Les Gens d’Auberoque/VIII

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Calmann-Lévy (p. 176-200).

VIII

Tandis qu’Auberoque était en liesse pour avoir vaincu Charmiers dans l’affaire de la station et que les propositions de madame Chaboin occupaient tous les esprits, deux personnes étaient en dehors de cette agitation générale : le receveur et mademoiselle Desvars. Que leur importait cette joie, et ces projets dont la cupidité d’une vile créature amusait une population imbécile ? L’amour sourdait dans leurs cœurs et envahissait tout leur être. Depuis la venue à Auberoque de M. Lefrancq, Michelette s’était efforcée de lui cacher ses sentiments naissants, par une réserve naturelle et parce qu’elle avait conscience de la disparité de leurs conditions. Maintenant son petit cœur gonflé laissait parfois, en de rapides échappées, entrevoir son secret. La personne de M. Lefrancq, son air loyal, la bonté qui rayonnait dans ses yeux, la sollicitude discrète dont il l’avait entourée pendant l’absence de son père, tout cela l’avait prise. Elle se disait bien toujours qu’entre ce jeune homme de famille riche, sans doute, qu’entre ce fonctionnaire appelé à suivre sa carrière après un séjour de deux ou trois ans à Auberoque, et la fille d’un artisan ruiné, il ne pouvait y avoir aucune destinée commune ; mais ses sentiments persistaient malgré tout. En songeant que, dans un avenir pas très éloigné, M. Lefrancq partirait et qu’un autre le remplacerait comme il avait lui-même remplacé M. Duboisin, la pauvre petite s’attristait, ressentait un grand déchirement intérieur, mais elle se résignait comme à l’irrémédiable. Elle ne faisait pas de rêves ambitieux, éprouvant d’instinct une invincible répugnance à les associer aux aspirations de son cœur, et se gardait étroitement de tout ce qui eût pu être interprété par M. Lefrancq comme une coquetterie, même innocente. Quelquefois, assise sur sa chaise, tirant son aiguille en silence, elle s’efforçait de pénétrer l’avenir. Une idée obsédante l’angoissait surtout : M. Lefrancq se marierait un jour, peut-être prochainement… Cette prévision la remplissait d’amertume et elle souhaitait ardemment de n’être pas témoin de cela : il lui semblait qu’elle en mourrait.

M. Lefrancq, lui, se laissait aller au bonheur d’une affection épurée de motifs charnels, et se complaisait, en des rêves d’avenir, à joindre la destinée de Michelette à la sienne. La grâce pure, la sereine chasteté de la jeune fille le ravissaient, et ses yeux verts d’un charme incomparable le captivaient irrésistiblement. Mais ses qualités de ménagère, sa fierté, son courage, sa raison, ne l’attachaient pas moins. Il s’attendrissait en voyant qu’avant peu la misère attendait la pauvre enfant ; non pas une misère décente comme celle qu’elle s’efforçait de dissimuler, mais la misère brutale et nue qui s’accuse par le manque de pain et d’abri : oh ! alors, quelle exquise douceur il trouvait à la pensée de réparer les injustices de la destinée et les cruautés du sort !

Maintenant, par les belles soirées d’été, lorsque le soleil, tombé derrière l’horizon, laissait monter jusqu’à la terrasse, brûlante encore des feux du jour, la fraîcheur du vallon arrosé par le petit ruisseau qui coulait au fond des prés, M. Lefrancq, revenu de l’hôtel, descendait dans son jardin et lisait ou se promenait en fumant. Lorsqu’elle en avait fini avec ses occupations de ménage, Michelette ne tardait guère à venir dans le sien, et, tout en filant ou tricotant, car elle n’était jamais oisive, elle s’entretenait avec son voisin, — lui accoudé sur le petit mur qui les séparait, elle assise sur une chaise, ou debout lorsqu’elle filait. — Elle était charmante ainsi, la quenouille passée dans le cordon de son tablier et maintenue par une ganse fixée à l’épaule au moyen d’une épingle. Sa taille mince et flexible, sa robe aux plis droits et sobres, sa tournure un peu archaïque la faisaient ressembler à ces figures naïves des maîtres primitifs. Entre ses doigts légers, la laine s’allongeait en un fil menu que le fuseau tordait en tournant rapidement. M. Lefrancq aimait à la voir dans cette occupation qui faisait valoir sa toute gracieuse personne et montrait sa dextérité.

