Les Gens d’Auberoque/III

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Calmann-Lévy (p. 41-64).

III

Le lendemain, dans l’après-midi, M. Lefrancq passa de nouveau sa redingote, en bougonnant, et se rendit à la poste aux lettres, gérée par mademoiselle de Caveyre, que l’on continuait à appeler la « directrice », bien que depuis un an environ elle fût « receveuse ». Le public n’avait pas encore eu le temps de s’habituer à ce néologisme.

Il fut accueilli par une dame en cheveux blancs, d’aspect vénérable, qui le fit entrer dans une petite pièce basse de plafond, meublée d’un divan de damas rouge assez fané, de deux poufs, dont l’un recouvert d’une housse pour cacher l’usure, et de trois ou quatre chaises garnies, dissemblables, quelque peu disloquées. Au milieu, une table ronde, recouverte d’un mauvais tapis imprimé, sur laquelle trainaient, autour d’un pot à tabac, quelques romans à la couverture déchirée et un peu défraîchie. Aux murs, de grandes photographies de tableaux assez décolletés, entre autres Phryné devant l’Aréopage et l’Odalisque d’Ingres. L’unique fenêtre, garnie de rideaux rassortis tant bien que mal à l’étoffe du divan, laissait dans un demi-jour romantique ce petit réduit sentant le tabac, que les familiers de mademoiselle de Caveyre appelaient : « le boudoir de Dinah » ; et les gens mal élevés d’un autre nom grossier et de mauvaise compagnie.

Madame de Caveyre, la vieille dame, avait dû être fort belle jadis, aux environs de 1830 : cela se voyait à son nez, d’une gracieuse courbure à la Bourbon, à ses yeux bleus, encore vifs, à ses traits toujours fins et agréables, malgré les rides de l’âge. Avec cela, un air aristocratique et une conversation facile et spirituelle qui dénotait l’usage du monde. Et, en effet, madame de Caveyre l’avait connu au temps où elle faisait les délices de la haute société périgordine, à telles enseignes qu’après un duel où il y avait eu mort d’homme elle avait été enlevée par un galant capitaine à un mari vieux et maniaque.

Le receveur s’entretenait avec cette bonne dame et échangeait avec elle de ces menus propos qui alimentent la conversation des personnes polies qui n’ont rien de particulier à se dire, lorsque mademoiselle de Caveyre entra.

C’était une grande belle femme de trente ans, bien tetonnée, qui ressemblait à sa mère, avec moins de finesse dans les traits et de distinction dans la physionomie. Ses cheveux abondants, d’un noir d’encre, relevés sur le front, lui donnaient un air décidé qui allait bien avec de grands yeux noirs, hardis et provocants. Un fin duvet ombrait sa lèvre et achevait de sensualiser sa bouche d’un rouge saignant. Sa figure brune, passionnée, portait déjà des traces de fatigue. La patte d’oie apparaissait légèrement à ses tempes ; son nez, d’un dessin royal, était piqué, à l’extrémité, de quelques rares petits points noirs, et ses paupières, trop souvent battues par l’aile du plaisir, en gardaient la meurtrissure bistrée. Malgré cela, elle était encore très désirable, et pouvait être citée comme une « crâne femelle », selon la locution usitée à Auberoque.

En entrant, vêtue d’une robe d’intérieur à grands ramages jaunes, mademoiselle de Caveyre donna au receveur une bonne poignée de main, sans cérémonie, comme une vieille camarade.

— Eh bien, monsieur, comment trouvez-vous le lieu de votre exil ? demanda-t-elle avec un sourire engageant.

— La première impression n’a pas été favorable, mademoiselle… Il est vrai qu’il pleuvait fort lorsque je suis arrivé ici, et la pluie ne dispose pas à l’indulgence.

— C’est vrai, je l’ai moi-même éprouvé : l’opinion qu’on se fait tout d’abord d’un pays, d’une localité, dépend beaucoup du temps qu’il fait à l’arrivée… Et depuis ?

— Ma foi, dit le receveur en souriant, je vous avoue que ma première impression ne s’est guère modifiée.

