Les Gens d’Auberoque/IX

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 201-225).

IX

Ceux qui ont vécu dans un de ces microcosmes de province comme Auberoque ne seront pas étonnés de savoir que, dès le lendemain du protêt fait par M. Desguilhem, tout le bourg était instruit de la chose. Chacun commentait ce petit événement à sa façon. Les uns, avec une satisfaction hypocritement déguisée, constataient la justesse de leurs prédictions ; d’autres triomphaient méchamment : « Ce pauvre Desvars ! que ne se contentait-il de forger des clefs et de ferrer des portes ! mais il avait voulu faire l’inventeur, le monsieur !… Qu’il invente maintenant un moyen pour se tirer de là ! » Quelques-uns plaignaient le père et la fille ; mais, pour tous, ce protêt, c’était la fin, la déconfiture prochaine, M. Desvars étant endetté jusqu’au cou.

« Sa chemise n’est pas à lui », disait M. Bourdal.

Pour la foule des indifférents, c’était un événement fâcheux sans doute, mais il y avait une compensation : on allait avoir pendant quelque temps un sujet de conversation intéressant. Aussi, à part quatre ou cinq personnes, les gens d’Auberoque attendaient impatiemment la suite de ce petit drame judiciaire. On ne s’imagine pas combien le défaut de sujets d’entretien et l’indigence d’esprit rend les habitants des petites localités impitoyables pour leurs voisins affligés par un malheur. Une mort, une faillite, une condamnation, un accident conjugal, une perte d’argent, une fille mise à mal, sont autant de proies sur lesquelles ils se jettent avec la férocité de bêtes affamées. Un proverbe du pays exprime cette triste vérité : « Lorsqu’un arbre est tombé, chacun y va faire son fagot. »

Les voisines vinrent visiter Michelette, moins pour lui faire leurs patelines complaintes que pour tâcher d’avoir des renseignements, connaître ses intentions et savoir si elle avait quelque biais pour sortir de cette situation. Mais la petite se borna prudemment à remercier de l’intérêt qu’on lui témoignait, — en paroles, — et ne dit rien de plus. Lorsqu’on voulait la plaindre personnellement aux dépens de M. Desvars, elle répondait que son père était le maître, et qu’elle ne blâmait aucunement ce qu’il faisait.

Parmi les habitants d’Auberoque, il y en avait un qui s’intéressait tout particulièrement à la situation de la famille Desvars, c’était M. Reversac. Ce répugnant personnage avait depuis longtemps remarqué Michelette et il la désirait avec l’âpre convoitise du libertin pour la jeunesse innocente. Lorsqu’il la rencontrait dans la rue, il lui adressait des saluts d’une politesse affectée, auxquels, avec cet instinct féminin qui ne trompe guère elle répondait par une froideur méprisante. Une fois, sous prétexte de se faire montrer le vélocepède, il était venu trouver M. Desvars, dont il flattait les illusions. Cette ruse ne lui avait pas réussi, car Michelette s’était tenue en haut dans sa chambre, durant toute cette visite. Pendant les absences de l’inventeur, M. Reversac avait bien songé à la renouveler, mais il n’osait sans un prétexte plausible. L’attitude de Michelette n’était pas d’ailleurs pour l’encourager, et, d’autre part, il pressentait en M. Lefrancq un rival et un ennemi.

Le protêt du billet Chaboin parut à M. Reversac une occasion singulièrement favorable à ses desseins. Il lui semblait impossible qu’apparaissant à elle comme un sauveur généreux, la jeune fille ne se départit pas de l’aversion que révélait sa contenance. Il avait vu déjà tant de femmes, farouches d’abord, se laisser apprivoiser par des cadeaux, des présents, qu’il croyait en ces affaires à la toute-puissance de l’argent. C’est ainsi qu’il avait eu la « belle » madame Goussard, avec une robe de taffetas gorge-de-pigeon qui lui avait permis d’éclipser les dames les plus huppées d’Auberoque, à la procession de la Fête-Dieu ; et aussi la petite veuve Barjac, la modiste, en retirant une valeur de quatre-vingts francs protestée : il est vrai que ces dames n’étaient pas précisément des vertus. Quant aux petites couturières et « lisseuses », il les avait séduites avec quelques colifichets, et, pour la malheureuse servante du Cheval-Blanc, sa fleur ne lui avait coûté qu’une pièce de cent sous, toute neuve à la vérité, qui avait fasciné cette paysanne naïve et lui avait semblé le Pérou.

