Les Gens d’Auberoque/VI

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Calmann-Lévy (p. 118-146).

VI

De tous les notables d’Auberoque, deux seulement n’avaient pas été faire leurs génuflexions devant le veau d’or représenté par madame Chaboin, l’archi-millionnaire véreuse : c’était le receveur et M. Farguette. Cette abstention, signalée insidieusement par l’intendant Guérapin, irritait l’ancienne marchande de chair humaine, qui en devinait la cause, cela d’autant plus qu’elle contrastait avec l’aplatissement général. En ce qui concernait le pharmacien, ordre avait été donné de ne plus prendre de médicaments chez lui : en cas de besoin, on attellerait et on irait à la ville. À l’endroit du receveur, on ne pouvait lui nuire directement en ce moment ; plus tard, on verrait : selon la locution du pays, madame Chaboin « lui gardait un chien de sa chienne ».

Il y avait bien un troisième notable qu’on n’avait pas vu au château, c’était M. Desvars, conseiller municipal. Mais depuis tantôt trois mois, il était absent pour le lancement de son vélocepède et ne donnait pas signe de vie, même à sa fille. Celle-ci avait ses appréhensions sur les affaires de son père en général, mais elle ne s’inquiétait pas particulièrement de ce silence, sachant combien facilement il se laissait absorber par ses inventions. Depuis que les beaux jours étaient revenus, dans le jardin abrité du vent, elle s’installait les après-midi près de la porte-fenêtre et raccommodait le linge de la maison. Ce n’était pas « de gloire », comme on dit à Auberoque, car les draps de lit usés à fond, retournés déjà, et les serviettes réduites à l’état de torchons nécessitaient de nombreuses reprises. Lorsqu’il l’apercevait ainsi, le receveur descendait les trois ou quatre marches qui, de son bureau, allaient au jardin, et, par-dessus le petit mur, s’entretenait avec sa voisine. Elle était toujours raisonnable et résignée, mais toujours triste aussi ; et même il semblait que quelque peine plus vive, que quelque ennui plus pressant, l’attristât davantage, M. Lefrancq se préoccupait de la situation singulière où elle se trouvait et parfois se demandait de quoi elle vivait : car, de supposer que l’inventeur toujours distrait y eût pourvu, cela ne se pouvait. Il devinait la gêne dans cette maison désertée par le père ; mais, de crainte de froisser la jeune fille, il n’osait offrir ses services.

Un jour, étant au jardin, il entendit, par la porte-fenêtre ouverte, un bruit de conversation dans la maison Desvars. Une interlocutrice élevait la voix aigrement, et, à quelques paroles, le receveur comprit qu’il s’agissait d’une réclamation d’argent. Il entendait la voix douce de mademoiselle Desvars répondre à l’autre, sans comprendre ce qu’elle disait. Rentrant aussitôt chez lui, M. Lefranc épia du côté de la rue, et bientôt vit sortir de la maison de l’inventeur une grosse commère dans laquelle il reconnut madame Chaumeil, la boulangère.

Une idée pénible lui traversa l’esprit :

« Sans doute, cette femme ne veut plus lui fournir de pain à crédit ! »

Il attendit une heure pour ne pas paraître avoir surpris ce secret, puis descendit au jardin, où Michelette avait repris sa place sur la chaise. Le cœur battait un peu au jeune homme : pourtant il s’enhardit :

— Mademoiselle, puisque votre père est absent, je vais vous remettre l’argent du semestre échu…

Elle le regarda, incertaine, se demandant s’il avait ouï la boulangère, et très étonnée aussi que son père n’eût pas demandé l’avance de ce semestre.

Mais le locataire avait l’air de bonne foi :

— Je suis un peu en retard, ajouta-t-il avec un léger sourire, excusez-moi, je l’avais oublié.

— Comme vous voudrez ! dit-elle faiblement.

— Alors, voici les cent francs, dit-il en tendant l’argent enveloppé dans un papier. Je vous demande pardon de vous déranger.

Elle se leva et vint prendre le petit paquet.

— Je vous remercie, dit-elle en rentrant dans la maison, d’où elle ressortit un instant après :

— Voici le reçu, monsieur.

— Oh ! ce n’était pas nécessaire, fit-il, j’ai toute confiance en vous ?

Au ton dont il dit cela, une légère rougeur colora la figure mate de la petite :

— Il vaut mieux ainsi… on peut oublier…

— Je suis sûr que vous n’êtes pas de celles qui oublient !

Elle rougit un peu plus et se tut. Le buste penché, elle était en apparence attentive à son ouvrage ; mais l’aiguille tremblait dans sa main, et son corsage se soulevait.

Il vit son trouble, et, pour ne pas la gêner, feignit d’être appelé à son bureau :

— Excusez-moi, dit-il, j’entends quelqu’un.

Rentré chez lui, le receveur tira de sa poche le reçu écrit d’une bonne écriture à la française :

— « Michelette Desvars… », murmura-t-il en regardant fixement la signature nette et franche.