— Je comprends cela : l’aspect de cette bourgade n’est pas pour charmer les étrangers ; mais on s’y fait, ou plutôt on n’y prend plus garde… Lorsque votre prédécesseur, monsieur Duboisin, est arrivé ici, il a été pendant huit jours triste comme un bonnet de nuit sans coiffe. Et cependant il a fort regretté de partir…

À ce moment, la vieille madame de Caveyre agita ses belles boucles anglaises blanches et sortit en murmurant :

— Je crois qu’il y a quelqu’un au guichet.

— Il se peut, reprit M. Lefrancq, que l’on devienne indifférent aux choses extérieures matérielles, lorsque l’on a des relations agréables, des amitiés… C’était, sans doute, le cas de monsieur Duboisin ! ajouta-t-il, en pensant aux leçons de natation.

— Oh ! il n’allait guère chez personne, si ce n’est ici.

— Alors ses regrets s’expliquent, dit poliment M. Lefrancq.

La directrice sourit agréablement à son visiteur :

— Voulez-vous faire une cigarette ? dit-elle en découvrant le pot à tabac. Oh ! ne vous gênez pas, ajouta-t-elle, à un geste du receveur ; j’en use, ainsi…

Cela se voyait assez aux doigts « culottés » de mademoiselle de Caveyre. Mais M. Lefrancq remercia :

— J’ai encore des visites à faire… Excusez-moi d’être obligé de prendre congé de vous.

Ce disant, il se leva.

La directrice l’accompagna jusqu’à la porte :

— Allons, dit-elle, lorsque vous vous ennuierez par trop, venez sans façon ; nous fumerons une cigarette en prenant une tasse de thé… Au revoir ! ajouta-t-elle, après une nouvelle poignée de main bien sentie.

« Quelle luronne ! » pensait M. Lefrancq en se dirigeant vers la maison du percepteur.

M. Monturel était, non pas peut-être positivement scrofuleux, comme le disait madame Desguilhem, mais il avait une cicatrice au cou, et puis était un peu nerveux. Dans la marche, il lançait vivement la jambe droite en avant, comme pour donner un coup de pied à un roquet importun, et agitait parfois les bras brusquement, sans cause apparente, comme un pantin dont on tire la ficelle. C’était un gros courtaud de cinquante ans, à la barbe poivre et sel taillée de près, qui bredouillait un peu en parlant, ce qui ne l’empêchait pas de beaucoup parler. Il avait la manie de se donner de l’importance, de faire l’officieux, de fourrer toujours son épissoir là où il n’avait que faire : bref, c’était une mouche du coche, un bavard inconsidéré et un brouillon.

Quoique en général il y ait entre fonctionnaires dépendant du même ministère une certaine facilité de relations, le receveur fut reçu un peu fraîchement chez M. Monturel. Le percepteur était vexé que M. Lefrancq ne l’eût pas classé dans les premiers en faisant ses visites ; et ces dames, qui, la veille, avaient attendu tout l’après-midi, en grande toilette, n’étaient pas moins dépitées.

Introduit au salon, le receveur vit arriver madame Monturel, grande femme maigre d’un blond fadasse, avec des incisives de rongeur, et armée d’un binocle d’or. On eût dit une Anglaise de vaudeville, ce qui, avec son allure roide, son air sévère et pédant, l’avait fait surnommer « mistress Pet-de-Loup » par le pharmacien, célibataire observateur. Cette apparence n’était pas d’ailleurs pour déplaire à la dame, car cette famille était atteinte d’anglomanie aiguë, au point que le fils Monturel ne répondait plus qu’au prénom de « John » et que sa sœur Marguerite avait transmué son nom en celui de « Margaret ». Comme l’expliquait ledit John, c’était beaucoup plus chic.

Miss Monturel, qui suivait, portait un pince-nez qui avait toutes les peines du monde à tenir sur son petit nez en pied de marmite ; au reste, blonde comme sa mère, plate, maniérée, et habillée d’une façon ridicule.