— Il n’y a plus que vous peut-être à Auberoque qui filiez encore, lui disait-il un jour.

— Oh ! il y a bien, sans doute, aussi quelques vieilles ; mais il est vrai que ce n’est plus à la mode.

— Et qui vous a donc appris ?

— C’est ma grand’mère, qui était aussi ma marraine.

— Alors, c’est elle qui vous a donné ce joli nom de Michelette ?

— Oui, elle m’a donné ce nom qui était le sien.

— Je n’imagine guère une vieille femme se nommant Michelette !… Il faut être jeune et belle pour porter ce nom…

Elle rougit un peu.

— Pourtant, j’avais une vieille tante qui le portait aussi. Comme ma grand’mère elle avait été jeune ; mais on ne peut pas changer de nom en avançant en âge…

— Assurément ! mais il y a des noms qui vont bien mal à la vieillesse. Ainsi, par exemple, la vieille servante brèche-dents de monsieur Farguette s’appelle Rose…

La petite sourit un peu :

— C’est vrai… L’habitude m’avait empêché de remarquer cela.

Ainsi, pendant que M. Desvars s’acharnait à son atelier, ils causaient paisiblement de choses et d’autres, indifférentes quelquefois en apparence, mais qui leur faisaient goûter la douceur de communiquer ensemble. Michelette trouvait à la voix du receveur une beauté virile qui la faisait vibrer, et lui ne pouvait entendre la voix d’or de la jeune fille sans être délicieusement ému.

Lorsqu’il était nuit close, M. Desvars sortait de son atelier, et s’il n’était pas trop absorbé par une difficulté à résoudre, il venait se mêler à la conversation qui, alors, fréquemment déviait du côté de ses inventions. Le pharmacien venait parfois aussi, et avec lui qui n’était ni amoureux, ni inventeur, l’entretien prenait une tournure plus générale et portait sur des sujets plus vastes, où se montraient ses aspirations généreuses, le souci des problèmes sociaux, et l’amour des grandes choses qui, à travers les siècles, ont passionné l’humanité.

Mais, le plus souvent, les deux jeunes gens étaient seuls. M. Desvars, pour rêver plus commodément à ses inventions, allait se mettre au lit, et M. Farguette restait à la pharmacie, occupé à préparer les remèdes que les gens venaient querir le soir, afin d’économiser le temps. Ils passaient ainsi de longues soirées à la clarté des étoiles, échangeant leurs pensées, muets quelquefois, écoutant le chant mélancolique des raines monter du fond des prés, et tout entiers au bonheur innocent de se voir, de se sentir occupés l’un de l’autre.

Un matin, pendant que le receveur travaillait à son bureau, M. Desvars vint le chercher pour lui montrer son nouveau vélocepède : la machine était terminée et l’inventeur en était content.

— Le voici ! dit-il avec satisfaction à M. Lefrancq.

En effet, M. Desvars avait beaucoup amélioré l’appareil. L’acier avait remplacé le bois dans les roues ; au lieu des engrenages qui jouaient trop, une chaîne transmettait le mouvement ; et, pour adoucir les réactions, les roues avaient été cerclées de bandes de cuir superposées. M. Lefrancq essaya la machine, qui roulait d’une façon assez satisfaisante mais nécessitait encore de sérieux efforts. Ce vélocepède était manifestement supérieur au premier : il était plus léger, plus doux, plus maniable, et pourtant l’impression de M. Lefrancq fut que ce n’était pas encore cet engin qui résoudrait le problème de la locomotion rapide, économique et toujours prête, comme disait M. Desvars : toutefois, il lui donna quelques paroles d’encouragement.

L’intention de l’inventeur était de profiter de l’Exposition universelle pour lancer son vélocepéde. Il faisait à ce sujet des rêves dorés : il lui semblait que son invention allait brusquement produire une révolution dans les moyens de transport des voyageurs. Il voyait déjà la foule encombrant la section des machines, et les industriels se disputer, à coups de billets de mille, le brevet qu’il allait prendre. Il ne disait cela ni à sa fille, ni à M. Lefrancq. Il avait tant fait à Michelette de confidences de ce genre, lui avait confié tant d’illusions, dissipées ensuite par la réalité, qu’il n’osait plus l’entretenir de ses espérances. Quant à M. Lefrancq, il était poli, bienveillant, mais visiblement ne partageait pas l’enthousiasme de son propriétaire, et celui-ci se taisait.