Restée seule, la jeune fille continua de travailler, mais sa pensée n’était pas à son ouvrage. Elle réfléchissait à ce qui venait de se passer. M. Lefrancq avait peut-être deviné l’embarras où elle se trouvait ? Et une sorte de honte la prenait, à cette supposition. Peut-être même avait-il déjà payé le loyer à son père… Oh ! alors, pourquoi ce mensonge obligeant ?… Et un sentiment de délicate pudeur lui faisait appréhender de revoir le jeune homme ; il lui semblait qu’elle mourrait de confusion à sa présence. Pourtant, au fond de son cœur, elle trouvait une grande douceur à cette idée qu’il s’était occupé d’elle, que sa sollicitude s’était éveillée sur sa situation étrange, sur son isolement… Mais, soudain après, en réfléchissant à la disparité de leurs conditions, sa fierté s’indignait à la supposition de ce que pouvait cacher cet intérêt qu’il lui témoignait…

Si elle avait pu lire dans la pensée du receveur, elle eût été pleinement rassurée. Pendant qu’elle s’inquiétait ainsi et cherchait à deviner la vérité, M. Lefrancq se complaisait en une pure satisfaction intérieure d’avoir pu lui rendre ce léger service. Mais au plaisir qu’il ressentait se mêlait une tendre pitié pour la pauvre enfant et une réelle inquiétude pour son avenir. Il voyait, ce qui n’était pas difficile à voir, M. Desvars absolument ruiné sous peu : que deviendrait-elle alors ? Et il s’abandonnait à la délectation de cette pensée d’une protection quasi fraternelle remplaçant celle d’un père trop occupé de ses inventions pour songer à sa fille.

À ce moment entra dans le bureau mademoiselle de Caveyre.

— « Entrez sans frapper !… » Puisque vous ne voulez pas venir, moi, je viens, dit-elle en riant.

— Asseyez-vous donc, fit-il de même, quoique contrarié.

Et il lui présentait une chaise.

— Merci, je suis fatiguée d’être assise… Je voudrais un papier de commerce d’un sou.

Et, tandis qu’assis devant son bureau le receveur cherchait dans son tiroir, elle se tenait debout près de lui, le frôlant presque, s’offrant visiblement, et, en femme experte, comptant sur un de ces mouvements irréfléchis, une de ces impulsions brutales, auxquelles se laissent aller parfois les hommes les plus réservés.

Mais M. Lefrancq avait pour lors d’autres pensées ; et puis cette attitude de mademoiselle de Caveyre lui inspirait de la répulsion plutôt que des désirs.

— Voici le papier, mademoiselle.

— Je vous remercie… Voilà mon sou.

— Vous avez une jolie vue sur la campagne, ajouta-t-elle en s’approchant de la fenêtre.

— Oui, elle est agréable en cette saison, répondit-il, assez ennuyé, en pensant que Michelette pouvait apercevoir la directrice.

Heureusement, la petite n’était plus dans le jardin.

Mademoiselle de Caveyre tournait par le bureau avec des effets de hanches lascifs, du meneo, comme disent les Espagnols, regardant distraitement les affiches collées aux murs, et parfois fixant sur le receveur ses yeux brillants.

— Vous avez un grand logement ? dit-elle, cherchant une occasion.

— Trop grand pour moi, répondit-il brièvement.

Enfin, voyant qu’il ne proposait pas de lui faire visiter ce logement, et qu’ils étaient passés devant la porte de l’escalier qui conduisait à la chambre à coucher qu’elle connaissait bien, elle s’en alla, mais à regret.

— Allons, au revoir ! Je m’en vais faire mon courrier.

Le soir, M. Lefrancq parlait de cette visite au pharmacien ; l’autre sourit :

— Ah ! en a-t-elle acheté de ces papiers d’un sou, du temps de Duboisin !… C’est une bonne fille, franche, simple et généreuse ; malheureusement, elle a trop de tempérament pour une femme.

Les attraits sensuels de mademoiselle de Caveyre faisaient valoir, par contraste, dans l’esprit du receveur, les grâces chastes et pudiques de Michelette Desvars. Lorsqu’il ouvrit sa fenêtre le lendemain et qu’il aperçut la jeune fille matinalement levée, savonnant dans un baquet, debout près du puits, M. Lefrancq la contempla longtemps en rêvant. Les manches relevées au-dessus du coude laissaient voir la saignée du bras, et sur la peau blanche et mate la savonnade moussait, crémeuse, et faisait des bulles aux reflets irisés. L’air frais du matin et le mouvement avaient mis aux joues de la petite une délicieuse teinte rosée. Ses cheveux noirs, rattachés simplement, gardaient encore un peu de l’emmêlement de la nuit. Sa taille souple et son corsage libre du corset, sous l’éternelle petite robe noire, se dessinaient avec ces formes pures que la nature a voulu harmoniser, et que les femmes semblent se faire un plaisir de défigurer. Pendant qu’il la regardait ainsi d’en haut, malgré la distance elle sentait le regard de M. Lefrancq attaché sur elle, et un trouble non sans charme l’envahissait.

