuds, chez qui se trouvait Pourtant Antoine, le mauvais valet.

Pour tout cela, la Misangère empêcha Solange d’accepter paiement. Ce n’est pas qu’elle fût très pitoyable ni qu’elle eût réputation de prodigalité ; bien au contraire ! en d’autres occasions elle s’était fait payer raide et elle n’était point femme avec qui l’on pôt réussir de très bons marchés. Mais, cette fois, l’aide qu’elle avait apportée lui semblait chose juste, chose due, pour laquelle des remerciements même ne s’imposaient pas. À la fermière des Alleuds qui, devant elle et des billets en main, priait Solange de faire son compte, elle dit :

— Ce que nous avons fait, nous ne l’avons pas fait pour vous ; nous l’avons fait pour sauver le pain de tout le monde. En pareille occasion, vous devriez agir de même.

Et comme l’autre, fiérote et d’esprit un peu court, insistait, la Misangère brisa sec.

Si bien que Francine en profita. La fermière lui offrit en cadeau une douzaine de mouchoirs, plus un tablier brodé, qu’elle accepta sans trop balancer, et même avec un secret plaisir.

Car Francine depuis quelque temps, devenait avare…

Elle comptait comme jamais pauvre fille de son rang n’avait compté ; elle additionnait, multipliait, faisait la preuve. Émerveillée devant sa richesse, elle se répétait souvent :

— Après tout, je ne suis pas une fille si méprisable… Le jour de mes noces, j’apporterai plus d’argent que certaines glorieuses de par ici.

Et elle frédonnait sur le siège de sa lieuse malgré les soubresauts qui lui déerochaient l’estomac.

Dès que les blés furent coupés, le battage commença : et ce fut une fièvre encore bien plus grande.

Les machines ne manquaient pas ; des entrepreneurs avaient des batteuses à vapeur, d’autres de petits moteurs à essence ; dans plus d’une ferme, les manèges à chevaux demeuraient en place. Mais le charbon était fort rare, l’essence introuvable, et tous les bons chevaux à l’armée. Enfin, pour ce travail, plus encore que pour la moisson, l’absence d’hommes vigoureux se faisait cruellement sentir.

L’armée envoya des équipes de soldats auxiliaires ou de blessés convalescents momentanément inaptes à la guerre. Équipes composées de façon bizarre, où l’on trouvait des prêtres, des commis, des ouvriers de ville et quelques rares paysans ; ceux-ci, d’assez mauvaise volonté, du reste, car ils auraient préféré battre leur propre récolte. Tous ces gens habitués, dans les garnisons d’arrière, à ne point brûler leur sang aux besognes secondes de l’armée, incapables, d’ailleurs, ou très faibles, n’apportèrent point une aide aussi efficace qu’on l’avait espéré.

Plus que jamais, les femmes et les vieillards durent donner leur plein effort. Chacun se mit à l’œuvre ; de la nécessité naquit l’entr’aide. Le Marais vint au secours de la plaine ; des gens qui ne sympathisaient guère et même des ennemis francs rassemblèrent leurs gerbes pour battre plus facilement. Et les femmes, encore une fois, occupèrent des places dangereuses pour la fragilité de leur corps.

Au Paridier, à l’exception de Solange qui gardait la maison, tous allèrent battre chez les voisins, la Misangère menant les autres et les tenant constamment dans sa vue.

Le père Claude, assez souvent, geignait. Depuis de longs mois, le travail avait dépassé ses forces ; de plus, la mort de son fils cadet lui avait porté un coup funeste. Il se trouvait, maintenant, véritablement usé.

La Misangère le soignait de son mieux. Elle le laissait se coucher aussitôt la journée finie, alors qu’elle-même poursuivait son labeur fort avant dans la nuit ; car, chez eux, à Château-Gallé, il y avait aussi un peu à faire. Le matin, elle se levait la première, cuisinait pour le père Claude et lui servait au lit un gros repas de viande avec du vin, du café et de bonne eau-de-vie ; elle s’imaginait lui donner ainsi force et courage.

Le bonhomme s’attendrissait : malgré son peu d’appétit, il s’efforçait de faire honneur à ce déjeuner matinal. Mais, après cela, quand il lui prenait envie d’étendre encore un peu, dans la tiédeur du lit, &es pauvres jambes raides, il n’avait pas beau jeu.

— En bas, Claude ! la besogne nous attend ! disait la grande Hortense, implacable.

Le vieux se levait, s’habillait en hâte. Et tous les deux se dirigeaient vers la porte ; lui, courbé, jambes flageolantes, elle, amaigrie également, mais droite, se raidissant contre toute faiblesse et contre toute inopportune pitié.

Au-dessus de la cheminée, une figure pâle surgissait dans la froide lumière du matin. Du haut de son cadre, l’officier regardait les deux vieillards monter au calvaire du travail ; et ses yeux altiers semblaient surveiller l’accomplissement d’un grand devoir austère.

Ce fut chez sa fille, au Paridier, que le père Claude tomba ; et sa longue carrière de serviteur de la terre se termina ainsi à l’endroit même où elle avait commencé. Les jours précédents, il était allé battre chez les voisins, mais il avait ménagé ses forces, se sentant à bout cette fois et malade. La campagne de batterie devait s’achever chez sa fille ; il comptait bien tenir sa place durant cette journée encore ; ensuite, il se reposerait un peu.

Le matin, lorsqu’il sortit de sa maison, la vivacité de l’air le surprit et, pendant quelques secondes, il pensa choir. Hortense se trouvait à côté de lui ; ils’acerocha à son bras.

— Qu’as-tu donc ? demanda-t-elle.

— Rien ! répondit-il ; ce n’est qu’un petit berlutement de l’air devant mes yeux. :

En ce jour important où, plus que jamais, sa présence était nécessaire, il n’osait se plaindre. Hortense comprit pourtant, d’autant mieux qu’elle-même ressentait assez souvent pareil malaise. Ses paroles se firent moins rudes ; encore fermes cependant et ne demandant point réplique.

— Pourquoi, aussi, n’as-tu pas davantage mangé ? Appuie-toi sur mon bras et marchons : la fraîcheur du matin réveillera notre sang… Il ne faut pas traîner en route car la journée sera longue.

Lorsqu’ils arrivèrent à la ferme, le moteur ronflait déjà ; dès que les voisins furent présents, le travail commença.

Il y avait trois hommes sur le pailler, deux anciens de Sérigny et un soldat auxiliaire qui semblait fort embarrassé de sa fourche. Dans la matinée, lorsqu’on eut posé les échelles, il devint clair que la besogne marchait fort mal de ce côté. La Misangère s’approcha de Claude qui levait les balles ; elle lui dit :

— Va prendre la fourche de ce failli bourgadin qui ne sait rien faire… Lui, nous l’occuperons ailleurs.

Le bonhomme — jadis fin dresseur de pailler cependant — fit la sourde oreille. La Misangère s’impatienta :

— Ne vois-tu pas que tout va s’écrouler avant qu’il soit midi ?

Il tourna vers elle sa face grise aux yeux pleins d’inquiétude.

— Si fait ! dit-il, je le vois depuis un moment… mais cette place, là-haut, ne me tente pas aujourd’hui… Je ne suis pas trop bien, Hortense !

— C’est que tu es faible, répliqua-t-elle ; tu t’entêtes à ne pas manger. Viens donc à la maison !

Elle l’emmena dans la cuisine et lui servit un bol de café avec un bon coup d’eau-de-vie. Il avala le tout en s’efforçant.

— Cela va mieux, n’est-ce pas ? demanda-elle.

Il répondit tout de suite, pour montrer sa bonne volonté :

— Oui… je crois que cela ira mieux. Beaucoup mieux.

Mais il n’en revint pas moins à sa place près de la machine. Alors, comme les choses se gâtaient sur le pailler, elle le commanda directement, devant tout le monde. Ïl n’osa point se rebeller et, comme un vieux limonier bien dressé, prit la direction qu’elle lui montrait.

Un quart d’heure plus tard, la Misangère vint au pied des échelles ; un peu inquiète malgré tout, elle fit monter du vin aux dresseurs de pailler. Le père Claude ne voulut point boire ; il travaillait sans parler, machinalement, comme étourdi. Et, soudain, il lâcha sa fourche, tomba à genoux sur la paille juste au bord de la meule. Il avait saisi la montant d’une échelle qui se trouvait à sa portée, mais ses mains s’ouvrirent et il glissa jusqu’à terre, assez mollement, passant par miracle à côté d’une fourche imprudemment dressée qui l’eût blessé à mort.

Quand il revint à lui, un peu plus tard, couché sur un lit, dans la chambre de Solange, le bonhomme se prit à gémir. La paille qui se trouvait en bas avait sans doute amorti la chute, mais il n’en était pas moins tombé de plus de trois mètres et, d’après ses plaintes, on pouvait juger qu’il avait une jambe cassée, ou, peut-être, l’épine du dos.

Il y avait, parmi les gens de batterie, un vieux rebouteux assez adroit et qui ne manquait pas d’expérience. Ayant palpé les reins et la jambe douloureuse, il trouva bien le mal du premier coup.

— C’est l’os de la cuisse, dit-il, qui est cassé tout en haut… Tenez ! sans comparaison…

Pour se faire mieux comprendre, il montra l’os d’un jambon qui était suspendu à la maîtresse poutre.

— Est-ce que cela va guérir vite ? demanda la Misangère.

Le vieux hocha la tête, ne voulant décourager personne. Il dit cependant :

— À notre âge, vous savez, rien ne guérit vite. et puis, c’est un mauvais endroit…

Le père Claude avait entendu ; dans sa face immobile, ses yeux tournèrent, cherchant quelqu’un ; quand ils eurent découvert Hortense, ils se fixèrent, hardiment. :

— C’est ta faute ! dit-il.

Elle ne répondit pas, regarda d’un autre côté. Alors il reprit :

— Hortense, c’est ta faute ! C’est toi qui m’as fait monter là-haut ! c’est toi qui m’as fait travailler malade !… Tu nous feras tous périr !

Les gens de batterie emplissaient la chambre. Entendant ces paroles plusieurs sortirent ; d’autres, au contraire, un peu échauffés par le vin, crurent devoir placer leur mot, louant le courage de ce pauvre homme, blâmant la dureté de cœur partout où elle se trouvait. Hautement, le maladroit auxiliaire se faisait entendre.

La Misangère, relevant le front, opposa à tous ces bavards sa figure blanche et froide.

— Allez à votre besogne, s’il vous plaît ! dit-elle : la récolte n’est pas encore battue.

Ils sortirent sans en demander davantage et elle les suivit pour les remettre à l’œuvre. Quand elle revint, un peu plus tard, Solange pleurnichait au chevet de son père et celui-ci poussait de sourdes plaintes. La Misangère s’approchant, Solange la regarda avec sévérité, sans lui parler. Quant au bonhomme, il cessa aussitôt de se plaindre et il dit encore, avec une sorte de joie lamentable :

— Je t’avais prévenue, Hortense ! C’est ta faute ! J’ai toujours compris que tu voulais nous faire périr !… C’est ta faute, Hortense ! c’est ta faute !…

Le médecin, que Christophe était allé quérir, vint dans la soirée. Il confirma les dires du vieillard rebouteux. Le père Claude devrait garder l’immobilité pendant de longs mois ; pour l’instant, il fallait, avant tout, le soigner avec attention, car il était épuisé.

— Comment ferons-nous ? disait Solange ; cette fois il n’est plus possible de continuer !

— Je suis encore debout ! répliqua sa mère ; et, toi aussi, il me semble !… Tu me parais en bonne santé !

Alors le père Claude :

— Tu nous feras tous périr !

Pour la première fois depuis longtemps, il régardait sa femme en face, sans nulle crainte. Il parlait librement, prenait sa revanche, exhalait de vieilles petites rancunes d’homme faible. Sa blessure lui assurant l’impunité, il manifestait, malgré sa souffrance, une jubilation maligne,

— C’est ta faute, Hortense !… et tout le monde le sait bien !

Elle, plus blanche que de coutume, laissait voir son émotion. Sur l’oreiller, touchant la figure du blessé, elle posa sa main qui tremblait un peu ; et elle dit, d’une voix sourde :

— J’ai du chagrin, Claude ! Je voudrais souffrir nuit et jour à ta place… Mais j’ai cru agir selon la plus grande justice.

Le père Claude ne consentit point à demeurer au Paridier. La Misangère, en vain lui représenta combien cela faciliterait les choses. À la ferme, il aurait toujours quelqu’un auprès de lui et le va-et-vient des gens lui serait distraction. À Château-Gallé, au contraire, il faudrait, ou bien qu’il restât seul aux heures du travail, ou bien qu’elle-même passât tout son temps en inaction au chevet de son lit, ce qui était inadmissible.

Elle eut beau dire, il ne voulut rien entendre, entêté comme un enfant déraisonnable, criant qu’il avait bien mérité d’obtenir la tranquillité chez lui, qu’il voulait être soigné chez lui, mourir chez lui.

Il fallut le transporter à Château-Gallé, et quand, après les secousses du voyage, il se trouva bien installé dans son lit, la tête soutenue par des coussins, il dit encore, afin que cela ne tombât point en oubli :

— Hortense, c’est ta faute !

Dès lors, une vie terrible commença pour la Misangère. La nuit, elle ne dormait pas, harcelée à tout moment par le vieillard radoteur. Le jour, elle se brûlait le sang… À la Cabane, les derniers fourrages n’étaient pas récoltés ni les légumes ; Léa, de nouveau, toussait ; Maxime vagabondait, échappant à toute surveillance. Au Paridier, il fallait arracher les pommes de terre, recueillir les trèfles et les luzernes porte-graines ; bientôt ce serait le temps des betteraves et surtout des labours, des semailles. Àla boulangerie, les enfants Ravisé avaient dû payer deux amendes coup sur coup et Marguerite tenait des propos découragés.

Son blessé soigné, la Misangère, souvent, l’abandonnait, malgré ses plaintes et ses malédictions. Elle courait d’un endroit à l’autre, travaillait violemment, commandait, grondait, bousculait tout le monde.

Il ne fallait pas compter trouver le moindre journalier ; la vieille femme que l’on avait embauchée pour la fenaison était occupée ailleurs.

La fermière des Alleuds offrit l’aide de sa servante pour l’arrachage des pommes de terre : on accepta. La Misangère eût embauché le diable. Un jour, au Marais, surprenant le Grenouillaud à la pêche, elle l’emmena et le mit à l’œuvre entre Francine et Léa. Il travailla jusqu’à la nuit ; ce fut tout, par exemple, car on ne le revit plus dans ces parages.

La grosse affaire et la plus inquétante était la préparation de la terre pour les céréales d’hiver. Christophe, l’année précédente, avait à peine essayé de labourer ; pour l’habituer et aussi pour prendre un peu d’avance, la Misangère le mit à la charrue dès la fin d’août, par petits moments. Mais le garçon était maladroit et flâneur ; abandonné à lui-même au milieu des champs, il levait volontiers la tête dans la direction des vols d’alouettes. Alors la Misangère acheta une autre charrue et emmena Francine au labour ; toutes les deux s’exercèrent en terrain facile. Malgré leur zèle, les résultats ne furent pas très bons.

La Misangère s’énervait, perdait parfois la maîtrise de ses paroles et de ses gestes. Un jour, au Paridier, Solange ayant parlé une fois de plus de vendre une partie de ses bêtes et de ne point emblaver, elle marcha sur elle et lui tordit les poignets en lui criant des injures. Elle l’eût battue !

Une idée finit par s’imposer à son esprit, une idée ancienne, déjà, et qui, bien des fois, lui avait trotté en tête mais qu’elle avait toujours repoussée à cause de la faiblesse inquiétante de Solange : elle se décida à demander, pour quelques jours, une équipe de soldats auxiliaires.

Un matin donc, ayant chargé Maxime de venir à Château-Gallé tenir compagnie à son grand-père, elle s’en alla vers la ville, munie des papiers qu’il fallait. À la caserne, un vieil officier grognon la reçut d’abord fort mal ; elle lui tint tête et il finit par lui promettre d’envoyer trois hommes pendant une semaine. Plus tard, peut-être pourrait-elle obtenir une autre équipe pour une période un peu plus longue,

Les trois militaires arrivèrent le jundi suivant : deux de bon matin, le troisième, peu avant midi. Ce dernier se présentait mal : gras jeune homme à la moustache retroussée et aux mains sales ornées de bagues. Il avait un peu bu et parlait laidement, comme un débauché. Tout de suite, il conta qu’il avait été blessé au début de la guerre ; maintenant, ayant, disait-il, payé sa dette, il se moquait de tout et n’en craignait pas un. Les deux autres, pauvres de gloire, l’écoutaient poliment.

Il en coûta à la Misangère de l’accueillir aussi bien que les deux premiers ; elle le fit cependant. Elle avait conçu ce plan rusé d’obtenir de ces hommes, par douceur et gâteries, ce qu’elle exigeait rudement des autres ; pendant huit jours on pouvait jouer cette comédie.

Elle plaisanta même un peu avec le garçon hâbleur, Lui, bien vite, en abusa. Le soir du premier jour, ayant à interpeller la patronne, il cria :

— Hé ! la vieille !… :

Elle eut un sursaut mais se domina et répondit, Ce garçon qui lui déplaisait et ne lui inspirait nullement confiance, elle l’emmena coucher à Château-Gallé, sous prétexte de l’installer bien à l’aise ; les deux autres restèrent au Paridier où l’on avait dressé un lit dans le quéreux aux valets.

Le temps se maintint beau durant toute la semaine et l’on poussa le travail. Les trois hommes, certes, ne risquaient point leur santé ; s’il leur arrivait de s’échauffer un peu le sang, c’était bien par surprise. Néanmoins, la Misangère ne les prit jamais à rebours, les flattant au contraire et leur servant du vin. À la ferme, les labours furent bien avancés ; à la Cabane, le samedi, on rentra les derniers fourrages.

Ce jour-là, le soldat ancien blessé était resté avec Christophe au Paridier ; la Misangère, en effet, ne se souciait pas de le voir avec Maxime, à cause de son hardi langage. Il se plaisait d’ailleurs à la ferme et ne le cachait point, adressant à Francine et surtout à Solange des compliments directs.

La Misangère, méfiante, ne le perdait jamais de vue bien longtemps. Dans l’après-midi, elle revint de la Cabane inopinément. Dans la cour de la ferme, elle trouva les bêtes attelées sur l’areau : l’homme avait abandonné son travail ou bien ne l’avait pas encore commencé. On l’entendait rire dans la maison. La Misangère entra et Solange en fut grandement honteuse car elle se tenait non loin de l’homme qui la taquinait. Le galant, au contraire, ne se montra pas gêné : attablé devant une bouteille, l’œil luisant, il se prit à tourner un compliment faraud :

— Hé ! hé !… ma bonne vieille…

Il n’acheva point et ne tint pas longtemps la crête si haut : la Misangère lui avait mis une main sur l’épaule et de l’autre, qui tenait un bâton, elle lui montrait la porte.

Il sortit, penaud, et se dirigea vers les bêtes qui attendaient. Mais ce n’était pas encore là sa place : la Misangère l’avait suivi et le chassait, ni plus ni moins qu’un galvaudeux. Bien que l’homme fût gravement sot, ii comprit qu’il s’était trompé sur le compte de cette bonne vieille et qu’il n’y avait pas à résister.

Le soir la Misangère donna une pièce aux deux autres qui s’étaient bien conduits.

Elle ne fit à Solange aucun reproche franc, mais la mena durement, lui parlant avec une hauteur méprisante.

Son autorité s’accrut en cette occasion. Elle fut absolument maîtresse au Paridier, dirigea tout sans consulter personne ; elle en vint à tenir la bourse et à faire elle-même les paiements.

Depuis le commencement de l’été, elle avait beaucoup maigri ; son teint devenait terreux. Elle prenait tous ses repas à Château-Gallé, près de Claude, mais souvent elle ne pouvait manger ; des crampes très douloureuses lui tordaient l’estomac.

Cela, elle était seule à le savoir.

IV


À la mi-octobre, Francine prit ses vingt et un ans, Dès le mois de septembre, les employés de l’Assistance l’avaient mandée pour qu’elle vînt vérifier et approuver les comptes la concernant ; de cette façon, aussitôt qu’elle atteignit sa majorité, elle put entrer en possession de son avoir.

Sa patronne lui ayant accordé la journée, elle fut à la ville par le premier train et elle se présenta de bonne heure au bureau de l’Assistance. Était là un vieil employé qu’elle connaissait un peu. Il lui remit ses papiers ; puis il lui fit de bons compliments sur son travail, sur son mérite et se permit de l’engager à continuer dans la voie qu’elle avait jusqu’à présent suivie, lui prédisant, à cette condition, de grands bonheurs pour l’avenir.

Francine fut touchée ; c’était la première fois qu’on lui parlait de la sorte, qu’on paraissait s’intéresser à elle particulièrement.

— Vous allez recevoir chez le trésorier un livret de 4 100 francs. C’est très joli, à votre âge !

Elle se rengorgea un peu, éprouva le besoin d’exposer l’état de ses affaires.

— J’ai aussi 150 francs d’économies, dit-elle. 100 francs en un bon du gouvernement et 50 francs d’argent.

— À merveille ! dit le bon employé. Il y a beaucoup de filles d’ouvriers qui sont moins riches que vous… et même, sapristi ! des filles de bourgeois.

Vous êtes un bon parti, mademoiselle Riant ! Et je suis sûr que vous vous marierez avant longtemps avec un honnête garçon.

— Peut-être bien ! répondit Francine,

L’employé dit encore :

— Vous êtes libre à présent. Cependant, si vous avez besoin de conseils un jour, vous pourrez encore revenir nous voir.

Francine était véritablement émue. Elle prit congé, les larmes aux yeux, remerciant à tort et à travers, non seulement l’employé-chef qui avait parlé, mais les autres qui ne s’oceupaient point d’elle.

Sortant du bureau, elle s’en fut tout druit à la Trésorerie où elle reçut deux livrets : un livret de caisse d’épargne et un livret pour sa retraite ouvrière. Là, encore, on ne lui fit pas mauvais aceueil ; celui qui lui remit ses livrets prit le temps de dire :

— C’est une fortune que je vous donne tout d’un coup, mademoiselle ; prenez bien soin de ne pas la perdre !

Francine, très rouge, ouvrit un panier qu’elle avait et y plaça ses papiers dans une bourse par elle confectionnée.

À onze heures, elle se trouva libre ; libre et seule par la ville. Sa préoccupation première fut de mettre son argent plus en sûreté. Elle alla donc sur les promenades, s’assit sur un banc dans le brouillard ; sûre de ne pas être vue, elle releva un peu sa jupe et glissa sa bourse dans une poche de dessous dont elle épingla l’ouverture. Puis, tranquille, elle mangea le pain qu’elle avait apporté, avec des figues.

Un peu après midi, elle quitta son banc et monta vers l’Hospice. À l’Hospice, en effet, se trouvait sœur Angélique, la religieuse à qui Francine s’était attachée pendant sa longue maladie d’enfance. En cette journée si importante de sa vie, elle éprouvait le besoin de la revoir.

Elle la trouva tout de suite, dans la première cour, assise auprès d’une petite infirme,

— Sœur Angélique, c’est Francine Riant qui vient vous souhaiter le bonjour !

La religieuse se leva ; elle était très vieille, à peine plus haute qu’un enfant et joliment ridée avec des yeux contents.

Francine se mit à conter ses affaires, l’emploi de sa matinée et qu’elle était maintenant une personne libre comme les autres et non sans fortune.

Sœur Angélique entendait mal, comprenait de même. Elle avait pris une des mains de Francine et la tapotait entre les siennes. À son tour, elle parla, nomma des gens que l’autre ne connaissait point, de pauvres malades bien aflligés, vanta surtout la gentillesse de cette petite infirme au visage blanc que les médecins maintenaient toute la journée sous des couvertures, au grand air, Puis, levant la tête vers Francine, elle dit :

— Vous, je vous reconnais bien !

Et elle posa des questions qui obligèrent Francine à recommencer son discours.

Elles s’assirent toutes les deux près de l’enfant malade et furent amies. Francine demeura là un bon moment ; quand elle partit, la religieuse voulut l’accompagner.

Elle ne faisait plus grand’chose à l’Hospice, cette sœur Angélique, elle avait bien le temps de reconduire les gens ! Bien connue pour sa simplicité d’âme, on lui avait souvent, autrefois, reproché sa faiblesse ; maintenant, les plus sévères souriaient en la voyant gâäter tout le monde au hasard, les mauvais comme les bons.

Avant d’arriver au pavillon de la sœur tourière, elle s’arrête, dit à Francine d’un air mystérieux :

— J’ai quelque chose pour vous !

Et elle lui tendit une image de piété, une tête de Christ enfant, toute belle et blonde.

— Elle est pour vous… Je vous la donne !

Francine prit l’image ; elle balbutiait, émue aux larmes, encore une fois :

— Merci, sœur Angélique ! Vous êtes bien bonne… bien bonne… Je la garderai toujours en souvenir de vous.

La religieuse écoutait en souriant ; n’ayant jamais rien possédé, toute sa vie servante très humble des pauvres parmi les pauvres, elle n’avait aucune idée de la valeur des choses. Elle faisait ce cadeau puéril de toute son âme, de même qu’elle eût donné une fortune inépuisable. Et elle ne s’étonnait point d’être ainsi remerciée.

Elles marchèrent un peu, arrivèrent sous le porche où il faisait sombre. La sœur tourière ne paraissait pas, sans doute occupée ailleurs.

— Vous reviendrez me voir, dit sœur Angélique. Il faut revenir. Je suis toujours ici, dans un de ces pavillons.

— Je reviendrai ! dit Francine.

— Peut-être, reprit la religieuse, vous vous marierez… Si Dieu vous donne des enfants, je serai heureuse de les connaître.

Francine perdit la tête. On s’inquiétait vraiment beaucoup d’elle aujourd’hui ! Jamais elle n’avait senti autant de bienveillance et de sollicitude autour de sa vie. Toutes ses pensées se brouillèrent ; les plus secrètes surgirent du fond de son cœur pour se méler aux autres.

Souriant et pleurant à la fois, elle se pencha vers la cornette blanche et elle avoua :

— Oui, sœur Angélique, je veux me marier !

La sœur tourière arriva là-dessus. Elle n’était pas fort tendre ; d’ailleurs elle voyait tant de gens qu’elle ne pouvait s’intéresser à chacun. Sœur Angélique eût désiré lui vanter les façons de Francine ; mais, journellement, sœur Angélique ne voulait-elle pas lui faire connaître ainsi quinze personnes au moins, et des meilleures, toujours ?

Elle prononça quelques paroles polies, puis tira uu cordon.

La porte, lentement, s’ouvrit sur le soleil.

Le brouillard venait de disparaître et, sur la place, devant l’Hospice, la lumière tombait comme une bénédiction.

Deux heures sonnèrent ; il restait encore du temps avant le départ du train. Francine redescendit vers le centre de la ville où se trouvaient les belles rues et les magasins tentateurs.

Elle ne remarquait rien, d’ailleurs, autour d’elle, regardait sans voir et ses oreilles aussi ne lui servaient point. Traversant un carrefour, elle faillit être heurtée par une voiture et dut courir, poursuivie par les quolibeis d’un cocher à grosse voix. Cela la réveilla ; pour un bien petit moment !… Elle palpa sa bourse qui battait sur sa jambe, et puis repartit encore en songerie de belle aventure.

Les grands événements de ce jour l’avaient un peu étourdie. L’air qu’elle respirait lui semblait avoir un goût inconnu et elle avançait dans une douceur souveraine comme si la lumière tiède du jour l’eût pénétrée. Elle ne souriait pas, paraissait grave plutôt, mais son cœur s’épanouissait en sa poitrine, fondait comme un fruit.