Enfin, après y avoir bien réfléchi, encouragé par ses succès précédents, M. Reversac se présenta, un après-midi, à la maison Desvars. Michelette était dans la cuisine et fut péniblement impressionnée en le voyant. Sans répondre aux politesses mielleuses de cet homme, elle lui demanda ce qui l’amenait.

Il commença par exposer que l’intérêt qu’il portait à M. Desvars, — le seul homme intelligent d’Auberoque, — le mouvait uniquement en cette occasion. Puis, continuant, il parla de l’inventeur avec un flux de paroles louangeuses destinées à endormir la défiance de la petite, et finit par déclarer positivement que c’était une honte pour la commune de méconnaître un homme de cette valeur…

— Mais, monsieur, interrompit Michelette, vous n’êtes pas venu expressément pour me faire l’éloge de mon père ?

Alors, avec force circonlocutions, il expliqua qu’il considérait comme un devoir d’aider, en une circonstance difficile, un compatriote de mérite tel que M. Desvars, et de lui donner, ainsi qu’à sa charmante fille, — ici il s’inclina, la main sur le gilet, — une marque de sympathie désintéressée :

— Oh ! absolument désintéressée ! ajouta-t-il en voyant le mouvement de Michelette.

Elle restait debout pendant ce discours, appuyée contre la table qui les séparait. Lui, avait demandé la permission de s’asseoir, tant il était las d’une surveillance de nuit ; et, en prenant une chaise, il s’était rapproché, sans intention apparente. Alors avec toutes sortes de précautions oratoires, de protestations d’intérêt, il dit qu’ayant appris les poursuites commencées contre M. Desvars il venait lui offrir le moyen de les faire cesser : et il la conjurait d’accepter l’offre d’un ami, « d’un ami sincère », ajouta-t-il.

Michelette devint rouge subitement :

— Je vous remercie, dit-elle fièrement, mon père y pourvoira !

— Je crains que cela ne lui soit difficile… Mais peut-être ne croyez-vous pas à ma sincérité, dit-il en s’animant. Eh bien, vous avez tort, je vous assure : je donnerais tout au monde pour avoir le bonheur de vous être utile… La preuve, fit-il en tirant de son portefeuille un billet de cinq cents francs qu’il jeta sur la table en se levant, la voici ! Prenez cela, je vous en supplie à genoux ! que je n’aie pas la douleur d’assister à une catastrophe inévitable…

Il comptait sur cette fascination de la réalisation matérielle immédiate qui fait faire de si tristes marchés, mais il se mécomptait fort.

De rouge, Michelette était devenue pâle, prise d’une frayeur pudique en voyant, à travers les lunettes, les yeux de cet être immonde briller de désirs.

— Sortez ! lui dit-elle en lui montrant la porte. Lui, se rapprocha comme pour rempocher son billet.

— Voyons ! pourquoi ne pas accepter les services d’un ami ? d’un ami véritable ? qui ne vous demande rien, ni remerciement, ni gratitude ? Je vous en conjure ! Michelette !…

Et, devant l’émotion qui soulevait le corsage de la petite, le misérable, incapable de se contenir, essaya de lui prendre la main.

Mais elle ouvrit vivement le tiroir de la table et saisit un couteau de cuisine :

— Si vous me touchez, vous êtes mort !

À ce moment, M. Lefrancq, qui descendait au jardin, entendant cette menace angoissée, franchit d’un bond le petit mur de séparation et courut à la cuisine. Michelette était là, debout, pâle, tragique, les narines gonflées, les yeux flamboyants, le couteau levé sur le gredin qui ricanait en disant :

— Allons ! allons ! ne faites pas la méchante !

En un clin d’œil, le receveur empoigna le Reversac au cou, le jeta sur le cailloutis et le maintint de son genou sur l’estomac.

— Vous a-t-il touchée seulement du petit doigt ? demanda-t-il en se tournant vers Michelette.

Elle secoua la tête négativement.

— C’est heureux pour toi, vermine ! Je t’aurais tordu le cou !… Allons ! file ! ajouta-t-il en le lâchant.

L’autre se releva, ramassa ses lunettes, puis son billet que M. Lefrancq lui lançait à la figure, et, comme il s’en allait, reçut un vigoureux coup de pied au derrière qui le projeta jusqu’à la porte ; il l’ouvrit précipitamment et s’enfuit.