— Bonjour, mademoiselle Michelette ! dit-il.

Elle eut un imperceptible tressaillement. C’était la première fois qu’il lui donnait son prénom ; ordinairement, il disait simplement : « mademoiselle ».

Elle leva la tête et, à travers les mèches de ses cheveux qui lui tombaient sur les yeux, le regarda, émue, et lui rendit son salut.

— Vous vous êtes levée de bon matin, continua-t-il en montrant du geste le linge étendu sur les groseilliers.

— Mais à peu près comme tous les jours…

Et elle se remit à sa savonnade.

— Quelle bonne petite ménagère vous êtes ! poursuivit-il.

La caresse du mot « petite » lui fit palpiter le cœur. Il en faut peu à ces âmes de jeunes filles innocentes et pures que le théâtre et l’art obscènes n’ont pas gâtées, et qui ont vécu dans la famille, loin des exemples corrupteurs.

— Oh ! une ménagère comme tant d’autres ! fit-elle en essayant de sourire.

— Permettez-moi de n’en rien croire…

Et là-dessus M. Lefrancq descendit au jardin, et, s’accoudant au mur de séparation, il continua à babiller doucement avec Michelette, à échanger de ces menus propos, sans grande signification intrinsèque souvent, mais qu’une intonation sympathique, une inflexion de voix plus tendre, rendent doucement significatifs.

Tous les jours, le jeune homme avait de ces petits entretiens avec sa voisine, et tous les jours il s’y complaisait davantage. Ce qu’il aimait surtout en elle, c’était sa simplicité ingénue, son bon sens et les sentiments élevés qu’elle exprimait tout naturellement. Rien dans sa conversation ne sentait cette affectation que la plupart des femmes croient de bon ton, soit qu’il s’agisse de fortune, de goûts, de modes ou de sentiments. Elle était d’une timidité un peu fière, mais on sentait que cette fierté n’était que la chaste réserve d’une âme qui veut garder pour le bien-aimé la virginité de ses pensées comme celle de son corps.

À quelques jours de là, le receveur était au jardin, assis sous l’amandier qui maintenant avait développé son feuillage et ses fruits, lorsqu’il entendit encore un bruit de voix dans la maison Desvars. Il distingua une voix d’homme forte et un peu rude, puis la voix musicale et inquiète de Michelette.

« Encore quelque créancier ! » pensa-t-il.

C’était bien cela, en effet. Après quelques instants d’un colloque assez animé, la jeune fille sortit, son mouchoir sur les yeux.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda vivement M. Lefrancq en s’approchant du mur de séparation.

Elle vint près de lui, et, tout bas, lui dit, comme honteuse :

— Monsieur Monturel envoie saisir pour les impôts…

— Ne vous désolez pas ainsi, pauvre enfant !… Dites à l’agent de venir me trouver.

Et M. Lefrancq rentra dans son bureau.

— Combien doit monsieur Desvars ? demanda-t-il au porteur de contraintes lorsque celui-ci fut là.

— Pour l’année dernière et les douzièmes échus de l’année courante, ça fait soixante-treize francs quarante-sept centimes, répondit l’autre en consultant son état.

— C’est bien, les voici… Mais priez monsieur Monturel de faire la quittance en mon nom, pour valoir sur le loyer… N’oubliez pas.

— Bien, monsieur le receveur.

Et le porteur de contraintes s’en alla, pensant :

« Toi, avec tes airs intéressés, tu ne m’en vendras pas ! »

Le soir, M. Lefrancq interrogea Michelette :

— Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit que le percepteur vous réclamait des impôts ?

Elle murmura quelque chose qu’il n’entendit pas, et continua de tirer son aiguille.

— Vous n’avez donc pas confiance en moi ?

Elle leva sur lui un regard de doux reproche :

— Oh ! si ; mais je n’osais pas, dit-elle tout bas.

— J’ai donc l’air bien terrible ?

Elle secoua la tête négativement.

— Écoutez ! reprit-il. À l’avenir, lorsque vous aurez des ennuis, des chagrins, quels qu’ils soient, il faudra me les confier, comme à un frère… comme à un ami… vous me le promettez ?

— Oui, répondit-elle presque imperceptiblement, sans oser lever les yeux.

Quelques jours après, M. Desvars revint, maigre, hâve, la fièvre dans les yeux, ramenant sur l’impériale de la diligence son vélocepède imparfait. Dès le lendemain, il vint trouver M. Lefrancq et le remercia fort de ce qu’il avait fait pour sa fille. Il l’assura qu’il lui était aussi reconnaissant de la manière délicate dont il en avait usé que des services mêmes. Puis il lui promit qu’avant peu il lui rembourserait ses avances.