À l’occasion du départ de M. Desvars, le receveur s’attendait à une demande d’argent ; mais, à sa grande surprise, l’autre ne demanda rien pour lui : il s’en tint à prier son locataire de payer le loyer à sa fille pendant son absence. M. Lefrancq craignait fort que l’inventeur, dans l’absorption égoïste de ses rêves, ne partît sans laisser un sol à la maison, comme il l’avait fait déjà. Aussi, après quelques précautions oratoires, il fit comprendre à son propriétaire qu’il était préférable que lui-même remît l’argent à sa fille ; et, sur l’assentiment de M. Desvars, le receveur lui avança un semestre de loyer.

Si le père de Michelette s’était montré aussi discret avec son locataire, c’est qu’il avait en ce moment dans son portefeuille cinq cents francs en bons billets de banque, qu’il n’avait pas eu l’ennui de solliciter. Circonvenu par M. Guérapin, qui l’assurait du grand intérêt que madame Chaboin portait à son invention, M. Desvars avait fait voir à l’intendant le vélocepède à peu près achevé. L’autre avait feint un grand enthousiasme, et, après avoir manœuvré pour amener l’inventeur, — ce qui, à la vérité, n’était pas difficile, — à exprimer cette idée que l’argent était indispensable pour lancer une affaire, il lui avait proposé de lui en faire prêter par madame Chaboin :

« Il était sûr d’être en cette occasion son interprète en offrant à M. Desvars la somme nécessaire : cinq cents francs ? mille francs ? Madame Chaboin était à Paris en ce moment, mais il allait lui écrire et la réponse ne se ferait pas attendre. »

— Je puis faire, je pense, avec cinq cents francs, dit M. Desvars, heureux de trouver enfin quelqu’un qui s’intéressât sincèrement à son invention, sans songer au caractère de l’homme entre les griffes duquel il se mettait.

— Vous aurez l’argent dans trois jours, dit M. Guérapin en s’en allant.

— Oh ! pourvu que je l’aie la semaine prochaine pour aller à Paris, c’est assez tôt.

Ce prêt, spontanément offert par l’intendant Guérapin, était un des artifices destinés à préparer la réussite des projets de madame Chaboin. En travaillant un à un les conseillers municipaux qui s’étaient montrés hostiles à ses projets, elle comptait les gagner. Avec M. Desvars, toujours à court d’argent, mais honnête et confiant comme un enfant, il n’était pas question de le corrompre, mais on pouvait espérer de le tenir, étant son créancier, au moins par la reconnaissance.

Ainsi des autres. Pour M. Tronchat, l’épicier, on lui mettrait le marché à la main : ou renoncer à la pratique du château, ou favoriser les projets de la châtelaine. Quant à M. Jardelet, il était très désireux d’acquérir un pré de madame Chaboin enclavé dans sa propriété à lui, et qui le gênait fort : on ne lui vendrait ce pré qu’à la condition de voter pour le château. À un autre, douteux, on promettrait de lui faire donner, par la protection de M. Duffart, le bureau de tabac d’Auberoque, dont la vacance était impatiemment attendue par plusieurs. M. Duffart l’avait déjà promis à madame veuve Desguilhem, à un vieux retraité de l’armée, à la sœur de M. Guérapin, veuve d’un gendarme, et à la petite fille d’un colon dépossédé de Saint-Domingue ; mais qu’importait ! il le promettrait encore.

Il y avait aussi au conseil municipal un nommé Coustau, entrepreneur la plupart du temps sans entreprises, quelque peu usurier, sorte de minuscule Chaboin masculin, prêt à tout pour de l’argent, et, témoignage pénible de l’inconscience des électeurs d’Auberoque : celui-là, on l’achèterait.

À ces manèges individuels près des conseillers s’ajoutait, dans le même dessein, une manœuvre destinée à provoquer un mouvement d’opinion qui pèserait sur le conseil.

