Les Gens d’Auberoque/II

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 21-40).

II

Le lendemain, guidé par l’appariteur de la mairie, M. Lefrancq commença ses visites. La première fut pour M. le maire, comme de juste. La chambrière introduisit le visiteur dans un vieux salon sentant la poussière, dont elle ouvrit la fenêtre pour aérer un peu. Bientôt arriva un grand vieillard voûté, avec des lunettes et une calotte grecque soutachée, un peu fanée. À sa veste, où se montrait un accroc, à ses sabots terreux, on voyait que le brave homme qu’était M. Lavarde venait de son jardin, où il passait sa vie. Après les premiers compliments de bienvenue, M. Lavarde exprima timidement l’espoir que M. le receveur ne se déplairait pas trop à Auberoque. Sans doute, le bourg en lui-même n’offrait pas de grandes ressources pour un jeune homme ; mais c’était une petite ville en comparaison de la localité voisine, de Charmiers, qui n’était qu’un village… Et puis, la terre d’Auberoque venait d’être achetée par madame Chaboin, une richissime capitaliste qui allait faire aménager le château pour l’habiter… Elle recevrait sans doute, cela donnerait un peu de vie au pays…

Il parlait à voix basse, lentement, cherchant ses paroles, s’arrêtait parfois, hésitant, comme s’il eût craint d’avoir dit quelque énormité, et tiraillait ses petits favoris blancs comme pour se donner une contenance.

« Et d’une ! » se dit le receveur en sortant.

— Maintenant, dit-il à son guide, il faut continuer en perdant le moins de temps possible : allons au plus près.

— Alors, c’est chez monsieur Caumont, le juge de paix.

Le juge était dans une petite pièce à usage de cabinet, en train de grabeler un jugement, lorsque le receveur se présenta. Il se leva pour recevoir le visiteur que la bonne avait introduit, et M. Lefrancq vit un homme de belle taille, assez replet, qui portait une moustache et une impériale taillées comme celles de l’Empereur, grises toutefois, car il avait « douze lustres », ainsi qu’il disait. Avec une certaine allure roide et quelque brusquerie de manières qu’il affectait, cela lui donnait l’air d’un capitaine de cavalerie en retraite, et il était flatté qu’on le lui dît. Dans les premiers temps de son arrivée à Auberoque, il équivoquait mollement ; mais, devant la persistance de quelques bons raillards, il avait fini par accepter cette origine, et maintenant il y croyait fermement et racontait sans se faire prier ses campagnes d’Afrique. La vérité vraie était qu’il n’avait pas dépassé le grade modeste de caporal dans la garde nationale, en 1848, et que, jusqu’à l’âge de cinquante ans, il n’avait jamais quitté la petite bourgade gasconne qu’il administrait comme maire. C’est là que l’Empire était venu le chercher pour en faire un juge de paix, en récompense de services électoraux rendus au député de la région. C’était, d’ailleurs, comme magistrat, une nullité, ce qui ne l’empêchait pas d’ambitionner un plus haut poste. En revanche, il excellait aux fonctions de police que les parquets d’alors imposaient aux juges cantonaux. Il avait toujours plein la bouche de son dévouement à S. M. l’Empereur, et, au quinze août, il l’emportait sur tous les autres fonctionnaires, de plusieurs drapeaux et de quelques douzaines de lampions.

Le juge avait deux filles mariables : c’est assez dire qu’il s’empressa de présenter M. Lefrancq à ces demoiselles, qui, prévenues par la servante, avaient précipitamment abandonné la confection d’un cotillon, tiré d’une vieille robe, pour se rendre dans une pièce assez délabrée, qualifiée de salon, où l’une avait pris une bande de tapisserie et l’autre sa broderie.

Au cours de la conversation qui s’engagea, M. Caumont parla de madame Chaboin, une compatriote à lui, qu’il avait vue toute jeune, et pauvre, — sans reproche, — et qui, maintenant, depuis sa grande affaire de la « Mer nouvelle de Tombouctou », roulait sur quinze ou vingt millions !

Là-dessus, mademoiselle Bernadette, l’aînée, déclara qu’elle ne s’expliquait pas que madame Chaboin eût acheté en Périgord un vilain nid à hiboux comme le château d’Auberoque, alors qu’il y avait là-bas, dans leur pays, de belles terres, avec des résidences superbes, comme leur château de Césenac, par exemple !…

Puis ces demoiselles et leur père, se prêtant un mutuel appui pour amener la chose, mentionnèrent incidemment le cousin Carral, procureur impérial à Lectoure, et l’oncle de Séverac, conseiller général du Gers…

Quant à madame Caumont, née de Séverac, assise dans un coin, elle ne disait rien : entre son mari et ses filles, la pauvre dame n’avait pas voix au chapitre.