— Rien ne presse, monsieur Desvars.

— J’entends bien ; mais, d’ici quelque temps, je serai en mesure.

Et, à ce propos, il raconta ses déboires : il avait eu à lutter contre la jalousie d’un inventeur et les intrigues d’un de ces intermédiaires qui exploitent les deux parties qu’ils abouchent. Du reste, il avait conçu des perfectionnements qui mettraient, haut la main, sa machine à cent piques au-dessus de celle qu’on lui avait opposée pour le dégoûter et l’amener à laisser le champ libre à son concurrent. Oui, ces perfectionnements feraient classer immédiatement le vélocepède en tête des moyens de transport individuel des personnes actuellement connus. Il en était certain : avant peu le problème de la locomotion rapide, économique et toujours prête, serait résolu. Alors la période difficile où il se trouvait prendrait fin, et la fortune viendrait le dédommager de toutes les amertumes, et, il le disait sans honte, de toutes les misères endurées par sa fille et par lui.

— En attendant, monsieur Desvars, lorsque vous n’y serez pas, je vous demande la permission de continuer à offrir mes services à mademoiselle Michelette.

— Certainement !… Je vous remercie de votre offre généreuse !… L’isolement et le dénûment de ma fille étaient mon plus grand souci là-bas… Aussi vous serai-je très reconnaissant de me remplacer près d’elle.

Et, après une chaleureuse poignée de main à son locataire, l’inventeur, l’esprit libre de ce côté, alla s’enfermer dans son atelier.

Le retour de M. Desvars coïncidait avec une certaine agitation qui se manifestait à Auberoque à propos de la station du chemin de fer. Car une ligne ferrée avait été votée qui devait passer « par ou près » Auberoque, comme on dit en style législatif. Les études avaient été faites, le tracé était achevé, il ne s’agissait plus que de décider de l’emplacement de la station. Les gens de Charmiers demandaient à hauts cris qu’elle fût construite dans la plaine, près de leur village, au point de jonction de deux vallées sillonnées par des routes et plusieurs grands chemins qui se croisaient là. Ils avaient pour eux le bon sens, la raison technique, l’intérêt général et l’économie : mais en pareille affaire il ne suffit pas d’avoir quatre fois raison.

Les habitants d’Auberoque, de leur côté, tenaient fort à avoir la station chez eux, ou du moins « à leur porte », puisqu’il n’était pas possible de la hisser jusqu’au bourg. Comme dans toutes ces petites localités autrefois, on se faisait de grandes illusions sur les conséquences du passage de la ligne ferrée et de la proximité de la station. Il semblait, à entendre les fortes têtes d’Auberoque, que la vieille bourgade à moitié morte allait en être revivifiée et doubler d’importance.

À l’est de la colline où se groupaient les maisons, s’étendaient, en pente roide, des terres de médiocre qualité, des champs-froids, dépendant du château, et, jusqu’au fond d’un vallon glacé, d’immenses prés marécageux appartenant à madame Chaboin : c’est dans ces prés que devait être construite la station selon les naturels d’Auberoque. Le lieu était malsain, d’un accès incommode ; le terrain en déclivité nécessitait de formidables murs de soutènement au-dessus desquels la station serait comme perchée ; mais elle serait ainsi à deux ou trois cents mètres plus près d’Auberoque que de Charmiers : raison suprême.

Madame Chaboin était à peu près dégoûtée de tout ; elle n’aimait personne et n’affectionnait rien : ni un enfant, ni un chien, ni un oiseau, ni une fleur, rien… sauf l’argent. Avec sa vanité ambitieuse de jouer à la grande dame, son instinct cupide de manieuse d’affaires subsistait toujours, vivace et à l’affût des occasions : aussi comprit-elle tout de suite qu’il y avait là une bonne aubaine pour elle.

Depuis son arrivée, la dame d’Auberoque n’avait rendu aucune des visites des habitants du bourg : madame était souvent absente ou indisposée, disaient ses gens ; elle, dédaignait de s’excuser. Mais, en conséquence du plan qu’elle s’était tracé pour la réussite de son projet, madame Chaboin daigna se manifester aux bonnes gens d’Auberoque et descendit un jour en costume gris, corsage pareil à un gilet d’homme, jupe collante comme une culotte, chapeau mou cavalier, et canne à la main. Ce fut tout un événement dans la bourgade. La première maison sur son chemin était celle de M. Monturel. Le percepteur, apercevant l’archi-millionnaire, se précipita hors de son bureau, et, arrivé tout près, la salua d’un mouvement de tête brusque et accentué, comme un bélier qui veut choquer des cornes. La châtelaine, entrée dans le bureau, pensait en être quitte pour une visite sans façon au percepteur, mais celui-ci s’était élancé déjà sur l’escalier, criant :

— Madame Monturel !… Madame Chaboin !…

Il n’en put dire davantage, tant il était émotionné d’avoir là, dans sa maison, une femme aussi riche.