Après le rejet du projet d’aliénation des communaux, madame Chaboin, mise au courant de la situation par son intendant, avait compris qu’elle n’obtiendrait jamais ces communaux du conseil municipal tel qu’il était composé, les conseillers de la section de Charmiers, qui échappaient à son influence, y étant tous hostiles. Alors, sur son ordre, M. Guérapin avait remis en avant le projet de séparation.

En travaillant à cette séparation, l’intendant n’ignorait pas qu’il préparait la ruine d’Auberoque, mais c’était une âme servile qui eût vendu la commune et lui-même à madame Chaboin, pour se rendre indispensable et garder son emploi. Il avait encore, en agissant ainsi, l’espoir de satisfaire ses haines et ses rancunes, en évinçant le pharmacien du futur conseil, et en supplantant le maire, dont il était jaloux.

Cet homme n’était pas réellement intelligent, mais, en revanche, il était extrêmement rusé, de cette ruse sournoise et traîtresse du sauvage que n’a pas effleuré la civilisation. La ruse était tellement inhérente à sa nature, c’était chez lui un tel besoin de tromper, qu’outre ses intrigues particulières dans chaque affaire, il avait encore des habiletés générales destinées à égarer le public sur son compte et à masquer ses projets futurs. C’est ainsi que, pour capter la confiance du défunt marquis d’Auberoque, il avait feint — inutilement d’ailleurs — des sentiments religieux, en assistant régulièrement à la messe et en communiant aux bonnes fêtes. On conçoit quels moyens un homme de cette trempe devait employer pour faire aboutir l’affaire de la séparation.

Un des grands griefs d’Auberoque contre Charmiers, c’est que dans cette dernière localité se trouvait l’église paroissiale, qu’elle était le chef-lieu du culte, par conséquent, tandis qu’à Auberoque il n’y avait qu’une chapelle de secours desservie par le vicaire, qui venait, le dimanche, y dire une messe matinale. Cet état de choses était humiliant pour le chef-lieu civil et judiciaire du canton, et tout habitant d’Auberoque ressentait cela vivement. Mais, outre ce motif général d’amour-propre, il y en avait de particuliers. D’abord Charmiers possédait un docteur en médecine, tandis qu’Auberoque n’avait qu’un vétérinaire : pénible situation ! Puis les regrattiers d’Auberoque étaient jaloux du chétif commerce de ceux de Charmiers. Mais c’était principalement les cabaretiers et cafetiers qui récriminaient. La pensée qu’il se vendait là-bas quelques bouteilles de vin et de bière entre messe et vêpres les rongeait. Cependant il y avait encore quelque chose de plus terrible. Les femmes d’Auberoque, depuis la « dame » jusqu’à la chambrière, enrageaient de ne pouvoir montrer leurs toilettes à leur aise. On n’avait pas le temps de s’habiller pour la messe de huit heures ; et puis, à ce moment, le public masculin manquait, les hommes étant encore à se faire raser. Et, pour comble de malheur, il n’y avait pas de vêpres à Auberoque, mais seulement à l’église paroissiale, de sorte que la gent femelle passait les après-midi du dimanche en cancans, en bavardages insipides ou pis, devant les portes, pendant que les hommes jouaient aux quilles ou au « rampeau ». Car de descendre à Charmiers pour assister aux offices, c’était une chose dont les uns et les autres repoussaient même l’idée. Tous à peu près, hommes et femmes, allaient bien à la messe de la chapelle, du moins les jours de grandes fêtes, et faisaient leurs pâques à la saison. Mais leur religion n’allait pas plus loin : de traiter les gens de Charmiers en bons voisins, en frères en Jésus-Christ, il n’en fallait pas parler.

Ceux qui savent que dans les campagnes, où il n’y a pas, comme dans les villes, des promenades, la musique, le théâtre, et un public toujours prêt à lorgner, les assemblées dominicales aux offices tiennent lieu de tout cela ; que l’église, où quelques fervents vont prier, est aussi le seul endroit où les femmes puissent faire assaut d’élégance, exhiber leurs belles robes, étaler leurs grâces, caqueter et coqueter à la sortie avec les galants, ou jacasser entre vieilles commères ; tous ceux-là comprendront avec quelle affection la population féminine d’Auberoque devait embrasser l’idée de la construction d’une église au chef-lieu de la commune pour y transférer la cure du doyenné.