Quant à John Monturel, c’était, pour l’époque et le pays, un joli spécimen du « petit crevé » genre anglais, avec son haut col carcan et son complet jaquette à grands carreaux, venant tout droit du grand magasin Old England, à Paris.

Toute la famille installée au salon, M. Lefrancq s’excusa poliment sur le retard apporté à sa visite. Il avoua franchement qu’il avait suivi un ordre… « topographique », s’il était permis de s’exprimer ainsi, et cela, afin de gagner du temps, ce qui lui avait assez mal réussi, d’ailleurs, puisqu’il n’avait pu venir la veille présenter ses hommages à l’honorable famille Monturel. Après cet aveu, il déclara sans ambages qu’à l’heure actuelle il se félicitait de son idée, qui avait eu le résultat de lui garder la plus agréable visite pour la dernière…

Tous, là-dessus, se récrièrent :

Aoh ! monsieur !… Very good ! vous êtes trop indulgent !

Et la conversation continua, coupée de mots anglais plus ou moins bien placés.

La froideur du premier accueil ainsi heureusement dissipée, miss Margaret confia sans détour à M. Lefrancq qu’elle adorait les jeux anglais, le crocket, le lawn-tennis ; quant à master John, il déclara hautement que le seul jeu masculin possible était le foot-ball.

« Mistress Pet-de-Loup », elle, ne déclara rien, mais elle prit une bonbonnière et offrit au visiteur des bonbons anglais : « -plum », avec les grimaces cérémonieuses les plus bizarres. C’était encore une manie de cette dame que la cérémonie : elle ne disait jamais « mon mari », mais « Monsieur Monturel ». Avec elle on n’en finissait jamais, tant il fallait observer de pointilleries solennelles. Cela était porté si loin que, selon la vieille dame Desguilhem, après une politesse, une attention conjugale, un léger service, elle ne manquait jamais de dire à son époux :

« Grand merci, monsieur Monturel ! »

Le receveur s’amusait à observer ces fantoches anglomanisés : cela le changeait un peu des vilains bonshommes, mâles et femelles, entrevus dans ses précédentes visites. Ceux-ci étaient d’un ridicule achevé, mais ne paraissaient pas méchants ; au moins ne fut-il pas question des voisins dans cette visite. Mais c’est que ces dames étaient tellement préoccupées d’étaler leur anglomanie, qui, croyaient-elles, les tirait hors de pair, qu’elles n’eurent pas le loisir de dauber sur le prochain. Le percepteur était descendu au bureau, demandé par un gros contribuable ; sans quoi, il n’eût pas manqué de parler orgueilleusement de sa fortune, de sa parenté, de ses relations, de la considération dont il jouissait dans le monde officiel, de faire montre de son dévouement à S. M. l’Empereur et à son « auguste famille », comme il ne manquait jamais d’ajouter ; enfin il eût fait sentir son dédain pour les gens de rien, pour les pauvres diables qui, n’ayant ni emploi, ni finance, ni crédit, ne comptaient pas, selon lui. Il avait aussi cela de commun avec le notaire d’aimer l’argent, d’être prêt à faire beaucoup de vilaines choses pour l’argent, mais il y avait entre eux des nuances : M. Bourdal cachait sa fortune, M. Monturel l’étalait ; le premier était plus pingre, le second plus vaniteux.

Ce qu’il y avait de bon dans l’affaire de cette famille d’anglomanes forcenés, c’est qu’aucun d’eux ne savait l’anglais. M. Lefrancq, avec son seul bagage du collège, n’eut pas de peine à s’en assurer, au moyen de deux ou trois mots qui appelaient un assentiment et que personne n’eut l’air d’entendre.