Il fallut, en conséquence, qu’après un gros quart d’heure employé à parler de l’affaire de la station, madame Chaboin montât au salon, où madame Monturel et sa fille, ayant revêtu à la hâte leur plus belle robe et mis tous leurs bijoux, l’attendaient avec impatience. Elle resta là un moment, l’air ennuyé, parlant peu, regardant dédaigneusement le luxe prétentieux de ces bourgeois ; puis elle salua légèrement et se retira.

Mais M. Monturel s’accrocha aussitôt à elle et l’accompagna dans le bourg, comme il le faisait pour le député Duffart. Fier d’être vu en compagnie de la richissime parvenue, il affectait avec elle des airs d’intimité, et, plus nerveux que de coutume, lançait son coup de pied roidement et gesticulait fort, ses gros yeux lui sortant de la tête, et la bouche saliveuse. Il ne la lâcha pas un instant : il entrait avec elle dans les maisons où il était familier, comme chez le maire et chez le juge, ou attendait à la porte en s’entretenant avec les voisins, absolument inconscient de sa platitude. Au reste, parmi les notables principaux d’Auberoque, nul, si ce n’est M. Lavarde, un peu, ne parut se formaliser de cette visite par-dessous la jambe, rendue, quatre ou cinq mois après, dans un costume incorrect. Pour se déguiser cette mortification, tous se disaient que madame Chaboin était une originale, une distraite, une capricieuse, qui ne faisait rien comme tout le monde. Au vrai, elle était mal élevée et insolente comme presque tous les parvenus. Et encore, il fallait une grande bonne volonté pour accepter la démarche de madame Chaboin comme une visite de politesse rendue, car elle ne s’excusait nullement du retard et, très ostensiblement, engageait les gros bonnets qu’elle visitait à organiser un pétitionnement pour la construction de la station dans les prés des Palus. Elle vit successivement, outre M. Monturel et le maire M. Lavarde, M. Bourdal le notaire, M. Madaillac le secrétaire influent, M. Foussac le greffier, le « docteur » Grosjac, M. Desguilhem l’huissier, et aussi M. Caumont qui avait bien sur le cœur la froide réception que lui avait faite sa compatriote, « la Maria », mais qui n’en témoigna rien. Les autres furent arraisonnés par l’intendant Guérapin et se contentèrent d’une carte remise par M. Benoite, où l’ancienne financière de la « Mer nouvelle de Tombouctou » avait ajouté le nom de sa terre au sien :

« Madame Chaboin d’Auberoque. »

Après avoir mis en branle les autorités et les notables du bourg, madame Chaboin songea qu’il fallait agir d’un autre côté. Elle savait trop comment se décidaient ces sortes d’affaires, comment on obtenait des choses iniques, absurdes, injustifiables, pour avoir grande confiance dans la pétition qui allait se couvrir de signatures et des croix des illettrés. Dans son esprit, cette pétition, colportée par Guérapin, n’était qu’une amorce, une première base d’opérations, qui masquerait son but particulier sous le prétexte de l’intérêt général.

Depuis que madame Chaboin avait acquis la terre d’Auberoque, tournait autour d’elle M. Duffart, conseiller général du canton, qui cumulait ces fonctions électives avec celles d’inspecteur du Palais-Bourbon. Cette inspection était une sorte de sinécure dépendant du bureau des questeurs, obtenue par le moyen d’un sien cousin, député influent, qui se nommait Duffart comme lui, ce qui faisait parfois des confusions dont il profitait. Le conseiller était un ancien fruit sec de l’École de droit, un financier de troisième ordre qui avait tué sous lui la « Société d’Escompte du Périgord noir ». Fils d’un homme très populaire et justement estimé dans le pays, il lui avait succédé au conseil général grâce à son nom, à son savoir-faire personnel, et aussi, il faut bien le dire, à l’appui de la candidature officielle prêté par un préfet, ancien négociant de Cognac, nommé à la faveur d’une homonymie, disait la légende. M. Duffart était un bel homme de trente-cinq ans qui avait l’air d’un sous-officier de cuirassiers en civil. Blond, d’une figure agréable, la moustache retroussée, avec du bagou, de l’entrain, de l’aplomb, en un mot, tous les dons superficiels propres à piper les suffrages populaires. Il n’était point méchant, passait même pour « bon enfant », mais c’était un homme faible, de moralité indécise, sans principes fixes et d’une probité politique incertaine. Ce candidat officiel qui, au fond, ne tenait à l’Empire que pour garder sa place d’inspecteur, s’il ne brillait ni par le caractère ni par les capacités, était en revanche fertile en expédients et fécond en petits moyens. Son insuffisance était notoire, mais il avait tant couru le canton, serré la main de tant d’électeurs, câliné tant de femmes, embrassé tant de marmots « bouchards », qui est à dire barbouillés, distribué tant de mandats de secours, fait tant de promesses, tant intrigué, et tant trinqué dans les cabarets, qu’il avait été, le préfet aidant, élu avec une belle majorité. Depuis, il s’était maintenu par les mêmes procédés, perdant des voix à chaque nouvelle élection, toutefois. Il ne se nommait pas dans la contrée un instituteur, un receveur-buraliste, un facteur, un cantonnier, dont la demande ne fût apostillée par lui. L’ami préfet n’exigeait pas précisément cette formalité, mais il faisait le sourd jusqu’à ce qu’un affidé eût fait entendre au postulant qu’avec la recommandation de M. Duffart la réussite était certaine. Et, en effet, autant l’affaire avait traîné, autant elle marchait rapidement lorsque le conseiller-inspecteur s’en occupait ; et bientôt une lettre de lui, avec en-tête de la questure du Corps législatif, informait l’heureux solliciteur de sa nomination.