Cette question avait été déjà souvent agitée, mais toujours avec ce manque de sens pratique, avec cette incohérence de vues, avec cette préoccupation d’intérêts particuliers, qui en tout temps avaient caractérisé les diverses administrations municipales qui s’étaient succédé à Auberoque. Le choix de l’emplacement avait été la principale cause de l’avortement des projets. Les gens de la place voulaient l’église là, au centre du bourg, dans un jardin en bordure. Ceux du quartier de la Miséricorde alléguaient, à l’encontre, le terrain en déclivité, la difficulté de l’accès, et demandaient qu’elle fût construite dans leur voisinage, sur un « coderc » où paissaient les oisons. Quant à ceux du faubourg de l’école des frères, ils rejetaient bien loin les propositions des uns et des autres et prétendaient qu’elle fût édifiée sur un petit « tuquet » ou monticule, qui, à leur dire, semblait fait tout exprès. À l’appui de ces prétentions contradictoires, venaient les déclarations individuelles : chacun voulait bien souscrire, mais à la condition que l’église fût dans son quartier…

Dans cette situation, le concours du curé de la paroisse était un élément de succès : aussi madame Chaboin avait-elle pensé tout d’abord à se l’assurer, ce qui ne fut pas difficile, car il s’offrait de lui-même.

Ce curé, appelé Camirat, était un petit homme blond filasse, aux cils d’albinos, aux lèvres serrées. Il était intelligent, mais c’était un esprit inquiet et malveillant, un caractère difficile, un tempérament atrabilaire. En outre, il avait des défauts capitaux pour un prêtre : il était dur et intéressé. Il exploitait sa cure comme M. Bourdal son étude, et tâchait de lui faire rendre le plus possible. De peur de perdre, lorsque les gens ne lui paraissaient pas très solvables, il se faisait payer d’avance. Dès l’arrivée de madame Chaboin, le curé avait été quémander au château ; il y était retourné, de temps en temps, sous différents prétextes : une chapelle à restaurer, un calvaire à ériger, un ornement à acheter, des pauvres à soulager. Quoique l’ancienne fondatrice de la « Compagnie de la grande Mer nouvelle de Tombouctou » ne fût pas généreuse, elle se laissait toujours tirer un louis, désireuse de se concilier ce prêtre qui, en chaire, molestait quelque peu ceux qu’il n’aimait pas, et, en général et au figuré, se servait plus de la houlette que de la flûte pour mener son troupeau.

Lorsqu’au cours des premières ouvertures, M. Guérapin chargé d’engager les négociations, fit entrevoir au curé l’éventualité du transfert de la cure du doyenné à Auberoque, celui-ci se montra très partisan de ce projet. Il se déplaisait à Charmiers, où on ne l’aimait guère ; et puis, à l’occasion de cette église nouvelle, il aurait, lui, de l’argent à recueillir pour des vitraux, des autels, des tableaux, des ornements, tout un mobilier religieux ; en un mot, des fonds à manier, et il aimait cela. De plus, il comptait faire entendre à madame Chaboin que, pour bien entrer dans son rôle de châtelaine, il fallait rétablir le culte dans la chapelle du château, ce qui aurait grand air ; et il espérait bien cumuler les fonctions de chapelain avec celles de curé et s’introduire ainsi dans la société de cette « madame Crésus », comme l’avait baptisée facétieusement Exupère.

Le curé étant bien disposé, lors d’un court voyage que fit à Auberoque madame Chaboin, il fut convenu qu’il provoquerait les souscriptions et recueillerait les signatures. En raison de ses fonctions, nul mieux que lui n’était en état d’influencer les habitants du bourg en telle affaire. Afin de préparer favorablement les esprits, le curé commença par reculer d’une heure la messe dominicale, qu’il vint dire lui-même, laissant son vicaire à Charmiers. Ensuite, il donna les vêpres de temps en temps, et, dans ses prônes et ses sermons, s’attacha fort à flatter l’amour-propre de ses auditeurs et à se les concilier. Puis, un jour, il annonça une bonne nouvelle : afin de lever toutes les difficultés relatives à l’emplacement de la future église, et pour accorder les intérêts respectifs des divers quartiers d’Auberoque, madame Chaboin offrait un enclos à elle appartenant, situé dans une position assez centrale par rapport à l’ensemble du bourg. Cette annonce fut généralement bien accueillie, l’offre de madame Chaboin ayant l’avantage de ne favoriser aucune des trois compétitions rivales. C’était un compromis, une cote mal taillée, qui donnait satisfaction à tous dans une certaine mesure. Car, si chacun des trois partis contendants était débouté de ses prétentions, il n’avait pas du moins le crève-cœur de voir ses rivaux l’emporter sur lui.