Son mariage lui semblait chose certaine et proche. Son mariage ! Elle n’eût osé, la veille, y penser qu’en tremblant et voilà qu’en cette journée elle l’avait annoncé deux fois ! Tout était facile et nouveau : elle n’apercevait aucune embûche, ne prévoyait aucune hésitation de Georges, aucune résistance de la famille ; elle ne songeait même pas aux dangers de la guerre !

Georges lui avait envoyé deux lettres, à présent ; deux lettres auxquelles elle avait répondu. C’était tout… et ni l’un ni l’autre n’avait parlé d’amour seulement ! Elle ne réfléchissait pas là-dessus. Georges allait venir bientôt, probablement vers la Toussaint : ce bonheur suffisait à illuminer l’horizon.

Francine, tout à coup, s’arrêta. Une idée lui venait, la première idée bien nette depuis le matin. Elle voulait, pour marquer ce grand jour, faire quelque dépense folle, acheter un cadeau pour son ami. Tout son émoi de bonheur aboutissait à la nécessité d’un tel geste, extraordinaire et magnifique.

Elle commença donc à regarder les vitrines, examina longuement celle d’une bijouterie, puis l’étalage d’un bazar où se trouvaient des objets de toute sorte. Bientôt, une difficulté la rendit perplexe : comment faire parvenir ce cadeau ? Elle ne voulait à aucun prix que Georges pût en deviner l’origine. Car c’était une chose très osée qu’elle faisait là ! et, surtout, son plaisir à elle, son très grand plaisir était de garder le secret. Plus tard, elle avouerait ; beaucoup plus tard, lorsqu’elle en aurait le droit. À l’avance elle imaginait la douceur de cet aveu et l’étonnement de Georges et sa gratitude émerveillée.

Pour l’instant, il fallait être discrète et rusée. Afin de se donner le temps de la réflexion, elle continua son chemin. Elle arriva ainsi devant une autre boutique où une affiche en grosses lettres attirait le regard. Francine lut : « Préparation de colis pour militaires du front et pour prisonniers. La maison se charge des envois. »

Elle entra tout de suite sans avoir décidé le moins du monde ce qu’elle achèterait ; aussi, elle se trouva embarrassée devant la vendeuse qui l’accueillit. C’est que son affaire était difficile à expliquer ; du moins, se l’imaginait-elle.

Heureusement, la marchande comprit à demi-mot et bientôt Francine n’eut plus qu’à choisir. La maison préparait des colis à dix francs, à vingt, à trente et d’autres enfin, au goût des clients. Francine se décida pour un colis à vingt francs que la marchande lui vantait. Elle voulut cependant y ajouter quelque chose ; la marchande fut bien de son avis. Elles choisirent ensemble une belle pipe, un porte-mine très commode et un amusant petit calendrier.

Il fallut ensuite l’adresse du soldat ; Francine la donna si vite que la marchande dut faire répéter deux fois. D’autres clientes étaient entrées qui écoutaient en attendant leur tour ; Francine sentait qu’elle ne pouvait guère rougir davantage. La marchante faisait le compte sur un petit bout de papier.

— C’est 42 fr. 25, dit-elle en posant son crayon ; 42 francs pour vous…

Francine tendit le billet de cinquante francs qu’elle avait en main, puis, reprenant son panier, en hâte, elle se dirigea vers la porte ; on dut la rappeler pour lui remettre sa monnaie. Les clientes souriaient.

Dès que Francine eût gagné le seuil, elle s’éloigna à grands pas, troublée comme si elle eût commis un crime, heureuse cependant d’avoir osé cette chose difficile.

Tenant toujours dans sa main les huit francs qui lui restaient, elle songea bientôt à les employer pour autrui. Puisqu’elle s’était engagée en dépense, autant valait aller jusqu’au bout et que cette jouruée fût tout à fait mémorable. Et c’était pour elle un plaisir si nouveau que de faire un cadeau à quelqu’un ! Elle eût souhaité avoir des amis innombrables et dépenser une fortune pour eux. Mais elle ne possédait que huit francs d’argent et ses amis étaient faciles à compter !

Comment ses cadeaux seraient-ils acceptés ? Elle n’y voulut pas songer ; elle était en un jour de bravoure et de facile réussite.

Elle acheta d’abord un jouet pour l’enfant de Solange ; c’était un bébé, gentil comme tous les bébés et personne ne pourrait reprocher à Francine de lui offrir un cadeau.

Il n’en allait pas tout à fait de même pour Maxime. Cependant Francine pensait à lui ; elle l’aimait presque ce garnement ! Parmi les heures monotones de labeur il mettait un peu de gaieté ; comment se tenir grave devant lui lorsqu’il disait, dressé sur ses argots et la voix avantageuse : ;

— Chambrière ! écoute mon commandement !

Et puis, quand il était seul avec elle, il parlait souvent de Georges, de l’oncle Georges avec qui l’on faisait au Marais de si belles parties.

Francine acheta pour Maxime six gros hameçons et aussi une pelote de solide ficelle, telle qu’on n’en trouvait pas de semblable à Sérigny.

Enfin, elle songea à Marguerite. Plutôt, il faut dire qu’elle songea encore à Marguerite, car la jolie figure de la petite Ravisé s’était présentée la première lorsque Francine, par la pensée, avait passé en revue les personnes amies.

Fallait-il offrir un cadeau à Marguerite ? Francine oserait-elle, dans le même temps qu’elle avouait au premier venu son espoir d’épouser Georges ?

La malice tout d’abord, lui sembla grande ; mais en y réfléchissant, non !… Marguerite Ravisé n’était qu’une fillette au cœur simple, insensible encore aux soucis d’amour. Marguerite avait de l’affection pour son cousin et lui, pouvait en avoir aussi pour elle ; c’était naturel et très gentil, mais cela n’allait pas loin.

Francine se décida done à faire un cadeau à Marguerite. Elle eût souhaité ce cadeau très beau, car, tout au fond de son cœur, bien qu’elle fit effort pour se persuader que sa conduite était nette et sans détours, un doute rôdait ; et, d’instinct, pour sa tranquillité, elle eût voulu procurer à Marguerite de grands contentements en guise de compensation. Par malheur, elle était au bout de son argent ; avec trois francs qui lui restaient, elle acheta une assez jolie broche pour le corsage ; elle n’avait rien pu trouver de mieux.

Elle rentra le soir au Paridier sans un sou, mais le cœur ouvert.

Quand elle voulut offrir le jouet à l’enfant de Solange, celle-ci fit de hautes manières. Elle dit, d’un air pincé :

— Je ne te permets pas de te mettre en dépense pour moi. J’accepte, mais je te dédommagerai d’une autre façon.

Francine, ramenée par ces propos à son humilité ordinaire, ne protesta point. Le lendemain matin, elle prit ses précautions pour remettre à Maxime les hameçons et la ficelle et lui fit promettre le secret.

Quant à Marguerite, elle attendrait sa broche car il fallait une occasion pour aller à la boulangerie. Cette occasion ne se présenta que le dimanche suivant ; toute la semaine, en effet, Francine dut travailler ferme afin de rattraper la journée perdue.

Le dimanche donc, dans l’après-midi, Francine monta à la boulangerie. Depuis un mois elle n’y était pas venue ; elle remarqua tout de suite un désordre inaccoutumé. Dans la cuisine elle vit d’abord Lucien qui installait une marmite devant le feu. Marguerite, la tête basse, était assise dans un coin ; entendant la porte s’ouvrir, elle se retourna, puis se leva promptement, montrant une émotion surprenante.

— C’est moi ! dit Francine, es-tu done malade, Marguerite ?

Ce fut Lucien qui répondit :

— Elle n’est pas malade, dit-il, mais paresseuse.

Sa voix sonnait avec âpreté ; en sa figure allongée d’adolescent, les yeux brillaient, ardents.

Il parla encore, refit le discours qu’il avait sans doute tenu devant sa sœur, l’instant d’auparavant :

— Malade ! Elle l’est peut-être moins que moi !

C’est le courage qui est parti tout d’un coup… Pour lâcher à présent, ce n’était pas la peine de faire ce que nous avons fait depuis deux ans !… Il y a deux ans, nous n’avions ni force ni adresse et personne ne nous croyait capables de tenir la boulangerie… Nous n’avons pas fléchi, cependant ! C’était bien la peine !

Une quinte de toux lui coupa la parole. Francine intervint avec autorité, comme une personne d’expérience.

— Je trouve, dit-elle, que vous n’avez pas grosse mine l’un et l’autre… Moi, je n’ai rien à faire ce soir… je vais donc mettre un peu d’ordre par ici et vous vous reposerez un moment.

Ayant fait cette offre, elle se souvint aussitôt des singulières paroles de la Misangère en pareille occasion et elle ajouta d’une voix timide :

— Si, du moins, vous le voulez bien…

Alors, Marguerite, sans répondre directement :

— Tu peux monter dans ta chambre, Lucien, et te coucher jusqu’au souper… Nous saurons nous passer de toi, maintenant.

Comme il hésitait, elle insista :

— Va donc ! Tu sais que tu as une fournée demain matin, de très bonne heure.

Lucien s’en alla et les deux filles se trouvèrent face à face. Déjà Francine nouait autour de sa taille un tablier de travail ; elle dit :

— Alors, Marguerite, la santé n’est donc pas bonne ? Je te trouve l’air bien triste…

Elle continua sans attendre la réponse : — Je viens te voir pour te dérider un peu… j’ai acheté, l’autre jour, un cadeau pour toi : je te l’apporte.

Et elle chercha dans sa poche la petite boîte qui contenait la broche. Mais Marguerite avait parlé… elle avait dit, elle aussi, précisément :

— Je vais te donner quelque chose qui te fera plaisir. … Voici ce que j’ai reçu tout à l’heure pour toi.

Comme Francine offrait son cadeau, Marguerite tendit une lettre… Elles dirent, toutes les deux à la fois :

— Merci !

Et la même pâleur couvrit soudain leur visage.

Elles se regardèrent dans les yeux, profondément ; Francine, la première, baissa la tête.

Marguerite se prit à balbutier :

— Aujourd’hui, ce n’était pas le facteur, mais son remplaçant… Une voisine lui a dit que tu venais ici chaque dimanche, dans la soirée. Alors, pour se débarrasser, il a déposé ta lettre en même temps qu’une pour nous venant du minotier… Moi, j’étais dans la cour. Si je m’étais trouvée à la maison, je ne l’aurais pas prise, ta lettre… je ne l’aurais pas vue !…

Elle répéta, sur un ton navré :

— Je ne l’aurais pas vue !

— Cela ne fait rien, dit Francine ; ce n’est pas important.

Mais, pour ce mensonge, sa voix manquait d’assurance.

Leurs regards, encore une fois, se croisèrent ; une sorte de supplication muette passa dans leurs yeux en même temps, élargissant les prunelles bleues de Marguerite, et, dans celles de Francine, soulevant une houle dorée. Puis, les larmes noyèrent tout.

Francine essaya pourtant de se ressaisir.

— Tu n’as pas regardé la broche que je t’ai apportée ! dit-elle. J’aurais voulu trouver mieux… Non ! elle n’est pas bien belle !… Le temps me manquait pour choisir et puis, figure-toi, je n’avais plus de monnaie…

Sa voix se perdit comme une pauvre petite chose indifférente.

Marguerite n’écoutait pas ; ses larmes coulaient avec abondance ; cela soulageait, cela simplifiait… Marguerite laissait voir son âme bien au clair ; entre deux sanglots, elle jeta, dans un eri :

— À moi, il n’écrit plus jamais !

Elle se laissa choir sur une chaise devant la table, pleura tout haut, la tête cachée entre ses bras. Elle répétait, entre ses sanglots, entre ses hoquets :

— À moi, il n’écrit plus ! Il ne m’a pas écrit depuis deux mois !… Que lui ai-je fait ?

Puis, reprenant les paroles de son frère :

— Moi qui travaillais tant ! de si bon cœur !… pour lui ! C’était bien la peine !… bien la peine !…

Dans sa main crispée, elle tenait la petite boîte que lui avait donnée Francine ; sans lever la tête elle làcha cette boîte, la repoussa sur la table et la broche vint rouler à terre. Francine, d’un mouvement machinal, la ramassa.

Lucien reparut à ce moment-là.

— Vous m’envoyez me reposer, dit-il, mais comment dormirais-je au milieu de tout ce bruit que vous faites ?

Il vit sa sœur effondrée, Francine toute tremblante, les bras ballants. Ses sourcils se froncèrent, ses minces narines palpitèrent et blèmirent ; il se raidit, parla en chef de famille chargé de responsabilités.

— Qu’as-tu donc ? demanda-t-il à sa sœur, assez doucement encore. Es-tu malade, réponds !

Comme elle continuait à sangloter, il perdit patience et lui secoua l’épaule.

— Cesse tes giries ! dit-il ; si tu ne veux plus m’aider, au moins laisse-moi la paix !

Puis, tourné vers Francine :

— Quant à vous, si vous venez ici pour harceler ma sœur, pour la faire pleurer et lui faire perdre son temps, je vous ai assez vue : allez-vous-en !

La lettre de Georges était fort brève : deux lignes griffonnées à toute vitesse sur un petit carré de papier jaunâtre. Ni date, ni signature ; simplement ces mots :

« Toutes les permissions sont suspendues ; nous nous embarquous tout à l’heure pour une destination inconnue. »

Dix jours plus tard seulement, arrivèrent d’autres lettres semblables : une à Château-Gallé, une à la Cabane, une aussi pour Marguerite Ravisé et son frère. Ces lettres avaient été retardées par ordre des chefs militaires. La lettre pour Francine, première écrite, était venue au pays par un détour : Georges avait trouvé un moyen de la faire parvenir grâce à la complaisance d’un blessé qu’on renvoyait à l’arrière.

On sut, peu de temps après, quelle était cette destination dont parlait Georges : nos alliés italiens ayant fléchi sous des coups inattendus, des régiments français étaient accourus à la rescousse et, déjà, ils fonçaient sur l’ennemi.

Bientôt Georges annonça que plusieurs mois passeraient sans doute avant sa permission. À cette nouvelle que Maxime lui apporta un soir, Francine se sentit le cœur bien froid. Le lendemain, qui était un dimanche, elle alla à l’église et pria longuement.

La Misangère, elle, passa plusieurs jours sans prendre la moindre nourriture ; elle devint encore une fois très jaune de visage. Son humeur n’en fut pas plus douce.

L’hiver tomba sur le pays.

V


Un hiver triste s’étendit sur la plaine monotone, graissée de brouillards ; un hiver pluvieux noya toutes les basses terres. Parmi le glissement infini des nuées, la droite clarté trouvait rarement passage ; l’eau trouble du Marais ne luisait pas.

Sur le pays, un hiver triste, déversant ses lourds vaisseaux d’ennui ; au cœur des gens, toujours cette pesante angoisse de la guerre.

À Château-Gallé, le père Claude ne souffrait plus beaucoup. Non qu’il fût guéri, certes ! il n’y avait même point apparence qu’il pût guérir un jour, mais la douleur avait peu à peu diminué.

Le bonhomme, à présent, descendait de son lit et, s’aidant de deux cannes, gagnait son fauteuil au coin du feu ; il s’établissait là pour somnoler, gémir et aussi chanter les litanies à la Misangère quand elle se trouvait à portée de sa voix.

— Hortense ! c’est ta faute ! Tu nous feras tous périr, Hortense !

Sa grande joie était de voir Maxime, son petit-fils, mais on laissait rarement l’enfant auprès de lui car il le catéchisait de belle façon ! Il se faisait raconter les derniers tours, s’esclaffait aux bons endroits et donnait même parfois de fameux conseils. Il rapportait à Maxime, en les embellissant, des aventures anciennes, les parties enragées où il avait tenu grande place autrefois, en compagnie de gaillards qui étaient vieux à présent et sans indulgence pour les écarts de la jeunesse.

Ce dernier point donnait force à Maxime. Cependant, l’enfant trouvait lui-même que le grand-père allait un peu loin ; n’étant pas sot, il songeait comme tout le monde que le pauvre homme perdait la tête.

Le père Claude perdait la tête… Immédiatement après sa chute, on s’était aperçu du changement de ses idées. Quelques semaines plus tard, il avait ressenti un malaise assez semblable à une première attaque de paralysie et, depuis, la déchéance s’aggravait de jour en jour, de façon sensible.

La Misangère le soignait avec dévouement. Chaque nuit, elle se levait plusieurs fois, alors même qu’il ne se plaignait point. Elle acceptait sans sourciller les pires injures et répondait d’une voix patiente que peu de gens lui connaissaient. Elle préparait de bons repas auxquels le bonhomme faisait grand honneur ; lui, si sobre jadis, mangeait maintenant sans retenue et il fallait le rationner. Il engraissait… Elle, au contraire, flottait en ses habits.

Aux heures de mauvais temps où l’on ne pouvait sortir, elle lui tenait volontiers compagnie, s’ingéniait à le soulager quand il souffrait ou bien à le distraire.

Mais à la moindre embellie, la Misangère se consumait d’impatience. Très vite, le moment venait où elle n’y pouvait plus tenir. Alors elle faisait manger le bonhomme, lui préparait un bon feu, mettait à portée de sa main tout ce qui pouvait lui être nécessaire ; puis, elle s’en allait. Et le père Claude pouvait tempêter, jurer ou bien gémir sur ses malheurs, le résultat était le même : il restait seul au coin de la cheminée, à moins que Maxime ne vînt rôder par là.

La Misangère courait d’abord au Paridier : les affaires du Paridier étaient son plus gros souci. Elle se présentait à la ferme inopinément, à des heures très variables ; ses regards, dès le seuil, scrutaient toute chose et fouettaient les gens. Elle entrait sans crier gare dans la chambre de Solange, ouvrait les armoires, fouillait partout. Ensuite elle allait aux écuries où les bêtes étaient examinées l’une après l’autre. Christophe, alors, ne chantait pas haut ! Pourtant la Misangère savait l’encourager quand il fallait.

Avant de quitter la ferme, en peu de mots, elle donnait ses ordres pour le lendemain.

Solange, depuis son aventure avec le soldat auxiliaire, ne bronchait plus en présence de sa mère ; elle se contentait de prendre un petit air détaché et de résister sournoisement.

Vers Noël, la Misangère décida de vendre deux bœufs ; un peu plus tard, trois porcs gras. Dans l’impossibilité de mener les bêtes à la foire, elle fit prévenir les marchands. Ce fut avec elle qu’ils traitèrent et, quand elle eut l’argent, elle en plaça une part en Bons du gouvernement sans demander autorisation ni conseil à personne ; le reste fut mis de côté afin d’acheter une petite charrette à fourrage et une herse nouvellement inventée dont on disait grand bien.

En sortant du Paridier, la Misangère passait à la boulangerie. En effet, des inquiétudes lui venaient aussi de ce côté, Lucien ne se plaignait jamais mais il s’énervait parfois, recevait mal les agents du ravitaillement ; quant aux clients grincheux, ils n’avaient qu’à se bien tenir ! Vers la fin de novembre, par bonheur, Ravisé obtint une permission de dix jours et le petit gars prit un peu de repos. Dès que le père eut rejoint l’armée, les difficultés recommencèrent.

Le mal venait de Marguerite…

Grâce à Marguerite, autrefois, la maison était aimable et gaie ; aux pires heures on entendait son rire, son rire enfantin, mais brave, et qui facilitait tout. Où donc à présent ces éclats de jeunesse ?

Marguerite tombait en langueur, Elle travaillait toujours et personne ne pouvait lui faire de gros reproches à ce sujet, mais elle travaillait sans joie, d’une allure lasse, comme à regret.

Plusieurs fois, la Misangère la surprit pleurant, sans pouvoir deviner la vraie raison de son chagrin. Elle la questionnait cependant avec douceur. Elle disait :

— Ton père n’est nullement en danger en ce moment. Pourquoi t’inquiètes-tu de la sorte à son sujet ?

Et encore :

— Ne sais-tu pas que Georges est au repos pour quelque temps ?

— Non, répondait Marguerite, je ne le savais pas !

— Il aurait dû vous écrire à Lucien et à toi. Il n’en a pas eu le temps, sans doute… mais il ne vous oublie pas.

La petite détournait les yeux et changeait la conversation ; son air dolent ne l’abandonnait pas.

La Misangère insistait :

— Tu dois être souffrante, ma fille ! Prende-tu le temps, au moins, de préparer les repas ? Manges-tu bien ?

— Je n’ai pas grand appétit, avouait Marguerite ; devant la table, je suis paresseuse.

Alors la Misangère la grondait affectueusement et se mettait elle-même à faire la cuisine. Un jour, elle parla de conduire Marguerite chez le médecin, mais la petite se récria si fort qu’il ne fallut pas insister pour cette fois. Par la suite, la Misangère revint à cette idée ; Marguerite, en effet, maigrissait d’une façon inquiétante.

À la Cabane, la Misangère pouvait compter sur la fermeté de sa bru. Là, au moins, se trouvait une gardienne de haut courage, une gardienne que l’on citait à Sérigny entre les plus braves, que l’on mettait sur le même rang que la bru des Candé, par exemple, ou que la femme de Roque le forgeron.

Par malheur ses forces ne répondaient pas toujours à sa volonté.

Lorsque Norbert, premier des Misanger, vint en permission, au mois de décembre, il eut la joie de trouver son étable mieux garnie qu’au départ et sa grange remplie. Une autre joie l’attendait, plus forte encore. Léa lui avait préparé en cachette une grande surprise : elle avait négocié pendant son absence, l’achat d’une parcelle de Marais touchant au paradis de la Motte-Fagnoux — un paradis, encore, entouré de jeunes peupliers et plantés d’arbres fruitiers bien croissants. Avant la guerre, Norbert, plus d’une fois, avait guigné cette parcelle ; pour en prendre possession, il n’eut qu’à poser sa signature au bas d’un acte et l’argent pour payer ne lui fit nullement défaut.

— Il y a encore un autre marais à côté de celui-ci, disait Léa, et je pense qu’il se vendra également. Lorsque tu reviendras pour tout de bon — ce sera la prochaine fois — j’espère te l’offrir comme cadeau de bienvenue.

Le grand Norbert prit les mains de sa femme, de petites mains très dures que les besognes viriles avaient couvertes de cicatrices et il faillit pleurer.

Il était arrivé de l’armée, cette fois, avec de mauvaises idées, désespéré par la longueur imprévue de la guerre. Il repartit plus brave et plus confiant qu’aux premiers jours.

Il n’avait point trouvé bonne mine à sa femme, mais elle s’était si bien ingéniée à le rassurer qu’il avait été dupe.

Deux jours après son départ, Léa dut s’aliter, prise de fièvre, avec un grand mal de poitrine qui lui faisait cracher du sang.

La Misangère, de sa propre autorité, fit mander le médecin. Celui-ci parla assez mal, recommanda des soins attentifs. C’était un vieil homme de la plaine, ennemi juré du Marais ; il vitupéra contre les gens des Cabanes, pieds-mouillés, mangeurs de brouillard, contre leur funeste habitude de construire leur demeure juste au bord de l’eau.

— Au moins, disait-il à Léa, puisque vous ne pouvez pas, pour le moment, aller vous établir plus haut, vous ne sortirez pas durant cet hiver : je vous le défendse ! Faites un beau feu flambant et restez dans votre maison.

Paroles prudentes mais bien inutiles. Dès que la fièvre fut tombée, Léa se leva ; il lui tardait d’aller visiter ses bêtes que Maxime et Francine avaient eu la charge de soigner durant sa maladie. Et faible encore, la poitrine sifflante, le cœur défaillant, elle s’aventura jusqu’au pré paradis nouvellement acquis que les grandes eaux baignaient.

— Norbert, disait-elle, n’a-t-il pas les pieds mouillés, lui ?

Elle méprisait son mal, tenait debout à force de volonté. Sa mine pitoyable inquiétait grandement la Misangère.

Chaque jour, celle-ci venait à la Cabane : elle apportait, sinon une aide appréciable, du moins des conseils de prudence. Elle était fort attachée à sa bru sans qu’il y parût beaucoup et sa bru la respectait. Les deux femmes se comprenaient à demi-mot ; quand la Misangère, étonnée par tant de courage, murmurait avec admiration :

— Tu es bonne, ma fille !

Un éclair de fierté traversait les yeux de l’autre.

Maxime, lui, prenait toujours le large à l’approche de sa grand’mère ; dans la crainte, disait-il, qu’elle l’abordât le bonnet rouge en tête.

Il avançait pourtant en âge et en raison. De race honnète, sans vraie méchanceté au fond, éprouvant d’ailleurs pour sa mère une grande affection, il commençait à se rendre utile quand la nécessité lui en apparaissait évidente. Francine qui venait toujours finir la semaine à la Cabane, obtenait également beaucoup de lui par adroite flatterie.

Bien entendu, il fallait encore lui pardonner quelques escapades au Marais où venaient s’abattre à ce moment de l’année, d’immenses bandes d’oiseaux passagers. Il se permettait parfois de braconner au fusil, mais en grand secret, afin de ne pas effrayer sa mère. Pour ces parties, il passait toujours à la hutte du Grenouillaud, car le bonhomme, docile, lui servait de rabatteur. Au contraire, il ne recherchait plus la compagnie de trois ou quatre garçons du pays, connus comme francs vauriens. Il parlait presque convenablement devant sa mère et n’osait plus rôder trop près de la Cabane quand il avait la pipe au bec.

Par malheur pour sa vertu naissante, des soldats américains vinrent cantonner dans le pays.

Depuis quelque temps déjà, ces nouveaux alliés arrivaient en grand nombre aux ports de la mer. Sur de grands bateaux surchargés, ils amenaient de leur pays riche, des chevaux, des machines, des armes, ce qu’il fallait pour la nourriture, pour l’habillement, pour la guérison des blessés et des malades. Ils amenaient, par quantités invraisemblables, tout ce que l’on pouvait imaginer, même des choses en apparence inutiles, et ils s’établissaient dans le pays comme si la guerre devait durer encore dix ans.

Quelques-uns, les premiers prêts, étaient allés tout droit vers la bataille, mais le plus grand nombre demeurait en arrière, se préparant pour les coups formidables du printemps et de l’été.

Ils avaient des camps immenses où rien ne manquait ; mais on les voyait aussi cantonner dans les villes et même, par petits groupes, dans les villages.

À Sérigny, leurs camions, en longs convois, étaient passés plusieurs fois, se dirigeant vers la ville. Un beau jour, un groupe d’oiliciers vint à la mairie, puis visita le village. Peu de temps après, des automobiles amenèrent un détachement américain.

Ce détachement comprenait des gradés qui se logèrent dans une maison bourgeoise pour le moment inhabitée, plus une vingtaine de soldats, hommes de peine ou conducteurs de voitures.

Grand événement au village !

Les soldats alliés furent bien accueillis, et, les premiers jours, fort entourés.

Tous étaient des hommes très jeunes et d’allure ardente, des hommes comme il n’en restait plus guère en France après tant d’atroces batailles. Ils ne savaient marcher qu’à grands pas et semblaient toujours avoir un but vers lequel ils allaient en hâte, Ils n’hésitaient jamais, se trouvaient chez eux partout, du premier coup.

Leur petit chapeau semblait drôle ; ils étaient vêtus de bonnes étoffes, chaussés comme pour faire à pied le tour du monde. Les officiers riaient avec des dents en or, impressionnantes.

Ces officiers, pour la plupart, allaient tous les jours à la ville où se trouvait un centre d’instruction important. Ceux des soldats qui ne conduisaient pas les voitures demeuraient généralement au village, faiblement occupés à diverses corvées. Parmi eux, deux mulâtres faisaient office de cuisiniers.

Les Américains se nourrissaient copieusement. Outre leur ration militaire, ils consommaient beaucoup de bonnes choses qu’ils trouvaient dans le pays. Îls faisaient de grands achats et leur bourse paraissait inépuisable.