« Quelles pécores ! » se disait le receveur en sortant.

— Le plus près, maintenant, c’est chez monsieur Grosjac, le médecin des chevaux, dit l’appariteur.

— Allons chez monsieur Grosjac.

Il y a des Petit qui sont grands, des Grand qui sont petits, des Brun qui sont blonds et des Blanc qui sont noirs ; mais il y a aussi des noms qui vont admirablement à leur homme : ainsi était celui de Grosjac.

Le porteur de ce nom était un petit gros homme de trente-cinq ans, rousseau, et aussi épais d’esprit que de corps. Ses gros yeux saillants dans une tête ronde et prématurément chauve, son nez écrasé, sa forte mâchoire en saillie, ses grosses lèvres hérissées de poils rares et longs, lui donnaient quelque vague ressemblance avec un phoque ; d’autres disaient : « avec un bouledogue ».

Vulgaire dans sa personne, grossier dans ses manières et ses propos, ce médicastre chevalin, grand amateur d’absinthe, que ses parents avaient affublé du prénom de Séraphin, faisait le désespoir de la blonde madame Grosjac, qui avait de grandes prétentions à la distinction. Parce qu’elle avait quelque peu pianoté chez son père, professeur de danse à Toulouse, et qu’elle chantait à peu près juste des morceaux d’opéra, madame Grosjac se croyait de bonne foi une femme du monde, et se désespérait de végéter dans une bourgade comme Auberoque. Elle en voulait à son mari de ses allures de rustre frotté de science comme un « croustet » de pain est frotté d’ail ; de son prénom ridicule, de son incapacité professionnelle qui l’avait obligé à quitter Périgueux, où il n’avait pas de clients, pour Auberoque, où il n’en avait guère. Et, vraiment, on s’expliquait cet insuccès persistant en le voyant pratiquer. On eût dit plutôt un empirique, un mauvais maréchal-expert, qu’un vétérinaire diplômé. Aussi les méchantes langues disaient-elles qu’il ne l’était pas, ce qui était faux pourtant.

Tout cela ne l’empêchait pas d’ambitionner un emploi de préparateur à l’École vétérinaire de Toulouse. Madame Grosjac, qui lui avait soufflé la chose, ne manquait pas d’esprit ; mais son peu de jugement ne lui permettait pas de comprendre qu’il fallait, pour occuper une semblable situation, une science suffisante, de l’intelligence et une autre encolure que celle de son mari. Aussi le député de la circonscription, dont le « docteur », comme on l’appelait facétieusement, s’était fait l’agent électoral, était-il assassiné de demandes et de pétitions par ce couple impatient. Certes il les apostillait chaudement avant de les transmettre au ministre compétent ; mais il expliquait, d’autre part, au postulant la nécessité de conquérir une situation qui lui permit de forcer la main à Son Excellence : il y avait tant de demandes de ce genre !… « Ah ! si vous étiez maire d’Auberoque, conseiller d’arrondissement seulement, nous pourrions espérer d’enlever l’affaire !… » Malheureusement, M. Grosjac était conseiller municipal, pour tout potage, et encore n’avait-il été élu qu’à grand’peine.

Aux affres lancinantes de l’ambition mal apaisées par les lettres banales et émollientes du ministre au député, précieusement transmises par ce dernier, s’ajoutait, pour ce ménage, la gêne. Non pas une gêne absolue, mais la gêne relative de ceux qui veulent paraître et se règlent sur de plus fortunés. Madame ne sortait guère, se trouvant toujours mal mise, et ne voyait à peu près que la directrice de la poste, mademoiselle de Caveyre, à qui elle confiait ses chagrins. Elle ne recevait pas de visites non plus, ayant honte d’être mal logée, comme le sont généralement les fonctionnaires et les étrangers dans ces trous de campagne. N’ayant pas le souci de ses deux enfants, confiés aux soins de leur grand’mère, elle passait son temps à récriminer contre la destinée, à faire des devis de toilettes en Espagne d’après des catalogues de nouveautés, et à lire des feuilletons coupés au bas des journaux, vautrée dans un vieux fauteuil crasseux. De son ménage, elle ne s’en occupait pas et en abandonnait le train à de petites bonnes de quatorze à seize ans qui se succédaient rapidement : car, quoiqu’elle payât mal et nourrît peu, madame était exigeante et les flanquait à la porte pour un rien.