Aussi, lorsque le curé commença de colporter sa liste, en tête de laquelle madame Chaboin s’était inscrite pour seize mille francs, — argent ou terrain, — fut-il bien reçu et sa grande feuille de papier timbré se couvrit de signatures. Il y eut cependant des abstentions : M. Farguette, Gardet, le receveur, et, avec quelques autres, mademoiselle de Caveyre, qui était bien légitimiste, — elle devait cela à ses traditions de famille, — mais qui n’aimait pas « la calotte », comme elle disait.

Encore que beaucoup se fussent parforcés par gloriole, pour humilier le voisin, les souscriptions étaient faibles en général, car Auberoque n’était pas riche ; mais enfin, à force de stimuler les fidèles, et en faisant appel à diverses personnes domiciliées hors de la commune, comme le député de la circonscription, le conseiller d’arrondissement, un riche manufacturier originaire du pays, mademoiselle Duffart, qui donna cent francs à la condition d’avoir son portrait dans un vitrail, et encore quelques autres, la souscription s’éleva à vingt-quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-sept francs, auxquels le curé ajouta généreusement trois francs, pour faire un compte rond.

Avec ces vingt-cinq mille francs, les secours du ministère des cultes que l’on obtiendrait par le moyen du député cousin de M. Duffart et un emprunt de vingt-cinq mille francs que voterait le conseil municipal, on pouvait construire une église et un presbytère.

Mais pour obtenir le vote de cet emprunt il fallait, premièrement, que la séparation des deux sections eût lieu, car les conseillers de Charmiers ainsi que la plupart des trente plus imposés, qui appartenaient à cette section, refusaient énergiquement de le voter. Et alors le dossier de la séparation, réclamé par M. Duffart à l’ami Cottignac, revint de la préfecture et fut soumis au conseil municipal réuni en session extraordinaire avec l’autorisation du préfet, obtenue par le même M. Duffart.

Grâce aux intrigues du château, la séparation fut votée à une forte majorité. Pour la première fois les conseillers d’Auberoque et ceux de Charmiers furent d’accord, mais c’était pour faire une bêtise.

Dans la très infime minorité se trouvait M. Farguette. Avec un zèle digne d’un meilleur sort, il avait essayé de faire comprendre aux conseillers d’Auberoque les conséquences d’un vote favorable. Il leur avait fait voir que le futur conseil serait à l’entière discrétion de madame Chaboin dont l’unique visée était de duper la commune. Surtout il avait insisté sur ce point que cette église, dont on se servait comme d’un appât pour leur faire voter la séparation, serait une cause de ruine pour la commune amoindrie…

Mais tous les efforts de ce pauvre M. Farguette furent vains : cette fois, M. Duffart, qui s’était encore constitué devant le conseil l’avocat de madame Chaboin, l’emporta. Comme dit l’autre, « il n’est pire sourd que cil qui ne veut entendre ». Aussi, sauf le pharmacien, la séparation fut votée par tous les membres présents. Cette restriction est nécessaire, car il y eut quelques absents, notamment M. Tronchat, qui ne pouvant se résoudre à voter cette séparation contre son opinion, feignit d’être malade et se mit au lit, espérant concilier par ce subterfuge ses intérêts et sa conscience.

Mais il lui fut signifié de la part de M. Guérapin que, ce jour-là, on connaîtrait les amis et les ennemis du château. M. Madaillac, qui s’était chargé de la commission, exhorta fort l’épicier à venir voter, quoique malade, l’assurant que ce serait de sa part un bel acte de courage civique ; et il lui cita l’exemple d’un grand personnage romain qui s’était fait porter mourant au Sénat, dans une circonstance décisive.

Mais madame Tronchat répliqua que son mari n’était ni Romain ni sénateur, et qu’elle ne souffrirait pas qu’il se levât avec la fièvre, pour attraper le « coup de la mort », en allant au conseil donner une voix inutile.