Enfin, après quelques shake-hands solidement et mécaniquement ponctués, le receveur prit congé de ces grotesques, non sans avoir à peu près promis à miss Margaret d’assister à sa prochaine garden-party

Dans le monde des fonctionnaires, des employés, de tous ceux qui sont sujets à changer de résidence, on se donne réciproquement des renseignements sur les choses de la vie matérielle : logement, nourriture, fournisseurs et le reste. Cela s’appelle « passer la consigne », comme disent les militaires. Les curés s’indiquent les bonnes maisons pieuses où les ecclésiastiques sont reçus avec plaisir ; les vicaires se font connaître de même telle blanchisseuse en qui l’on peut avoir confiance pour le linge d’autel : les uns et les autres font leur profit du renseignement. Dans le monde laïque on en use de même, mais on y va plus carrément. Ainsi, lors de la remise de service, à Périgueux, M. Duboisin avait dit à son successeur :

— Lorsque vous voudrez rire avec une femme, allez à la poste ; lorsque vous voudrez causer avec un homme, allez chez le pharmacien.

« Pardieu ! se disait, en revenant, le receveur, content d’en avoir fini avec les visites officielles, après avoir vu tant de ridicules ou de vilaines gens, je ne serais pas fâché de voir un homme : allons donc chez monsieur Farguette… »

Au bruit de la sonnette de la boutique, le pharmacien arriva. C’était un homme de quarante ans environ, bien planté, au front carré légèrement dégarni, à la barbe noire, aux yeux gris, à la physionomie franche et sérieuse.

— Monsieur Duboisin m’a parlé de vous, monsieur, fit le receveur, et ce qu’il m’a dit m’a inspiré le désir de faire votre connaissance.

— J’en suis tout heureux, répondit M. Farguette. Entrez donc par ici.

Et il ouvrit la porte d’un petit cabinet attenant à la boutique.

Lorsqu’ils furent assis, la conversation s’engagea sur des matières générales, sur les hasards de la vie et les singularités de la destinée administrative, qui envoyaient un fonctionnaire né à Auch, d’un père bourguignon, des côtes de l’océan breton aux collines pierreuses du Périgord.

— Il n’y a pas que les administrations qui dépaysent ainsi ! dit le pharmacien. Moi, je suis né à Laforce, dans le Bergeracois, j’ai fait mes études à Paris et, avant de revenir en Périgord, j’ai été élève à Rouen, puis à Calais.

À un moment, M. Lefrancq exprima sa satisfaction d’avoir achevé la corvée des visites officielles.

— Je le conçois ! dit M. Farguette ; ce doit être chose bien ennuyeuse que tous ces échanges de banalités, toutes ces phrases stéréotypées… Sans parler des commérages et des méchancetés qu’on est obligé d’écouter, un instant, par politesse !…

— Oui, et je vous assure qu’après avoir ouï toutes ces médisances, toutes ces insinuations fielleuses, on ne prend pas une haute idée de la société de « l’endroit », comme dit madame Jammet.

— Ce qu’il y a de pire, dit le pharmacien, c’est que cette médiocre opinion est justifiée : vous vérifierez ceci à mesure que vous connaîtrez mieux le pays.

À ce moment, la sonnette se fit entendre.

— Excusez-moi un instant, dit M. Farguette.

— Faites, faites, je vous en prie.

Resté seul, M. Lefrancq examina le cabinet où il se trouvait. La pièce était éclairée par une porte-fenêtre donnant sur un petit jardin, juste au droit d’une treille en ce moment dépouillée, mais qui, l’été, devait faire un promenoir assez agréable. Sur des rayons de bois blanc, des livres étaient rangés, brochés pour la plupart. Aux murs tapissés d’un papier sombre étaient accrochées de vieilles estampes. Sur la cheminée, une pendule-réveil, et, autour, des fossiles et des silex taillés et polis. Au-dessus était pendu à un clou un grand médaillon de plâtre, représentant une Minerve casquée. Le mobilier était des plus simples. Contre le mur, pour ménager la place, était une table de sapin encombrée de livres et de papiers. Trois chaises de paille et un fauteuil à la Voltaire complétaient l’ameublement.