Alors le receveur revint vers Michelette, qui maintenant, le danger passé, s’était assise après avoir jeté son couteau sur la table.

— Ô mon cher ange ! dit-il en lui prenant la main, quelle courageuse enfant vous êtes !

Elle leva vers lui ses yeux lumineux et profonds, et, encore toute palpitante d’émotion, à son tour l’aveu lui monta aux lèvres :

— C’est que je défendais votre bien !

— Ô Michelette ! que je baise la bouche qui a dit ces douces paroles !

Et ce fut leur premier baiser d’amour…

Il y eut une désagréable surprise pour la population d’Auberoque, lorsque l’on sut que M. Desvars avait adressé à l’huissier le montant du billet Chaboin avec les intérêts et les frais. Et cette surprise augmenta encore, lorsque l’on sut que l’inventeur avait envoyé largement, plus qu’il n’était nécessaire, comme un homme qui ne compte pas, en priant M. Desguilhem de remettre le surplus à sa fille, avec le billet et la procédure. Pour que M. Desvars négligeât ainsi quatre-vingts et quelques francs d’excédent, il fallait que ses affaires fussent en bon chemin :

« S’il allait faire fortune ! » se disaient ses concitoyens, subitement jaloux.

Cette pensée, jointe à la déception de perdre, avec cette déconfiture évitée, un long sujet de bavardages, disposait mal les esprits pour l’inventeur. On lui en voulait presque d’avoir paré le coup ménagé par le rusé Guérapin. Lui ne se souciait guère de ce que l’on pensait de sa personne à Auberoque, et continuait à battre le pavé de Paris pour placer son vélocepéde.

Trois ou quatre jours après l’envoi des fonds, arriva par la voiture de Périgueux, à l’adresse de mademoiselle Desvars, un paquet venant du Louvre, avec cette mention : « Envoi de M. Desvars ».

Oh ! alors, l’étonnement redoubla. Décidément, l’inventeur avait fait de bonnes affaires là-bas : on ne pouvait en douter, puisqu’il avait l’esprit assez libre et tranquille pour songer à expédier des étoffes à sa fille, « ce qui n’était pas de trop, franchement ! » ajoutait-on. Mais alors, du moment qu’il revenait sur l’eau, c’était un homme à considérer, et on ne se moqua plus ouvertement de lui :

« Ce diable d’Arnaud, disaient ceux de son âge, à force de s’entêter sur ses machines, il aura fini par réussir ! »

Et, le soir, dans la grande salle du Cheval-Blanc, on discutait entre deux parties de quinze, sur le vélocepède, qu’à part le receveur et Guérapin personne n’avait vu terminé, car M. Desvars ne faisait guère cas de l’opinion de ses concitoyens, moins encore en matière de mécanique qu’en toute autre chose.

Mais Guérapin, lui, n’était pas d’humeur à discourir sur le vélocepéde. Depuis l’insuccès de sa combinaison il ne décolérait plus : les ouvriers sous ses ordres en savaient quelque chose. Comme il avait appris de M. Duffart que l’inventeur était loin d’être, financièrement parlant, en bonne situation, il soupçonnait que quelqu’un lui était venu en aide. Ses soupçons se portèrent d’abord sur le pharmacien, qui avait déjà rendu de petits services à M. Desvars, puis ils s’arrêtèrent sur M. Lefrancq.

Le jardin de la maison Desvars était, du côté du bourg, entièrement caché aux regards. Des prés au-dessous, où les « drolettes » ramassaient les pissenlits à la sortie de l’hiver, on ne l’apercevait guère non plus. Mais du coteau en face, de Belarbre, que certains appelaient ironiquement « la Questure », et d’autres, mal-appris, « la niche à Baba », on voyait parfaitement ce qui se passait dans le jardin Desvars. Plusieurs fois, depuis le départ du conseiller qui avait laissé ses clefs chez M. Madaillac, l’intendant, avec son instinct de l’espionnage, s’était embusqué derrière les contrevents et avait épié le receveur, sans but déterminé, pour le moment, mais c’était un homme qui recherchait comme une arme la possession des secrets d’autrui. C’est ainsi qu’il avait retenu des papiers du défunt marquis d’Auberoque, qui l’avait employé quelque temps, et qu’il s’était approprié, avec la complicité du secrétaire Madaillac, des pièces tirées des archives de la mairie.