En tout temps, M. Duffart était grand donneur d’eau bénite, mais en temps d’élections il se ruinait en promesses. Dans ce genre, il allait jusqu’à la farce énorme, jusqu’à la mystification. C’est ainsi qu’il avait promis aux habitants d’Auberoque, où l’eau était rare, un puits artésien qui devait faire jaillir ses ondes bienfaisantes au beau milieu de la place. Après son élection, l’affaire avait été « mise à l’étude », comme il disait, c’est-à-dire en réalité renvoyée à la venue des coquecigrues électorales. Mais la désinvolture avec laquelle il s’était moqué des jobards électeurs lui avait fait du tort. Cette affaire et d’autres du même genre avaient été exploitées par ses ennemis ; son prestige était entamé, on ne croyait plus à ses promesses dans le pays.

Ce personnage, nul dans une affaire sérieuse, était impayable comme tripoteur de petites intrigues louches, comme courtier politique marron, comme conseiller-commissionnaire. C’était lui qui intervenait pour faire gracier les braconniers de nuit, les pêcheurs à la chaux, les détenteurs de faux poids, les tenanciers de tripots clandestins. Il recommandait les conscrits de bonne famille aux conseillers généraux, et, quoique peu considéré de ses collègues, faisait quelquefois réformer ses protégés en promettant la réciprocité. C’était encore lui qui faisait donner des chemins de croix aux fabriques, et des livres de prix aux écoles ; c’était lui toujours, qui accompagnait l’orphéon aux concours, et présidait honorifiquement le comice agricole du canton. À Paris, il courait les ministères et les administrations, apostillait les affaires, parlait pour ses amis et faisait déplacer les hostiles avec l’appui du cousin député, et d’autres au besoin. Il était connu comme le loup blanc dans tous les bureaux, et, grâce à sa parenté, à une certaine bonhomie de surface, à ses façons familières avec les subalternes, à la facilité avec laquelle il avalait les couleuvres que comporte le métier, il y était, sinon très estimé, du moins écouté assez souvent. Aussi, lorsqu’un curé obtenait cent francs pour un ornement d’église, ou qu’une commune recevait une subvention pour réparer un pont, une lettre partait du ministère et allait apprendre aux intéressés que sur la recommandation de l’honorable M. Duffart, conseiller général d’Auberoque, Son Excellence monsieur le Ministre de… avait accordé… etc., etc.

Et l’obligeance de M. Duffart ne se bornait pas aux affaires publiques, elle s’étendait aux affaires privées. Il achetait des coupons en solde au Louvre pour les demoiselles Caumont, cherchait un bon fusil d’occasion pour M. Foussac, abonnait madame Grosjac au Moniteur de la Mode, courait les magasins anglais pour les dames Monturel et faisait généralement tout ce qui concernait son état.

Après une jeunesse un peu libertine, et une liaison fâcheuse rompue pour des nécessités de situation, l’honorable M. Duffart vivait seul avec sa sœur, veuve de trente-huit ans qui, ayant tâté de l’armée en la personne d’un capitaine d’infanterie qui lui avait légué des rentes, cherchait un homme politique disposé à se laisser épouser. En attendant une heureuse rencontre ou le résultat des démarches de la maison de Foy, « quarante ans de succès », elle dirigeait le ménage de son frère, ne manquait pas une séance du Palais-Bourbon et s’essayait à la vie publique.

Depuis son veuvage, le conseiller la trimbalait cramponnée à lui, au cours des visites qu’il faisait dans le canton pour entretenir son influence. On les invitait aux noces, aux fêtes de village ; et la dame, grande rousse au type de juive vénitienne, aimait fort ces tournées où l’on festoyait chez des protégés reconnaissants, ou des aspirants aux faveurs du gouvernement impérial. Après ces plantureux repas où l’on buvait en trinquant, à la vieille mode périgordine, la sœur du conseiller chantait la gaudriole, ma foi, et lorsqu’il y avait des éléments, dansait un petit cancan au son de la « chabrette » ou de la vielle. Bonne personne, d’ailleurs, et ne méprisant pas l’aisance campagnarde et la rusticité paysanne, quoique habituée aux raffinements d’un luxe de mauvais goût.