Les soldats, le soir, allaient à l’auberge. Ils buvaient les vins de France mais ne savaient point encore les déguster. Très vite, d’ailleurs, l’ardeur du vin ne leur suffisait plus ; ils demandaient les liqueurs les plus fortes qu’ils payaient au prix des meilleures.

À l’encontre des Français, ils ne venaient pas à l’auberge pour passer le temps et bavarder, mais pour boire ; et, comme toujours, faisant vivement ce qu’ils avaient à faire, ils allaient droit au but. La mauvaise ivresse des bas alcools les rendait tristes et fous ; ils se battaient sans préambule, à grands coups de poing envoyés raide sur la figure. Les deux mulâtres, entre tous, étaient coutumiers de ce jeu ; après avoir bu, solitaires, chacun à sa table, ils échangeaient quelque méchant regard, puis, pan ! et vlan ! jusqu’à ce que l’un d’eux roulât sur le sol.. Et le lendemain bons camarades comme devant.

Jeunes, ces hommes regardaient les Françaises, Quelques-uns, allant à la ville, se mettaient tout simplement en débauche en compagnie de mauvaises filles. D’autres, à la vérité plus nombreux, cherchaient à plaire comme font tous les hommes de tous les pays par belle tournure et manières galantes. C’était un spectacle assez plaisant que de les voir montrer leurs grâces ; sachant à peine quelques mots de français, qu’ils prononçaient d’ailleurs d’une façon bizarre, ils s’empêtraient dans leurs moindres discours, rougissaient, puis s’en tiraient quand même par de grands éclats de rire.

Le premier détachement resta environ six semaines à Sérigny ; un autre vint aussitôt le remplacer, plus important et qui demeura aussi beaucoup plus longtemps. Certains soldats de ce second détachement n’allèrent jamais plus loin et retournèrent dans leur pays sans avoir entendu le bruit des batailles ; ils eurent le loisir, avant leur départ, de nouer amitié avec des Françaises.

Les filles du pays, un moment surprises par l’allure de ces étrangers, s’étaient en effet familiarisées assez vite. Quelques-unes, à qui la hardiesse ne manquait pas, venaient parfois rôder par groupes. autour du cantonnement, Des promenades au Marais s’organisèrent ; il y eut aussi des bals elandestins.

Cela fit causer. Les mères, accablées de deuils, accablées de fatigue et d’inquiétude, les mères dont les derniers fils combattaient, furent choquées et murmurèrent contre la joyeuse insouciance de ces hommes robustes et inoccupés. Les hardies danseuses, montrées du doigt, n’osèrent plus s’aventurer au bras des soldats ; les bals cessèrent, interdits du reste par les chefs américains eux-mêmes. Mais les entreprises galantes ne cessèrent point en même temps. Des liaisons s’établirent, quelques-unes avouées, entre des soldats honnêtes garçons et des filles libres dans leurs amitiés. Plusieurs mariages furent décidés ; il est vrai que tous n’eurent point lieu, mais la faute n’en revint pas toujours aux étrangers ; deux maraîchines de Saint-Jean menèrent l’aventure jusqu’au bout et, la guerre terminée, passèrent l’océan pour aller vivre en ce fabuleux pays d’Amérique.

D’autres liaisons, condamnables celles-ci, demeuraient secrètes, du moins, en apparence. Elles furent assez rares au village même de Sérigny.

Les Américains étaient accueillis à peu près chez tous. Aimables, bons enfants et payant largement, ils donnaient au pays une vie nouvelle. Il fallait bien, d’ailleurs, passer sur quelques petits inconvénients : on ne pouvait fermer sa porte à ces jeunes hommes qui venaient de si loin au secours des Français et dont l’aide puissante allait peut-être, enfin, amener la victoire.

La Misangère elle-même leur ouvrait sa maison de Château-Gallé. Elle faisait volontiers commerce avec eux, leur vendant ses denrées au juste prix et même avec un léger rabais, car elle blâmait avec âpreté les gens sans conscience qui abusaient de l’insouciance de cette jeunesse.

La présence des soldats autour de la Cabane ne l’inquiétait nullement et elle avait aussi une confiance entière en la prudence de Marguerite Ravisé, Au contraire, elle n’aimait pas voir les Américains au Paridier ; là, elle les glaçait par son accueil et ils ne demeuraient pas longtemps en sa présence.

Elle montait autour de Solange une garde sévère, ne passait plus une seule journée sans venir plusieurs fois à la ferme, s’y présentant même très tard, à veillée faite.

Malgré tout cela, les soldats connaissaient le chemin du Paridier ; un d’entre eux surtout, un gradé chargé des achats et qui parlait aisément le français. Pour ce bel homme à taille flexible, Solange soignait son teint blanc et tourmentait ses cheveux : ses yeux noirs glissaient à propos, brillants et doux comme du velours.

Francine gênait et n’en pouvait douter. Si Solange eût osé entrer en lutte avec sa mère, la servante n’eût point traîné au Paridier.

Comme les autres, Francine avait vu les Américains tourner autour d’elle ; elle avait entendu quelques propos directs, non sans sourire à cause de l’accent si drôle. Mais, assez vite, les galants s’étaient lassés ; elle circulait par le village sans se soucier d’eux le moins du monde, attentive seulement à ne point s’aventurer le soir auprès de l’auberge ; car, les Américains, beaucoup plus réservés à jeun que n’eussent été des soldats français, avaient, après boire, des allures déplorables.

Francine vivait dans son rêve ; elle bâtissait, aile par aile, dans les nuages, un château merveilleux qu’elle embellissait chaque jour. Tout le reste lui devenait peu à peu indifférent.

Grande travailleuse toujours, sachant d’une façon précise ce que l’on attendait d’elle, elle poussait sa besogne en silence sans attendre les commandements. La fatigue ne semblait plus l’atteindre et, de même, glissaient sur elle sans lui faire blessure, les observations méchantes de Solange, les pointes d’humeur de la Misangère.

Elle n’allait plus à la boulangerie à moins qu’elle n’en reçût l’ordre. Marguerite pâlissait en la voyant et lui tournait le dos sans parler. Elle en avait d’abord conçu un gros chagrin qui la tourmentait comme un remords, mais cette peine, peu à peu, allait s’évanouissant.

Georges lui écrivait assez souvent depuis qu’il faisait la guerre au pays d’Italie. À l’occasion du nouvel an, il envoya une lettre plus douce que les autres, par laquelle il marquait son chagrin d’être si loin d’elle et son impatience de la revoir. Elle répondit sur-le-champ par des remerciements.

Elle ne se sentait plus différente des autres, plus isolée comme naguère. En ce pays où personne ne prenait garde à elle, où des semaines entières passaient sans qu’on lui adressât la parole autrement que pour la commander, elle vivait, cependant, tendrement en compagnie. Et, de là, venait sa joie, plus encore que de son émoi d’amour.

Sur ses lettres, Georges n’avait jamais parlé du colis envoyé par Francine. Peut-être en gardait-il reconnaissance à une autre. On pouvait penser plus vraisemblablement qu’il ne l’avait pas reçu. Après le jour de l’an, Francine se rendit à la ville et renouvela son exploit. Cette fois, Georges reçut bien le cadeau ; sur une lettre qu’il envoya aussitôt, il conta sa surprise de façon plaisante et il demanda à Francine de l’aider à percer ce mystère, sans quoi il ne saurait quelle personne remercier.

Elle ne répondit point à cette question, mais elle eut le cœur ensoleillé.

Le dimanche, elle se prit à lire en cachette des journaux qu’elle achetait. Cherchant bien vite les nouvelles d’Italie, derrière chaque mot elle s’ingéniait à deviner le visage terrible des choses ; elle se donnait ainsi le frisson, éprouvait des sensations douloureuses mais aiguës, des sensations de vie ardente.

Comme les autres, à présent, Francine Riant de l’Assistance était mêlée au drame de la guerre ; elle s’inquiétait, elle tremblait, elle avait de grands espoirs fous ; et que son cœur pût battre ainsi au rythme de la commune angoisse, c’était pour elle un étrange et fiévreux bonheur.

Elle en vint à perdre quelque peu son bon sens. Georges reçut d’elle des lettres curieuses, telles qu’une mère eût pu en écrire à son fils. Elle lui donnait des conseils de prudence, lui signalait ingénument comme nouveautés des précautions connues de tous les soldats et ne manquait point de lui rapporter les propos encourageants des journalistes, les prédictions annonçant la fin de la guerre — prédictions toujours démenties, mais qu’elle prenait pour bon argent.

Il reçut d’elle, également, des conseils pour conserver sa santé, éviter les rhumes et les mauvaises fièvres.

Enfin, élle lui envoya encore plusieurs colis. De ce plaisir secret elle ne pouvait se priver ; tout le monde autour d’elle, n’en faisait-il pas autant ?

Maintenant, elle préparait elle-même ces colis ; grosse affaire, à laquelle, longtemps à l’avance, il fallait songer. Non sans peine, elle rassemblait, dans la boîte où elle cachait ses papiers, à la Cabane, toutes les choses qu’elle voulait offrir. Elle finissait par en avoir trop et devait choisir. Alors, elle faisait des envois un peu surprenants où des choses inutiles occupaient la plus grande place. Elle donnait avec allégresse de menus objets auxquels elle tenait beaucoup, qu’elle avait emportés dans sa boîte à chaque changement de condition depuis son jeune âge. C’est ainsi que Georges reçut un petit mouchoir brodé, un dé fort usagé où l’aiguille avait percé des trous et même des fleurs sèches qui tombèrent aussitôt en poussière entre ses doigts.

Francine préparait ses envois le dimanche, au Marais, loin des yeux de tous, ou bien dans quelque recoin du fenil, lorsqu’elle était sûre de n’être pas dérangée. Elle y mettait des soins infinis. Pour l’adresse, il lui plaisait toujours de contrefaire son écriture. Georges, d’ailleurs, ne s’y laissait pas prendre ; plusieurs fois, il envoya des remerciements, protesta contre les dépenses qu’elle faisait pour lui. Pour se défendre, elle déclara ne pas comprendre et qu’elle n’était pas seule capable de générosité envers un soldat combattant.

Elle fit des achats importants qui absorbèrent une bonne part de l’argent qu’elle gagnait.

Par prudence, elle avait, dès le début, laissé entendre à Georges que les lettres qu’il lui envoyait pouvaient être vues au Paridier ou à la Cabane, pouvaient être reçues par une autre personne qu’elle-même. Ïl avait bien voulu changer, lui aussi, son écriture.

Ces lettres de Georges apportaient toujours la joie, une joie moins grande cependant que celle de répondre. Pour Francine, il était plus émouvant de donner que de recevoir.

Le printemps commença. Déjà de terribles combats étaient engagés sur le terrain français ; les Américains montaient vers les lignes. Les journaux étaient pleins de récits glorieux et épouvantables et les gens, encore une fois, plongés dans une atroce angoisse.

Francine, chaque dimanche, allait à l’église et priait longuement pour Georges. Chaque soir et chaque matin elle priait encore ; elle priait seule, avec une piété qu’elle ne s’était jamais connue, avec une sorte de bonheur exalté.

Soudain, au mois d’avril, alors que personne n’osait plus y penser, Georges annonça qu’il allait enfin avoir une longue permission. Il écrivit cette bonne nouvelle à tout le monde à la fois, à ses parents, à Francine et aussi à Marguerite Ravisé qu’il n’avait nullement oubliée.

VI


Ils ne se rencontrèrent que le second jour, par une matinée gonflée de soleil.

Le premier jour, en eflet, Georges n’avait quitté Château-Gallé que pour une visite rapide dans sa famille et, à l’heure de son passage, Francine était aux champs. Il l’avait bien cherchée des yeux autour du Paridier mais sans s’informer d’elle. Il était fatigué par son long voyage ; de plus, à son arrivée, il trouvait encore la tristesse installée chez lui à cause du père dont l’état s’aggravait, à cause de Marguerite, aussi, qui s’avouait malade. Tout cela termissait gravement la joie du retour,

Mais le lendemain, reposé, en toilette, il accueillit ardemment le bonheur de vivre. Il sortit désireux de se montrer, désireux surtout de voir cette Francime dont il se rappelait à peine le visage, mais dont il avait néanmoins gardé un souvenir singulièrement doux. En vérité, oui ! il avait hâte de voir cette fille dont l’amitié l’avait suivi. Plus curieux qu’ému, peut-être, mais, cependant, le cœur battant.

Le hasard fit qu’il l’aperçut sur la route, en direction du pré Buffier, juste à la place, où, l’année précédente, il lui avait adressé son premier salut.

Comme elle s’en allait vers la plaine, il marcha dans la même direction, à grands pas sonores.

Francine l’entendit et, sans se retourner, eut soudain une certitude éblouissante. Elle continua d’avancer, droite, frémissante, prête à fuir. Son manège n’était pas de coquetterie, mais elle avait complètement perdu la maîtrise de sa pensée ; ce bonheur, si longtemps attendu et si proche maintenant, l’affolait comme un danger.

Il marcha plus vite et elle le sentit tout près, derrière elle. Alors elle s’arrêta et, sur son épaule, sa tête se renversa, pâle, aux yeux suppliants.

Lui, tendait la main, simplement, en bon camarade et il souriait comme un garçon faraud qui sait parler aux filles. Mais, de sentir trembler la main de Francine, il fut troublé, lui aussi, beaucoup plus qu’il n’avait prévu. Il ne trouva plus ce qu’il s’était proposé de dire, ni remerciements, ni plaisanteries, ni compliments galants.

— Bonjour, mademoiselle Francine !

— Bonjour, monsieur Georges !

lis échangèrent d’humbles paroles. Puis ils marchèrent côte à côte, lentement, et Georges finit par reprendre un peu d’assurance.

— Francine, dit-il, je voudrais que vous sachiez toute la joie que m’ont apportée vos lettres quand je combattais à l’armée. Vos lettres, Francine, ne ressemblaient point aux autres.

Elle ne répondit pas ; elle avançait dans son rêve.

Il continua :

— J’ai reçu aussi beaucoup de choses venant je ne sais d’où… des choses utiles dont je me suis servi… et d’autres que je gardais le plus longtemps possible, comme souvenirs. Francine, vous ne pourriez pas me dire, à présent, d’où cela pouvait bien venir ?

Elle rougit, leva vers lui ses yeux qui s’élargirent le temps d’une seconde, puis se détournérent.

Georges, poursuivant son avantage, tira de sa poche un calepin et prit, dans ce calepin, une petite médaille en métal blanc qu’il fit tourner devant le visage de Francine.

— Cela par exemple… c’est une petite chose bénite, je pense… que l’on m’a donnée pour me préserver des mauvais coups de l’ennemi… et en effet, elle m’a préservé, comme vous voyez.

Il riait, en garçon incrédule, pour qui la dévotion d’autrui était un peu sujet d’amusement.

— C’est une médaille bénite, n’est-ce pas ?

— Sans doute ! répondit Francine.

Il reprit :

— Eh bien, ce n’est pas une personne de ma famille qui a pu m’envoyer cela ! Non ! Vous ne me le feriez pas croire !… Tous les miens, voyez-vous, depuis longtemps, ont perdu le chemin du Paradis… et, même, ils me tourneraient en dérision, s’ils trouvaient dans ma poche cette médaille du Bon Dieu !… Alors, voyons…

Il s’arrêta, l’index levé :

— Alors, voyons… maintenant, dites-moi : cette petite médaille, ne la reconnaissez-vous pas ?

Les regards de Francine se dérobèrent ; elle secoua la tête… Non ! non !

— Francine, montrez-moi votre visage !

Penché sur elle, il vit son image au fond des prunelles dorées ; image fugitive, car les yeux se brouillèrent aussitôt et deux larmes glissèrent, lumineuses.

Alors, il fut, à son tour, bouleversé de tendre allégresse ; il ne songea plus à maladroïtement questionner, mais balbutia :

— Francine !… Francine !…

Elle fit, pour l’éviter, un mouvement peureux et reprit sa marche. Il la suivit, leva le bras jusqu’à sa taille, puis le laissa retomber. Il parla d’une voix changée :

— Francine, j’ai grande joie à vous retrouver ici ; l’an passé, lorsque je suis parti, nous nous sommes quittés bons amis… Je ne sais si vous vous le rappelez !

Elle répondit.

— Oh ! oui ! je me le rappelle !

Malgré son trouble, sa voix naîve, pour dire cela, chantait clairement.

— J’aurais dû vous écrire souvent, Francine… plus souvent que je ne l’ai fait. Mais, à la guerre, on a de grandes peines ; cela brouille le cœur et l’esprit. Cependant, en fermant les yeux, je vous ai plus d’une fois revue, telle que vous étiez, devant moi, un soir, au bord du Grand Canal… Vous m’aviez promis de rester au pays jusqu’à mon retour, mais ma permission s’est fait attendre… Partant pour les pays étrangers, j’ai eu bien peur de ne vous revoir jamais.

Il continua, plus bas :

— J’ai maintenant la liberté pour une douzaine de jours. Voulez-vous Francine, que nous parlions plus longuement, en amis qui ne se cachent pas le fond de leur cœur ?

— Oui, répondit-elle, je le veux !

Et elle leva vers lui sa face extasiée.

Cela dit, ils retrouvèrent tous les deux leur jeune sourire.

— Craignez-vous toujours de voyager sur l’eau ? demanda Georges.

— Oh ! non ! répondit Francine ; Maxime m’a bien appris à conduire un bateau.

— L’an passé, je vous avais parlé d’une promenade à faire par les routes d’eau les plus belles du Marais… J’y ai souvent pensé depuis…

— Moi de même ! avoua-t-elle, en rougissant.

— Cette fois, dit-il, je veux que cette promenade, nous la fassions ensemble,

À l’endroit de la route où ils étaient arrivés, on pouvait les voir d’assez loin, entre les arbres clairsermés.

Francine dit :

— Ce n’est pas souvent que j’ai le temps d’aller à la promenade… le dimanche soir, seulement…

Puis, elle continua, en s’écartant de lui :

— Pardonnez-moi, mais il faut que j’aille… le travail m’attend… et, là-bas, Christophe regarde de notre côté.

— Bon ! dit Georges, mais moi, je veux travailler avec vous ; c’est mon droit ! Je vais aller d’abord au Paridier, puis chez moi pour déjeuner… Mais, dès ce soir, j’irai vous revoir et vous aider. Vous me le permettez ?

Elle répondit par un sourire. Puis elle dit :

— Au revoir !

Et elle s’éloigna vite, afin de rattraper le temps perdu ; légère aussi, de sa joie.

Georges demeura un moment à la regarder ; avant de disparaître, à la croisée de la route et d’un sentier de plaine, elle se retourna et lui jeta, une fois encore, la tendre lumière de ses yeux reconnaissants.

Il revint vers le Paridier et il murmurait :

— Je ne croyais pas la trouver si plaisante !

Georges resta peu de temps chez sa sœur ; deux Américains s’y trouvaient qui venaient chercher un panier d’œufs ; il les suivit à leur cantonnement où il demeura jusqu’à l’heure du déjeuner. Il domina parmi ces jeunes hommes qui n’avaient point encore combattu ; devant ceux qui comprenaient le français, il fut heureux de conter de terrifiantes histoires de guerre.

Passèrent deux filles de Sérigny qu’il connaissait ; elles marchaient lentement, se tenant par le bras, et vers les soldats étrangers, coulaient de longs regards. Il en fut choqué. Dès qu’il se montra, les filles s’esquivèrent.

À son tour, il questionna les Américains, le plus adroitement qu’il put. Se trouvaient-ils bien à Sérigny ? Quel accueil leur faisait-on ? Ils ne devaient pas s’amuser beaucoup dans ce pays inconnu, parmi ces tristes campagnes…

Mais ceux qui soutenaient la conversation étaient gens de bonne société, instruits, réservés et ne lançaient pas à la légère leurs paroles. Ils n’avaient à se plaindre de personne ; bien au contraire ! Le pays leur semblait charmant et l’accueil qu’on leur faisait des plus honnêtes. Ils se proclamaient grands admirateurs des Français, débitaient des phrases bien arrondies, peu différentes de celles qu’on pouvait lire dans les journaux.

Georges eut quelque peine à les amener où il voulait. Puisqu’ils tenaient si près de leur cœur les Français, ils devaient bien aussi aimer un peu les Françaises ? Georges se rappela quelques mots qu’il avait appris des alliés anglais, quelques mots des plus rudes ; il les employa tout à trac, ce qui fit rire aux éclats deux grands gaillards à mine de débauchés qui, jusqu’alors, n’avaient point suivi la conversation. Les autres ne sourirent qu’à demi et continuérent leurs discours bien posés où tout était dit en faveur des Françaises, sans rien contre elles.

Par malheur, à ce moment-là, passa encore une jeune femme de Saint-Jean qui envoya aux soldats son hardi salut. C’était une délurée, bien connue dans le pays et qui avait déjà fait parler d’elle au temps de paix. Un Américain expliqua que cette Française avait promis mariage à un soldat fort riche.

Alors, Georges :

— Me prends-tu pour une recrue ?… Promis mariage ! tu me fais un peu rire, toi… Elle a un mari déjà… qui est margis d’artillerie combattant à l’armée de Salonique… Un gars qui a fait la Marne, l’Yser, la Champagne… des batailles dont tu n’as même pas la moindre idée, mon pauvre vieux !… S’il revient un jour et s’il lui reste un peu d’esprit, il jettera cette gueuse au Canal, avec une pierre au cou !

Il prenait de l’humeur et parlait amèrement.

Il y avait deux façons d’être en guerre, c’était connu… deux façons bien différentes !… Et ceux qui se faisaient tuer — toujours les mêmes — pouvaient se tranquilliser : leurs femmes ou leurs fiancées ne dépérissaient pas d’ennui en leur absence… Elles passaient joyeusement leur temps en compagnie des soldats embusqués, étrangers ou français, blancs ou noirs ou même jaunes, tous bien nourris, bien propres et les poches gonflées d’argent. Non ! il ne fallait pas lui en conter, à lui qui avait passé partout, qui avait vu la débauche s’étaler en certains pays d’arrière !

Les Américains ne répliquèrent pas. Georges, en les quittant, avait le front rouge de colère et le regard méprisant.

Après le déjeuner, il se mit en tenue de travail et se fit indiquer par sa mère quels services il pourrait bien rendre au Paridier.

— Tu devrais d’abord, lui dit-elle, porter ton aide à la boulangerie ; c’est là ta place plutôt qu’à la culture.

Il rougit un peu.

— Il est pourtant bien juste aussi que je travaille pour ma famille ; j’ai d’ailleurs une longue permission cette fois et je pourrai passer partout… J’y suis allé hier, à la boulangerie : on n’avait pas besoin de moi.

— As-tu vu Marguerite ?

— Bien sûr ! je l’ai vue… et je ne l’ai pas trouvée vaillante !

La Misangère regardait son fils avec attention ; elle vit qu’il prononçait ces derniers mots avec un peu de tristesse peut-être, mais sans trouble. Elle fut inquiète, vaguement, craignit, pour ses projets, des influences contraires. Elle n’osa cependant insister davantage pour le moment.

Georges s’en alla donc dans la plaine, rejoindre Christophe et Francine. Bientôt, le jeune valet revint à la ferme chercher les bêtes.

— Francine, dit Georges, ce matin, en vous quittant, je suis allé voir les soldats américains qui sont chez nous.

Elle leva la tête, surprise, parce qu’il parlait d’un ton léger et qui voulait paraître malin.

— Oui, j’ai causé avec eux… ils ne sont pas trop à plaindre et ne doivent pas souhaiter, comme les combattants, la fin de cette guerre.

— En effet, dit-elle, les Américains ne sont pas à plaindre…

Elle attendit vainement des paroles plus douces. Un silence gênant les sépara ; ils firent mine de s’intéresser davantage à leur besogne. Lui, traçait à la houe des rayons dans le guéret préparé ; elle, dans ces rayons, semait des graines et, comme il allait à reculons, elle semblait le poursuivre.

Tout à coup il s’arrêta, chercha les yeux de Francine et sa parole fut nette.

— Vous m’avez écrit plusieurs fois, dit-il, huit fois exactement… Or, vous ne m’avez jamais parlé de ces Américains… Pourquoi ?

Elle eut un geste vague et murmura, avec la maladroite timidité d’une coupable :

— Pourquoi… je ne sais pas ! Ïl y avait autre chose à dire… Cela n’était pas fort intéressant pour vous !

Il fit entendre un rire bref.

— C’est bien vrai ! dit-il, je ne m’intéresse pas énormément aux Américains qui sont ici… Mais les demoiselles du pays ne pensent pas comme moi ; j’en connais déjà quelques-unes qui s’y intéressent beaucoup trop !

Francine l’écoutait, étonnée par ces paroles et surtout par le ton, si âpre. Il poursuivit :

— Celles-là non plus, si elles ont un ami parmi les pauvres qui sont en guerre, ne doivent pas leur parler des Américains.

Elle comprit alors ce qu’il voulait dire et rougit jusqu’aux cheveux. Elle balbutiait, les lèvres tremblantes :

— C’est mal !… oh ! c’est mal !

Ses larmes jaillirent.

Georges se remit à l’ouvrage, la tête basse, honteux d’avoir insisté si lourdement, mais cependant content, tout au fond de soi, parce que l’attitude de Francine le débarrassait à peu près d’un doute. Il pensa :

— Tout à l’heure je parlerai comme il convient et, d’un baiser, je saurai bien la consoler.

Mais, quand ils arrivèrent au bout du sillon, Christophe était en vue. Georges dit donc simplement, sans oser faire un geste ni même s’approcher d’elle :

— Je vous demande pardon, Francine ! c’est ma grande amitié qui me rend soupçonneux.

Elle lui sourit à travers ses larmes et aucun nuage ne passa plus entre eux.

Toute la soirée, ils travaillèrent côte à côte, échangeant des paroles banales, à cause de Christophe ; des paroles banales qui éveillaient cependant en leur cœur des frémissements infinis comme la plus belle musique.

Francine était dans le ravissement et Georges à peu près aussi fou.

Ils se trouvèrent seuls, au crépuscule, dans la grange du Paridier ; alors, sans rien se dire, ils marchèrent l’un vers l’autre pour un grand baiser tremblant, leur premier baiser d’amour, à tous les deux.

Ils se virent tous les jours de la semaine, à peu près librement. La Misangère, ne pouvant guère quitter son malade, se reposait un peu sur Georges du soin de veiller sur toutes choses à la ferme et à la Cabane. D’autre part, Maxime ne talonnait plus son oncle aux heures de loisir ; les Américains, en effet, l’occupaient grandement ; il commençait à comprendre leur langage et faisait avec eux un important commerce qui ne l’enrichissait pas de façon durable, mais qui l’amusait beaucoup.

Georges et Francine travaillèrent ensemble, suivirent du même pas les sentiers de la plaine, glissérent sur le même bateau par les routes d’eau qui menaient aux marais de la Cabane. Leur tendresse s’épanouissait hardiment et le temps volait sans qu’ils y prissent garde.

Le dimanche seulement, Georges commença de compter les heures.

Le dimanche, sixième jour de la permission, Georges voulut faire cette promenade dont ils avaient parlé plusieurs fois. Il établit ainsi son plan :

— Vous partirez seule par le chemin de halage, le long du Grand Canal, et vous irez au delà des Cabanes jusqu’au pré-cloux des Mazoyer. Là, vous verrez un peuplier couché qui a fait une grande levée ; je vous attendrai derrière avec le bateau neuf des Ravisé qui est propre et léger, et nous ferons un beau voyage.

Elle ne songea point à discuter, éblouie. À l’heure dite, elle alla au rendez-vous, en toilette ; elle vit d’assez loin, la levée, le grand peuplier que la tempête avait arraché et dont les racines feutrées dressaient comme un mur de terre. Georges était dans un fossé qui débouchait là ; il poussa son bateau sur le canal, vint aborder aux pieds de Francine et lui tendit la main. Elle descendit légèrement.