Au reste, il avait vu peu de chose de sa cachette. Le receveur parlait souvent avec Michelette, mais toujours par-dessus le petit mur : il n’y avait pas là de quoi incriminer les relations des deux jeunes gens. Cependant, comme d’autre part on ne connaissait aucune liaison à M. Lefrancq, l’intendant en concluait qu’il était l’amant de la jeune fille, et alors son intervention s’expliquait. Une circonstance concourait à confirmer Guérapin dans cette supposition, c’est qu’il avait su de M. Monturel, qui ne pouvait rien celer, que le receveur avait déjà payé les contributions de son propriétaire.

La haine venimeuse que cet homme avait pour M. Farguette se doubla dès lors d’une haine pareille à l’endroit de M. Lefrancq, qu’il détestait déjà comme ami du pharmacien. Il songea tout d’abord à le faire déplacer et en écrivit à madame Chaboin et à M. Duffart, leur exposant que ce garçon-là discourait librement sur leur compte ; que c’était un intime de M. Farguette ; un franc-maçon, avait-il ouï dire à un voyageur de commerce ; enfin un homme dangereux, un ennemi dont il fallait se débarrasser.

De motifs sérieux pour le faire déplacer, il n’y en avait pas ; mais cela n’était pas pour gêner le Guérapin. Il adressa au directeur général de l’enregistrement une plainte verbeuse et prolixe, où, entre autres choses, il accusait M. Lefrancq d’avoir reçu très impoliment un sien parent ; de fermer son bureau avant l’heure réglementaire ; de s’absenter sans autorisation ; de recevoir dans son bureau des femmes légères, — allusion à la visite deux fois renouvelée de mademoiselle de Caveyre ; — d’accepter des cadeaux de gibier, de truffes, des délinquants condamnés, et autres griefs de ce genre.

Pour fortifier cette dénonciation, l’intendant fit porter par des gens à sa dévotion des plaintes particulières, qui corroboraient les faits allégués. Il se flattait que, par ses relations, M. Duffart donnerait du poids à toutes ces calomnies, chose qui se voit encore quelquefois. Heureusement, le directeur général était un homme juste et de caractère indépendant qui ne se laissait pas facilement influencer.

De l’enquête faite par un inspecteur envoyé tout exprès, il ressortit pleinement que les faits allégués par Guérapin et ses gens apostés étaient odieusement dénaturés ou purement supposés. Aussi lorsque M. Duffart, qui surveillait la marche de cette affaire, se présenta chez le directeur général pour enlever le déplacement de M. Lefrancq, il fut froidement reçu. Comme il citait, pour étayer le factum de Guérapin, certains faits à sa connaissance personnelle, à savoir que le receveur avait poursuivi deux délinquants très intéressants, qu’il lui avait recommandés lui-même, ce qui était fait pour susciter des haines au gouvernement impérial, le directeur lui répondit sèchement qu’en accusant M. Lefrancq, il faisait le procès de l’Administration, attendu que ce fonctionnaire n’avait pu exercer de poursuites sans y être autorisé. D’ailleurs il ne pouvait blâmer son subordonné de n’avoir pas tenu compte d’une ingérence abusive.

— Au surplus, ajouta-t-il, l’enquête faite par mon ordre a surabondamment démontré que la haine seule a dicté la dénonciation calomnieuse du sieur Guérapin, aussi bien que celles faites à son instigation. Par conséquent, monsieur Lefrancq ne sera pas déplacé, sinon avec avancement, lorsque son tour sera venu.

Et pendant que le conseiller général d’Auberoque, tout déferré, se retirait piteusement en murmurant quelques plates excuses, le directeur le regardait s’éloigner avec un sourire de mépris.

L’échec de sa machination rendit M. Guérapin furieux, mais il ne le découragea pas.

Le bien tout entier de M. Desvars, maison et terres, était hypothéqué pour huit mille francs. L’époque du remboursement était échue depuis plusieurs années, mais le créancier, sachant l’impossibilité où était le père de Michelette de se libérer, se contentait des intérêts, qui lui étaient assez exactement payés, avec d’autant plus de facilité que la créance était suffisamment garantie par la valeur des immeubles. Guérapin, qui savait cela, comme il savait les affaires de tout le monde, conçut aussitôt le projet de faire acheter à madame Chaboin la créance Desvars, et, comme celui-ci ne pourrait la rembourser, de le poursuivre en expropriation.