— Oui, reprit le pharmacien en revenant, c’est triste à dire, mais ici on compte les hommes. Vous avez vu des échantillons des fonctionnaires et de la bourgeoisie : les autres sont tout pareils ou équivalents. Chacun, sans doute, a son, ou ses vices propres, mais tous ont des défauts communs qui en font un tout bien homogène. Ils sont jaloux les uns des autres, égoïstes, intéressés, mauvaises langues, plats devant les puissants, rogues avec les pauvres diables. Les petits boutiquiers, les artisans, les journaliers qui, avec quelques médiocres propriétaires, font le reste de la population, sont réservés, timides même et n’osent dire ce qu’ils pensent. Chacun craint de perdre une pratique ou le travail qui donne le pain de chaque jour ; ceux-là sont excusables, car « le château », et quelques autres dans de moindres proportions, ont accaparé la terre, en sorte que beaucoup de pauvres gens sont à la merci de quelques-uns. Il n’y a pas ici d’esprit public, de souci pour les intérêts communs ; chacun se borne à rechercher son intérêt matériel propre. Quelle que soit la question qui s’agite, c’est à ce point de vue que chacun la considère : aussi sont-ils tous divisés entre eux. La seule chose qui les réunisse dans une même opinion, c’est une haine solide pour leurs concitoyens de la section de Charmiers, haine que ceux-ci leur rendent bien.

» Depuis longtemps, les maires, les conseillers, marquent leur passage aux affaires, non par des mesures utiles, par des créations nécessaires, mais par des concessions qu’ils se font réciproquement aux dépens de la commune, ou des empiètements du domaine public : communaux, chemins, etc. Et, en ceci, chaque administré les imite de son mieux. Personne jamais n’oserait se mettre en avant pour défendre les intérêts de la communauté ; tous craignent de se compromettre, de se faire des ennemis. Chacun cherche à passer inaperçu en travaillant sournoisement à son avantage particulier. On dirait des poules sur lesquelles plane le milan. Il semble que ces tours crénelées et ce haut donjon, symboles et instruments de l’oppression féodale qui, pendant six cents ans, a écrasé leurs pères, pèsent encore de leur lourde masse sur les gens d’Auberoque.

— Je veux croire, dit M. Lefrancq, qu’Auberoque est une exception en Périgord !

— Oui, heureusement, une exception à peu près unique : presque partout on a pu s’affranchir ; ici, non. La dépression de caractère causée par la tyrannie seigneuriale est devenue héréditaire et n’a fait qu’empirer avec le temps. Cette dépression s’est encore aggravée, grâce à l’école des frères, fondée au xviiie siècle par un marquis d’Auberoque. Depuis une cinquantaine d’années, le vieux frère Auxilien a pétri trois générations et les a élevées dans le respect du clergé, des nobles, des grands, des gouvernants et des riches. Tous ceux-là, selon le frère, font partie d’un ordre social établi par la divine Providence : il n’y a qu’à se laisser conduire.

» Les femmes ont été élevées dans les mêmes principes par les sœurs de la Miséricorde, et sont assoties, plus encore que les hommes, par les pratiques d’une dévotion puérile et ridicule.

» Avec cela, ce qui ne peut vous étonner, cette population superstitieuse et cagote est bien attachée à de vieux usages, entêtée de vieilles habitudes de culte, étroites et mesquines, mais point réellement religieuse. C’est d’ailleurs, pour beaucoup, une prévention défavorable que l’église paroissiale soit à Charmiers, d’où ne peut rien venir de bon, selon le proverbe local. Au fond, le seul vrai Dieu d’Auberoque est l’Argent ! Il y est au-dessus de tout et tient lieu de tout.

» Oui, sauf quelques honorables exceptions, tous pensent ainsi. On les étonnerait fort en leur disant qu’il y a des choses un peu plus estimables que l’argent. En ce moment, tous attendent avec impatience l’arrivée de la nouvelle châtelaine, madame Chaboin. Chacun espère en tirer quelque chose. Le notaire en attend des actes, le vétérinaire une bonne cliente, le juge une prêteuse, et ainsi de suite. Ceux qui n’y ont pas un intérêt direct, comptent sur des fêtes, des dîners. Les aubergistes et les cafetiers espèrent trouver dans le personnel, des consommateurs, et les boutiquiers des chalands…

— On m’a parlé de madame Chaboin, en effet, au cours de mes visites, interrompit le receveur ; savez-vous ce qu’est cette dame ?