Surprise par la visite du receveur dans un négligé malpropre, au milieu d’un désordre honteux, madame Grosjac fit répondre par la petite bonne qu’elle avait la migraine ; quant à monsieur, il était en course.

M. Lefrancq s’empressa de laisser sa carte et sortit.

— Maintenant, dit son guide, c’est chez le greffier, monsieur Foussac.

Le greffier rentrait justement de la chasse, lorsque le receveur se présenta, en sorte que le malheureux dut subir le récit des péripéties de la journée et des prouesses de M. Foussac. Celui-ci ne fit grâce à son visiteur ni d’un arrêt de Diane, ni d’un coup de fusil, ni d’une pièce abattue. Il avait roulé un beau bouquin de huit livres, fait coup double sur deux bécasses et tué cinq perdreaux, gris, car il ne négligeait aucun détail. Mais son plus bel exploit du jour était une perdrix rouge tirée « au coup du roi » et qui était venue tomber juste à ses pieds, — pour un peu, il eût dit dans son carnier, — de telle manière qu’il n’avait eu qu’à se baisser pour la ramasser.

Ce grand gaillard sec et grisonnant parlait, parlait, enfilant les gasconnades, prodiguant les hâbleries, avec un laisser aller facile et verbeux. Et ce n’était pas seulement en matière de chasse qu’il était ainsi, mais en tout. Il fallait l’ouïr narrer au café ses aventures galantes : près de lui, Don Juan n’était qu’un amoureux transi. Il mentait d’ailleurs ingénument, sans malice, sans mauvaise intention, naturellement, comme un pommier porte des pommes. Il n’eût pas dit la vérité, même dans son intérêt. Aussi était-il légendaire à Auberoque, où, lorsqu’une nouvelle était annoncée comme venant de lui, chacun disait :

— Voire ! cela mérite confirmation !

Quant à madame Foussac, c’était une femme d’une belle taille et prestance, de ces personnes dont on dit : « Elle est bien conservée ». En fait, elle n’avait que trente-huit ans et, quoiqu’elle fût très honnête et irréprochable, passait, grâce aux calomnies féminines, pour n’être pas insensible aux flèches du petit dieu malin. Au surplus, malgré les énormes moustaches de pandour de son mari, dans le ménage, c’était elle qui « portait culottes », comme on dit à Auberoque et ailleurs, et, le soir, après neuf heures, lorsque M. Foussac s’attardait au jeu, elle l’envoyait querir par son gamin :

— Papa, maman te demande.

Et le pauvre greffier laissait ses cartes à quelqu’un et se hâtait de réintégrer le domicile conjugal.

Ce n’est pas à elle que M. Foussac en imposait avec ses histoires, ah ! non… Lorsque parfois, pour la taquiner, on la plaisantait sur les fanfaronnades amoureuses de son mari, elle faisait tranquillement :

— Il en faut beaucoup rabattre de ce que dit monsieur Foussac.

Oyant parler dans le bureau de son mari, madame Foussac fit son entrée, poussée par la curiosité. Mais, juste à ce moment, le receveur prenait congé : il ne fit donc qu’échanger une inclination de tête avec la « dame » du greffier.

De là, M. Lefrancq fut conduit chez le notaire. M. Bourdal était dans son étude, lorsque la bonne fit entrer le receveur au salon. C’était une pièce triste et froide, aux meubles recouverts de housses grises à demeure, qui sentait « le renfermé » comme ces appartements qu’on ouvre rarement, et avait cet aspect banal des salons de campagne, où, trois ou quatre fois l’an, se rendent les gens de la maison pour recevoir une visite de dix minutes. La défunte madame Bourdal, lors de son mariage, il y avait trente ans de cela, avait choisi elle-même ces fauteuils de fabrication courante, dont le reps vert s’était usé sous les housses, ces gravures d’un goût déplorable, maintenant piquées de taches rousses dans leurs cadres ternis, et aussi cette affreuse garniture de cheminée en zinc doré, dont le sujet principal, au-dessus du cadran de la pendule, représentait le Tasse aux pieds d’Éléonore.