« Nous verrons bien, se disait-il, si le galistrou ne trouvera pas la fille un peu chère ! »

Et, ayant facilement obtenu l’assentiment de madame Chaboin, toujours prête à une mauvaise action, l’intendant entama des négociations avec le créancier de M. Desvars.

Mais ce créancier était un honnête homme, qui refusait absolument de se prêter à cette canaillerie. À plusieurs reprises, il éconduisit Guérapin, qui allait jusqu’à lui offrir un bénéfice sur sa créance. Malheureusement, à peu de temps de là, il fut obligé de réaliser des fonds pour marier sa fille ; ce que sachant, l’intendant revint à la charge, se pourléchant d’avance à la pensée du mal qu’il allait faire.

— Avant tout, lui dit l’autre, il faut que j’avertisse Desvars.

— Et où voulez-vous qu’il prenne l’argent ?

— Je n’en sais rien, mais je ne céderai ma créance qu’à son refus.

En recevant la lettre de son créancier, M. Desvars, déjà fort abattu par l’insuccès des démarches relatives à son vélocepède, fut atterré. Être à peine échappé des griffes des Chaboin et Guérapin pour y retomber, c’en était trop. Car de compter trouver tout de suite un autre prêteur, cela ne se pouvait raisonnablement. Et alors, las, découragé, la tentation venait au pauvre inventeur de laisser aller tout à trac… Mais aussitôt il songeait à sa fille, et retournait à la contemplation anxieuse de sa situation, maudissant le démon qui l’avait poussé, lui, artisan aisé, ouvrier habile, à laisser là son métier pour se ruiner à la poursuite d’inventions malheureuses. Parfois sa pensée se portait sur M. Lefrancq qui l’avait déjà tiré d’affaire ; seulement, cette fois-ci, il ne s’agissait plus de cinq cents francs, mais de huit mille… M. Lefrancq n’était peut-être pas en position de prendre cette créance ; et puis, même le pouvant, le voudrait-il ? Enfin, après une nuit tourmentée, le pauvre homme se résolut à écrire à son locataire et attendit, plein d’inquiétude.

Le surlendemain, il recevait cette réponse qui le fit revenir à la vie et à l’espérance :

« Envoyez votre procuration à monsieur Farguette et prévenez votre créancier que d’ici huit jours il sera remboursé. »

En apprenant l’insuccès de cette dernière tentative, Guérapin eut un accès de rage froide qui faillit le tuer, mais qui, malheureusement, ne fit que lui donner la jaunisse ; toutefois il ne désarma pas pour cela.

Cet homme, vieux célibataire, vivait avec sa sœur, veuve d’un gendarme en retraite, et mère d’une grosse fille qui depuis trois ou quatre ans avait coiffé sainte Catherine. Cette veuve, appelée, « la Creyssieux », était l’ancienne limonadière du Café du Périgord, très grande et puissante femme, presque une géante, qui jadis avait séduit le bon gendarme par l’ampleur de ses charmes, en lui versant une demi-tasse. Cette créature, devenue monstrueusement grosse, avait la peau jaunâtre, les lèvres livides, le petit nez d’une chatte et les yeux bridés d’une Asiatique. Des cheveux d’un noir huileux, avec une fausse natte roussie par le temps, pareille à une queue de vache, et ramenée en couronne au-dessus d’un front bas, achevaient de prêter un aspect repoussant à sa large tête aux traits figés. Au moral, lascive, vaniteuse, méchante et paresseuse à l’excès. Toujours sale, la Creyssieux à peu près impotente passait ses journées à la cuisine, assise dans un vaste fauteuil paillé, fait exprès pour elle, attendant les commérages que quelques voisines allaient lui porter, et leur racontant les romans qu’elle inventait de toutes pièces sur les uns et les autres, avec un luxe de détails précis qui les rendait vraisemblables. Si sa langue ne chômait guère, ses mains, perpétuellement oisives, ne pouvant se croiser sur son ventre démesuré, s’allongeaient, chargées de bagues, sur ses cuisses énormes, dans une attitude hiératique. On eût dit, à la voir ainsi, une forte chaîne en simili or autour de son cou crasseux et ridé, une colossale idole thibétaine, — ou une mère abbesse attendant la pratique.

Cette horrible créature était aussi malfaisante que son frère ; mais, à peu près confinée chez elle, ses moyens de nuire étaient différents. Sans parler de sa langue empoisonnée, son arme favorite était la lettre anonyme.