— Oui. Madame Chaboin, aujourd’hui veuve, était, il y a vingt ans, l’associée d’un « marchand d’hommes » de Bordeaux. C’était une maîtresse femme qui maquignonnait elle-même les remplaçants, froidement, comme un bétail : « Marchez ! Toussez ! » En un clin d’œil, elle avait toisé un homme qui venait vendre « le cochon de son père », comme disaient les troupiers d’alors, et vu son point faible : « Inutile de te déshabiller, mon garçon, tu n’as pas de coffre !… » Intelligente et très ambitieuse, elle abandonna un commerce nécessairement limité, et, venue à Paris, rencontra Chaboin, alors courtier marron au service d’une agence louche. Douée d’une aptitude merveilleuse pour les « affaires », qui, selon un mot connu, sont « l’argent des autres », elle dirigeait son mari et parvint, à force d’intrigues, à en faire l’homme de paille d’un haut personnage ; cela non sans soupçon d’une réminiscence de son ancien métier à propos d’une jeune sœur de Chaboin, très belle fille, devenue subitement la maîtresse en titre dudit personnage. Ce fut le commencement de la fortune de ce couple. Plus tard, avec la puissante protection du patron, Chaboin fonda la « Compagnie de la grande mer nouvelle de Tombouctou », dont sa femme avait conçu l’idée et dont elle fut l’âme et la directrice occulte. Dans cette affaire, les deux époux ont « gagné » un nombre, je ne dis pas respectable, mais très rond de millions.

» Au reste, la dame Chaboin est aussi peu femme que possible. On s’accorde à dire que ses mœurs n’ont jamais été suspectées, ni au temps où elle palpait les remplaçants, ni depuis. Elle ne s’est jamais occupée des hommes que pour les rouler… Voilà la femme.

— Elle n’est pas très propre, dit le receveur.

— Non, mais elle est très riche.

» Chose digne de remarque, reprit M. Farguette, s’il y a encore ici quelques sentiments généreux, quelques hommes de caractère, c’est dans le peuple qu’il faut les chercher. J’en connais quatre ou cinq : un cordonnier, ancien proscrit de Décembre ; un maçon, un forgeron, un pauvre journalier qui refuse de travailler pour le château : et puis votre propriétaire, honnête artisan, républicain depuis Transnonain, mais cerveau un peu fumeux, qui s’est ruiné avec des inventions qui toutes devaient le conduire à la fortune… Il y en a peut-être quelques autres… Pourtant je ne le crois pas.

M. Lefrancq regardait le pharmacien pendant qu’il parlait. Son regard loyal s’était attristé subitement, et sa figure exprimait le scepticisme douloureux de l’homme qui n’a plus d’illusions.

— Vous n’avez pas dû vous amuser dans ce pays ? demanda-t-il.

— Non. Mais ce n’est pas cela que je regrette : la vie n’est pas une partie de plaisir. Tous mes regrets vont à un idéal de société humaine dont nous sommes loin ici…

— Mais n’avez-vous pas essayé de réagir contre le déplorable esprit des indigènes ? interrogea le receveur.

— Si, malheureusement en vain. Je suis du conseil municipal, et j’ai voulu, à plusieurs reprises, mettre la paix entre les deux sections de la commune, Auberoque et Charmiers. Résultat : au figuré, j’ai été traité comme monsieur Robert par Sganarelle et sa femme. J’ai tâché de faire comprendre à tous ce que c’est que la droiture, le désintéressement, le patriotisme, la dignité du citoyen ; mais c’est comme si j’avais parlé mandchou à ce monde-là : ils n’ont d’intelligence que pour leurs intérêts et d’ardeur que pour la satisfaction de leurs haines.

— Je m’étonne alors que dans un pareil milieu vous ayez été élu conseiller municipal.

— C’est, répondit M. Farguette en souriant tristement, qu’ils ont à peu près tous un compte à la pharmacie…

— Quel diable de pays ! fit le receveur en se levant.

— Ah ! ici, il faut se suffire à soi-même et calmer ses regrets et ses rancœurs au moyen de quelque innocente manie… Moi, je fais un herbier, ajouta M. Farguette, en montrant les feuilles éparses sur la table.