Georges avait, lui aussi, soigné sa mise, remplacé ses lourds habits de soldat par un clair costume printanier qui le faisait paraître plus mince. Dès que Francine fut assise commodément sur une sorte de coussin qu’il avait apporté, il prit place en face d’elle sur la planche d’arrière. Les manches retroussées, le col ouvert, il manœuvrait sa pelle avec une aisance robuste et le bateau filait comme un poisson voyageur.

Abandonnant le Grand Canal à cause des promeneurs que l’on y pouvait rencontrer à cette heure, ils s’enfoncèrent au cœur du Marais.

— Je veux vous mener à la Belle Rigole de Saint-Jean, mais par des petits chemins que vous ne connaissez pas, par des chemins d’amoureux où nous ne rencontrerons personne.

Francine laissait pendre son bras, livrait ses doigts à la caresse de l’eau ; elle regardait son ami avec des yeux émerveillés et toutes ses pensées flottaient comme un brouillard assiégé de soleil.

Ils passèrent devant la hutte du Grenouillaud, mais le bonhomme ne s’y trouvait point, parti sans doute à la découverte, par ce beau temps où les bêtes les plus lentes de la terre et des eaux, agitées d’amour, entreprenaient leurs voyages d’aventures et se laissaient imprudemment épier.

Puis, ils aperçurent, au bout doré d’une rigole, le village de Saint-Jean sur sa motte grise, au milieu de la verdure. Georges tourna par un petit fossé de traverse, si étroit que le bateau avait juste passage. Il y faisait presque noir : les frênes de bordure formaient voûte et, souvent, il fallait se baisser. Francine s’était approchée de Georges ; agenouillée devant lui, les mains hautes, elle écartait de son front les branches pendantes qui, lâchées, sifflaient et fouettaient l’eau derrière eux. Le heurt du bateau sur une racine les jeta l’un contre l’autre. Leurs mains fraîches se nouèrent ; ils eurent un rire sourd.

Le fossé débouchait dans la Belle Rigole.

— Voici, dit Georges, l’endroit le plus plaisant du pays et, pour moi, le plus plaisant du monde.

Il plaça son bateau bien droit au milieu de la route d’eau et posa sa pelle à l’arrière. Puis il vint s’asseoir à côté de Francine.

— Maintenant, dit-il, c’est le hasard d’amour qui nous conduira.

Ils se penchèrent tous les deux sur l’eau sans rides.

— C’est ici l’eau la plus profonde du Marais et la plus pure ; les herbes du fond ne montent point à la surface comme ailleurs. Regardez l’eau, Francine ! on la croirait immobile et, cependant, elle nous emmène doucement comme en un beau songe… On la croirait toute noire et cependant je vois à travers comme je vois jusqu’au fond de vos yeux,

Visage contre visage et se tenant aux épaules, ils se laissaient emporter sous la voûte des peupliers enlacés. Entre les troncs lisses et pâles, des frênes se penchaient comme pour mirer dans l’eau leur tête blonde. Les derniers bourgeons venaient d’éclater ; toutes les feuilles étaient sorties et palpitaient sous le ruissellement du soleil. Par de petites embrasures passait la lumière victorieuse et les feuilles du pourtour paraissaient d’or transparent et fragile.

Mais de légers souflles semblaient s’amuser à fermer ces yeux clignotants ; les feuilles jouaient avec les rayons, se rabattaient ou se relevaient comme d’agiles paupières. Tout était indécis, frissonnant, pris dans un réseau d’ombres mobiles et de clartés furtives. De temps en temps, l’aile d’un oiseau pêcheur jetait sa petite flamme bleue. À l’extrémité de la voûte, très loin, une clairière d’eau où le soleil tombait librement, offrait aux yeux des splendeurs d’aube.

Georges et Francine voyageaient dans la pénombre verte et dorée ; et, sur eux, s’étendait un silence mystérieux.

Georges murmura :

— On dit la Belle Rigole et ce n’est pas mensonge. Moi-même, je ne la connaissais pas bien. Pour la voir aussi belle qu’elle est, il me fallait la voir avee vous, Francine !

Îl ajouta :

— Aujourd’hui, mon bonheur est grand. Et vous, Francine, êtes-vous heureuse ?

Elie répondit du fond de son rêve :

— Je suis au paradis !

Georges se serra contre elle et il imposa ses yeux et ses lèvres. Ils ne parlèrent plus, perdirent la notion du temps et des choses ; la folie d’amour fut souveraine en leurs âmes.

Le courant les porta lentement jusqu’à la clairière d’eau et ils traversèrent, sans y prendre garde, la fête royale du soleil. Puis le bateau tourna et alla s’immobiliser à l’entrée d’un fossé. Alors, Georges leva les yeux : ils se trouvaient devant un de ces prés plantés d’arbres fruitiers qui servent de vergers aux maraîchins. Sur le bord du fossé se dressait une hutte de branchages où séchaient des roseaux coupés l’année précédente. Georges se redressa tout à fait, passa la chaîne du bateau sur la racine d’un frêne.

— Francine, dit-il, vous parliez du paradis… eh bien, voici précisément un « paradis ! »

Il jouait sur les mots mais ne souriait point ; sa figure restait ardente et grave. Debout, il prit Francine à la taille et l’emporta, palpitante, vers la hutte sous les arbres.

Lorsqu’ils revinrent au bateau, le crépuscule s’annonçait déjà sur le Marais que l’ombre gagne vite.

Il faisait presque froid ; Francine, assise à l’avant, eut un frisson. Georges décrochait la chaine du bateau ; il se hâtait, les mains fiévreuses.

Ni l’un ni l’autre ne virent Marivon, de l’autre côté du fossé. Le bonhomme était là, agenouillé dans l’herbe depuis une heure peut-être, aussi immobile que le tronc de l’arbre auquel il s’appuyait. Il épiait les jeux d’une bande de perches, au fond de l’eau mince. Il regarda d’abord les jeunes gens d’un air inquiet, car il lui venait des hommes plus souvent reproches et quolibets que propos de bel accueil ; puis ses yeux suivirent avec contentement le bateau qui s’éloignait et une sorte de sourire traîna dans sa barbe épaisse.

Georges, pour regagner le Grand Canal de Sérigny ne prit point la Belle Rigole mais coupa au plus court par les fossés. Il menait vivement le bateau, ayant hâte de rentrer. Francine, assise loin de lui, détournait la tête, les yeux perdus au loin, dans l’ombre vague, sous les arbres fuyants.

Des cris de femmes offensèrent le silence, puis des rires et des voix à l’accent étranger. Une barque devait voyager par là, emportant des Américains et des filles légères. Georges se rembrunit, un juron lui échappa. Il ft tourner le bateau et rebroussa chemin, voulant éviter cette rencontre. Et il dit, amèrement :

— Les filles de chez nous ne perdent pas leur temps pendant que nous nous faisons tuer pour elles !

— Celles que nous venons d’entendre sont de Saint-Jean, sans doute, observa Francine en manière d’excuse.

Il répliqua avec vivacité, d’une voix qu’une mauvaise jalousie faisait trembler :

— Celles de Sérigny sont différentes peut-être ? On me le ferait difficilement croire !

Ayant dit cela, il ne parla plus, maussade.

Il n’eut, vers Francine, un véritable élan de jeunesse qu’après l’avoir ramenée au chemin de halage sur le bord du Grand Canal. D’un rapide coup d’œil, ayant inspecté les alentours, il la serra contre lui, avidement. Elle, tendit ses lèvres, dominée, incapable absolument d’échapper à ce vertige qui emportait sa volonté.

— Rentre vite ! dit-il, la nuit vient.

Docile, elle s’en alla, la tête chavirée, avec des yeux larges de visionnaire.

À la Cabane, la Misangère l’attendait pour lui demander des explications sur son retard, pour lui parler ferme afin qu’elle n’abusât point, à l’avenir, de sa liberté du dimanche.

Mais la Misangère ne dit rien : l’air étrange de la servante lui donnait à réfléchir. Elle la considéra un instant, puis sortit.

À ce moment, Georges, ayant fait un détour, arrivait par la conche Saint-Jean. La présence de sa mère parut le surprendre et le gêner. Il dit, sans arrêter le mouvement de sa rame :

— Je vais aborder un peu plus loin car j’ai le bateau des Ravisé.

Elle suivit le canal et ils remontèrent ensemble vers Château-Gallé, Elle dit :

— Ne t’ayant pas trouvé à la boulangerie, je me demandais où tu étais parti… Tu es allé sans doute à Saint-Jean voir des amis ?

— Oui ! du côté de Saint-Jean… J’ai passé devant la hutte de Marivon… et puis voyagé un peu partout, dans ces côtés du Marais. C’était mon idée de faire un tour par là.

Il avait dit ces derniers mots d’une voix nette, comme un grand garçon en âge de liberté dont les plaisirs échappent à la surveillance des parents.

Elle n’osa le questionner davantage. Plusieurs pensées se présentèrent ensemble à son esprit et s’ajustérent. Elle en conçut une vive inquiétude que rien, cependant, ne vint trahir sur son visage.

Le lendemain, elle surprit, par hasard, le Grenouillaud près de la Cabane. Le bonhomme, comme toujours à son approche, se sentit désireux de déguerpir mais elle le bioqua dans une encoignure et le pressa de questions — sans nul détour, car, avec cet innocent, il fallait parler bien clair.

Il répondit en tremblant, comme s’il eût été lui-même grand coupable ; il se défendit, disant qu’il n’y était pour rien, que ce n’était pas sa faute, que jamais il ne faisait de mal à personne. Elle n’en put rien tirer d’abord, que ces bredouillements apeurés. Quand il fut rassuré, il ne parla plus, mais sa figure se plissa ; il répondit par sourires et clins d’yeux. Si la Misangère n’acquit point encore une certitude complète, du moins ses soupçons s’aggravèrent. Elle en fut presque malade.

Georges, pendant la seconde semaine de permission, vit encore Francine chaque jour, mais, pour la rencontrer en tête-à-tête, il eut besoin de ruse. Plusieurs fois la Misangère faillit les surprendre.

Cette surveillance énervait le garçon ; et l’insistance avec laquelle sa mère lui parlait de Marguerite Ravisé le gênait aussi.

Il marquait son indépendance avec un peu d’humeur, quittait Château-Gallé tous les soirs, après souper, sans donner beaucoup d’explications. Il eut, avec des Américains, de mauvaises rencontres, faillit se colleter pour une raison très futile avec deux d’entre eux qui, au Paridier, avaient adressé à Francine un salut familier. À celle-ci, il fit de grande reproches, des reproches si injustes qu’elle ne trouva rien à répondre.

Il devait repartir le dimanche soir et passer la dernière journée dans sa famille. Le samedi, il osa fixer un rendez-vous avec Francine, à la nuit tombée. Elle obéit avec docilité : il eût préféré la voir plus hésitante… Mais, quand elle fut devant lui, il la prit en ses bras et la serra avec emportement, ivre lui aussi et le cœur orageux à l’approche du départ pour les pays lointains où régnait la mort.

VII


À trois heures du matin, Georges quitta la maison de ses parents ; sa mère l’accompagnait. La veille, au moment de partir, il s’était décidé tout d’un coup à gagner une nuit encore, comptant rattraper en route ce retard de douze heures.

Le train passait à l’aube à la station qui porte le nom de Sérigny, mais qui se trouve isolée, dans la plaine, à une bonne demi-heure de marche.

Au lieu de prendre directement la route devant Château-Gallé, Georges et sa mère descendirent au village. Les gens reposaient à cette heure matinale, Cependant Marguerite Ravisé et son frère étaient déjà debout ; la cheminée du four envoyait, au-dessus des maisons, une épaisse fumée rougeâtre.

La Misangère mena son fils à la boulangerie prendre des provisions qu’elle y avait oubliées la veille, tout exprès.

Lucien Ravisé remercia Georges pour l’aide qu’il leur avait apportée, cette fois encore. Marguerite avait un pauvre visage navré. Georges parla peu ; il était pâle, nerveux et ne cachait pas son chagrin. Il embrassa Lucien, puis Marguerite, fraternellement. Et il ne s’attarda pas à la boulangerie.

— Ils t’aiment beaucoup, ceux-là, dit la Misangère, surtout Marguerite…

Il ne répondit pas ; elle reprit :

— Marguerite est une fille comme on n’en rencontre pas partout. Elle s’inquiète fort à ton sujet. J’espère que tu lui écriras souvent, Georges

— Mais oui ! dit-il ; bien sûr !… je lui écrirai.

Aussitôt il parla d’autre chose ; puis, il s’arrêta, souleva son casque.

— Mère, il n’est pas utile que vous veniez plus loin : l’heure avance et je dois marcher vite…

Mais elle, de sa voix ardente :

— Mon enfant, je veux t’accompagner encore.

Pour gagner du temps, ils prirent un raccourci qui devait les mener à la route, à travers la plaine. Ils marchèrent en silence. La mère cependant voulait parler ; l’inquiétude nouvelle qui s’ajoutait à l’angoisse de la séparation lui était insupportable. Georges ne la quitterait pas sans qu’elle lui eût montré le droit chemin, à lui comme aux autres, dût-elle, faisant cela, le blesser. Mais elle n’osait pas, éprouvant une timidité imprévue devant cet enfant qui, loin d’elle, était devenu un homme et qu’elle devinait jaloux de sa liberté, prêt à se défendre, hostile presque.

Bientôt, ils furent hors du village, s’engagèrent dans un sentier qui passait derrière le Paridier.

Georges leva la tête et son regard, pour l’adieu, se posa sur les bâtiments de la ferme que la brume matinale enveloppait. Il pensa :

— Francine ne se doute pas de ma présence ici, ce matin. Elle me croit arrivé déjà aux frontières de France.

Il pensa encore, avec amertume :

— Elle dort paisiblement et moi je vais me battre… si je ne reviens pas, elle se consolera vite comme se consolent les autres.

Tout à coup il s’arrêta, recula d’un pas, comme s’il eût donné de la tête contre un obstacle.

La Misangère s’était arrêtée aussi, en même temps et ses mains s’accrochaient au bras de son fils.

Ils demeurèrent quelques instants immobiles, sans souffle… Un Américain sortait du Paridier ! Derrière lui, la porte du corridor se referma silencieusement. L’homme marqua un temps d’hésitation, le corps penché en avant, scrutant la nuit : puis, rapide, il s’éloigna sur la peinte des pieds et disparut au coin des bâtiments.

Cet homme, la Misangère l’avait reconnu : c’était le gradé ami de Solange.

Elle sentit son cœur chavirer ; toutes ses pensées se heurtèrent. Mais cette faiblesse ne dura pas.

Déjà Georges s’élançait ; elle l’arrêta, autant par la fermeté de sa voix que par le poids de ses mains sur son bras.

— Laisse ! dit-elle, d’un ton dédaigneux ; que cette honte ne t’atteigne pas, mon enfant !

Il se retourna ; la figure ravagée.

De toute sa volonté, la Misangère voulut sauver encore l’honneur de la famille ; de toute sa volonté, elle voulut en même temps guérir son enfant, le reprendre, ramener son cœur où il fallait. Alors, sans hésiter, l’âme glacée, comme on inflige à un malade le remède hardi et cruel qui doit sauver, elle porta durement le coup.

— La servante d’ici est une fille de rien ; elle donne rendez-vous aux étrangers débauchés.

Puis, sans vouloir remarquer qu’il tremblait, elle lui prit la main.

— Viens ! dit-elle ; tu sais que la route est encore longue… Il ne faut pas manquer le train.

Docilement, il se laissa conduire, étourdi par le choc. Ils coupèrent à travers la plaine et gagnèrent le route. La mère parlait d’une voix tranquille comme si rien ne se fût passé ; elle faisait à son fils les dernières recommandations et l’exhortait au courage.

— J’ai bon espoir à présent… je crois que les ennemis seront vite chassés et que la guerre prendra fin… Lorsque tu reviendras, ce sera pour ne plus repartir.

Elle disait encore :

— Tu ne seras pas en peine pour t’établir dans le pays. Je vois pour toi une belle place…

Il ne répondait pas, la tête basse, les yeux cachés par le casque. Elle le conduisait, l’avertissait comme un tout petit.

— Prends garde ! il y a une grosse pierre devant toi… Marchons moins vite, maintenant : tu prendrais froid à la gare.

Elle serrait sa main et le calmait sous l’abondance des paroles ordinaires.

Pourtant, il l’interrompit et demanda :

— Vous le saviez donc… que la servante était une débauchée ?

Elle répondit aussitôt, mais d’une voix rauque :

— Oui… Avec les filles de cette espèce, il faut s’attendre à tout ; elles ont dans le sang la passion du mal.

— Alors, pourquoi la gardez-vous ?

— Je ne croyais pas, je l’avoue, son audace aussi grande… Sois tranquille : j’y mettrai ordre !

Cette chose bien entendue, bien réglée, la mère revint à son discours.

Au petit jour, ils furent en vue de la gare. Georges dit encore une fais :

— Mère, je vous remercie de m’avoir conduit ; vous pouvez vous en retourner maintenant. Comme Vous voyez, je ne manquerai pas le train.

Elle le regarda profondément ; l’éclat trouble de ses yeux lui causa de la méfiance.

— Non, dit-elle, je ne m’en retournerai pas avant ton départ ; je veux rester auprès de toi jusqu’au dernier moment.

Il baissa la tête.

Dans la salle d’attente, malgré l’heure matinale, il y avait déjà plusieurs personnes. La Misangère attira son fils dans un coin et elle continua à lui parler à mi-voix.

Puis, le train arriva. Georges monta tout de suite et elle ferma sur lui la portière. Mais il se pencha, tendit ses mains qu’elle prit.

— Mère, vous embrasserez encore une fois tout le monde pour moi… Soignez bien mon père : qu’il soit guéri à ma prochaine permission !… Embrassez-le pour moi à votre retour… et aussi Solange, Léa, Maxime… et aussi Marguerite.

— Ménage ta santé ! répondait-elle. Écris-nous souvent. Sois courageux !…

Il se pencha davantage, attira les mains de sa mère jusqu’à s’en cacher le visage et il dit, d’une voix sourde, où il y avait de la détresse, mais de la colère aussi, d’une voix d’enfant malheureux qui demande justice :

— Mère, chassez-la !

TROISIÈME PARTIE




Aux yeux des gens, cela se passa de la façon la plus naturelle et la plus simple. Peut-on dire que personne ne parla ? Non, sans doute ; mais, du moins, personne ne parla très haut.

La Misangère, le jour même du départ de Georges, vint s’installer au Paridier ; s’y installer tout à fait avec son malade, ses chèvres, ses poules et une partie de son mobilier. La maison de Château-Gallé fut close.

Il y eut, à la ferme, entre Solange et sa mère, un abordage très violent, tel que jamais encore il ne s’en était produit ; mais rien ne fut visible du dehors.

Le lendemain, après le déjeuner, la Misangère invita du geste Francine à la suivre. Elle la conduisit dans la grange où personne ne pouvait entendre leur conversation ; là, elle dit tout de suite ce qu’elle avait à dire, en quelques mots essentiels.

— Ma fille, à partir de ce jour, nous n’avons plus besoin de ton travail ici.

Francine, tout d’abord, ne comprit pas bien ; elle supposa qu’elle devait, désormais, passer tout son temps chez Léa Misanger, ce qui n’était pas pour lui déplaire.

En souriant, elle attendit de nouveaux ordres. Comme ces ordres ne venaient point, elle se risqua à demander :

— Où faudra-t-il que je travaille aujourd’hui ? Dois-je, dès ce matin, aller à la Cabane ?

La Misangère la regarda, droit dans les yeux et, de sa main fermée, fit un geste net.

— Je te dis qu’à partir de ce jour, tu n’es plus servante chez nous. Tu peux t’enquérir d’une autre place.

Francine pâlit ; elle leva la main, cherchant appui le long du mur.

Le visage blanc de la Misangère ne trahissait ni colère ni pitié ; elle détourna cependant un peu les yeux et, pendant un moment, seul le souffle de Francine se fit entendre, un souffle court qui ne pouvait passer.

Puis, la Misangère reprit :

— La fin du mois tombe dans huit jours. Durant ces huit jours tu peux rester ici, c’est ton droit. Je te donnerai toute liberté pour aller à la ville chercher une condition. Mais, si tu le préfères, tu peux partir plus tôt ; tu peux partir dès que ton moment sera venu… Dans ce cas, le mois entier sera quand même payé.

Elle parlait d’une voix volontairement froide comme si elle eût discuté les conditions très ordinaires de n’importe quel marché.

Les jambes de Francine fléchirent ; elle glissa le long du mur et tomba sur les genoux. Les lèvres dansantes, elle balbutia :

— Je ne voudrais pas… je ne voudrais pas vous quitter !

La Misangère, encore une fois, détourna les yeux ; mais elle se ressaisit aussitôt.

— Tu partiras cependant !… Il le faut !

La main droite étendue au-dessus de Francine, elle répéta plusieurs fois :

— Il le faut ! Il le faut !

Puis, elle tourna les talons et sortit de la grange.

Il n’y eut pas d’autre discussion.

Lorsque Francine revint des champs, à midi, elle avait la figure calme et les yeux résignés.

Dès le lendemain, elle se préoccupa de trouver une autre condition. Pour cela, elle n’alla point vers la ville ni même vers les villages lointains. Il lui eût été pénible, cependant, de rester à Sérigny même ; elle se loua seulement le plus près possible, au village de Saint-Jean-du-Marais. Là, comme partout, les bras manquaient et les gardiennes ne tenaient plus que par miracle. Une fermière maraîchine qui restait seule avec son père, vieillard usé, et deux petits enfants, n’hésita point à offrir à Francine un très bon prix. C’était Miraine qu’elle se nommait et elle avait de quoi ; sa maison passait pour une bonne maison.

Francine quitta Sérigny le dimanche, juste huit jours après le départ de Georges. Son trousseau, pendant ces derniers mois de belle espérance, s’était beaucoup accru, car elle avait acheté du linge. Elle sortit de la Cabane, un gros paquet sous chaque bras ; à sa main droite pendait la boîte où se trouvaient, avec ses papiers et son argent, les lettres de son ami.

Debout, à l’avant d’un bateau, Maxime l’attendait. Il était très fâché, lui, de cette aventure. Sans en deviner la raison, il en tenait sa grand’mère pour résponsable et, depuis quelques jours, parlait vivement contre elle, à ses risques et périls.

Il prit les paquets et les déposa sur le bateau, avec précaution ; puis, comme il avait vu faire aux Américains galants, il tendit la main à Francine pour l’aider à descendre.

Quand elle fut installée, il prit la rame et le bateau gagna la conche Saint-Jean.

Francine, sa boîte sur les genoux, regardait vers Sérigny. Elle apercevait encore la Cabane Richois, la Cabane Mazoyer et les jardins qui les séparaient ; elle apercevait aussi la petite ruelle qui menait vers le haut village et vers le Paridier. Elle regardait tout cela avec émotion ; sans trop de tristesse pourtant… Car elle ne disait pas adieu à Sérigny. Elle partait, cette fois, avec l’idée de revenir ; par enchantement d’amour, elle était maintenant une fille comme les autres et il y avait pour elle, sur la terre, un pays élu. Quand elle vit disparaître la façade blanche des Cabanes, ses yeux restèrent clairs.

Maxime semblait plus triste : ln tête basse, il pagayait lentement.

— Lorsque tu es arrivée ici, dit-il, c’est moi qui t’ai conduite pour la première fois, sur le Grand Canal… Et tu avais grand’peur !… T’en souviens-tu ?

— Oui ! répondit Francine.

Il reprit au bout d’un instant :

— Tu n’étais pas une mauvaise chambrière… Quand je faisais mes coups, tu n’en disais rien… Tu ne m’as jamais vendu, toi… Et à présent, tu t’en vas… Pourquoi t’en vas-tu ?

— Il le faut ! répondit-elle.

— Il le faut… Il le faut… Tu m’agaces un peu à toujours me chanter la même chose ! Tu t’en vas peut-être pour gagner plus d’argent ?

— Cela, non !

— Alors, quoi ? C’est ma grand’mère qui a pris son bonnet rouge ? Ne dis pas non ! je la connais bien. Cela devait arriver, un jour ou l’autre : il y a déjà longtemps que je t’ai prévenue pour la première fois.

Elle ne répondit pas ; il continua :

— Personne ne t’a défendue, bien sûr !… Quand la Grande Hortense ouvre la bouche, tout le monde tremble… Il n’y a que moi pour lui résister, mais elle ne me craint guère. Si l’oncle Georges n’était pas reparti, il lui aurait fait entendre raison.

Pour cette parole, Francine regarda l’enfant avec tendresse.

Bientôt, ils approchèrent de Saint-Jean. Le Marais élait à son heure de beauté. Francine songeait à la promenade qu’elle avait faite quinze jours auparavant ; sur son cœur un peu angoissé, la douceur du souvenir coulait comme un baume, Elle murmura :

— Veux-tu me faire plaisir ? Conduis-moi à la Belle Rigole…

— Volontiers, dit Maxime, c’est tout près… Je te montrerai l’endroit où j’ai fait, il n’y a pas longtemps, une fameuse pêche.

Le bateau descendit lentement le courant, sous le tunnel de verdure, puis traversa la clairière d’eau.

— C’est ici, dit Maxime ; tu vois ces herbes… eh bien ! à cette place, j’ai levé vingt perches dans un seul engin… Je les ai portées aux Américains et ils m’ont donné en échange, cinq boîtes pleines de tobacco !

Il reprit :

— Regarde donc ! c’est ici !

— Oui… Oui !… Je vois ! répondit Francine.

Mais ses regards n’allaient point dans la direction indiquée par Maxime ; ils glissaient vers la hutte et suivaient une double piste encore un peu marquée dans l’herbe haute.

— Cette hutte que tu vois, dit l’enfant, elle appartient à la Miraine chez qui tu vas… et ce paradis est sien également.

Francine avait rougi ; lui, la voyant ainsi troublée, pensa qu’elle était fort triste et ne parla plus. Il la conduisit droit à Saint-Jean.

Quand le bateau eut abordé dans une petite anse, devant la ferme, Maxime voulut lui-même décharger les paquets, puis il embrassa Francine.

— J’aurais voulu te garder chez nous, dit-il ; je viendrai te voir quand je passerai par ici. Mais, toi aussi, tu peux bien revenir à Sérigny.

Ces derniers mots semblèrent tirer Francine d’un songe. Elle leva la tête et une lumière trembla dans ses yeux.

— Oui, dit-elle, je sais qu’il me sera permis un jour de revenir à Sérigny.

Maxime s’éloigna. Il était plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître ; et il était en colère. Un gamin de Saint-Jean, avec qui il avait eu de grands différends, apparut fort à propos, seul, lui aussi, sur son bateau. Maxime, aussitôt, décida de passer sur cet ennemi sa mauvaise humeur. Il commença par le couvrir d’injures, puis, lui coupant la retraite, il lui donna la chasse afin de le bloquer dans quelque petit coin et de lui infliger une correction depuis longtemps promise.

Francine, un paquet sous chaque bras, entra chez Miraine.

Le lendemain, elle écrivit à Georges, Elle ne l’avait pas encore prévenu de son départ de Sérigny. Cela s’était fait si vite qu’elle en avait été comme étourdie ; et puis, jusqu’au dernier moment, même après avoir fait marché avec celle de Saint-Jean, elle avait gardé secrètement l’espoir de rester.

Francine écrivit donc à Georges longuement, expliquant tout de son mieux et suppliant le jeune homme de ne pas intervenir, maintenant que la chose était faite.

Elle disait son contentement d’avoir pu trouver cette place toute proche de Sérigny ; et aussi qu’elle attendait avec impatience de ses nouvelles, à lui.