M. Lefrancq, debout au milieu du salon, regardait tout cela vaguement, lorsque parut une grande demoiselle de vingt-cinq à vingt-huit ans, noire et sèche, suivie de deux autres demoiselles du même âge, à deux ou trois ans près, sèches et noires. L’aînée pouvait être prise pour la plus jeune, et réciproquement. Les traits, l’expression de la physionomie, l’arrangement de la résille qui enfermait les cheveux, l’envergure de la crinoline, tout était pareil chez les trois filles du notaire. On eût dit des épreuves photographiques tirées sur la même plaque, et on se prenait à déplorer la fécondité de l’artiste.

Ces demoiselles prièrent M. le receveur d’excuser leur père, retenu par un client : il allait venir dans un instant. Il n’y avait personne à l’étude, mais c’était la manie du notaire que de paraître extrêmement occupé. Quelquefois il allumait une lampe dans l’étude, la nuit, en sorte que les gens attardés et les voisins disaient : « Il brasse diablement des affaires, monsieur Bourdal ! »

Dans cette circonstance, le notaire faisait ses filles complices innocentes de son petit mensonge. Si elles avaient appris la vérité, elles s’en seraient confessées, certainement, car elles étaient extrêmement dévotes. Toutes trois étaient toujours bardées de scapulaires variés, appliqués sur leur échine en étrille et sur leur poitrine plate comme la main ; toujours surchargées de croix, de médailles, de bibelots pieux, qui leur pendaient autour du cou ; toujours munies de leur chapelet monté en argent, contenu dans un coco qui se dévissait.

Parmi les inconvénients du séjour d’Auberoque, celui qui affectait le plus les filles du notaire, c’était l’incommodité des offices. Il fallait aller à Charmiers, distant d’un quart de lieue : là étaient l’église paroissiale et le curé. Un vicaire venait bien, une fois la semaine et le dimanche, dire une messe basse dans une chapelle de tolérance ; mais cette messe se disait de bonne heure, de façon que les « dames » n’avaient pas le temps de faire leur toilette et de montrer leurs belles robes. C’était là surtout ce qui désolait la population féminine d’Auberoque ; mais, quant aux demoiselles Bourdal, c’étaient bien les secours spirituels qu’elles regrettaient de n’avoir pas sous la main. Pour y suppléer, en tant que faire se pouvait, elles avaient établi un petit oratoire dans leur maison. C’est là qu’elles faisaient leur prière, matin et soir, et qu’elles se rendaient, trois ou quatre fois le jour, pour dire leur chapelet brigitté. C’est encore là qu’elles faisaient le mois de Marie, celui de saint Joseph, celui de sainte Philomène ; là qu’elles récitaient les offices de la Semaine sainte devant un petit simulacre de tombeau ; là encore, qu’elles dressaient une crèche à la Noël.

— Ah ! disait l’une, du temps de monsieur le marquis d’Auberoque, c’était bien plus agréable : il y avait une messe tous les matins dans la chapelle du château, et monsieur le chapelain était toujours là en cas de nécessité !

M. Lefrancq compatissait de son mieux aux regrets de ces demoiselles, lorsque le notaire entra. C’était bien, physiquement, le père de ses filles : un grand diable sec, noir, glabre et, de plus, boiteux. Comme il avait entendu les dernières paroles de son aînée, après ses excuses d’avoir fait attendre « monsieur le receveur », il dit pédantesquement :

— Ah ! oui, les temps sont bien changés, à plusieurs égards. À la vieille noblesse ruinée succède la roture opulente… C’est dans l’ordre des choses ! ajouta-t-il d’un ton d’oracle, comme s’il avait émis une profonde sentence philosophique.

M. Bourdal, lui, ne regrettait pas la messe quotidienne du château. Il était de ces gens qui affectent l’incrédulité, mais néanmoins passent docilement sous le porche de l’église paroissiale dans les grandes circonstances, mariages, baptêmes, premières communions, et qui s’empressent de faire appeler leur curé aussitôt qu’ils s’alitent : « pour être enterrés décemment », disent-ils, mais en réalité par peur de l’enfer.

Non, il ne regrettait pas ce changement de châtelains, M. Bourdal, et même il ne cachait pas sa pitié un peu dédaigneuse pour le défunt marquis d’Auberoque, qui ne faisait jamais passer un acte et qui était mort ruiné. Il ne craignait pas, en revanche, de manifester sa profonde considération pour madame Chaboin, dame suzeraine de tant de millions. En cela il était sincère, car il n’appréciait, jugeait et jaugeait un homme que par son argent. Son estime était acquise au prorata de la fortune : aussi la nouvelle propriétaire de la terre d’Auberoque était-elle cotée au plus haut dans son esprit et attendait-il son arrivée avec impatience.