« Oui ! se disait le receveur en s’en allant, je ne m’en dédis pas, c’est un fichu pays… »

Il regarda sa montre : « J’ai encore le temps de voir mon propriétaire ; c’est l’affaire de cinq minutes. »

Et, au lieu de rentrer chez lui, il alla frapper à la porte voisine.

Une jeune fille vint ouvrir et le fit entrer.

— Monsieur Desvars est-il visible, mademoiselle ?

— Mon père est sorti, monsieur, mais il ne tardera pas à rentrer : veuillez vous asseoir.

Le receveur prit la chaise que lui offrait mademoiselle Desvars et s’assit en jetant un coup d’œil sur l’appartement.

C’était une grande pièce d’autrefois, garnie de vieux meubles en assez mauvais état. Au milieu était une table barlongue à pieds tors, vermoulue, sur laquelle était posé un pichet de faïence contenant un bouquet de chrysanthèmes communs, du pays. Le plancher était usé, inégal, et les murs blanchis à la chaux, tout nus. Au fond, un large lit « à l’ange », avec un ciel et des rideaux de serge jaune. Du côté opposé, la vaste cheminée, avec ses coins-de-feu paillés, gardait un petit tas de cendres entre des landiers de fer. Une vieille « lingère » occupait le milieu d’un des côtés de la chambre, et élevait sa corniche presque jusqu’aux solives du plafond. Dans un coin, un de ces coffres anciens qui servaient à la fois d’armoire et de siège, et quelques lourdes chaises, le long des murs, complétaient l’ameublement, tant bien que mal. Dans l’embrasure de la fenêtre sans rideaux, donnant sur le jardin du côté du vallon, la jeune fille travaillait au raccommodage des hardes paternelles.

M. Lefrancq fut frappé de la grâce et de la distinction de mademoiselle Desvars. Elle était grande, et son corps aux formes élégantes et chastes était comme moulé dans une pauvre petite robe noire, bien usée, qui tombait en plis droits, car elle ne portait pas de crinoline. Sa belle tête était chargée de cheveux d’un noir bleu qui encadraient d’épais bandeaux une figure au teint mat, un peu triste, où brillaient, comme deux étoiles, de beaux yeux d’un vert lumineux. Ces yeux d’une étrangeté sympathique, ombragés de longs cils noirs, avaient un charme indéfinissable et captivant ; et, tandis qu’il les admirait discrètement, des vers de Marot vinrent chanter dans la mémoire du jeune homme :

La duchesse de Nevers
Aux yeux verts,
Pour l’esprit qui est en elle,
Aura louange éternelle,
Par mes vers !

Mademoiselle Desvars ne paraissait pas contrariée d’avoir été surprise dans une occupation aussi prosaïque que le ravaudage de vieux vêtements, et ce fut avec aisance qu’elle plaça son ouvrage sur une chaise en face de la sienne, où des vestes déchirées et des gilets sans boutons attendaient leur tour. Il lui semblait tout indiqué de faire ce travail de réparations qui dans les familles pauvres incombe aux femmes.

Devant la grâce simple et la dignité modeste de la jeune fille, le receveur éprouva une sensation de bien-être : cela le reposait des vaniteuses demoiselles Caumont et de l’anglomanie de mademoiselle Monturel.

— Je vois avec plaisir, mademoiselle, lui dit-il après les premières politesses, que vous ne dédaignez pas les vulgaires travaux des bonnes ménagères.

— Je n’ai pas le droit de les dédaigner, monsieur, en supposant que ce droit existe. Il est tout naturel que je raccommode les vêtements de mon père.

— Certainement, et je vous en loue ; malheureusement, beaucoup de jeunes filles ne pensent pas comme vous et ne s’occupent qu’à des travaux futiles.

— Parmi les jeunes filles riches, sans doute ; mais, parmi les paysans, les ouvriers, les artisans comme nous, cela est ordinaire. Pour moi, depuis la mort de ma mère, je fais seule ce travail, heureuse lorsque mon père me laisse le temps de me confectionner un col.