La semaine passa sans qu’elle ressentît trop d’inquiétude. Georges avait bien promis d’écrire aussitôt après son arrivée à l’armée, mais elle savait bien que les lettres cireulaient parfois fort mal ; et, d’ailleurs, le retard n’était pas encore très grand.

Songeant à l’attitude de la Misangère, aux paroles hautaines mais sans colère par quoi sa patronne lui avait donné congé, elle se disait que son secret d’amour avait dû être surpris par d’autres que Marguerite. Elle en venait à penser raisonnablement qu’on avait voulu l’éloigner parce qu’elle ne semblait pas un brillant parti ; car elle savait les anciens un peu fermés aux choses du cœur mais fort attentifs aux questions de fortune pour l’établissement de leurs enfants.

— On ignore que je suis riche, pensait-elle ; quand on le saura, je serai plus favorablement regardée.

Elle fit encore une fois le compte de sa fortune, ajouta ce qu’elle allait gagner jusqu’à la fin de l’année. Puis, fort adroitement, elle laissa entendre que l’argent ne lui manquait pas ; elle le dit même tout net à Maxime, un soir qu’il était venu rôder du côté de Saint-Jean,

Enfin, elle écrivit encore à Georges une lettre pressante ; et, à lui-même, elle indiqua le montant de sa fortune. Ce n’était pas qu’elle doutât de lui le moins du monde, ni qu’elle le crût soucieux de ces questions d’argent, mais l’esprit encore tout plein des calculs qu’elle avait faits, le chiffre vint naturellement sous sa plume. Et elle ne remarqua point que cela produisait un singulier effet entre les propos d’amitié et les bons souhaits.

En même temps que la lettre, elle envoya un colis sur lequel, cette fois, elle écrivit l’adresse de son écriture ordinaire. Après ce qui s’était passé durant les quinze jours miraculeux, ses droits et devoirs lui apparaissaient comme ceux d’une épouse, ni plus mi moins. Au premier moment, son vertige de jeunesse l’avait emplie de confusion ; maintenant, elle ne regrettait plus rien, elle n’avait plus honte ; en son cœur s’épanouissait une amitié ardente et grave et vigilante, l’amitié des bonnes gardiennes pour le maître qui combattait aux frontières,

Comme elle ne recevait toujours rien, son inquiétude grandit vite ; ne pouvant confier ses alarmes à personne, elle souffrait d’autant plus.

Une chose, pourtant, la tranquillisait un peu : Mirain, non plus, n’écrivait pas. Gradé dans un régiment de canonmiers, il m’avait jamais manqué, jusqu’à présent, d’envoyer régulièrement de ses nouvelles, car c’était un homme fort exact. Or sa dernière lettre datait de vingt jours. La Miraine ne cachait pas son angoisse. Elle avait écrit des lettres suppliantes à des camarades de son mari et aussi à un officier dont elle connaissait le nom ; ils ne se pressaient point de répondre.

Francine savait tout cela ; elle savait aussi qu’avant les grands combats et pendant les mouvement des armées les lettres ne passaient pas. Le silence de Mirain et celui de Georges pouvaient s’expliquer ainsi ; de même que sa patronne, Francine se racerochait à cet espoir. Miraine, qui était croyante, priait, et Francine avec elle.

Mais, un matin, une lettre vint à la ferme ; le meilleur camarade du maraîchin écrivait, annonçant une blessure grave. Le lendemain, seconde lettre et, celle-ci, c’était la mort qu’elle annonçait…

Miraine eut ce cri :

— Dieu notre Seigneur !

Et elle tomba à genoux. Vinrent près d’elle ses deux enfants effarés. Elle ouvrit ses bras, les referma sur les petits et Francine l’entendit qui disait entre ses sanglots :

— Vous êtes tout ce qui me reste ! sans vous, je ne saurais plus vivre !…

Francine sortit de la maison ; ses jambes tremblaient sous elle. Immédiatement elle s’était représenté Georges, tombé, lui aussi, sur le champ de bataille. Elle le voyait véritablement, étendu sur le dos, les yeux clos, la poitrine saignante.

À partir de eet instant, elle ne put y tenir ; elle voulut savoir à tout prix… Maxime la renseignerait peut-être.

Le lendemain, sous le prétexte de porter chez la tailleuse de Sérigny un costume de deuil pour sa patronne, elle partit seule par la route d’eau, de grand matin.

Aussitôt arrivée, elle chercha des yeux Maxime autour de la Cabane ; il ne s’y trouvait pas. Elle remonta donc vers le haut village où elle fit sa commission chez la tailleuse, puis revint bien vite vers le Canal. Passant près de la boulangerie, il lui sembla qu’elle entendait Marguerite chanter. Au bas village, Léa se tenait sur le seuil de sa maison et Maxime non loin. Léa souriait ; s’il y avait un malheur, on ne le connaissait done point encore à Sérigny.

Francine se sentit le cœur allégé ; elle prit place dans son bateau. Maxime s’était approché d’elle ; pour l’accompagner, il sauta dans un autre bateau. Tous les deux gagnèrent la conche Saint-Jean.

Alors Francine demanda :

— Avez-vous de bonnes nouvelles des combattants ?

— Excellentes ! dit l’enfant ; ils annoncent que la guerre va finir.

— Et vous avez souvent des lettres ?

— Père écrit presque tous les jours et l’oncle Georges plusieurs fois par semaine. L’oncle Georges nous a même appris qu’il était au repos.

Francine arrêta complètement le mouvement de sa rame. Elle répéta plusieurs fois, comme si elle eût mal compris :

— Au repos… il est au repos…

— Eh bien oui ! dit Maxime ; c’est le bon moment pour lui ; aussi, il a le temps de nous écrire souvent.

Il continua d’un ton malin :

— À moi, il écrit chaque semaine, mais j’en connais une qui est encore mieux partagée !… C’est Marguerite Ravisé… Elle ne te l’a pas dit ? Il lui éerit tous les jours ou presque. Elle est sa bonne amie.

Il prit le temps de siffler, pour répondre à une bande d’étourneaux qui s’ébattaient à la cime d’un peuplier, puis il lança :

— Chambrière ! à cette noce, on me verra danser !

Content d’avoir ainsi parlé, il se retourna pour voir rire Francine. Mais Francine ne riait pas… elle avait glissé au fond du bateau et l’un de ses bras plongeait dans l’eau jusqu’au coude.

Vivement, Maxime fit demi-tour et s’approcha d’elle ; il la vit si blanche qu’il prit peur.

— Francine ! Francine !

Elle ouvrit les yeux et jeta autour d’elle un regard “étrange.

— Francine, es-tu donc malade ?

Un peu de rose revint à ses lèvres ; elle répondit en secouant son bras mouillé :

— C’est le bercement du bateau qui m’a brouillé le cœur.

Elle eut le courage de reprendre sa rame, mais ses mains, faibles, la lächèrent de nouveau.

Maxime dit :

— Malade comme tu es, il faut que je te reconduise, Je vais laisser ici mon bateau ; je trouverai bien quelqu’un pour me ramener.

Il sauta à côté de Francine et mena le bateau jusqu’à Sérigny. Il parlait en ramant ; Francine n’entendait pas, étourdie comme si on l’eût frappée durement à la tempe.

Ayant mis pied à terre, elle n’entra point tout de suite dans sa maison, mais se réfugia dans la grange afin de se remettre.

Peu à peu, le bourdonnement qui emplissait sa tête s’apaisa ; elle comprit. Georges l’abandonnait ; elle en avait la cruelle certitude. La douleur qu’elle en éprouvait grandissait jusqu’à devenir atroce, mais son étonnement diminuait à mesure. Sa destinée ne devait-elle pas s’accomplir ainsi, dans la solitude et la résignation ?…

Et puis, tout à coup, une idée nouvelle à laquelle jusqu’à cette heure, elle n’avaiT pas voulu s’arrêter, s’offrit à son esprit avec une évidence inexorable.

Un grand froid glissa dans ses moelles !

Alors, comme un blessé que la douleur fait courir, pour ne plus penser, elle sortit de la grange et se dirigea vers la maison.

Le facteur arrivait juste à ce moment-là ; Francine entra derrière lui. Miraine se trouvait assise sur la pierre du foyer, ses deux enfants auprès d’elle. Elle ne bougea point mais le plus jeune des enfants, qui avait cinq ans à peine, se dressa tout d’un coup en reconnaissant le facteur. Ses petits poings fermés, il fonÇa sur cet homme qui, la veille, avait fait pleurer sa Mère et il se mit à le frapper avec fureur. Miraine l’appelait en vain ; l’enfant poussait l’homme vers la porte, cognant, griffant, mordant. Il ne revint qu’après victoire complète. Rouge, les yeux étincelants, il jeta ses bras au cou de sa mère qui, de nouveau, pleurait.

Francine, immobile sur le seuil, haletante, avait suivi cette scène avec une étrange attention.

II


Francine ne s’était pas trompée : à la boulangerie, ce matin-là, Marguerite chantait. Depuis quelque temps, ses forces semblaient revenues et toute sa gaieté. Elle accueillait les clients avec son joli sourire printarier et savait plaisanter quand il le fallait. Sa maison était en ordre, sa toilette jeune et pimpante.

Lucien, le frère, n’avait plus à se fâcher contre elle pour réveiller son courage ; c’était elle, au contraire, qui, maintenant, veillait sur lui, qui, dans les mauvais moments, s’ingéniait à le calmer, à lui donner espoir, à lui rendre la tâche attrayante et facile. Le jeune garçon, naguère épuisé, se redressait avec une vaillance nouvelle.

La clientèle était, plus que jamais, dificile à maintenir, à cause des règlements changeants et contradictoires, à cause surtout de la mauvaise qualité des farines qui ne permettait d’obtenir, malgré le plus pénible travail, qu’un pain grisâtre et gluant.

Dans les fermes de plaine, où l’on disposait de réserves clandestines, des fours s’étaient rallumés, et la boulangerie, de ce côté, avait perdu quelques pratiques. En revanche, elle en avait gagné du côté du Marais et, malgré les restrictions, la quantité de pain produit se trouvait à peu près égale à celle d’avant-guerre.

Le père envoyait à ses enfants des conseils de prudence, les priait de ne pas compromettre leur santé par un travail excessif ; ils répondaient avec fierté qu’ils avaient acheté un bateau, acheté un cheval et placé encore quelques économies en Bons de l’État.

Donc, Marguerite, par ce beau matin, chantait, au moment d’enfourner pour la deuxième fois. La Misangère, passant par là, vouiut se donner la joie de la saluer. Elle entra sans bruit, par la cuisine : de là, pur une porte vitrée, on apercevait l’intérieur de la boulangerie. La Misangère s’arrêta une minute à regarder travailler Marguerite et Lucien ; elle les vit gais, actifs, et son visage soucieux s’éclaira.

Depuis le jour où elle avait, d’une main brutale, ramené son fils dans le chemin qu’elle voulait lui voir suivre, un sourd malaise, à de certaines heures, s’imposait à son cœur et la tourmentait. Certes, au moment d’agir, son devoir lui était apparu comme un trait droit ; elle n’avait nullement balancé, nullement hésité à sacrifier une étrangère. Mais, dès le lendemain, une pitié inattendue l’avait étreinte devant la détresse de sa victime.

Et, maintenant, elle avait beau se représenter la double utilité de son mensonge, combien il importait que l’honneur des siens fût sauf et que Georges fût guéri de son caprice aventureux, elle n’en pensait pas moins qu’elle avait calomnié une pauvre fille à qui tout manquait sur la terre, un être fragile dont personne jamais ne prendrait la défense.

De là ce malaise qu’elle ne secouait pas toujours facilement.

Son visage s’éclaira devant la joie de Marguerite ; la chanson qu’elle entendit fut douce à son oreille. Elle pensa :

— J’ai guéri celle-ci en blessant l’autre… Songeant aux miens d’abord, je n’ai peut-être pas été juste… J’ai fait de mon mieux !

Comme elle poussait la porte de la boulangerie, Marguerite se retourna, rieuse et toute blonde dans la fine poussière de la farine.

— Bonjour, cousine Hortense !

— Bonjour, ma fille ! dit la Misangère ; cela ne va pas trop mal ici, puisque l’on y chante.

— Cela va fort bien ; nous sommes en avance d’une grande heure.

Marguerite se remit au travail ; la Misangère la regardait et ses yeux avaient une douceur inaccoutumée.

— N’as-tu pas reçu des nouvelles de Georges ?

Le sang rose monta aux joues de la petite, mais elle répondit sans hésitation :

— J’en ai reçu… et aussi son dernier portrait, qui a êté fait dans les montagnes d’Italie. Il m’a écrit, hier, qu’il allait sans doute revenir en France avec de nombreux camarades. Puisqu’il sera bientôt à l’armée de chez nous, il aura sa permission à son tour, avant qu’il soit trop longtemps.

Lucien, à cet instant, sortit. Alors, la Misangère mit ses mains sur les épaules de Marguerite.

— Es-tu contente à présent, ma fille ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit la petite, je suis contente !

La Misangère l’embrassa et quitta la boulangerie, Elle se répétait :

— J’ai menti… j’ai manqué à la justice… mais je ne pouvais pas agir autrement.

Elle n’était pas croyante ; cependant, comme elle passait devant l’église, des pensées qui ressemblaient à des pensées religieuses se présentèrent à son esprit.

— J’ai fait de mon mieux !… Si c’est mal, que je sois jugée !… que la peine retombe sur moi seule |

Elle portait haut la tête en arrivant au Paridier. Du plus loin qu’il l’aperçut, le père Claude se prit à geindre et à tempêter. Avant de partir elle l’avait sorti dans le courtil et l’avait assis sur un fauteuil, à l’ombre d’un noyer. La voyant revenir, il se trouvait soudain fort mal à cette place et ne le cachait point.

— Hortense ! criait-il, Hortense ! tu veux m’achever ! Pourquoi m’as-tu enfermé en cette prison ? Je veux aller chez moi, tout de suite, en un endroit qui s’appelle Château-Gallé… Hortense, dans quel pays m’as-tu conduit ?

Le bonhomme ne souffrait plus guère de sa cuisse brisée, mais d’autres misères étaient venues l’accabler et, surtout, ses idées s’en allaient tout à fait.

— Hortense, je veux retourner chez moi !

Comme elle n’approchait pas assez vite à son gré, il l’accoutra laidement d’injures.

Elle vint, changea le fauteuil de place et remonta sur les genoux du bonhomme une couverture qui avait glissé. Pendant qu’elle était ainsi penchée, il lui souffla à l’oreille, d’un ton espiègle :

— Hortense, c’est ta faute !

Puis il ricana amèrement.

Lorsqu’il avait le moindre éclair de raison, l’accident qui avait terminé sa vie de labeur était toujours son souvenir premier. Il ne se passait point de jour que la Misangère n’entendit de cruels reproches. Elle ne sy habituait pas, tressaillait à chaque fois sous les paroles cinglantes.

— Ose dire que ce n’est pas ta faute !… Sans ta méchanceté, je serais encore aux champs… m’y promenant comme les autres !

La Misangère se redressa, la figure blême, Solange, sur le seuil de la porte, écoutait les paroles de son père ; elle ne se permit point de sourire, mais le contentement parut cependant sur son visage narquois.

Le départ inattendu de Francine, à la fn du printemps, en période de grand travail, ne facilita point la tâche de la Misangère. Il lui fallut faire front de tous les côtés. Norbert vint en permission à ce moment-là ; l’herbe du Marais n’étant pas encore mûre, la Misangère employa son fils aîné dans la plaine où il fit belle besogne. Mais, lui parti, il fallut bien demander l’aide d’autrui.

Avant de s’y résoudre, elle exigea des siens le plus grand effort.

Léa, la bru, faisait merveilles. Avec le temps d’été sa santé s’était améliorée ; à son mal de poitrine le soleil portait remède, Il n’était pas besoin de lui faire sentir l’aiguillon ; bien au contraire ! la Misangère s’efforçait de modérer son ardeur et de lui faire prendre d’utiles précautions.

Au sujet de Maxime, quelques nuages s’élevaient pourtant entre les deux femmes. La mère, en effet, se montrait indulgente ; sa voix montait bien pour gronder, mais le sourire revenait ensuite beaucoup trop tôt. De plus, elle se souciait assez peu de faire travailler l’enfant.

La Misangère, sur ce point, la reprenait d’un ton vif.

— Maxime, disait-elle, est en âge d’apprendre le maniement des outils ; il est assez fort pour nous rendre de bons services et nous vivons en un temps où chacun doit faire plus qu’il ne peut.

Elle citait l’exemple de Lucien Ravisé qui avait su tenir la place d’un homme vigoureux et même plus.

Elle disait encore :

— Maxime est à l’âge où se prennent les bonnes habitudes, mais aussi les mauvaises, très facilement ; à l’âge où, pour la vie, s’établit le caractère… Lorsque Norbert reviendra, s’il trouve le petit en chemin de paresse et de débauche il nous fera de justes reproches… « Vous avez gardé mon bien et vous l’avez agrandi, mais vous n’avez pas veillé sur mon fils qui était ma richesse la plus précieuse !… » Voilà comment il parlera, et nous n’aurons qu’à baisser la tête.

La Misangère, toutes les fois qu’elle le pouvait, emmenait l’enfant au travail. Elle veillait sur ses amusements, éloignait de lui les camarades vauriens. Surtout, elle lui interdisait d’approcher les Américains et de là venaient leurs plus gros différends. Un jour, elle mit la main sur une pipe et plusieurs boîtes de tabac étranger. Aussitôt elle alla au cantonnement américain et, ayant demandé à voir le chef, elle fit sa réclamation.

Il y avait, dans le bureau où elle parlait, plusieurs jeunes hommes gradés ; ils souriaient, ne prenant pas la chose bien au sérieux. Elle s’impatienta, les traita de haut et leur dit, sur leur façon de faire la guerre, des choses très dures et assez injustes. Parmi ces soldats, il y en avait un qu’elle connaissait bien, qu’elle haïssait ; elle le dévisageait sans douceur ; au premier mot qu’il risqua, elle lui ferma la bouche d’un geste de sa main lancée à toute volée, comme pour une gifle.

D’ailleurs, elle faisait retomber sur tous les Américains les péchés de quelques-uns. Maintenant, elle ne leur fournissait plus aucune denrée et, quand ils se présentaient à la ferme, elle les invitait aussitôt à prendre le large.

Au Paridier, devant chacun, elle parlait encore à Solange comme une mère un peu sévère peut parler à sa fille ; mais, en tête-à-tête, elle ne lui adressait plus la parole autrement que pour lui donner brièvement des ordres. Et l’autre, rebelle en son cœur, pliait néanmoins, provisoirement domptée après une scène terrible dont elle ne se vanterait jamais.

On voyait à présent Solange aux champs, travaillant sans choisir sa place, comme la plus humble servante. Et de coquetterie, il n’en fallait plus guère parler ! Sa mère avait retrouvé pour elle des corsages démodés, des jupes solides, des tabliers de grosse toile et, pour les heures de travail modéré, un rude corset.

Le soleil brûlait le teint de la belle ; les frisures dont elle entourait son front et qu’elle avait chèrement payées chez un coiffeur de la ville, elle ne les avait plus trouvées, un beau matin, dans le tiroir où elle les plaçait chaque soir avant de se coucher.

Quand elle n’allait pas aux champs, elle faisait quelque grosse besogne de femme. Ainsi, par la volonté de sa mère, elle était chargée du lavage ; et tout le linge de la famille lui passait par les mains, aussi bien celui de la Cabane que celui du Paridier ; il n’était même pas rare que la Misangère joignit à la lessive quelque paquet venant de la boulangerie.

Solange lavait le tout sans protester ; orgueilleuse, elle n’avouait point sa fatigue, mais la rancune s’amassait en son cœur,

La Misangère s’occupait elle-même du travail de la maison. Elle y passait peu de temps, simplifiait tout, même la cuisine qu’elle faisait le matin pour la journée entière.

Dans l’impossibilité de trouver une servante capable, elle avait accueilli une fillette infirme d’une douzaine d’années qu’elle nourrissait et couchait. La fillette veillait sur l’enfant de Solange et tenait compagnie au père Claude, ce qui permettait à la Misangère de se joindre aux travailleurs.

Christophe avait pris de la force sans prendre beaucoup d’esprit. Mal conseillé par d’autres valets, notamment par Antoine le boîteux qu’il rencontrait à Sérigny, il montrait souvent de la mauvaise volonté. Il en coûtait à la Misangère de le ménager : elle le faisait pourtant et, pour se l’attacher, elle lui donnait de temps en temps quelque bonne pièce au lieu des coups de bâton qu’il eût mérités.

Malgré tout, le travail n’avançait pas. Il fallut aller à la mairie, demander l’aide des sursitaires d’armée, gens très occupés, tiraillés de tous les côtés et dont le désir principal était de travailler d’abord pour leur propre compte. Cela ne fut pas encore suffisant et la Misangère, bien à contre-cœur, prit le chemin de la ville afin d’obtenir une équipe de soldats. On lui offrit des prisonniers ennemis : elle refusa, revint à la charge huit jours plus tard et obtint enfin deux hommes pendant une semaine. Ces deux hommes, l’un bijoutier de son état, l’autre colporteur, firent ce qu’ils purent et ce fut peu.

Vers la mi-juillet, l’état du père Claude empira soudain. Il ne fut plus possible d’abandonner le bonhomme qui avait des crises de folie véritable. Pendant ces crises, il prenait des mines effrayées devant la Misangère, se cachant la tête, levant les bras en un geste de défense ; ou bien, au contraire, il entrait en fureur, vomissait les plus basses injures et, si l’on n’y prenait garde, frappait. Il frappa même si fort, un jour, que la Misangère atteinte à la tempe, tomba, étourdie,

Quelques voisins qu’on ne put empêcher d’entrer furent témoins de ces scènes pénibles et le bruit s’en répandit. Comme chacun connaissait les circonstances de l’accident, et comme la Grande Hortense n’avait pas réputation de douceur, il ne se trouva personne pour la plaindre.

Le père Claude mourut au bout d’une quinzaine, après une laide agonie. Norbert put arriver à temps pour le conduire au cimetière ; Georges, au contraire, ne vint pas et n’écrivit pas non plus.

À cause du grand travail, peu de gens valides suivirent le cortège. La Misangère sentit peser sur elle des regards malveillants. Des vieux, après la cérémonie, rappelant la vie du défunt et ses grands efforts derniers, firent entendre leur critique. Norbert, lui-même, dans son chagrin, prononça, sans y prendre garde, des paroles maladroites que Maxime retint pour s’en servir au besoin.

Le lendemain, aucune nouvelle ne vint de Georges et les jours suivants, pas davantage. Sur le front de France, où il se trouvait maintenant, d’ardentes batailles étaient engagées.

La Misangère connut alors les heures les plus noires de sa vie.

Elle était devenue fort maigre et semblait tout à fait vieille. Dans sa figure jaune, où les os faisaient durement saillie, ses yeux, profondément enfoncés, luisaient de fièvre. Aux repas elle servait les autres mais on ne la voyait point manger. Elle paraissait à bout.

Une lettre vint à ce moment du fond de l’Allemagne où Clovis travaillait aux cultures des ennemis dans une équipe de prisonniers. Le gendre n’avait pas le droit d’écrire grand’chose ; cependant, on le sentait en tourment pour les champs de chez lui.

Cette lettre fut, pour la Misangère, un coup de fouet. Elle reprit le commandement et mena son monde plus vivement qu’elle n’avait jamais fait ; elie-même donnait l’exemple, travaillait comme une forcenée.

Elle se trouvait sur le siège de la lieuse, dans un champ du Paridier, quand on vint lui annoncer que Georges était dans un hôpital des armées, blessé aux jambes. Ayant pris la lettre qu’on lui apportait et qui n’était pas de son fils, elle la parcourut, puis, sans rien dire, elle remit l’attelage en marche. Les bêtes n’allèrent pas loin ; après quelques pas, elles s’arrêtèrent d’elles-mêmes. La Misangère sur le siège, était affaissée ; ne voyant plus rien, sentant un grave étourdissement la gagner, elle voulut descendre, mais ses jambes plièrent et elle roula sur le chaume.

Un sursitaire qui, de loin, suivait la machirre pour relever Jes gerbes, accourut aussitôt. La Misangère se redressait déjà ; un genou à terre, blanche comme un cadavre, elle étendit les bras pour écarter l’homme. Comme il insistait, raisonneur et pressant, exigeant qu’elle rentrât à la maison pour se reposer, elle le renvoya à ses gerbes d’un ton sec qui n’admettait pas réplique.

D’un grand effort elle se mit debout et elle remonta sur sa machine, devant l’homme ébahi qui murmurait entre ses dents :

— La damnée vieille !

On la vit sourire le lendemain quand elle apprit que les blessures de Georges ne mettaient pas sa vie en danger et qu’on éviterait l’amputation. Ce jour-là elle n’eut point de faiblesse au travail.

Durant toute cette saison, elle ne prit aucun repos, pas même le dimanche. Cependant, elle abandonna ses affaires durant une matinée pour aller à l’enterrement de Marie Roque, la femme du forgeron, tuée d’une ruade par un mulet vicieux qu’elle ferrait. En cette occasion, la Misangère fit toilette et invita les siens à l’accompagner afin de rendre à la défunte, dont le courage avait été exemplaire, les plus grands honneurs.

III


Lorsque Francine eut appris par Maxime, la trahison de son ami, elle cessa d’écrire. Elle gardait, encore, cependant, une vague espérance ; mais, peu de temps après, les colis qu’elle avait envoyés lui revinrent un à un, refusés. Alors, elle comprit bien que tout était fim.

Elle connut quelques heures de profond et déchirant désespoir : puis, quelque chose de pire peut-être, une sorte d’engourdissement glacé, la lugubre résignation des pauvres êtres malchanceux qui se courbent et s’abandonnent.

Elle faisait machinalement toute besogne, ne s’intéressait à rien, perdait la mémoire. Son trousseau ne l’occupait plus, sa fortune pas davantage ; un jour elle égara dans le courtil, cent francs qu’elle venait de recevoir. Elle évitait le regard des gens et ne prononçait que les paroles indispensables.

Ce furent les enfants de la Miraine qui, peu à peu, la tirèrent de cette dangereuse torpeur. Leurs cris, leurs rires la faisaient se retourner et elle s’arrêtait parfois à regarder leurs jeux.

Surtout, les petites manières qu’ils prenaient avec leur mère, rendaient Francine attentive.

Ils avaient, l’un cinq ans, l’autre huit ; tous les deux, semblait-il, incapables de se faire une idée juste du malheur qui les frappait. Et, en effet, ils ne comprenaient point ; quand ils étaient seuls, ils s’ébattaient innocemment, gambadaient avec l’insouciance de leur âge. Mais, dès que leur mère laissait voir son chagrin, ce qui arrivait souvent, ils abandonnaient tout pour accourir auprès d’elle.

L’aîné, à ces moments-là, cherchait à se rendre utile, relevait l’outil que Miraine avait laissé tomber. Le petit, lui, jetait ses bras au cou de sa mère ; ses mains caressaient les joues mouillées ; du bout de son doigt, il essayait de fermer les yeux d’où coulaient les larmes. Et si quelque étranger se trouvait là, l’enfant se retournait, hérissé, prêt à se battre.

La Miraine murmurait :

— Dieu notre Seigneur ! mon malheur pourrait être plus grand… Avec ces deux, s’ils ne changent pas, je ne serai jamais seule ; ma vie aura son soutien.

Francine, à ces paroles, ne manquait jamais de tressaillir. Dans la nuit de son cœur un peu de tiédeur entrait, comme un rayon de soleil dans un épais brouillard d’hiver ; et elle osait, pendant un moment, regarder l’avenir.

Chez Miraine, elle avait retrouvé ses habitudes pieuses. Chaque soir, elle s’agenouillait avec les autres, et souvent sa voix guidait la voix indécise des enfants. Elle eût aimé aller à l’église mais il eût fallu pour cela se rendre à Sérigny car Saint-Jean n’était pas une paroisse.