On se demandait parfois, à Auberoque, pourquoi les filles du notaire, qui étaient riches, pourquoi mademoiselle Monturel, qui l’était aussi, pourquoi les filles du juge, qui étaient gentilles, pourquoi d’autres encore ne se mariaient pas et montaient en graine. Quelques rares personnes en soupçonnaient la cause, mais d’une manière générale on l’ignorait.

C’était la Creyssieux qui éloignait les prétendants avec ses lettres anonymes. Outre sa méchanceté native, un sentiment de jalousie féroce la poussait dans ces occasions, car elle ne pouvait supporter l’idée que les demoiselles du bourg se mariassent avant sa grosse dinde de fille. Aussitôt qu’un jeune homme se présentait dans une maison, la veuve, renseignée par son frère, lui adressait une lettre pour le prévenir charitablement, et lui montrer dans quel guêpier il se fourrait.

En ce qui concernait les demoiselles Bourdal, l’anonyme écrivait que leur mère était morte « de la poitrine » ; la petite Monturel avait la « danse de Saint-Guy » ; quant aux demoiselles Caumont, l’aînée était un peu beaucoup « sur l’œil » et la seconde avait des « humeurs froides » à une jambe. D’autres avaient des amants ; celle-ci avait eu recours à la sage-femme Zoé… ainsi de suite. Cette scélérate avait une habileté dans la calomnie qui rendait ses mensonges difficiles à détruire et ses allégations impossibles à vérifier : comment s’assurer, par exemple, que la plus jeune des demoiselles Caumont n’avait pas de plaies scrofuleuses à la jambe ?

Cette digne sœur de Guérapin n’était pas la seule à se livrer à ces odieuses manœuvres ; madame Desguilhem pratiquait aussi ces gentillesses épistolaires pour venger son fils l’huissier, qui avait été successivement refusé par toutes les demoiselles d’Auberoque et des environs, — les riches, s’entend, — car la mère avait pour son « Julou » de grandes prétentions : « La première famille du pays après le château !… vous comprenez ?… » Mais cette honorable épistolière n’était pas de la force de la veuve Creyssieux ; elle n’avait ni ses inventions perfides ni son habileté à profiter des circonstances. Pourtant elle avait eu quelques succès en faisant manquer deux ou trois combinaisons matrimoniales péniblement échafaudées par l’oncle Guérapin pour caser la grosse Irma. Il est vrai qu’elle n’avait eu qu’à signaler des choses connues : à savoir, qu’un cousin, receveur-buraliste, cousinait beaucoup dans la maison, et à rapporter des rumeurs d’une nature grave sur le résultat dudit cousinage.

En ces circonstances, madame Desguilhem n’obéissait pas à un mouvement de dépit, car elle n’avait jamais ambitionné pour son fils l’alliance des Creyssieux et des Guérapin, gens sans fortune et fort au-dessous d’elle. Non ! en nuisant à la veuve et à sa fille, la bonne dame vengeait une sienne sœur qui avait beaucoup souffert des infidélités de son mari avec la « grande Creyssieux », comme on appelait celle-ci, au temps où elle était jeune et déjà fort décriée : tant madame Desguilhem, née Porcher, avait le sentiment de la solidarité familiale.

La veuve Creyssieux aussi, d’ailleurs, car elle entra avec empressement dans les vues de son frère. Le plus sûr moyen de se venger de M. Lefrancq, c’était d’atteindre Michelette, et la gueuse s’y embesogna aussitôt. Elle était là dans son élément, elle aimait à faire le mal, à remuer des ordures. Aussi, avec quel bonheur cette mégère impure s’efforça de torturer la jeune fille chaste en lui révélant les vilenies des passions, les ignominies de la chair ! Et quel plaisir atroce elle prit à froisser sa délicatesse, à lui salir la pensée de choses obscènes cyniquement exprimées, à la frapper dans son amour !

M. Lefrancq ne l’aimait pas : « il se servait d’elle », comme de cette… de Caveyre, comme de la servante du Cheval-Blanc, qui venait faire son lit tous les jours, et qui le défaisait aussi, comme d’une… Elle verrait bien ça, sous peu, lorsqu’elle serait obligée d’élargir la ceinture de sa robe… Avec quel mépris il la lâcherait alors !

Et puis elle lui parlait de sa défunte mère : quelle honte ce serait pour elle, vivante, de voir sa fille tombée parmi les « traînées » !