— Monsieur Desvars vous donne beaucoup de besogne, alors ?

— Beaucoup, en effet. Lorsqu’il travaille à ses inventions, il ne prend guère de précautions ; et puis, comme il est un peu distrait, il s’accroche sûrement à un clou qu’un autre eût évité.

— Monsieur Farguette m’a dit que monsieur Desvars s’occupait de mécanique ?

— Oui, monsieur… En ce moment, il construit une machine avec laquelle on se transporterait sans fatigue, presque aussi vite qu’en chemin de fer… Mais le voici ! ajouta la jeune fille, en entendant un pas lourd dans la cuisine.

La porte s’ouvrit bientôt, et un homme de haute taille entra, tenant son chapeau de sa main pendante. Le front penché, méditatif, il s’avança vers la croisée sans voir le receveur ni sa fille :

— Michelette ! cette fois-ci, je tiens mon affaire !

— Mon père, voici monsieur le receveur qui est venu vous faire une visite.

— Ah ! monsieur, excusez-moi ! la préoccupation où j’étais m’a fait manquer à la civilité.

— Oh ! vous êtes tout excusé, monsieur. Quoique ignorant en mécanique comme celui qui n’en possède que les premiers éléments, je comprends très bien la tyrannie de l’idée qui accapare toute l’attention de l’inventeur.

— C’est vrai, dit M. Desvars. Ah ! c’est une belle chose que la mécanique ! Il avait raison, cet ancien qui ne demandait qu’un point d’appui pour soulever le monde avec un levier… Oui, le point d’appui, tout est là ! Avec un point d’appui on pourrait diriger les ballons, voler en l’air comme un oiseau… à la condition que la résistance de ce point d’appui fût proportionnée à l’effort nécessaire… C’est là le problème…

» Pour moi, monsieur, poursuivit l’inventeur après une pause, je crois l’avoir résolu dans une certaine mesure… Il est vrai que je me borne à marcher modestement sur la terre… à raison de vingt-cinq kilomètres à l’heure.

— C’est quelque chose ! dit M. Lefrancq.

— Oui, c’est même beaucoup, reprit sans fausse modestie M. Desvars. Aussi je me demande comment je dois baptiser ma machine… Locomopède ? cela ne donne pas l’idée de la vitesse… Vélocepède serait mieux…

— En effet, dit M. Lefrancq, mais il existe déjà un engin à roues appelé vélocipède, sur lequel on se met à cheval et que l’on pousse avec les pieds.

— Mon invention est tout autre, fit avec un sourire un peu dédaigneux M. Desvars ; les pieds servent à actionner mon véhicule, mais ils ne touchent pas la terre.

Pendant que les deux hommes causaient ainsi, la jeune fille avait ressaisi son ouvrage et paraissait absorbée par les difficultés d’une reprise.

— Je vous montrerai la machine un de ces jours, dit l’inventeur à M. Lefrancq, après un instant de silence. En ce moment, cela ne dit rien… Je tiens à l’avoir parachevée auparavant.

— Ce sera avec plaisir que je la verrai… Aujourd’hui je suis venu vous faire une visite de politesse, ainsi qu’à mademoiselle, et je vais me retirer.

Et le receveur sortit, après avoir salué la jeune fille, qui s’inclina en le regardant.

— Monsieur Duboisin vous a dit les conditions de la location ? demanda le propriétaire en reconduisant le jeune homme.

— Oui : deux cents francs par an, payables par semestre échu… Il n’y a rien de changé ?

— Ma foi, non ! C’est un prix fait, depuis vingt ans, pour tous les receveurs qui se sont succédé ici.

— Alors, bonsoir, monsieur ! dit M. Lefrancq en donnant une poignée de main à son propriétaire.

— Bonsoir…, monsieur !… fit distraitement l’inventeur, sous l’influence d’une idée qui lui venait soudain.

Et, tandis que le receveur rentrait chez lui, il restait là, sur sa porte, l’index allongé contre sa tempe, dans une attitude méditative qui lui était familière.