Tout cela était exprimé prud’hommesquement, avec une assurance emphatique qui marquait bien la sincérité du notaire et sa confiance en son critérium. En toute autre occasion, M. Lefrancq eût rudement rabroué ce bonhomme, dont les sentiments bas et vils le révoltaient ; mais, en présence de mesdemoiselles Bourdal, il se borna à faire des réserves : pour lui, il pensait que « le caractère, les qualités du cœur et de l’esprit avaient bien leur petite valeur… »

Et, là-dessus, il se leva et prit congé.

— C’est ici chez monsieur Reversac, le receveur-gabelou, dit l’appariteur en montrant une maison.

Mais ce fut en vain que M. Lefrancq frappa. Une voisine l’avertit obligeamment que M. Reversac était en route, et madame dans sa famille.

Ayant remercié, le receveur glissa sa carte sous la porte et la tournée continua.

— Maintenant, dit l’appariteur, c’est chez monsieur Desguilhem, l’huissier, là près, à cette vieille maison « passée » en jaune, à côté du Café du Périgord ; mais il ne doit pas y être.

— Pourtant, voici un cheval attaché devant la porte : n’est-ce pas le sien ?

— Si bien ! mais il reste quelquefois la moitié d’une journée attaché comme ça, tandis que monsieur Desguilhem « trulle » par là.

— Voyons toujours !

En effet, l’huissier n’y était pas, mais M. Lefrancq fut reçu par madame veuve Desguilhem mère, qui l’introduisit dans une pièce à deux fins, moitié salle à manger, moitié salon. Telle qu’elle était, avec ses grands placards en noyer, de chaque côté d’une large cheminée boisée de même, avec son buffet ancien à deux corps, ses vieilles chaises tournées et sa table massive recouverte d’un vieux châle, à mode de tapis, qu’on enlevait pour les repas, cette pièce était plus vivante et plus agréable que le pseudo-salon délabré du juge, ou le salon véritable, mais glacial, du notaire. Au moins y faisait-on du feu quelquefois, car deux tisons, se touchant par le bout, gisaient sur la cendre.

Madame veuve Desguilhem était une grande grosse dame au nez de perroquet, au menton en galoche reposant sur d’énormes « appas » remontés jusqu’au cou par un corset qui la sanglait fort ; le tout surmonté d’un bonnet à coques vertes sur des cheveux d’un gris sale. Avec cela, un peu bossue, — les gens indulgents disaient « voûtée », — et l’air pincé, car elle n’osait sourire de peur de montrer son râtelier à travers la large déchirure de sa bouche.

La principale prétention de madame Desguilhem, née Porcher, c’était d’être de « bonne famille ». En conséquence de cette prétention, sa perpétuelle préoccupation était de « tenir son rang » : aussi ne frayait-elle pas avec tout le monde, et avait-elle des formules appropriées à la position sociale de chacun, elle étant au sommet, bien entendu. Aux dames « de la société » elle disait « madame » ; puis en descendant, « ma chère dame », « madame ma mie », « ma mie » tout court, et puis « Francette » ou « Jeanneton ». Quant à ses servantes, au temps où elle en avait, elle les baptisait toutes du sobriquet de « Péronnelle ».

Sa famille était la première d’Auberoque, après « le château », comme elle l’expliqua complaisamment à M. Lefrancq. Depuis deux cents ans, les Porcher étaient établis et honorablement connus comme les plus riches du bourg. Elle s’était, pour ainsi dire, mésalliée en épousant un simple huissier, car un Porcher avait été juge de la seigneurie d’Auberoque ; un autre, syndic fabricien de la paroisse ; enfin son arrière-grand-oncle, Me Porcher, sieur de la Serve, avait été notaire à Auberoque même…

— Vraiment, madame ! faisait le receveur amusé.

— Oui, monsieur. Et même j’oubliais messire Antoine Porcher du Claud, curé de Journiac… un martyr de la Révolution, monsieur !

— Ah ! mon Dieu ! aurait-il été ?…

— Non, grâce au ciel, il mourut de sa belle mort à l’âge de quatre-vingt-six ans, emporté par un coup de sang, après un dîner de conférence ; mais les jacobins du Bugue l’avaient mis en réclusion quatre jours !…

— Les monstres !