Quant à son père, c’était un… qui l’avait vendue comme neuve, alors que M. Lefrancq n’avait eu que les restes de Duboisin et des autres.

Ainsi, pendant quatre grandes pages d’une lourde écriture grossièrement contrefaite, la gredine répandit sa bave venimeuse ; après quoi, Guérapin, vers minuit, alla jeter la lettre à la poste.

En levant la boîte, le lendemain, mademoiselle de Caveyre remarqua cette lettre :

— Tiens ! est-ce que cette petite Michelette aurait quelque affaire de cœur ?

Et elle fourra la lettre dans sa poche.

Lorsque, hors de son bureau, elle put la lire, la directrice fut un peu étonnée de voir que l’anonyme la colloquait sans façon avec le receveur, et elle ne put s’empêcher de murmurer :

— Je voudrais que la coquine qui a écrit ça se fût cassé le cou et qu’elle eût dit vrai !

Après avoir achevé la lecture de cette ignoble lettre, mademoiselle de Caveyre resta perplexe, se demandant qui pouvait l’avoir écrite. C’était une femme, bien sûr, et une femme sans éducation, cela se voyait à de certaines phrases, et une femme éhontée, cela résultait des termes dont elle usait. La directrice passa mentalement en revue les femmes du bourg et ne savait à laquelle s’arrêter. Ce qui la déroutait, c’est que, — artifice prévoyant, — on eût dit cette lettre dictée par une jalousie féminine, circonstance qui empêchait sa pensée de se fixer sur la veuve Creyssieux.

« De qui qu’elle vienne, se dit-elle, ce serait un crime d’envoyer une pareille saleté à cette pauvre petite » ; et elle mit la lettre sous clef dans un tiroir.

Mais la curiosité la travaillait, et aussi un certain désir de se venger de la personne qui avait joint à son nom une épithète insultante. Persuadée qu’en n’apercevant pas, sur le visage de Michelette, la honte et le chagrin que devait lui causer sa lettre, l’anonyme récidiverait, mademoiselle de Caveyre guetta. Le soir, tard, elle retirait toutes les lettres de la boîte, et, cachée derrière les volets légèrement entr’ouverts, elle épiait, ou sa mère. Après plusieurs veilles inutiles, une nuit, elle entendit la pierraille crier sous un pas furtif. Vite, sautant de son lit, elle courut à la fenêtre et reconnut Guérapin, qui, le collet de son paletot relevé, s’approchait et jetait une lettre à la boîte.

Aussitôt elle dégringola l’escalier et trouva cette lettre, qui était adressée à M. Lefrancq : au reste, la même écriture que celle de l’autre, destinée à Michelette.

« C’est donc cette coquine de Creyssieux ! »

Et elle comprit alors que le frère et la sœur se vengeaient ainsi de l’intervention du receveur dans les affaires de M. Desvars. Après y avoir réfléchi, le lendemain elle laissa parvenir la lettre à son adresse, dans l’espoir que le destinataire en rechercherait l’auteur.

En effet, après l’avoir lue, M. Lefrancq monta chez le pharmacien :

— Connaissez-vous une femme capable d’écrire une pareille cochonnerie ? dit-il en la lui donnant.

M. Farguette lut la lettre, qui n’était qu’une réédition, à l’intention de M. Lefrancq, des grossières injures et des calomnies contenues dans celle au nom de Michelette.

— Il y a bien, répondit M. Farguette, deux ou trois personnes à Auberoque capables d’écrire des lettres anonymes ; mais d’aussi méchamment dégoûtantes, je n’en connais qu’une, la veuve Creyssieux. Au surplus, j’imagine que vous n’avez pas le plus léger doute sur toutes ces infamies ?

— Oh ! pas le moindre !… Seulement, je voudrais bien faire punir cette misérable.