Un dimanche, avec la permission de sa patronne, elle entreprit un voyage à la ville. Elle y entendit la messe dans une grande et riche église dont les vitraux resplendissaient sous la lumière d’été ; et il y avait là des gens en toilette impressionnante, Francine trouva une petite place au dernier rang et s’efforça de mener sa pensée en prière, mais elle se sentait mal à l’aise, chétive, dépaysée dans cette église trop belle.

Elle sortit une des premières ; puis, comme si elle n’était venue à la ville que pour cela, elle monta vite vers l’Hospice.

C’était jour de visite ; sous le porche, devant le pavillon de la sœur tourière, des gens s’expliquaient. Comme ils n’en finissaient pas, Francine perdit patience et partit seule à la découverte, par les cours et les jardins, entre les tristes bâtiments.

Elle rencontra sœur Angélique dans un pavillon où l’on soignait des enfants nouvellement opérés. La religieuse était seule dans un petit réduit qui servait de lingerie ; devant elle, sur un guéridon, elle avait étalé des morceaux de papier finement découpés en dentelle et les admirait.

Toute vieille qu’elle était, elle se leva à l’approche de Francine et fit un pas en avant pour l’accueillir. Puis elle la pria de s’asseoir et la regarda attentivement dans l’espoir de la reconnaître.

— Je suis Franeme Riant… que vous avez soignée … Francine Riant de l’Assistance.. Je suis venue vous voir ici, l’année dernière.

Sœur Angélique n’entendit rien qu’un vague murmure ; de confiance elle sourit pourtant, de toutes ses rides. Puis comme l’autre se penchait pour lui parler à l’oreille :

— Oh ! dit-elle, par la grâce de Dieu, j’entends encore très bien… et mes yeux, aussi, sont des meilleurs… Messieurs les médecins me font souvent de grands compliments… Je ne les crains pas, moi, messieurs les médecins !

Elle prit un petit air fier et continua :

— Dieu m’a gardée aussi forte qu’au temps où je soignais les lépreux dans les pays chauds… Aussi n’irai-je pas dans une maison de retraite comme sœur Marie-Amédée qui a vingt ans de moins que moi. Je ne suis jamais fatiguée et pourtant j’ai du travail. Regardez plutôt !

Elle montrait, sur le guéridon, les petites dentelles de papier. C’étaient de simples feuilles de calendrier, patiemment découpées aux ciseaux par les mains adroites des convalescentes. Sœur Angélique, depuis quelque temps, s’était enthousiasmée pour cette industrie qui lui paraissait d’une grande nouveauté. Elle allait d’un pavillon à l’autre recruter ses travailleuses ; on la voyait se glisser derrière les médecins avec une paire de fins ciseaux, des feuilles de papier et des modèles ; elle rencontrait peu de mauvaise volonté. Il lui arrivait de travailler elle-même comme une ouvrière en ce joli métier et, ce qu’elle obtenait, elle le trouvait satisfaisant ; à vrai dire, ce n’était pas souvent, car la recherche de la main-d’œuvre lui prenait bien du temps et elle n’allait pas vite par les escaliers. Après besogne faite, elle se chargeait auesi de la réception de toutes ces merveilles ; puis il fallait les distribuer aux pauvres qui les méritaient, grands fiévreux, incurables, enfants sans sourires tordus par le mal. Enfin, quand on avait une pièce particulièrement belle, il était bien naturel de la montrer au personnel, à la sœur tourière, aux médecins, à l’aumônier, à monsieur l’économe. Ce dernier qui savait le prix des choses n’avait-il pas dit, souvent, que certains amateurs paieraient cela fort cher ?

— Il a dit fort cher, en vérité… fort cher !

Sœur Angélique hochait la tête et les gestes de ses mains ponctuaient aussi ses paroles. Elle conclut ainsi :

— On ne le croirait pas, mais c’est un bon métier !

Contente d’avoir trouvé quelqu’un pour l’écouter jusqu’au bout, elle dévisagea bonnement Francine. Sa surprise fut grande à voir le visage navré de la pauvre fille et ses yeux brouillés de larmes.

Elle demanda :

— Qu’y a-t-il ? Etes-vous souffrante ?

Francine répondit :

— J’ai de grandes peines !

Mais sa voix était sourde et ses lèvres remuaient peu. La religieuse, n’ayant pas compris, demanda encore :

— Etes-vous souffrante ? Si vous voulez, je parlerai aux médecins pour vous.

Francine secoua la tête et répéta :

— J’ai de grandes peines, sœur Angélique ! et je n’ai personne sur la terre à qui me plaindre.

Elle pleurait silencieusement, la tête droite, les mains allongées sur les genoux. L’émotion tirait sa lèvre supérieure qui était déjà bien courte et de temps en temps, apparaissaient ses gencives roses d’anémique.

La vieille religieuse fut attristée. Ayant gardé toute sa vie à travers des douleurs sans nombre, son sourire d’ingénue bonté, elle n’aimait pas voir les larmes ; elle ne sy était jamais habituée. Elle condamnait les larmes, n’était pas loin d’y voir une rébellion et un péché.

— Repentez-vous, dit-elle ; si vous souffrez pour n’avoir pas suivi le bon chemin, repentez-vous et vous serez consolée… car Notre-Seigneur est miséricordieux.

Elle regardait Francine attentivement et tout un travail se faisait en sa mémoire.

— Vous êtes venue me voir l’an passé… Je vous reconnais bien ! Vous m’avez dit que vous alliez vous marier. Je vous ai donné une belle image : l’avez-vous encore ?

— Oui, je l’ai gardée… Je suis très heureuse, sœur Angélique, que vous me reconnaissiez… Francine Riant… Vous avez été bonne pour moi… Sœur Angélique, il n’y a que vous qui ayez été bonne pour moi…

— Séchez vos larmes, dit la religieuse et repentez-vous si vous avez péché.

Alors Francine leva ses mains et s’en cacha le visage. Et ce qui l’étouffait depuis tant de jours, elle l’avoua devant cette vieille religieuse qui la reconnaissait à peine, qui l’entendait mal, mais dont le cœur simple et bon lui semblait proche de toute souffrance.

— Oui, sœur Angélique, j’ai péché… oui, c’est moi, Francine Riant… Je vous avais dit que j’allais me marier ; c’est bien moi… J’avais un ami… Auparavant jamais, non ! jamais personne ne s’était inquiété de moi ! jamais personne ne m’avait regardée seulement !… J’étais seule sur la terre… Ah ! que j’ai eu froid ! Oui, ma sœur ! déjà, lorsque j’étais toute petite, j’avais froid… J’ai toujours eu froid, toujours !… Mes patronnes n’étaient pas méchantes, je ne dis pas eela… et le travail ne m’a jamais fait peur… mais je ne pouvais pas, cependant, m’habituer chez elles ; je les quittais, je m’en allais, comme cela… Je ne peux pas bien expliquer… J’étais comme une passante en pays étranger, une passante que personne ne voulait reconnaître… une fille de l’Assistance… Je ne me plaignais pas, je ne pleurais pas… je savais bien que mon sort devait être celui d’une malheureuse… Mais il m’est arrivé une grande aventure !… C’est comme un conte, ma sœur… L’an passé, dans un pays, un beau pays où je me plaisais, j’avais un ami. Je ne vous ai pas dit son nom ? C’est Georges Misanger… il combat aux frontières françaises… Il est venu en permission deux fois… deux fois seulement… Mais je comptais l’épouser ; j’étais sûre de l’épouser… L’argent ne me manquait pas pour notre ménage et, du linge, j’en avais acheté !…

Elle se pencha, la figure toute cachée, jusqu’à toucher presque les genoux de la religieuse.

— Dès que je l’ai vu, ma vie a changé… J’étais tremblante devant lui, mais si heureuse… et tout me semblait beau… Même absent et très loin de moi, il était ma compagnie ; je n’étais plus seule, ma sœur… Alors, au mois de mai dernier, il a obtenu une permission…

Sa voix soudain se cassa ; de longs sanglots la secouèrent. Elle haletait. La religieuse la regardait de ses yeux d’enfant, étonnés et pitoyables.

— Il ne faut pas pleurer ainsi, dit-elle ; voyons, ne pleurez plus !

Francine eut une sorte de long cri sourd.

— Ah ! ma sœur ! c’est qu’il m’a abandonnée !… Il m’a abandonnée et je vais étre mère !

La religieuse s’était levée. Elle mit sa main sur l’épaule de Francine et la redressa. Elle avait très mal entendu les paroles lamentables, mais le ton de désespoir l’avait bouleversée. Tout de suite, elle offrit encore son remède.

— Il faut vous repentir… je prierai pour vous… Je prierai…

Francine, maintenant, sanglotait à petit bruit. Sœur Angélique, de ses doigts blancs et secs, toucha légèrement le visage éploré et elle reprit :

— Allons, séchez bien vite ces larmes ! Consolez-vous. Notre-Seigneur est miséricordieux.

Elle disait cela, non point très gravement, mais de sa petite voix grêle, un peu puérile, comme une chose ordinaire et tout à fait sûre.

Francine en éprouva du soulagement et respira plus à l’aise. Elle demeura encore un moment auprès de la religieuse dont la seule présence l’apaisait. Au moment de partir elle eut un faible sourire lorsque sœur Angélique, pour la consoler tout à fait, déposa sur sa main une petite dentelle de papier choisie parmi les plus délicates.

Au centre de la ville, dans la rue commerçante, les boutiques, en cet après-midi de dimanche, étaient fermées, mais les marchands avaient placé derrière leurs vitrines de belles choses que les promeneurs examinaient.

Passant devant un bazar qu’elle connaissait bien, Francine souffrit moins qu’elle ne l’aurait imaginé. Il y avait, à côté de ce bazar, la boutique d’un marchand de costumes pour enfants. Elle s’arrêta devant la vitrine ; on y voyait, tout à fait en avant, différentes pièces de lingerie pour le premier âge ; on eût dit des vêtements de poupée, Francine les regarda longuement, songeuse.

De l’autre côté de la rue, assez étroite en cet endroit, la Misangère, justement passait. Elle était venue à la ville, ce jour-là, pour voir un soldat convalescent qui arrivait de l’hôpital où Georges demeurait encore en traitement. Ayant eu, par ce soldat, de bonnes nouvelles, elle s’en retournait contente. Dans sa hâte de rentrer au Paridier, elle marchait très vite vers l’auberge où elle devait trouver son cheval attelé, prêt à partir.

Ses yeux, par hasard, tombèrent sur Francine, puis sur la vitrine et les trousseaux d’enfant. Elle fit encore quelques pas et se retourna : le visage de Francine lui apparut alors, un visage soucieux et plus maigre et plus terne qu’à l’habitude.

Une inquiétude nouvelle l’assaillit si soudainement qu’elle broncha.

IV


Pour faire sa besogne complètement et bien, Francine éprouvait quelques difficultés. Heureusement, elle ne travaillait pas en nombreuse compagnie ; ni la Miraine, absorbée par son chagrin, ni son père, vieillard que la fatigue rendait inattentif, n’observaient de très près les gestes de la servante. Lorsque Francine ressentait quelque malaise, elle pouvait, sans que cela fût remarqué, s’arrêter un moment pour se remettre ; d’habitude cela durait peu et elle réussissait à rattraper le temps perdu.

Quand elle était seule ainsi à travailler, elle pensait à Georges, au cruel abandon, et son cœur, alors, portait le deuil de l’amour ; mais souvent, aussi, son esprit s’en allait en songeries dans une direction nouvelle où se trouvaient douceur et réconfort. De plus en plus elle portait attention aux gestes des enfants ; le petit, surtout, l’attirait quand il se mettait en défense entre sa mère et les étrangers.

Un soir, avant de se coucher, elle chercha parmi son linge une pièce de toile fine qu’elle avait achetée à Sérigny d’un marchand passager, au beau temps d’espoir. Après quelques hésitations, elle tailla dans cette toile, puis faufila vivement les morceaux ainsi coupés ; elle obtint une petite chose devant laquelle elle sourit. À la réflexion, elle n’en fut pas du tout contente et recommença. Quand elle eut fini, sa bougie tout entière était consumée. Les bougies coûtaient cher. Le lendemain, craignant les remontrances de sa patronne, elle s’acheta tout ce qu’il fallait pour s’éclairer selon ses besoins.

Elle prit l’habitude de travailler ainsi un moment chaque nuit. Pour ne pas attirer l’attention, elle se couchait bien en même temps que les autres ou à peu près, mais, le premier somme fait, quand toute la maison reposait, elle rallumait sa bougie ; derrière un rideau tendu qui masquait la lumière, elle taillait, cousait, tricotait.

Bientôt, elle eut, caché au fond de son armoire, entre ses vêtements, un trousseau d’enfant, à peu près complet.

Alors, malgré le grand travail, malgré la tristesse de sa position, malgré l’angoisse de l’avenir incertain, elle s’aperçut que le temps coulait avec rapidité. Songeant à ce que serait sa vie aux jours proches où il lui faudrait quitter sa condition, la peur la glaçait parfois ; mais à de meilleurs moments elle murmurait :

Qu’allons-nous devenir ?

Et alors sa frayeur faisait place à une fièvre étrange, à une sorte d’allégresse obscure et tremblante.

Elle ne savait pas encore précisément ce qu’elle ferait ; il lui restait du temps pour se décider. En attendant, il lui fallait demeurer chez sa patronne, pour plusieurs raisons dont la moindre n’était pas celle d’économie.

En effet, elle était reprise par les soucis d’argent. Bien passé le temps où elle égarait cent francs dans le courtil ! Redevenue fort regardante elle n’achetait rien, serrait précieusemént sa fortune ; à la fin de chaque mois, elle fermait sa main avec un frémissement de plaisir sur l’argent de son gage et ne faisait nulles façons pour accepter les quelques sous qu’on lui offrait en plus, en récompense de ses bons services. Son livret de Caisse d’Épargne ayant produit de beaux intérêts, elle les plaça aussitôt en Bons du Gouvernement.

Dans la crainte d’être renvoyée, elle faisait l’impossible pour dissimuler son état. Elle revit son corset, le renforça, prit l’habitude de porter de longs sarraus qui l’enveloppaient toute. Pour plus tard, elle prépara à l’avance de bonnes ruses. Se voyant pâle, elle exposait de son mieux son visage au hâle ; elle mangeait beaucoup, non seulement aux repas, mais en cachette, luttant avec courage contre les nausées.

Il lui fallait montrer à tous le visage calme et souriant d’une jeune fille dont les soucis ne sont pas grands. On ne la voyait pas souvent par les rues du village ; cependant, elle ne se cachait point. En allant au travail, quand son bateau croisait celui d’une maraîchine bavarde ou d’un voisin facétieux, elle savait répondre comme il convenait.

Maxime, assez souvent, venait du côté de Saint-Jean, Avec lui, surtout, Francine se montrait d’humeur plaisante. Il lui donnait les nouvelles de Sérigny, contait ses démêlés avec sa grand’mère, ses ruses pour trafiquer malgré elle avec les Américains et tous les bons tours qu’il jouait aux voisins Mazoyer. Elle ne l’interrogeait point mais l’écoutait en souriant. Un jour elle se trouva un peu malade devant lui, se sentit pâlir ; pour lui donner le change elle se mit à le taquiner et chanta comme il partait.

Maxime rapporta la chose à Sénigny ; désirant donner une leçon à sa grand’mère il dit, en sa présence :

— La chambrière que nous avions n’a rien perdu à nous quitter ; elle a trouvé le bon nid chez Miraine. Elle chante comme si elle n’était payée que pour cela ! Ce n’est pas souvent qu’elle avait le temps et le goût de chanter par ici !…

La grand’mère entendit bien le propos mais elle en fut si contente qu’elle ne releva point l’insolence.

À quelques jours de là, désirant acquérir de ses propres yeux, une rassurante et définitive certitude, elle fit ce qu’elle n’avait point osé jusqu’à présent : elle alla jusqu’à Saint-Jean et passa chez Miraine.

Francine ne se trouvait pas à la maison ; la Misangère, à son sujet, posa quelques questions. Miraine répondit en louant très fort le caractère de sa servante et son habileté à l’ouvrage ; elle était heureuse de montrer qu’elle était bonne patronne et facile à contenter.

— Chez nous, dit la Misangère, cette fille paraissait d’un naturel un peu renfermé.

— Eh bien, répliqua l’autre, c’est tout le contraire ici !… Et pourtant, la maison n’est pas gaie !…

Ayant ainsi parlé, elle murmura :

— Attrape, la Grande Hortense !

La Misangère s’en alla là-dessus, non point fâchée, mais heureuse au contraire et comme rajeunie.

Elle était encore en vue de Saint-Jean, sur la route d’eau qui va vers Sérigny, lorsqu’elle aperçut Francine qui revenait par un fossé de traverse. La Misangère laissa glisser son bateau près de la berge ; de là, elle observa.

Francine pagayait lentement et semblait plongée en de tristes réflexions. Passant dans un rais de lumière, elle leva un peu la tête et son visage apparut, un pauvre visage marqué par la douleur… Puis elle disparut derrière une rangée d’arbres aux têtes basses et feuillues.

La Misangère continua son chemin ; elle songeait :

— Je ne l’ai vue que de loin pendant une demi-minute peut-être… Je l’ai très mal vue. Elle paraît un peu pâle, mais le Marais est malsain pour ceux qui n’ont pas l’habitude d’y vivre. Et puis elle a dû beaucoup travailler ; elle est sans doute lasse, tout simplement. Si elle était si triste, on le saurait bien ! Pourquoi Maxime, pourquoi Miraine m’auraient-ils menti ?

Elle se donnait toutes ces mauvaises raisons pour éloigner ses doutes, pour chasser son remords en un moment qui, pour elle, était grave et beau. Car Georges allait revenir !… revenir abimé par sa blessure, avec une jambe qui demeurerait traînante, mais enfin revenir pour toujours. Et Marguerite l’attendait, si bonne, si brave, et maintenant si gaie !… On allait, sans retard, fiancer ces deux enfants. Première joie après tant de peines ; première joie après les grands deuils.

« Georges revient et la noce sera bientôt. »

Glissant par les fossés entre la double rangée d’arbres feuillus, Francine, tout comme la Misangère, se répétait ces mots ; mais, pour elle, ils étaient d’une atroce cruauté. Elle venait de rencontrer Maxime au Marais et le garçon lui avait appris la nouvelle. Une douleur aiguë l’avait surprise, l’avait traversée comme une lame. Pour cacher son mal, elle s’était enfuie… Et maintenant elle rentrait au village, péniblement, sans force, sans courage, l’âme grelottante.

Francine connut encore quelques jours des plus tristes. Son grand chagrin était revenu, glacé, morne, noir et il l’accablait. Elle abandonna le trousseau si fiévreusement commencé, négligea toutes les précautions qu’elle prenait d’habitude.

Elle ne s’inquiétait plus de l’avenir ; la prière même ne lui était plus un baume. Pour un rien, elle fût partie, droit devant elle, à l’aventure. Une semaine pasea ainsi.

Le dimanche, à la prière de sa patronne qui la chargea de commissions, Francine prit place dans la voiture d’une voisine et se rendit à la ville.

La voisine allait simplement au marché et désirait ne point s’attarder plus qu’il ne serait nécessaire. Francine, au lieu d’entendre la messe, comme elle se l’était proposé, fit donc rapidement ses courses ; puis elle se hâta vers l’Hospice… Puisqu’elle se trouvait là, elle voulait revoir Sœur Angélique ; un besoin de s’épancher encore une fois la portait !

Elle arriva, essoufllée, sous le porche, fila sans attendre, comme une qui sait son chemin. Elle n’alla pas loin : une religieuse, sortant du pavillon des opérés, lui apprit que sœur Angélique était morte.

Francine répéta :

— Morte !… Morte !…

Mais l’autre la regardait, impassible, les yeux froids ; elle se trouva soudain honteuse, sans savoir pourquoi et presque effrayée. Elle sortit de l’Hospice tout de même qu’elle y était entrée, très vile, sans parler à personne.

Puis elle marcha au hasard par les rues, les veux vagues, la figure penchée.

Sœur Angélique était morte ! Il n’y avait donc plus personne sur la terre, à présent, pour écouter sa plainte.

Francine marchait lentement, sans regarder les gens.

Pourtant, à un carrefour, elle leva la tête pour reconnaître où elle se trouvait. Alors elle vit venir dans sa direction un homme à barbiche blanche dont la figure lui était connue : c’était cet employé-chef du bureau de l’Assistance qui lui avait aimablement parlé, en lui remettant ses papiers au jour de sa majorité. Par ce beau dimanche luisant et tiède, le bonhomme allait à la promenade ; à côté de lui, une dame de ville, un peu lourde et âgée, sa femme sans doute, marchait à petits pas.

Francine changea de trottoir, mais l’employé l’avait également reconnue ; quand il la croisa, il sourit et leva son chapeau avec autant de politesse que s’il se fût trouvé devant une personne d’importance. Elle rendit le salut et passa vite… Elle passa vite et puis, aussitôt après, ralentit son allure, se retourna : juste à ce moment la dame regardait en arnière, elle aussi…

Francine continua son chemin, troublée par cette rencontre. La bonté de cet employé lui revenait en mémoire. C’était, à la ville, la seule personne qu’elle connût à présent ; c’était, par le monde, la seule personne capable de s’intéresser à son sort et de lui donner des conseils de raison. Ne lui avait-il pas dit :

— Si, quelque jour, vous avez des ennuis, n’oubliez pas que nous restons à votre disposition.

Eh bien ! elle avait de graves ennuis, elle perdait la tête, ne savait comment s’en tirer…

Comme une personne en danger de se noyer se raccroche à tout ce qui passe à portée de sa main, Francine, dans sa détresse, souhaita revoir cet homme et lui parler ; ce fut un désir brusque, instinetif, auquel elle ne résista point.

N’osant cependant revenir franchement sur ses pas, elle fit un détour et, quelques minutes plus tard, elle se trouva bien devant ceux qu’elle cherchait. Ils s’arrêtèrent, un peu surpris. L’homme donna le bonjour en faisant une petite révérence, puis il dit à sa femme :

— Mlle Riant… Francine Riant, je crois. Une de nos filles… et des meilleures !

Toujours avec son sourire affable, il continua de tourner son compliment.

— Je dis « mademoiselle » Riant !… je me trompe, sans doute ?.… C’est « madame » qu’il faut dire. Vous m’aviez annoncé votre mariage — oh ! j’ai bonne mémoire !… vous m’aviez annoncé votre mariage, tout en faisant sonner vos écus…

Pendant qu’il parlait, Francine détournait les yeux ; les coins de sa bouche frémirent et s’abaissérent. La voyant ainsi prête à pleurer, il comprit qu’il avait fait fausse route et changea de ton aussitôt.

— J’espère que vous allez bien, dit-il, et que vous êtes heureuse…

Elle répondit :

— Non, monsieur, je ne suis pas heureuse.

— Oh ! oh !… fit-il en jetant un coup d’œil vers sa femme.

Île marchèrent ensemble, Francine au milieu, vers une petite place que l’on voyait au bout de la rue ; puis, devant la grille d’un jardinet, l’homme dit, après avoir, encore une fois, consulté sa femme du régard :

— Voici où nous habitons ; vous devriez entrer chez nous et nous conter cette affaire… peut-être pourrions-nous vous aider…

— Entrez donc ! dit à son tour la dame.

Francine ne se fit pas prier. Sur un banc, à l’ombre d’un arbuste poussiéreux, tous les trois prirent place ; et l’homme demanda tout de suite :

— Pourquoi done n’êtes-vous pas heureuse ?

Francine répondit :

— Il m’a abandonnée !

— Tant pis pour lui ! fit-il. Ne le regrettez pas : c’est un sot !

La dame continua ainsi :

— Ce n’est pas une raison pour se désoler… À votre âge et jolie comme vous êtes, un prétendant n’est pas difficile à remplacer.

Mais en parlant sur ce ton jovial, tous les deux, à la dérobée, examinaient Francine affaissée sur le banc. Car ils avaient entendu plus d’une plainte semblable à celle-ci… Leurs regards apitoyés se eroisèrent : ils avaient la même idée.

Francine, tremblante, balbutia :

— Je comptais l’épouser… et il m’a abandonnée… et puis maintenant…

Alors les deux autres parlèrent en même temps :

— Oui… oui… ma pauvre enfant !

Il y eut un silence assez long. Le vieil employé serrait l’une dans l’autre ses mains dont les jointures craquaient comme du bois sec. Il se mit à jurer à mi-voix, durement par le tonnerre et les sacrés noms. La dame protesta :

— Oh ! Edgard !

Mais il n’en continua pas moins à serrer les mâchoires et à médire tout bas contre de sales lâchetés qui se renouvelaient trop souvent ; il estimait que, dans un pays vraiment civilisé, il devrait y avoir des prisons spéciales où l’on traiterait certains goujats selon leur mérite.

Se tournant vers Francine, il parla directement.

— Alors, il vous a abandonnée… carrément abandonnée… Il n’y a plus rien à faire ?

— Il se marie bientôt, répondit-elle ; il se marie avec une fille de son pays.

Il reprit d’une voix amère :

— Ce garçon-là, bien entendu, a fait comme les autres : il a cessé de vous voir dès qu’il a connu votre position.

Comme Francine baissait la tête et gardait le silence, il insista :

— C’est bien cela, n’est-ce pas ?

— Il est reparti à la guerre… et, à mes lettres, il n’a jamais répondu…

— Le lâche ! interrompit la dame.

Mais Francine continua :

— Non ! il n’est sans doute point lâche… mais ce n’est pas moi qu’il aime.

— S’il n’avait pas été lâche… quand vous lui avez écrit.

Francine baissa davantage la tête et avoua dans un souffle :

— Il n’en sait rien… personne n’en sait rien. Je ne l’ai pas dit…

Les deux autres s’étonnèrent et firent un peu de bruit. À quoi pensait-elle ? N’était-ce pas folie ? et même folie coupable. Si le garçon eût été prévenu, qui sait si sa conduite n’eût pas été toute différente ?

Francine dit à voix basse :

— Du moment qu’il en aime une autre…

Mais le vieil employé fit un grand geste de sa main maigre comme pour renverser cette pitoyable raison.

— S’il vous plaît, ma fille, parlons sérieusement ! Vous n’avez plus quinze ans, vous devez regarder un peu plus loin que le bout de votre petit nez… Il n’y a pas que vous seule en jeu ! Vous m’obligez à dire les choses tout net ! Votre enfant… oui ! là !… avez-vous songé à votre enfant ? L’abandonnerez-vous ? pour qu’il soit ce que vous avez été ?

Francine releva brusquement la tête ; sa réponse jaillit :

— Cela non ! non ! jamais !

— Très bien ! mais comment arrangerez-vous votre vie ? Vous n’êtes pas la première à vous trouver dans ce cas et je sais bien, moi, comment les choses se passent, souvent… Que ferez-vous de votre enfant ?

Elle regarda l’homme bien en face avec des yeux brillants.

— Je l’élèverai ! J’ai de l’argent pour cela, beaucoup d’argent… Je travaillerai, je me priverai de tout pour qu’il soit bien… Je ne serai plus seule… C’est bien mon tour d’avoir de la compagnie ! Il portera mon nom, monsieur, et il me défendra… oui ! il me défendra !

Les derniers mots passèrent avec un frémissement passionné qui commandait le silence. La dame détourna la tête, sortit son mouchoir, à la dérobée. Le vieil employé fit la grimace et, par deux ou trois fois émit une petite toux qui ne rimait à rien ; au bout d’un moment, sa voix raisonneuse s’éleva encore.