— Je vais faire entendre ceci à Guérapin, dit, en s’en retournant, dans le corridor, M. Madaillac à la gentille épicière, qu’il guignait depuis quelque temps, mais à une condition…

Et, là-dessus, il la prit dans ses bras.

— Finissez donc, monsieur Madaillac ! j’appelle ! faisait sourdement madame Tronchat en se débattant.

Puis, après s’être dégagée, elle s’enfuit vers sa boutique, non sans avoir été embrassée dru et quelque peu « paupignée ».

Un autre conseiller manquait, à cette séance fameuse : c’était M. Desvars. L’intendant lui avait écrit deux lettres, dont la dernière énergiquement comminatoire, pour le déterminer à venir voter, lui offrant même un nouveau prêt s’il en avait besoin. Mais l’inventeur était en ce moment-là trop affairé pour faire le voyage. Il était en pourparlers avec un courtier d’affaires, qui le bernait d’une prétendue vente de son brevet à une maison de Londres et lui tirait quelques pièces de cent sous avec cette bourde : aussi ne répondit-il même pas aux lettres de M. Guérapin.

Ce dernier avait mis dans sa tête que M. Farguette serait isolé dans le conseil, qu’il serait le seul à voter non. C’était une satisfaction pour sa haine : aussi travaillait-il fort pour que le conseil fût au grand complet, afin que l’isolement du pharmacien parût plus humiliant. Il se trompait en comptant sur M. Desvars : celui-ci, présent, n’eût pas sans doute voté selon ses désirs ; mais Guérapin, qui ne connaissait d’autres mobiles que l’intérêt ou la passion, se persuadait facilement que M. Desvars, étant le débiteur de madame Chaboin, débiteur gêné qui plus est, voterait au gré de sa créancière.

Aussi conçut-il une vive irritation contre les deux absents. Au regard de M. Tronchat, son ami le secrétaire de la mairie le calma un peu, en l’assurant que réellement l’épicier avait la fièvre et n’était pas en état de se lever ; mais pour ce qui était de M. Desvars, l’intendant songea aussitôt à se venger.

En recevant l’argent, l’inventeur avait écrit au bas d’un papier timbré : « Bon pour cinq cents francs ». M. Guérapin remplit le papier et en fit un billet à trois mois, de sorte que, depuis l’époque du prêt, ce billet était échu ; puis il le remit à M. Desguilhem pour le recouvrer.

Lorsque l’huissier se présenta, la pauvre Michelette fut toute transie de peur. Elle avait soupçonné son père d’avoir emprunté quelque argent à son locataire, et cela la gênait, car elle se disait que c’était sans doute à sa considération que M. Lefrancq avait fait ce prêt. Mais, en constatant qu’il s’était mis entre les griffes de madame Chaboin et de son intendant, elle fut prise d’un profond découragement. Où trouver cet argent ? Elle savait que la maison et quelques pièces de terre et de vigne faisant tout leur héritage étaient couvertes d’hypothèques et qu’il était impossible de contracter de nouveaux emprunts. Et pourtant il fallait se le procurer, cet argent, car, comme le lui dit M. Desguilhem, il avait ordre de « poursuivre à outrance ». L’huissier plaignit bien Michelette, et avec des sous-entendus équivoques lui fit comprendre que, s’il avait des fonds, ce n’est pas pour cinq cents francs qu’il la laisserait en peine. La pauvre enfant sentit l’injure, et remercia M. Desguilhem si sèchement qu’il s’en alla sans mot dire.

Lorsqu’il fut sorti, elle tomba sur une chaise, accablée, et se tint immobile, les mains jointes sur ses genoux, regardant fixement le plancher et songeant avec angoisse à cette situation. Elle voyait à l’avance les poursuites se faire, la procédure marcher, et les papiers timbrés s’accumuler dans le tiroir du cabinet où il en était tant passé déjà. Et puis la fin, les affiches à la porte de la maison, la saisie, la vente, après laquelle il leur faudrait, son père et elle, quitter cette vieille demeure de famille, modeste mais solide, où avaient logé plusieurs générations de Desvars, comme en témoignait la date de 1617 gravée sur le linteau de la porte, au-dessous de deux clefs entre-croisées.