Ce que la brave dame oubliait de dire, c’est que les Porcher venaient originairement, comme leur nom l’indiquait, d’un toucheur, puis marchand de porcs, qui avait gagné quelques sacs d’écus. Certains de ses descendants, poussés par la gloriole, avaient embrassé un état qu’ils croyaient plus relevé, comme le notaire. « sieur de la Serve », comme le juge seigneurial, et le curé, « sieur du Claud ». Mais les aînés particulièrement, jusqu’au grand-père de madame Desguilhem, avaient sagement continué le négoce paternel qui avait enrichi la famille. La tradition s’était rompue avec le père de la dame, qui avait voulu faire « le monsieur » et s’était ruiné en chevaux, en femmes, et au jeu.

C’est ce que madame Desguilhem appelait « les revers de fortune » de sa famille, revers qu’elle faisait remonter jusqu’à la Révolution, bien que les bamboches de son père ne datassent que du temps de Charles X.

Après avoir fait l’apologie de sa parentelle, madame Desguilhem passa en revue les principales familles du bourg ; et, ma foi, quoiqu’elle eût un râtelier, la dame avait la dent dure.

« Les Caumont crevaient de faim là-bas, dans leur bicoque de Gascogne ; et maintenant ils vivotaient en soutirant des cadeaux aux plaideurs… Au reste, le cousin Carral n’était que juge suppléant, et l’oncle Séverac, conseiller d’arrondissement seulement.

» Bourdal était son beau-frère, mais elle ne pouvait nier que ce fût un pingre comme il n’y en avait pas, et ses grandes fillasses de pauvres sottes.

» Foussac était un hâbleur et un menteur digne d’avoir vu le jour au pays du juge ; quant à sa femme, « il valait mieux n’en rien dire… Vous m’entendez bien ? »

» Le ménage Reversac était comme séparé, la femme étant toujours chez ses parents, pendant que monsieur courait le guilledou.

» Les Grosjac vivaient ensemble, mais se prenaient aux cheveux de temps en temps, monsieur protégeant les petites bonnes, que madame houspillait.

» Quoique Lavarde fût son cousin et un brave homme, elle ne pouvait s’empêcher de dire que c’était une « platusse », qui se laissait mener par son secrétaire de mairie.

» La Caveyre était une dévergondée qui fumait des cigarettes et, l’été dernier, allait à la Vézère prendre des leçons de natation de monsieur Duboisin… Elle n’en pouvait dire davantage, sinon que la poste était un lieu d’orgies.

» Quant à Monturel, le percepteur, chacun savait qu’il avait « les humeurs froides » ; et puis sa grande haridelle de femme, qui faisait tant la fière, elle était la fille d’un « peillarau » ou marchand de chiffons : il n’y avait vraiment pas de quoi !… Pour son fils, c’était un mauvais sujet fieffé, et, à l’égard de la fille, on se demandait pourquoi, ses parents étant riches, elle avait coiffé sainte Catherine… oui, pourquoi ? »

« Tudieu ! quelle langue de basilic ! » se disait le receveur, après avoir quitté ce vieux polichinelle en jupons.

— C’est ici chez le géomètre monsieur Capgier, dit l’appariteur en montrant une maison ; mais tout est fermé, ils sont à leur propriété.

— Alors, glissez, je vous prie, cette carte sous la porte… Il me reste à voir mademoiselle de Caveyre et monsieur Monturel, reprit le receveur, lorsque l’autre eut fait, mais il est tard, et, ma foi, j’en ai assez pour aujourd’hui.

— À quelle heure faudra-t-il revenir demain ? demanda le guide.

— Ce n’est pas la peine de vous déranger. Le brigadier de gendarmerie est en congé, je sais où sont la perception et la poste : ainsi je puis faire tout seul. Allons, bonsoir et merci ! ajouta M. Lefrancq, en donnant à l’appariteur une poignée de main avec cent sous dedans.

Et il rentra chez lui.

« Eh bien ! elle n’est pas mal, la bonne société d’Auberoque ! se disait le jeune homme en changeant de vêtements. Quelle sottise, quelle mesquinerie, quelle méchanceté ! Pas une pensée élevée, pas un sentiment généreux : pouah ? »

Et, là-dessus, ayant arrangé son feu, le receveur, pour reposer son esprit sur des objets plus agréables, en attendant le dîner, se mit à relire la dernière lettre de sa chère Bretonne.