— Vous garderez votre enfant ! c’est bon !… Vous avez beaucoup d’argent ! Ma pauvre fille, vous ne savez pas ce que c’est que l’argent… Il y a encore une chose à laquelle vous n’avez pas pensé : si vous veniez à disparaître… oui, à mourir ?…

Francine, de nouveau, avait baissé les yeux. L’employé et sa femme se firent pressants. Il fallait tout de suite écrire à ce jeune homme, ou bien le voir, lui parler… Si ce n’était pas possible, il fallait s’adresser à sa famille. Tout commandait d’agir sans retard.

Francine ne bougeait pas, semblait ne pas entendre.

— Cette démarche est difficile… elle vous ennuie, je le comprends bien. Voulez-vous que je m’en charge, moi ? Donnez-moi le nom de ce garçon.. ou bien, si vous le préférez, j’écrirai à la famille… il a bien des parents !… Je leur dirai juste ce qu’il faut… voulez-vous ?

Elle fit « non » plusieurs fois, de la tête, et, comme il insistait encore, elle répondit :

— La famille m’a rejetée déjà.

Le vieil employé se mit presque en colère,

— Mais enfin, vous ne comprenez done pas que la situation est changée ? Vous êtes un peu têtue ! Tant pis pour vous, à la fin, si vous en pâtissez !

Et la dame de son côté :

— Puisque vous ne voulez pas que l’on parle pour vous, faites-le vous-même | Il faut absolument que ce jeune homme soit prévenu… Vous avez beaucoup trop tardé.

Alors Francine, sembla se décider tout d’un coup :

— Eh bien oui ! dit-elle. Il revient de l’armée ces jours-ci ; peut-être même est-il déjà revenu… Je lui parlerai donc !

Les deux autres parurent contents.

— Comme vous avez bien fait de nous confier vos peines ! disait la dame,

Son mari faisait craquer ses mains et approuvait,

— Oui, vous avez bien fait !… et si quelque chose vous ennuie encore, revenez sans crainte !

Ils voulurent la questionner sur le pays où elle vivait, sur sa patronne, sur son travail ; mais Francine se rappela qu’elle était attendue ; elle se leva, remercia du mieux qu’elle put et sortit en hâte.

En se dirigeant vers l’auberge, elle songeait :

— Ils ont raison : je suis coupable grandement… J’aurais dû le prévenir… je le ferai aussitôt que possible.

Elle songeait en même temps que c’était une tâche bien pénible ; pour s’affermir, elle murmurait les sourcils froncés.

— Je lui parlerai !… oui, je lui parlerai !

Et elle relevait la tête d’un air décidé.

Juste à ce moment, un groupe parut au bas de la place, se dirigeant vers les rues marchandes. Francine tressaillit.

Îl y avait là Maxime, sa mère, Lucien, puis Marguerite en costume clair, comme habillée de joie ; il y avait aussi Georges en habit fringant de soldat… Georges s’appuyait sur une canne mais portait haut sa tête rieuse.

Francine comprit que tout ce monde était venu à la ville pour les achats des fiançailles. Son courage s’évanouit ; elle n’eut plus qu’une idée : tirer au large, disparaître. De peur d’être reconnue, elle se sauva sans regarder derrière elle.

Quand elle arriva à l’auberge, après un long détour, le cheval était attelé déjà ; la voisine, impatiente, montra un peu d’humeur, Ce ne fut pas seulement pour la contenter que Francine monta vite. Tassée dans la voiture, elle tenait sa main devant son visage, pour couper le vent, disait-elle, Elle ne se redressa qu’une fois franchies les barrières de la ville.

Son cœur, alors, battit plus bravement ; elle murmura encore :

— Oui ! je lui parlerai !

V


Georges occupait sa convalescence à la boulangerie où il faisait les tournées, notamment celle des Cabanes.

Il donnait bien aussi, de temps en temps, quelques heures au Paridier ou chez Léa, mais ses jambes blessées dont il souffrait encore ne lui permettaient pas les grands travaux des champs. D’ailleurs, puisque les bonnes décisions étaient prises et les accords faits, il avait sa place marquée à la boulangerie.

On attendrait, pour le mariage, le retour de Ravisé — qui ne tarderait guère à présent, la défaite des ennemis paraissant imminente —. Puis, le jeune ménage tiendrait la maison, en association avec le père, pour commencer. Aucune difliculté sur ce point, car Lucien avait encore ses idées vers l’instruction et les emplois de ville.

Aux accords, la Misangère avait parlé largement. Possédant des terres et de l’argent, elle en ferait partage au moment venu : les terres à Norbert et au gendre, l’argent à Georges qui en aurait besoin pour son établissement. Elle le voulait ainsi et, selon tous, c’était pour le mieux ; le gendre, assurément, n’irait pas contre.

Pour se donner un peu de joie, la Misangère souvent passait à la boulangerie où elle demeurait quelques minutes, à regarder les jeunes gens,

— Mère, disait parfois Georges, vous avez mauvaise mine ; vous prenez trop de soucis.

Elle souriait ; une ardeur nouvelle animait sa face vieille :

— Ne t’inquiète pas, mon enfant !

Elle partait plus allègre, en redressant la taille.

Georges et Marguerite s’aimaient d’amour joli. Certes, le jeune homme avait souffert à propos de Francine ! Croyant cette fille traîtresse et de mauvaise conduite, il avait eu, pendant quelques jours, le cœur déchiré. Il s’était mis en colère aussi ! Les lettres suppliantes qu’elle lui avait adressées et les pauvres colis, tout cela il l’avait refusé, dédaigneusement. Et sa pensée tout entière s’était reportée vers les siens, s’était reportée avec un peu de remords vers cette gracieuse cousine au cœur franc dont la tendresse s’offrait à lui sans malice ni détours. Celle-ci, on pouvait s’accorder avec elle en toute sécurité ; sa vie était claire comme ses yeux et dans la vie de ses parents, il n’y avait rien de louche non plus, rien d’inconnu. Tout de suite après sa permission, l’âme encore orageuse, Georges lui avait envoyé de longues lettres de gentille amitié ; lettres lues avec joie au pays de Sérigny.

Puis de grands combats avaient commencé, une mêlée furieuse où des soldats de tous les pays du monde poussaient de l’avant comme des démons, où le bruit était si grand que l’on croyait entendre hurler toute la terre.

Georges, un jour, s’était trouvé à l’hôpital, à démi fou, les jambes brisées, faible à ce point qu’il ne sentait presque plus son mal.

Il y avait de cela, deux mois à peine ; maintenant, à cause du mauvais coup que les ennemis lui avaient donné, la guerre était finie pour lui.

Sa guérison s’achevait au pays calme dans la douceur d’aimer. Les heures passées au milieu des combats lui apparaissaient parfois comme un étrange et mauvais rêve ; et, de même cette courte folie de jeunesse qui l’avait jeté aux bras hasardeux d’une passante inconnue. À tout cela, qui était à peine concevable maintenant, qui était pénible, triste et laid, il valait mieux ne plus penser.

Et vraiment, il n’y pensait pas, un soir radieux de septembre, en revenant de porter sur le bateau des Ravisé, le pain aux Cabanes lointaines. Il ne pensait qu’à Marguerite qui, sortie après lui pour une course, devait l’attendre sur le chemin de halage au bord du Grand Canal.

À l’endroit convenu, elle l’attendait en effet. Poussant des cris légers de crainte et de joie, elle descendit sur le bateau qui dansait un peu.

Non loin de là, Francine attendait aussi.

Après avoir longuement hésité, elle avait pris soudain ce parti de grande hardiesse. Seule au paradis des Mirain, elle avait abandonné sa besogne pour s’en venir guetter Georges à la lisière du Marais.

S’étant cachée parmi les roseaux d’une conche, elle l’avait aperçu de loin et son cœur s’était mis à battre sur une cadence affolée à l’idée qu’il faudrait l’aborder, lui barrer la route et lui parler à la façon d’une mendiante ennemie. Quand elle le vit accoster de l’autre côté du canal et prendre Marguerite au passage, le dépit la pinça dur et cependant, peu après, quelque chose en elle se détendit… Au moins, elle n’aurait pas à parler ; ce ne serait pas encore pour cette fois.

Aussitôt, elle pensa s’éloigner ; mais les deux autres qui approchaient assez vite, la verraient fuyant. Elle poussa son bateau vers la berge, descendit et s’accroupit derrière les roseaux. D’abord, elle s’y tint la tête baissée, ne voulant pas voir ; puis la curiosité fut la plus forte et, par une étroite embrasure, entre les feuilles, elle regarda.

Dans l’eau calme du canal se reflétaient les pâles quenouilles des peupliers de bordure et la procession blanche des nuages ; le bateau semblait glisser sur un pan de ciel. Marguerite avait pris place à l’arrière près de Georges et le soleil oblique allongeait leurs ombres côte à côte.

Bientôt, Francine entendit le murmure des voix énamourées. La voix de Georges était grave et chantante et celle de Marguerite sonnait clair. Et puis elle n’entendit plus rien : trois soldats d’Amérique passaient sur le chemin de halage… Marguerite s’était un peu éloignée de Georges qui manœuvrait sa rame en silence ; ils rapprochèrent leurs têtes dès que les étrangers eurent disparu.

Georges arrêta le mouvement de sa rame, la maintenant seulement à l’arrière pour gouverner. Le vent léger du crépuscule envoyait en effet ses premières haleines ; il poussait le bateau dans la direction de Sérigny et, insensiblement, vers la berge, du côté de Francine.

Les voix devinrent tout à fait perceptibles. Francine retint son souffle : c’était d’elle que Marguerite parlait, d’une voix un peu triste, à présent, et boudeuse.

— On ne la voit plus en ces côtés, disait-elle. et ce n’est pas grand dommage !

Le bateau, à l’entrée de la conche, tourna lentement sur place, si près de Francine que l’avant frôla les roseaux qui la cachaient. Marguerite parlait seule.

— Je l’avais reçue chez moi en bonne camarade… mais j’ai bien compris, par la suite, ce qu’elle voulait. Sa conduite envers moi n’a pas été belle !

Elle continua sur un ton de reproche et si bas que Francine entendit à peine :

— J’en connais un qui se serait laissé prendre à ses manigances !

Georges eut un mouvement d’humeur ; sa rame battit Peau.

— Pourquoi parles-tu de cette fille ? Elle est partie !… Laisse-la donc où elle est !

— Ohl j’ai eu bien du chagrin à cause d’elle ! murmura encore Marguerite.

Alors Georges dit :

— Ce n’était pas une compagnie pour toi !… Et ne te vante pas de lui avoir fait accueil, de l’avoir tenue de trop près, en camarade ! car c’est une malheureuse de cœur bas !

Il ajouta durement avec une sorte de rancune :

— Les filles de son espèce ont déshonoré notre pays depuis le commencement de la guerre. Elle est de celles qui passent mal leur temps en compagnie d’inutiles embusqués. Cette fille ! une coureuse de grand chemin… Elle se met en débauche avec les Américains qui sont ici.

Marguerite dut le regarder d’un air surpris, car il continua ainsi :

— Je suis sûr de ce que je dis ! Je ne l’aurais pas cru au premier moment, mais il m’a été donné d’en avoir la preuve… la preuve !

Le bateau avait complètement tourné ; du bout de sa rame, prenant appui sur les roseaux, Georges le replaça dans la bonne direction. Puis, pour changer les idées de la petite, il fit des remarques sur le mauvais état des routes d’eau,

— Les fossés s’envasent, disait-il : bientôt, à de certains endroits, on ne pourra plus passer… Vois ! les herbes envahissent tout.

Marguerite se pencha un peu.

— Ici, dit-elle, il y a bien des herbes mais la profondeur ne manque pas.

— Parbleu ! nous sommes sur le Grand Canal ! D’ailleurs, au Marais, les bons endroits pour se noyer ne sont pas rares encore.

Marguerite se redressa avec un petit frisson et s’accrocha au bras de Georges. Il se mit à plaisanter là-dessus ; puis, à lents coups de rame, il mena son bateau vers le milieu du canal. Ils s’éloignèrent, serrés l’un contre l’autre. Marguerite souriait, l’âme en fleur parce que Georges, à voix tendre, lui tournait de gentils compliments.

Dans sa cachette, agenouillée derrière la roselière, Francine sentait sa pensée lui échapper ; de ses mains glacées elle se serrait les tempes pour apaiser le bourdonnement qui lui emplissait la tête.

Elle se leva péniblement, marcha au hasard sous les arbres où l’ombre se glissait déjà. Ayant retrouvé son bateau, elle remonta la conche par où elle était venue. Tout cela, comme en un rêve.

Sa rame heurtait les racines, plongeait dans la vase, s’accrochait aux longues herbes et le bateau voyageait d’une berge à l’autre. Des idées menues et vagues erraient comme des floches de brouillard en sa pensée ; des mots puérils sortaient de sa mémoire.

« Chambrière, tu n’auras jamais le coup de pelle d’une maraîchine. »

S’efforçant de temir le milieu de la conche, elle manœuvra sa rame avec application, comme aux jours d’apprentissage où Maxime lui enseignait les bonnes façons.

« À petits coups, chambrière ! à petits coups. »

Ellle dépassa sans y prendre garde la rigole qui menait vers Saint-Jean. De minute en minute, la brume d’eau devenait plus épaisse ; elle s’élevait au-dessus des roseaux, enveloppait les troncs difformes des frênes et montait, le long des peupliers, vers les cimes émues de vent. La nuit prompte prenait le Marais ; et Francine allait toujours, droit devant elle.

Soudain, le bateau s’arrêta. Francine, voulant donner un bon coup pour le faire avancer ne trouva que la vase. Alors elle se leva et regarda autour d’elle avec étonnement, comme une qui se réveille, Elle ne distingua rien, que des branches au-dessus de sa tête et, de chaque côté du bateau, tout près, un fouillis de roseaux et de hautes herbes. Sans doute, elle n’était plus dans la conche ; elle avait dû tourner par un petit fossé négligé des riverains et où les bateaux ne passaient plus.

« Les herbes d’eau envahissent tout… Le Marais s’envase… »

Les paroles de Georges revinrent à ses lèvres et, en même temps, la douleur s’éveilla en son cœur et fut insupportable.

Attirant à elle les roseaux du bord, elle dégagea son bateau, le ramena en arrière. Elle pensait ainsi regagner la conche et bientôt, en effet, le bateau flotta en eau profonde ; mais le peu que distinguait Francine à travers la brume ne lui permit pas de reconnaître sûrement son chemin.

Elle continua de pagayer, suivit d’abord un canal assez large mais fort irrégulier, puis, sans qu’elle pût comprendre comment cela s’était fait, elle se trouva engagée dans un dédale de fossés où une obscurité à peu près complète régnait.

Longtemps elle erra à l’aventure, sans rien voir, échouant dans les roselières, se heurtant aux racines et durement fouettée par les basses branches.

Enfin, elle déboucha dans une clairière d’eau où semblait dormir une lumière vague et blème. De très hauts peupliers environnaient cette clairière. Quelques branches craquèrent ; il y eut des remous de brouillard parmi les cimes invisibles. Et puis, ce fut, tout à coup, comme une palpitation immense : des milliers d’ailes battirent à la fois.

Francine pensa :

— C’est ici le carrefour aux corbeaux… Je suis done au bout de la Belle Rigole. Le paradis de chez nous doit être de ce côté ainsi que la hutte aux roseaux.

Pour découvrir cette hutte et mettre son bateau en bonne direction elle entreprit de faire le tour de la clairière. Elle le fit deux fois, trois fois, vainement : elle ne trouva ni la hutte, ni les arbres du paradis ni l’entrée de la Rigole, ni rien de connu.

Alors elle comprit qu’elle s’était égarée tout à fait et que, si l’on ne venait pas à sa recherche, la nuit passerait sans doute sans qu’elle pût rejoindre la maison de Miraine.

Elle n’en fut pas autrement troublée ; elle avait trop souffert, elle souffrait trop… tout lui était égal à présent.

Cependant, elle voulut encore essayer de reconnaître le point du Marais où elle se trouvait ; elle plongea sa rame pour mesurer l’épaisseur de l’eau, mais n’atteignit pas le fond. Comme elle se redressait, la rame, tenue du bout des doigts, lui échappa. Elle ne put la rattraper…

Le bateau, lentement, gagna le milieu de la clairière et s’immobilisa,

Francine appela quatre ou cinq fois ; mais sa voix n’allait pas loin, tout de suite étouffée par le brouillard et rompue par les innombrables rideaux de feuillage. Seuls, quelques corbeaux répondirent en recommençant leur ronde,

Alors, Francine s’assit au milieu du bateau, puis s’allongea comme pour dormir. Nulle frayeur, mais une lassitude infinie, une sorte de lâcheté étonnante et inconnue… Elle songeait aux dernières paroles de Georges ; après cela, il n’y avait plus rien à tenter, rien à dire… plus rien ! Il fallait tout accepter sans lutte.

« Elle se met en débauche avec les Américains. une coureuse de grand chemin ! » Il lui semblait entendre la voix cruelle, mais elle venait de loin, cette voix, de si loin qu’elle ne pouvait presque plus faire blessure.

Francine ferma les yeux ; ses pensées flottèrent comme fumées que le vent emmêle. Sur une pente douce mais où rien ne pouvait la retenir, elle tombait, tombait, sans inquiétude ni souffrance, vers un abîme où voyageaient des lueurs pâles…

Ce fut le froid qui la tira de cet engourdissement. Redressée, elle ouvrit les yeux et vit un spectacle étrange qui prolongeait son rêve.

La lune assiégeait le Marais. Rien n’était tout à fait visible et rien n’était tout à fait obscur, mais, par les lents mouvements de la brume, tout changeait d’aspect d’instant en instant. Tantôt la lumière dégageait la cime d’un peuplier et tombait entre les arbres, en pluie fine et droite ; tantôt des lueurs inexplicables naissaient parmi les roseaux, des lueurs d’aube qui rampaient un moment sur les herbes d’eau, puis, lentement, s’évanouissaient. Ce n’étaient que formes irréelles, apparitions glissantes, frôlements blèmes, effacements. Par-dessus tout, emplissant tout, un silence surnaturel.

Agenouillée au bord du bateau, Francine, de nouveau, ferma les yeux. Sur une pente douce où rien ne pouvait la retenir, sans inquiétude ni souffrance, elle tombait, tombait…

Un vague sourire passa sur ses lèvres ; elle dit tout haut, d’une voix de somnambule :

— Il y a encore de beaux endroits pour se noyer… Francine Fiant, de l’Assistance… Francine Riant qui était seule sur la terre…

Elle se pencha sur l’eau…

Un grand cri !… un cri rauque de surprise et d’horreur ! Francine s’était rejetée en arrière, si brusquement que la légère embarcation faillit chavirer : elle venait de sentir en elle un tressaillement inconnu…

Hâtivement, elle fit un signe de croix, joignit les mains pour une prière… mais elle avait à peine commencé, que le frisson de vie la secoua encore. Ses mains glissèrent à ses flancs, ses bras se croisèrent étroitement en un geste de protection ; et elle demeura ainsi, le corps ployé, haletante.

Et puis la peur la souleva… Elle venait de partout, la peur ! de la nuit livide, des formes surprenantes, du brouillard cauteleux et froid, de l’eau surtout, de l’eau perfide et que l’on ne voyait pas. À présent, les roseaux remuaient, des bêtes maraudeuses fuyaient ou plongeaient et le battement des ailes invisibles avait recommencé dans les hautes branches.

Francine eria :

— À l’aide ! à moi ! je suis perdue !

Mais la peur la tenait à la gorge et l’étranglait. À chaque mouvement qu’elle faisait, elle sentait le bateau danser sur l’eau profonde. Vainement, elle essaya de détacher à l’arrière la planche du siège, avec laquelle elle eût pu ramer ; ses doigts s’y ensanglantèrent.

Le bateau, cependant tournait ; repoussant l’eau de ses deux mains, tirant sur les herbes flottantes, Francine réussit à le faire avancer jusqu’aux roseaux de la berge. Dans sa hâte de mettre pied à terre, elle s’embourba profondément, voulut se dégager, roula sur l’herbe.

Sortie du couvert des arbres, elle se mit à crier entre ses mains jointes pour jeter sa voix plus loin.

— À l’aide ! à l’aide !

Puis, retenant son souflle, elle écouta. Il lui sembla bien entendre un clapotement régulier, comme le bruit assourdi d’une rame battant l’eau, mais nulle voix humaine…

Elle sanglota tout haut, désespérément.

Quelqu’un pourtant venait vers elle. Marivon, qui pêchait en ces parages, avait entendu ses cris.

Prudent, il s’était bien gardé de répondre, mais, sans bruit, sans hâte aussi, il arrivait à la découverte.

Il s’approcha, par un fossé, entre des arbres qui le cachaient : constatant qu’il n’y avait pas de danger pour lui, il descendit sur le pré, par mouvements lents et silencieux, comme il faisait quand il voulait surprendre les jeux des bêtes sauvages.

— Qui es-tu, toi qui cries au perdu ?

Francine, comme une folle, courut vers lui. Il rompit aussitôt, craignant une surprise ; mais, déjà, l’ayant reconnu, elle s’accrochait à son bras, riait et pleurait en même temps.

— Emmenez-moi, Marivon !… Je me suis égarée… Conduisez-moi à Saint-Jean chez Miraine !

Sans rien lui dire, il la mena à son bateau, la fit asseoir et reprit sa rame à l’arrière. Ils voyagèrent en silence, un petit moment, par des fossés très sombres, puis débouchèrent dans une conche assez large où tombait la clarté de la lune. Alors Marivon demanda :

— Quoi que tu pensais donc… à crier comme ça ?

— Je vous l’ai dit : j’étais perdue…

Il hocha la tête d’un air incrédule, sembla songer profondément. Ce n’était pas la première fois qu’on lui tenait pareil propos, mais on l’avait si souvent engeigné qu’il se méfiait. Que l’on pût s’égarer dans ce Marais dont lui, Marivon, connaissait tous les fossés, tous les arbres, cela lui paraissait un peu fort et comique !

Il répéta :

— Perdue !… perdue !…

— Oui ! à la tombée du soir, en bateau… je me suis égarée… Et puis ma rame m’a échappé au beau milieu d’une place d’eau.

Quand il eut réfléchi là-dessus, il partit d’un immense éclat de rire, la tête renversée, ne montrant plus que sa barbe emmélée et le nœud de son cou qui sautait.

Et Francine, grelottante, riait aussi, les bras étroitement croisés sur le ventre ; elle riait, sauvée de la nuit et sauvée des autres dangers plus graves.

Vers la Belle Rigole, ils rencontrèrent le père de Miraine qui, après avoir longtemps appelé dans toutes les directions, rentrait, fort inquiet.


À quelques jours de là, F rancine, pour la tranquillité de sa conscience, écrivit à Georges. Le jeune homme jeta la lettre au feu sans l’ouvrir.

Francine ne fut pas très étonnée de ne recevoir aucune réponse ; elle n’en fut pas non plus désespérée.

VI


Miraine décida, vers la fin de l’été, d’abandonner sa ferme. Une maraîchine d’un village voisin reprenait le bail avec une forte enchère et réservait même, contre bel argent déjà compté, part importante du cheptel. Avant la guerre, cette maraîchine cultivait avec son mari — brave homme mais sans nulle ambition — quelques parcelles de prairies et, seulement, un tout petit carré de plaine. L’homme parti, la femme qui visait plus haut avait tiré ses plans à sa guise, hardiment. Dans le désarroi des premiers moments elle avait acheté des bêtes à très bas prix et fait cultiver des champs restés en friche, Intrigante, guettant les nouveautés, elle s’était engagée en plus d’un trafic et, favorisée par la hausse constante, elle se trouvait maintenant à niveau d’aisance. Mais elle prétendait ne point en rester là. Comprenant que la guerre allait finir, pour faire fête à son mari, pour l’étonner, un peu aussi pour prendre définitivement le pas devant lui, elle avait donc décidé cette installation au pays renommé de Saint-Jean dans une belle ferme.

Miraine en profita. Elle se rétirerait sur un petit bien qu’elle avait et dont l’exploitation suffirait largement à l’occuper en attendant que ses enfants fussent en âge ; d’ailleurs, l’argent ne lui manquait pas.

Dès que le marché fut conclu, elle prévint sa servante, l’invitant à chercher une autre condition pour la fin de décembre.

Francine comptait partir vers ce moment-là, précisément ; la nouvelle ne changea donc rien à son plan. Mais elle eut ainsi une bonne raison pour s’absenter le dimanche et prendre à l’avance toutes ses précautions.

Elle alla, encore une fois, demander l’appui du vieil employé de l’Assistance. Elle le trouva chez lui, occupé à écrire. Comme il la questionnait d’abord sur le résultat de ses démarches, elle ne voulut pas mentir.

— J’ai écrit, dit-elle, et l’on ne m’a pas répondu…

— Alors, vous avez parlé ?

— Non, avoua-t-elle, je n’ai parlé à personne…

Il demeura un instant perplexe, se demandant si cette fille n’était point une vicieuse, si elle n’avait point forgé de toutes pièces cette histoire afin d’atténuer sa faute et de se faire plaindre. Mais non ! Des filles vicieuses et menteuses, il en avait vu défiler beaucoup dans les bureaux de l’Assistance : elles n’avaient point cette physionomie.

Il entreprit encore de chapitrer Francine sur sa coupable timidité ; il la gronda doucement d’abord, puis se mit en colère.

— Faites tout le nécessaire, disait-il, ou bien laissez-nous tranquilles !

Elle se tenait devant lui, les mains croisées, secouant la tête d’un air obstiné.

— Non ! dit-elle, je ne ferai plus rien. D’ailleurs il consentirait à m’épouser que moi, maintenant, je ne voudrais pas !

Entendant cela, le bonhomme se remit à ses écritures et ne la regarda plus. Interdite, croyant l’avoir gravement fâché, elle allait sortir lorsqu’il la rappela d’un ton brusque :

— Pourquoi partez-vous déjà ? Vous avez bien quelque chose à nous demander ?

Elle lui expliqua done enfin qu’elle se trouverait sans place à partir du 24 décembre. Il regarda sa femme et celle-ci posa toutes les questions qu’il fallait. Puis, ils cherchèrent ensemble s’il y avait, parmi les gens de leur connaissance, quelqu’un qui voulüt bien accepter Francine pendant quelque termps après cette date. Sur le moment, ils n’en découvrirent point.

— Plus tard, consentiriez-vous à vous éloigner de votre enfant ?

— Non, par exemple ! Je le garderai près de moi… toujours près de moi !…

Êlle avait jeté ces mots avec une vivacité qui leur parut de bon augure :

— Très bien !… mais cela ne simplifiera pas les choses… Il vous faudra une place choisie… une place où, je le crains, vos gages ne seront pas gros.

Elle releva la tête d’un air brave.

— J’ai de l’argent ! plus de quatre mille cinq cents francs ! Avec quatre mille cinq cents francs, je pourrais au besoin, me passer des autres.

Ils eurent un sourire, mais ne la détrompèrent point. La dame dit :

— Nous réfléchirons… nous chercherons. Revenez donc à la huitaine : peut-être aurons-nous trouvé ce qui vous convient.

Francine, le dimanche suivant, n’eut garde de manquer le rendez-vous et, cette fois, tout fut réglé pour le mieux.

Elle entrerait à la mi-décembre chez une vieille dame vivant seule à qui elle tiendrait compagnie pendant quelques semaines. Plus tard, elle reviendrait chez cette dame, si tel était son désir et pourrait amener avec elle son enfant, à condition que le service n’en souffrit pas trop. Les gages offerts étaient, comme il fallait s’y attendre, minimes. Francine, sans hésiter, accepta pourtant.

— Nous devons vous dire aussi que la maison ne semble pas fort gaie… et vous n’y jouirez pas d’une grande liberté pour vos sorties.

— Qu’importe ! répondit Francine, je n’y serai pas seule !

Elle répéta plusieurs fois :

— Je n’y serai pas seule !… J’aurai une compagnie… une compagnie…

Parlant ainsi, elle levait des yeux illuminés.