— Ce sera difficile : voilà vingt ans qu’on n’a vu ici une ligne de la main de la Creyssieux. Elle fait écrire sa fille, sauf lorsqu’il s’agit de lettres de ce genre : aussi la confrontation des écritures est-elle à peu près impossible…

Pendant que la sœur de Guérapin calomniait ainsi la fille et le père, M. Desvars, à Paris, songeait au retour. L’Exposition était close, les exposants emballaient ; mais, en dépit de tout, un reste d’espérance retenait encore l’inventeur et lui faisait différer son départ. Pourtant il avait eu, peu auparavant, la cruelle surprise de voir médailler une machine appelée vélocipède, presque comme la sienne : il n’y avait qu’une lettre de changée. C’était une machine à deux roues seulement, l’une grande, l’autre toute petite, et infiniment plus douce, plus maniable, plus rapide que le tricycle de M. Desvars. Il voyait tout cela, le malheureux, et son amour-propre d’inventeur s’humiliait devant la vérité. Il reconnaissait que c’était une idée de génie que d’avoir trouvé l’équilibre et la stabilité de l’appareil dans le mouvement lui-même ; et il enviait aussi le bonheur de celui qui avait pu connaître les applications industrielles du caoutchouc, et l’avait employé à amortir les réactions de son véhicule.

Alors il faisait un retour plein d’amertume sur lui-même. Comment aurait-il pu avoir cette idée, lui qui, confiné au fond d’une province, croyait encore le caoutchouc uniquement employé à la fabrication de vêtements imperméables ? Et, tristement, il se disait qu’il fallait à un inventeur l’enveloppement de cette atmosphère fiévreuse de Paris, où les faits observés, comme des vagues incessamment renouvelées, font concevoir des procédés, des applications et des usages nouveaux, qui ouvrent des horizons fermés jusqu’alors. Et puis, ce grand mouvement des intelligences, générateur des idées, était nécessaire pour tenir le cerveau en activité, pour le féconder et lui donner cette robustesse de gestation indispensable à la vie de toute œuvre humaine. La communication de la pensée avec des hommes d’entendement et de savoir, qui stimule l’esprit, qui le fortifie, il ne l’avait pas connue. Son existence s’était écoulée dans un bourg perdu du Périgord, où la vie intellectuelle était nulle, où le contact de cervelles obtuses avait réagi sur la sienne, où le milieu ambiant avait stérilisé les germes qu’une autre atmosphère eût développés…

Après quelques jours passés à ruminer son insuccès et à ressasser ses pensées un peu confuses sur les causes des avortements successifs de ses diverses inventions, M. Desvars se décida au départ et, un soir, arriva par la voiture de Périgueux, ramenant précieusement son vélocepède imparfait. De même que ces parents pleins d’une tendresse aveugle pour des enfants mal nés, le pauvre inventeur s’attachait à ses inventions malheureuses, malgré la constatation de leur imperfection.

Pendant quelques jours il resta triste et sombre, digérant péniblement cette déception qui s’ajoutait à tant d’autres, et humilié de rentrer vaincu dans cette bourgade où il avait espéré revenir en triomphateur. Puis, peu à peu, l’apaisement se fit en lui, et insensiblement germa dans son esprit, toujours prêt aux illusions, le désir d’une revanche.

Et tout le long du jour, errant sur les chemins infréquentés, le front penché, comme chargé de lourdes pensées, il méditait. Dans son cerveau enfiévré, s’agitaient de vagues conceptions que malgré tous ses efforts il ne parvenait pas à formuler d’une façon nette et précise. Cette impuissance le navrait, et comme en un mauvais rêve, sa pensée s’agitait désespérément au fond de limbes obscurs où grouillaient, sans pouvoir s’en dégager, des embryons d’inventions.

Un soir, comme il rentrait au logis, plongé dans de pénibles cogitations, il rencontra près de la gendarmerie un enfant qui jouait avec un cerceau. Ce cerceau n’était qu’un mauvais cercle de barrique qui, frappé avec un bâton, roulait rapide et droit, mais n’importe : en voyant cela, M. Desvars s’arrêta soudain. Ses cheveux gris se dressèrent, il ferma les yeux et porta la main à son front comme pour aider à la parturition de l’idée ; puis, après un court instant, le chapeau sous le bras, le crâne fumant, dans l’absorption d’une vision intérieure, l’inventeur rentra lentement chez lui : le monocyclepède était conçu.

— Ha ! Michelette ! fit-il, en embrassant sa fille avec effusion.

— Eh bien, père ?

Il sourit doucement, avec cette condescendante bonté de l’homme supérieur, et, se touchant le chef du doigt, répondit :

— J’ai quelque chose là !

Et il alla s’enfermer dans son atelier.

— Qu’a donc votre père, ma Michelette ? demanda, un moment après, le receveur. Je viens de le voir rentrer tout radieux.

— Hélas ! dit-elle, il a encore quelque invention en tête !