Dans ces petits voyages, ces fêtes, ces parties de plaisir, mademoiselle Duffart, — qui avait repris son nom de famille un peu pour se rajeunir, et surtout parce que le nom du défunt capitaine Bourricq prêtait à une féminisation désagréable, — mademoiselle Duffart donc était en plein dans son élément, comme lorsqu’elle tirait les cartes à ses visiteurs, ou leur faisait des réussites inventées par son époux. Mais où cela devenait drôle, c’était lorsqu’elle voulait faire de la politique et raccoler des partisans à son frère. Il fallait une certaine force de gravité pour ne pas pouffer de rire en l’entendant bavarder à tort et à travers sur les affaires publiques, se servant de mots qu’elle n’entendait pas, répétant à contresens, comme un perroquet mal stylé, des phrases banales ouïes dans la bouche du conseiller. Et puis brouillant tout, confondant tout, et d’une cocasserie irrésistible dans le genre sérieux, avec, çà et là, des échappées légères qui sentaient la garnison et scandalisaient parfois les prudes, — lorsqu’elles comprenaient.

M. Duffart voyait tout cela : il sentait bien qu’au lieu de lui concilier des sympathies, sa sœur lui faisait du tort ; mais le moyen de l’en empêcher ? Il ne fallait pas parler de la laisser au logis, car mademoiselle n’entendait point faire la Cendrillon ; et, comme elle avait de la volonté, même de l’entêtement, le conseiller était bien obligé de la subir. Le pauvre homme, puissant à la préfecture, connu dans les ministères, familier avec les hôtes du Palais-Bourbon, ne « portait pas les culottes » chez lui, pas plus qu’un simple Foussac. C’était mademoiselle qui congédiait les bonnes, percevait ses rentes, le traitement de monsieur, et tenait le porte-monnaie.

Lui, toujours besoigneux, était à sa merci, car ce qui restait de son traitement, saisi en partie, passait à l’entretien du ménage, et quelquefois, en une extrême urgence, à calmer de pauvres diables qui avaient perdu leur petit avoir dans la « Société d’Escompte du Périgord noir », et qui, sans cela, eussent fait du scandale.

En somme, grâce à sa prestance, son aplomb, sa faconde, au bon renom de son père, et surtout au défaut de personnalité influente dans le canton, M. Duffart faisait quelque figure à distance et imposait au vulgaire ; mais ceux qui le connaissaient bien n’en faisaient pas grand compte.

Tel était l’homme qui cherchait à se lier avec madame Chaboin, attiré par la fascination des millions et le désir de se concilier une femme qui disposait d’une centaine de voix.

La châtelaine, qui connaissait la situation équivoque et gênée du conseiller-inspecteur, le laissait venir. M. Duffart avait déposé une carte cornée avec un mot poli ès mains de M. Benoite pendant une des nombreuses absences de madame Chaboin qui, dans son instabilité inquiète et maladive, partait quelquefois brusquement pour Paris, touchait barre à son hôtel des Champs-Élysées où elle changeait de vêtements, et, incontinent, repartait pour Auberoque. Madame Chaboin s’était bornée à envoyer sa carte à M. Duffart sans un mot de regret pour son absence, en sorte que le conseiller, habitué à cette déférence qu’à l’époque on portait à ceux qui étaient élus avec le patronage de S. M. l’Empereur, se demandait ce que signifiait cette attitude. « Madame Chaboin, qui, disait-on, aspirait à exercer une influence dans le pays, voudrait-elle lui susciter un concurrent ? » Sans doute, il était, lui, l’homme agréé du gouvernement, l’ami personnel de Cottignac, le préfet sans façon qui traitait les affaires politiques comme une vente de quelques barriques de fine champagne ; mais tout cela ne le rassurait qu’à demi. Il savait que, si madame Chaboin, grâce à ses millions, faisait agréer en haut lieu un candidat au conseil général, sortable, cet excellent Cottignac le planterait là, très bien, malgré la reconnaissance qu’il lui devait pour quelques petits services rendus jadis par la « Société d’Escompte du Périgord noir ». M. Duffart restait donc perplexe et inquiet, tout prêt à mettre son influence au service de la riche châtelaine.

C’est dans ces dispositions d’esprit que le conseiller général d’Auberoque se rencontra aux courses de Périgueux avec madame Chaboin, qui promenait son ennui dans un superbe landau de Dufour attelé en poste de quatre beaux percherons menés par des postillons en perruque blanche avec un piqueur en avant.

L’agent de cet abouchement fut M. Guérapin, jadis courtier électoral de M. Duffart et maintenant intendant général de madame Chaboin, lequel se trouva là comme par hasard.