Et puis, où aller ? que faire ? comment gagner le pain de chaque jour ? où trouver l’abri nécessaire ? Autant de points d’interrogation qui la torturaient. À ces angoisseux chagrins de la ruine définitive s’ajoutait, pour la malheureuse Michelette, un douloureux serrement de cœur, à la pensée qu’elle ne verrait plus M. Lefrancq. Ah ! pourquoi la ruine n’était-elle pas venue plus tôt ! n’était-ce pas assez de ses tristes anxiétés sur le sort de son père et le sien, sans qu’il s’y joignît encore les cruelles douleurs de cette séparation !

Elle resta longtemps ainsi, perdue dans ses pénibles réflexions, et la nuit venue l’enveloppa de son ombre.

Deux jours après, en enregistrant les actes de l’huissier, M. Lefrancq trouva un protêt signifié à M. Desvars, « parlant à la personne de sa fille ». Il s’expliqua alors le chagrin de la petite et ses rares apparitions au jardin. Le soir, il descendit, alla s’asseoir sous l’amandier et attendit, lisant. Mais le crépuscule tombait et elle ne paraissait pas. Alors, inquiet, il se pencha sur le mur de séparation et l’appela sourdement :

— Michelette !

Elle vint sur le seuil de la porte et le regarda tristement.

— Approchez là, je vous prie : je voudrais vous dire quelque chose.

Elle vint près du mur.

— Vous m’aviez promis de me faire part de toutes vos peines, de tous vos chagrins ; vous ne l’avez pas fait, ce n’est pas bien.

Elle baissa la tête sans répondre.

— Vous n’avez donc pas confiance en moi ?

La petite leva sur le receveur ses beaux yeux où perlaient des larmes :

— Si, comme en Dieu !

Il lui prit la main :

— Alors, pourquoi ne m’avoir pas parlé de ce billet ?

— Vous le comprenez bien… Épargnez-moi !

— Séchez donc vos yeux, ma chérie, et ne vous tourmentez plus de cela : demain je verrai monsieur Desguilhem… Et, maintenant, allez chercher votre chaise et venez vous asseoir ici, près du mur.

Elle obéit et revint au bout de la treille, sous laquelle la lune tamisait une faible clarté. Et là ils s’entretinrent longuement, doucement, à mi-voix, comme si quelqu’un eût été à portée de les entendre.

Cependant, quoique un peu rassérénée, Michelette était encore triste ; M. Lefrancq lui en demanda la raison.

— Hélas ! dit-elle, n’ai-je pas assez de sujets de l’être !

Mais, comme il semblait au receveur que cette tristesse était inquiète et venait d’une cause présente et particulière, il cherchait à la deviner.

— Michelette, lui dit-il après un moment de silence, je crois qu’au lieu d’aller chez monsieur Desguilhem il serait préférable d’envoyer l’argent à votre père, qui le lui fera tenir lui-même.

Elle le regarda, reconnaissante, heureuse de la communication muette de leurs pensées :

— Je le crois aussi, dit-elle.

— Ainsi faisant, reprit-il, nous couperons court aux commentaires empoisonnés. Mais, si j’envoyais l’argent d’ici, ce serait tout pareil : alors j’irai demain à Périgueux… C’est la crainte des méchants propos qui vous tourmentait encore, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, vous m’avez devinée.

— C’est que je vous aime, Michelette !

Dans le cœur douloureux de la pauvre enfant, ces paroles coulèrent comme un baume, et tous deux restèrent longtemps ainsi, savourant en silence la douceur de l’aveu, tandis que du fond du vallon montait le triste « hou ! hou ! » d’une chouette sortie du creux de quelque noyer. Puis sur le bourg endormi tombèrent, de l’horloge du château, dix coups sonores lentement frappés.

Alors Michelette se leva :

— Il faut nous retirer, dit-elle.

— Auparavant, donnez-moi cette vaillante petite menotte.

Il la tint un moment entre ses mains, tout entière enfermée comme un jeune oiseau. Elle était un peu brunie par les soins du ménage, mais mignonne de forme, avec des fossettes et des doigts fuselés. Après avoir un peu caressé cette petite main, et l’avoir comme réchauffée entre les siennes, M. Lefrancq la porta tiède à ses lèvres et la baisa longuement.

Ce baiser fit tressaillir l’amoureuse.

— Bonsoir ! dit-elle, tremblante, en s’enfuyant.

— Bonsoir, ma chérie !