Après de grands remerciements, elle partit, sûre du lendemain, à présent, heureuse d’un bonheur nouveau et plus profond que n’avait été son furtif bonheur d’amour.

Le soir, dans sa chambre, elle se surprit à fredonner une berceuse. Elle s’arrêta soudain, confuse, craignant d’avoir été entendue, à cause du deuil qui pesait sur la maison.


À partir de ce moment, la vie de Francine ne fut qu’une espérance ardente. Rien ne l’effrayait plus ; les chemins d’avenir s’ouvraient, tout baignés d’été.

La nuit, pendant son sommeil, comme de douces fumées voyageuses ses songeries se levaient devant elle. Le jour elle rêvait encore, mais elle se représentait alors sa vie raisonnablement, par images vives et précises.

Chez la vieille dame qui la recevrait comme servante, elle n’aurait pas grand travail ; il lui resterait du temps pour s’occuper de son enfant, de son fils.

Car, ce serait un fils, qu’elle appellerait François : jamais elle ne pensait autrement. Elle le voyait déjà, agile, brun et un peu trop méchant ; il lui attirerait, par ses cris, des démêlés avec la vieille dame, à moins que, par grâce de Dieu, cette dernière ne fût sourde. La nuit, elle le coucherait dans son lit, auprès d’elle, tout contre et ils se réchaufferaient mutuellement.

Et puis, elle le voyait grand… grand et fort, galamment vêtu et, surtout, très fier !

Elle ne resterait pas éternellement en condition. Avec l’argent qu’elle possédait déjà, celui qu’elle ne pouvait manquer d’économiser encore, il lui serait aisé de s’établir.

Quelle loi l’empêcherait, par exemple, de prendre à son compte un petits fonds de commerce qui, par ses soins, gagnerait en importance ?

Elle songeait au commerce mais sans s’attacher passionnément à cette seule idée ; elle réfléchissait, voilà tout, discutait avec elle-même. Marchande ? soit ! ce n’était pas si sot !… Pourtant s’il se présentait une autre entreprise plus avantageuse et plaisante, elle saurait en profiter. Dès que François serait hors de la première enfance, elle aurait l’œil ouvert pour guetter la bonne occasion.

Sa pensée, d’ailleurs, ne s’égarait point en ambitions démesurées. Ainsi, elle ne songeait pas à la fortune : tout simplement, elle voulait s’établir… En quel pays ? Mon Dieu ! cela importait peu !… En un pays qu’elle choisirait, où elle serait considérée autant que toute personne qui se conduit bien…

Dans ce pays, elle aurait sa maison, son travail, son fils. Elle aurait François et rien ne lui manquerait.

— Il ira à l’école comme les autres… et s’il est puni, tant mueux ! Il me fera bien mettre en colère ! Grand Dieu ! je n’ai pas fini !… Il travaillera avec moi si la situation s’y prête, sinon, hors de ma maison, à quelque bon métier qu’il aura appris… Le garder dans mes jupes ? pour qu’il reste craintif et mal dégourdi ? Merci bien !… Je lui laisserai la bride assez longue. Quand nous serons réunis, le soir, après le travail, ou bien le dimanche, il me contera ses affaires ; il dira ses peines s’il en a et moi les miennes. J’ai toujours eu peur de tout ; avec lui je ne craindrai rien ni personne… S’il y a de mauvaises gens pour me chercher noise, je leur dirai : « J’ai quelqu’un dans ma maison qui saura vous répondre. » Il passera devant moi : « Laissez ma mère tranquille et filez votre chemin… » Au besoin, pan ! sur le nez…

Cette idée qu’elle ne serait plus jamais seule, que sa vie aurait son bon soutien, accompagnait Francine tout au long des heures ; et, toujours, son esprit était ainsi en travail de prévision pour les formes que prendrait plus tard son bonheur. Quant à ce bonheur lui-même, elle le mettait si peu en doute qu’elle en jouissait à l’avance et non point secrètement. Aux yeux de tous, elle devenait plus gaie, beaucoup plus hardie et grande parleuse aussi. Il n’était pas rare de l’entendre chanter, lorsqu’elle se trouvait seule à travailler au Marais, ou bien lorsqu’elle suivait les routes d’eau, sur un bateau berceur. De bonnes gens, des vieillards malins, lui demandaient :

__ Chantez-vous la fin de la guerre, jeune fille, et le retour de votre promis ?

Ils pouvaient parler ainsi car la victoire était enfin venue et plus d’une, parmi les gardiennes, portait sa joie comme un vêtement de fête.

Francine n’avait plus son pauvre sourire de lassitude et de résignation ; elle riait franchement, regardait les autres bien droit. En quelques semaines elle apprit à connaître beaucoup de gens du pays. Elle s’intéressait aux familles voisines, surtout aux femmes qui restaient veuves avec des enfants. Il lui arrivait de questionner un peu plus qu’il n’était convenable et de dire son mot alors qu’on ne lui demandait rien. Miraine lui en fit un jour l’observation, lui prédisant qu’elle s’attirerait ainsi des ennuis. Mais Francine avait perdu beaucoup de sa timidité…

Sa seule crainte, à présent, était de rencontrer la personne méfiante et rusée qui découvrirait son état. Elle redoublait de précautions, soignait son visage, se serrait la taille. À mesure que le temps passait cela devenait de plus en plus pénible. Sa douleur, à elle, ne comptait pas, mais l’idée qu’elle pouvait ainsi causer tort à son enfant lui était un grand tourment. Pourtant il lui fallait bien demeurer à Saint-Jean jusqu’aux dernières semaines de décembre. Elle attendait cette date de liberté avec impatience, avec une sorte de fièvre joyeuse. Sa santé, par bonheur, se maintenait satisfaisante.

Le trousseau était prêt mais elle Y travaillait encore pour l’enjoliver et l’enrichir. Sévèrement économe, elle fit cependant pour ce trousseau des dépenses folles.

Elle vivait en continuelles rêveries de belle espérance. Son esprit revenait rarement en arrière vers les années de triste solitude ; et, de même, le souvenir des rapides heures d’amour ne lui apportait plus son amertume et son trouble.

Dire qu’elle pardonnait à Georges, ce serait un peu trop : elle se souvenait des mauvaises paroles qui avaient fait si soudaine blessure. Mais dire qu’elle lui gardait une noire rancune, qu’elle le détestait à mort pour sa trahison, voilà qui serait un gros mensonge.

À la vérité, elle ne l’aimait plus ; elle ne le détestait pas davantage ; il lui était devenu quasi indifférent.

À son insu — ou du moins sans qu’elle s’en fût jamais rendu bien compte — ce qui l’avait jetée, docile, aux bras de Georges, ç’avait été moins la passion d’amour que le désir de trouver un cœur franchement ami, un compagnon de sa solitude, un soutien, le désir de trouver enfin ce qu’elle avait vainement cherché durant toute sa pauvre jeunesse en déshérence.

Or, maintenant, elle allait avoir son soutien. soutien fidèle qui ne faiblirait pas, qui ne trahirait pas… son enfant ! Il serait à elle seule, sans partage.

Elle regardait l’avenir avec des veux si confiants que son cœur, en vérité, ne pouvait éprouver de haine contre personne.

Un soir, elle faillit rencontrer Georges au Marais. Elle ne l’avait, certes, point cherché ! elle ne voulut pas davantage le fuir. Ce fut lui qui tira au large.

Elle eut un petit sourire.

VII


Un matin de décembre, Clovis, le gendre, revint au Paridier.

Ïl était maigre et de teint jaune, recuit de misère avec des yeux de loup ; les os de sa forte charpente faisaient saillie sous sa capote.

Il embrassa sa femme, souleva brusquement son fils qui eut peur et se mit à crier.

Il ne pouvait s’empêcher de trembler un peu ; n’étant pas de ceux qui aiment à laisser voir leur émotion, il se retenait de parler.

La Misangère entrait ; il lui donna l’aecolade à elle aussi. Puis il dit :

— J’ai faim !

Otant sa capote, il s’assit au bout de la table, du côté du feu et tira un couteau de sa poche. Ses regards allaient vers le buffet et marquaient son impatience. Solange apporta le pain et un morceau de lard, puis cassa des œufs pour une omelette.

Il mangea solidement, se coupant d’énormes bouchées qu’il avalait vite, d’un coup de gosier, le front plissé, la tête projetée en avant. La chair sèche de ses joues s’étirait puis se rassemblait en nœuds durs et le jeu de ses mâchoires faisait remuer jusqu’aux cornes de son bonnet de soldat.

La Misangère lui versa du vin. Il s’arrêta pour vider son verre et dit à mi-voix :

— Vingt dieux !

— Il ya donc longtemps que vous n’aviez mangé ? demanda la belle-mère.

La bouche pleine, il secoua la tête, puis répondit du mieux qu’il put :

— Il n’y a que trois ou quatre heures… pas plus !

Un moment après, attirant à lui l’omelette, il acheva sa pensée :

— J’ai toujours désir de manger… Je n’ai que du vent dans l’intérieur.

Quand il fut un peu rassasié, il regarda autour de lui plus attentivement. Par la fenêtre, il aperçut Christophe qui sortait de l’étable avec deux bœufs enjugués. À ce moment, Solange disait :

— Tu n’as pas bonne mine… tu as beaucoup maigri.

Il répondit :

— Ne t’inquiète pas : le coffre est bon,

Puis, tout aussitôt, il demanda, les yeux tournés vers le valet :

— Où va-t-il, celui-ci ?

— Il mène le tombereau au champ des Crépelles, pour les topinambours, dit la Misangère.

— Ah ! Les bœufs sont en état ; vous avez dû piquer dans le foin !

— Non ! pas trop… Jusqu’à présent, le fourrage n’a pas manqué ; les betteraves étaient belles.

— C’est bon ! dit-il, je vais voir ça !

Il se leva et sortit, tenant en son poing un quignon de pain où il mordait encore.

La Misangère, à voix basse, dit à Solange :

— Marche à côté de lui ! c’est ta place !

Solange prit son enfant par la main et rejoignit son mari. La Misangère, derrière eux, sortit aussi.

Clovis, d’abord, se dirigea vers l’étable. Il compta les bêtes. Le nombre n’en était pas grandement diminué : ce fut une surprise pour lui.

— Tu as donc acheté ? demanda-t-il à Solange,

— Oui, répondit-elle.

La Misangère vint à son aide.

— Nous avons vendu, acheté… et nous avons élevé aussi.

Clovis ne questionna plus, mais son contentement fut visible. Seules, deux vaches demeuraient, du bétail d’avant-guerre ; il prononça leur nom au passage puis examina attentivement toutes les autres qu’il ne connaissait pas.

À la fin, il hocha la tête et dit :

— Il en faut du fourrage pour garder toutes ces bêtes en état !

— Nous en avons ! répondit la Misangère.

Et, passant la première dans la grange, elle montra les betteraves, les pommes de terre, les bottes de choux et de navets et le tas de foin à peine entamé.

La surprise de Clovis fut plus grande encore dans le hangar aux outils. S’il avait compté trouver quelque part un changement avantageux, ce n’était certes point là ! Or, il avait devant les yeux tout un outillage neuf : charrette, rouleau, herse, charrue, faucheuse… Il demanda, inquiet tout à coup :

— Où donc as-tu pris l’argent ?

Solange répondit :

— Les denrées se sont vendues très cher…

Et la Misangère reprit encore :

— Tous les produits de la terre sont à des prix que vous n’imaginez pas !… Nous avons payé comptant et, soyez tranquille ! il reste à Solange de l’argent placé… Mais vous n’avez pas tout vu !

Au fond du hangar, elle tira une bâche qui recouvrait la lieuse.

— Avec cela, dit-elle, la moisson n’est plus qu’un jeu.

L’homme fit le tour de la machine, l’examina curieusement, la touchant avec précautions, d’une main légère, car il n’en connaissait pas le fonctionnement. Redressé, il vint près de sa femme et, lui mettant une main sur l’épaule, il dit simplement :

— Merci !

Il sortit le dernier du hangar, se retournant à chaque pas pour admirer le riche outillage. Dans la cour, il prit l’enfant dans ses bras.

— Maintenant, dit-il, allons voir les champs !

Solange, à cause de la pluie qui menaçait, fit mine de rester en arrière, parla de l’enfant qui prendrait froid. Mais la Misangère commanda encore, d’une voix basse et dure :

— Marche à côté de lui !

Ils passèrent d’abord par le pré Buflier où la terre, à présent, semblait endormie. Clovis s’enquérait des rendements, des fumures et la Misangère le renseignait. Au champ des Crépelles qui était proche, ils rencontrèrent Christophe chargeant ses topinambours, Clovis parla au valet d’une voix amicale, puis il fit cette observation qu’avec la seule aide de ce jeune gars, elles n’avaient pas dû venir facilement à bout des semailles.

— Elles sont terminées cependant ! dit Solange.

Et la Misangère :

— Allons à la Tombe-Renaud : nous verrons les emblavures.

Ïls allèrent done à la Tombe-Renaud. C’était une petite éminence où poussaient quelques noyers ; de là, on avait sous sa vue les terres principales du Paridier, en bordure d’un grand carré de plaine qui était le grenier du pays.

En cette saison d’hiver, aux yeux d’un homme de ville, cette terre jaunâtre et presque nue, cette plaine monotone étendue sous un ciel lourd de pluie, eût semblé chose fort triste et sans nulle signification. Mais, aux yeux d’un paysan, le fort et minutieux travail des hommes apparaissait avec évidence et la terre, déjà, donnait sa promesse.

Clovis, debout sous les noyers, son fils entre les bras, regardait les emblavures.

La Misangère, le bras tendu, donnait ses explications. Lui restait immobile et muet. Ses yeux alluient des guérets récemment ensemencés où se voyaient encore les rayures de la herse, aux champs d’avoine précoce couverts de sombres touffes étalées ; avec une attention particulière, ses regards se posaient sur les belles étendues de blé où les tiges rigides, d’un vert pâle, perçaient la terre commeune chevelure rase et drue.

— Ici, disait la Misangère, nous avions des betteraves … semé tard, le grain travaille encore… La voisine des Alleuds s’est acheté un semoir et nous l’a prêté. Acheter un semoir, c’est faire une économie : il y faudra penser…

Clovis regardait. Une émotion silencieuse et vaste tremblait en sa poitrine. Et c’étaient, ensemble fondues et se renforçant, la joie de la liberté, la joie du bien-être après d’étonnantes misères, mais aussi la joie de retrouver son pays, de retrouver l’amitié des siens et encore la joie virile et qui passait son espoir de reprendre sa tâche en belles conditions, d’un cœur ardent, avec des bras toujours vigoureux.

Clovis, immobile, ne disait rien. Il pleurait…

Un sanglot profond, qu’il ne put retenir, secoua sa haute et rude carcasse.

La Misangère aussi s’était tue : en son âme se levait la grande joie d’orgueil.

Dès le lendemain, ils se heurtèrent : Solange avait déjà parlé…

Le gendre commença par remercier.

— Vous avez travaillé chez moi, dit-il et, je m’en doute, travaillé beaucoup. La mollesse n’est point votre défaut ! Je suis donc endetté envers vous pour l’aide que vos bras ont apportée !… La Misangère, à qui le ton ne convenait pas, répliqua :

— J’ai fait ce que je devais faire. La dette dont vous parlez, je ne vous en demanderai jamais paiement.

Clovis continua :

— Vous avez travaillé chez moi, je vous en sais gré. Mais me voilà de retour… dans quelques jours je serai libéré et vous pourrez vous reposer… Il ne faut point, au même chantier, plusieurs voix pour commander. Chez nous, maintenant, Solange dirige la maison et, pour le reste, c’est ma volonté qui règne.

Elle ne fut pas surprise, car elle attendait ces propos ; tout au plus pensa-t-elle qu’ils venaient un peu tôt.

— Vous avez raison ! dit-elle.

Mais lui, voulut tout de suite régler la question.

— Les vieux avec les jeunes, ça ne va jamais trop bien, vous le savez comme moi… Les vieux veulent commander et ce n’est plus leur tour. Vous êtes venue vous installer chez moi avec mon beau-père, à présent défunt ; vous y avez vécu… Je ne vous le reproche pas ! C’était plus commode : Solange pouvait ainsi vous aider à soigner le beau-père. Maintenant, cela change un peu, comprenez-le bien ! Il n’y a plus de malade à soigner… et, à Château-Gallé, vous avez votre maison…

— C’est bien mon idée, dit-elle, de retourner chez moi ; à ce sujet, il n’y aura pas de mouvement entre nous.

Bien qu’elle fût blessée assez cruellement, elle n’en voulut rien laisser paraître. Un moment après, elle parla ainsi :

— Dimanche, Norbert doit venir au pays. Je voudrais profiter de cette occasion pour vous rassembler et vous faire déjeuner à ma table à Château-Gallé.

— J’irai ! dit le gendre. Il faut bien que nous parlions de l’arrangement… oui ! de cet arrangement que vous avez fait, partageant vos terres et votre argent pendant que, moi, je crevais de faim au chenil des Boches… J’aurai peut-être quelques mot : à dire…


À ce grand déjeuner du retour, vinrent les deux fils, le gendre, la bru et les trois Ravisé. Solange et Maxime ne parurent pas. L’absence de l’enfant choquait la Misangère ; elle l’avoua devant Norbert. Celui-ci, assez bon homme mais non des plus fins, observa :

— Il n’a pas voulu nous suivre ; il vous craint… Je ne sais pas ce que vous lui avez fait.

Le gendre, brutal, pensa qu’il était juste d’expliquer les choses clairement.

— Parbleu ! dit-il, le petit n’est pas fou ; il craint qui le bouscule. À vouloir trop sévèrement dominer on perd l’amitié des autres.

Il n’y eut que Marguerite Ravisé pour protester Elle leva des yeux indignés et sa voix fraîche, après celle des hommes, sonna bref.

— Taisez-vous ! dit-elle.

La Misangère sembla n’avoir rien entendu. Elle s’approcha de son fourneau potager et, penchée, souffla sur la braise. Marguerite s’étant levée pour l’aider, elle la ramena doucement à sa place, à côté de son fiancé.

— C’est mon plaisir, dit-elle, de vous voir tous assis à ma table et de vous servir. Ce jour est beau qui rassemble autour de moi ceux qui me restent.

Elle apporta la soupière et dit encore :

— Mangez en paix, pauvres qui avez eu tant de peines !

Puis elle s’occupa de sa cuisine sans se mêler davantage à la conversation.

Les hommes parlèrent de la guerre, pour commencer. Ravisé, par droit d’âge, n’avait pas combattu ; travaillant de son métier à l’arrière des armées, il n’avait pu voir grand’chose. Pour Clovis et les deux frères, il en allait différemment. Ils en avaient long à dire, et chacun, écoutant les autres ne s’en laissait pas conter.

Norbert avait fait toute la campagne avec les jeunes d’active, se trouvant toujours au bon endroit quand il fallait donner un coup. Georges, lui, était allé au pays d’Italie ; il avait combattu ensuite avec des Anglais, des Américains, des noirs, des blancs, des jaunes et des bronzés… Et ses blessures, né comptaient-elles pour rien ?

Clovis fauchait leur gloire.

— La bataille ? Je connais ça aussi bien que vous… Mais crever de misère dans les camps de représailles, vous faites-vous seulement une idée de ce que cela peut être ? Hein ?… Je vous dis que vous n’avez rien vu !

— Nous avons toujours bien vu les obus nous arriver sur la tête pendant que tu faisais la corvée chez les belles dames allemandes ! Au moins, toi, tu étais à l’abri et sûr de revenir.

— Sûr de revenir !

Clovis serrait les poings dans son impuissance à dire les souffrances abominables, la lente agonie désespérée de ceux qui, parmi les prisonniers, étaient faibles de corps ou faibles d’âme. Il était encore enragé de haine, non point seulement, comme les deux autres, contre les gouvernements fauteurs de guerre, mais, directement, contre les Boches, tous les Boches, du plus petit à l’Empereur.

— En somme, répétait Norbert, tu t’en es tiré sans grand dommage !

Ayant raison tous les deux, ils n’en voulaient point démordre et ils finirent par échanger des propos hargneux. Moins âpre, Georges plaisantait avec sa belle-sœur et avec Marguerite.

À propos du partage, Norbert et Clovis se trouvèrent du même côté contre Georges ou plutôt contre Ravisé qui, cette fois, leur tint tête. Ils s’en prirent à la mère qui décidait sans consulter personne et ils blâmèrent ouvertement son penchant à vouloir tout diriger. Quelques mots passèrent, rappelant l’accident du père Claude et sa triste fin. La Misangère ne montra point qu’elle en était blessée.

— Mes enfants, dit-elle, rien n’est encore fait.

Vous êtes réunis : si l’arrangement ne vous convient pas, cherchez-en un autre.

Ils cherchèrent et ne trouvèrent point. Ravisé soutint encore une fois que Georges, vu le prix des terres à présent, n’était pas du tout favorisé ; bien au contraire ! Norbert en convint à la fin. Clovis dit :

— Je veux me rendre compte… je prendrai un expert. Le partage des prés, en tous les cas, ne paraît pas avantageux pour moi.

Ayant fini de manger, ils décidèrent d’aller, sans retard, examiner les choses sur place.

Marguerite demeura auprès de la Misangère pour l’aider à desservir. Montrant les hommes qui, dans le courtil, parlaient avec vivacité, elle murmura :

— Ils ne devraient pas se disputer aujourd’hui…

La Misangère dit :

— Laissons-les se disputer ! ils finiront bien par se mettre d’accord. J’aime mieux les voir ainsi, ardents et soucieux de leurs intérêts que mornes et découragés… Ils sont redevenus ce qu’ils étaient, vois-tu, car ils ont retrouvé, intacte et même embellie, la place que nous leur avons gardée… Ma fille, c’est un grand jour !

VIII


Le second dimanche de décembre, Francine fit transporter à la ville, son trousseau, en plusieurs paquets importants.

Le 15 du même mois, dans la soirée, elle quitta la maison de Miraine.

Les grandes pluies ayant fait monter soudain les eaux du Marais, la chaussée de Saint-Jean se trouva coupée en plusieurs endroits et Francine dut rejoindre la gare par Sérigny. Le père de Miraine la conduisit en bateau jusqu’au Grand Canal puis s’en retourna.

Francine, au lieu de traverser Sérigny prit un sentier de plaine qui rejoignait la route après avoir contourné le village.

Elle portait, dans une boîte en carton, ses vêtements de travail, ses papiers et quelques menus objets. Le tout n’était pas fort lourd. Cependant, elle avançait assez péniblement sur le sol glissant : son corset, pour la dernière fois durement serré, lui coupait le souffle et la blessait.

Avant d’arriver à la route, Francine, à peu près sûre à présent de ne rencontrer personne, s’arrêta et, cachée par une haie, se mit un peu plus à l’aise.

Son corset desserré, elle poussa un soupir de soulagement, puis elle releva la tête. La Misangère était sur la route, immobile, à quinze pas d’elle et la regardait !

Francine reprit sa boîte et, sans crainte, s’avança ; personne ne l’intimidait plus. Elle leva les yeux franchement vers son ancienne patronne. Celle-ci ne bougeait pas ; la plus grande émotion se lisait sur son visage.

Ayant donné le bonjour sur un ton indifférent, Francine passait… Mais l’autre dit :

— Francine, j’aurais à te parler… ne veux-tu point m’écouter ?

La servante s’arrêta, étonnée. La Misangère la regarda avidement et n’eut plus de doute ; elle balbutia :

— Où vas-tu, malheureuse ?… malheureuse !…

Francine pâlit, se sentant devinée. Dans un redressement de tout son être, elle fit front :

— Malheureuse !… pourquoi suis-je plus malheureuse qu’une autre ? Ai-je besoin d’implorer la pitié de quelqu’un ? Où je vais, je saurai me tirer d’affaire. On peut manger du pain ailleurs que chez vous.

Elle continua, un peu agressive :

— Où je vais, on ne me chassera peut-être pas sans raisons ! On ne lancera peut-être pas contre moi de laides accusations, comme on l’a fait ici. Oui ! en votre pays, madame Misanger, il s’est trouvé quelqu’un que vous connaissez bien sans doute, pour jeter sur moi la honte !… Quand j’ai voulu me défendre il était trop tard !… trop tard !…

Elles demeurèrent un instant silencieuses l’une devant l’autre et la plus troublée et la plus humble n’était pas Francine.

La Misangère enfin trouva quelques paroles.

— Ma pauvre petite, j’ai eu des torts envers toi.

Francine l’interrompit :

— Si vous avez été injuste, dit-elle, Dieu vous punira !

Un silence pénible les sépara encore. La même Pâleur couvrait leur visage, mais les yeux de Francine étaient pleins d’allégresse hardie comme les yeux d’une rêveuse illuminée.

La Misangère sembla rassembler sa volonté et prendre un grave parti.

— Ma fille, dit-elle, écoute-moi… Je veux savoir où tu vas… et je veux que tu me dises…

Mais, vive, la voix de l’autre, de nouveau, brisa la sienne.

— Non, je vous dis adieu, madame Misanger ! Vous n’entendrez plus parler de moi et je ne vous demande qu’une chose qui est de ne jamais vous inquiéter de mon sort !

La Misangère pâlit davantage et détourna les yeux ; les grandes paroles de justice qui venaient à ses lèvres s’arrêtèrent ; elle acheva pauvrement :

— Je veux que tu me dises… si je t’ai bien assez payée lorsque tu as quitté le Paridier… Tu avais beaucoup travaillé pour nous…

Francine se redressa, les yeux fiers.

— Je ne vous demande pas la charité !… Non ! à présent, en aucune façon, je n’ai besoin de votre charité !… Gardez votre argent, madame Misanger ! J’ai mon dû !

Et elle s’en alla, la tête haute, sans se retourner, marchant d’un pas sûr.

La Misangère la regardait s’éloigner. Elle pensa la rappeler, fit un mouvement pour la suivre, puis elle s’arrêta, tremblante, bouleversée… Tout vacillait en elle ; sur son visage gris, la grise lumière du jour semblait frémir.

La pensée de justice assiégeait son âme, mais, en même temps, elle se représentait, avec une vivacité cruelle, le désarroi des siens si elle parlait…

Une minute peut-être elle balança : puis, lentement, elle se détourna et reprit le chemin de Chàteau-Gallé.

La Grande Hortense marchait d’une allure très lasse et se penchait en avant… Elle était, à présent une vieille femme dont les jeunes, bientôt, souriraient mais que personne ne plaindrait jamais beaucoup, à cause de sa réputation de dureté.

Arrivée au seuil de sa maison, elle s’arrêta et s’adossa au mur, près de la porte. Ses regards flottèrent un moment dans le vague de l’air, puis ils firent le tour de l’étroit horizon, se posèrent sur les toits aigus du Paridier, sur les peupliers du Marais, suivirent jusqu’au ciel la montée d’une fumée blanche au-dessus du four des Ravisé.

Ses regards cherchaient les témoignages du bonheur des siens. Ce bonheur était l’œuvre maîtresse de sa volonté ; œuvre douloureuse dont il lui restait de profondes blessures. Elle songeait à Claude qui était mort en la maudissant, à ses enfants qui ne l’aimaient guère ; elle revoyait Francine partant seule sur le chemin d’aventure.

Elle comprit que toute joie était finie pour elle et qu’elle allait peut-être avoir de grands remords.

Du fond de son cœur elle y consentit. Son visage retrouva son habituelle sérénité.

Elle murmura, elle aussi :

— J’ai mon dû !

Puis, pour souffrir, elle entra dans sa maison froide où s’installait l’ombre du soir.

Par l’étroite fenêtre, se glissaient les derniers rayons du couchant ; ils illuminaient, au-dessus de la cheminée, la haute figure de l’officier défunt.

— La Misangère s’avança, comme attirée par cette clarté ; et il lui sembla que, vers elle, s’abaissaient doucement les yeux sévères.


FIN