L’inspecteur-conseiller, amené par lui, vint saluer la dame et s’entretint avec elle sur le turf, puisque, grâce aux Monturel qui sont légion, un homme qui se respecte ne saurait dire : « le gazon ». Ils parlèrent un peu de tout : des performances du cheval favori, du cours de la Bourse, de l’arrêté ministériel relatif aux jupes des danseuses et de l’Exposition universelle. Les courses terminées, madame Chaboin offrit au conseiller de le ramener en ville, ce qui fut accepté avec empressement, de sorte que mademoiselle Duffart dut rentrer seule, avec le locatis qui les avait conduits. En route, madame Chaboin parla de l’affaire de la station, question vitale pour Auberoque, disait-elle, et non seulement M. Duffart promit son appui personnel, mais encore il proposa à la châtelaine de lui faire faire la connaissance du préfet, un homme tout rond, sans façons, avec lequel on pourrait causer de la chose. Cette proposition, qui favorisait les vues de madame Chaboin, fut immédiatement agréée, et elle convint avec le conseiller d’un rendez-vous pour le lendemain. Sur cette entente, les deux personnages étant arrivés à l’Hôtel du Périgord, où était descendue la richissime propriétaire d’Auberoque, celle-ci donna au conseiller général un bon shake-hand, comme eût dit madame Monturel, et ils se séparèrent satisfaits l’un de l’autre.

« Il m’aidera à obtenir la station », pensait madame Chaboin.

« Elle ne songe pas à me combattre », se disait M. Duffart.

Le conseiller ne se trompait pas. La nouvelle châtelaine d’Auberoque, qui songeait à se réhabiliter dans la mesure du possible en exerçant une influence dans le pays, en se posant en grande dame, avait promptement compris que M. Duffart serait, si elle le voulait, son homme-lige, son porte-parole, et mettrait à son service les relations politiques, administratives et autres, qu’il avait dans le pays, et elle avait résolu de se l’attacher.

Le lendemain, le préfet, prévenu par son ami Duffart, reçut les deux visiteurs, et fut galamment bonhomme avec « madame Chaboin d’Auberoque », comme Duffart l’avait annoncée. Tous trois parlèrent d’abord de choses indifférentes ; puis l’acquisition de la terre d’Auberoque par madame Chaboin fournit la transition, et la dame aborda la question de l’emplacement de la station. Le préfet écoutait, avec une attention de commande, tant les raisons de la riche propriétaire que le plaidoyer de Duffart ; et, quoiqu’il comprît très bien le mobile qui faisait agir l’ancienne financière de la « Mer nouvelle de Tombouctou », il hochait la tête favorablement, désireux de consolider la situation de l’ami Duffart, qu’il savait un peu démonétisé à Auberoque.

À première vue, il ne prévoyait pas de difficultés insurmontables… Pourtant il savait que les ingénieurs proposaient de construire la station dans la plaine de Charmiers… Mais, peut-être, devant l’intérêt bien entendu d’Auberoque, ce chef-lieu de canton si dévoué à S. M. L’Empereur, ferait-on fléchir la raison technique…

Au surplus, il allait s’informer dans les bureaux, demander le dossier, examiner le projet, et demain il espérait pouvoir dire quelque chose de plus précis… Puis, autorisé par les façons cavalières de madame Chaboin, il la pria de venir déjeuner le lendemain, à la préfecture, avec M. Duffart, sans cérémonie, afin de reparler plus commodément de l’affaire.

— Vous êtes bien aimable, monsieur le préfet ! dit madame Chaboin.

— Nous acceptons, mon cher préfet, ajouta M. Duffart.

Le lendemain, au cours de ce déjeuner où madame Chaboin ne mangea guère mais but sec, fut arrêté le plan de conduite de l’affaire, M. Duffart, pour faire sa cour à l’archi-millionnaire, se montra le plus ardent. Il se chargea de la grosse besogne : pétitions, délibérations provoquées des conseils municipaux de la région, avis du conseil d’arrondissement, etc. Madame Chaboin, de son côté, se donna les gants d’avoir à Paris des relations qui pourraient être utiles à la réussite et qu’elle ferait agir. Le préfet, lui, promettait son appui ; il verrait le ministre…

Le soir, comme il se promenait dans les jardins de la préfecture avec le trésorier général, celui-ci lui dit familièrement :

— Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander, mon cher préfet, quelle est cette dame que vous aviez ce matin à déjeuner avec monsieur Duffart ?

— Mais pas du tout ! C’est une madame Chaboin, qui a récemment acquis la terre d’Auberoque.

— La veuve de l’ancien directeur de la « Compagnie de la Mer nouvelle de Tombouctou » ?

— Elle-même.

Le trésorier général se mit à rire.

— Monsieur Duffart vous a fait faire là une drôle de connaissance !

— Mon cher ami, repartit le préfet en riant aussi, dans notre état, on est obligé de voir toute espèce de gens !