Les Gens d’Auberoque/V

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Calmann-Lévy (p. 93-117).

V

L’hiver tirait à sa fin. Les gros nuages du golfe de Gascogne amoncelés par le vent d’ouest avaient disparu. Le ciel s’était nettoyé, et, au temps dur, à la bise aigre avaient succédé un temps plus doux et quelques journées ensoleillées. Le long des haies, parmi l’herbe nouvelle, les violettes commençaient à se montrer, et, dans les prés reverdis, au-dessous du jardin de la maison Desvars, pointaient des primevères, des coucus, comme on dit à Auberoque, en déformant le mot français. Dans la muraille de soutien, des violiers entr’ouvraient leurs boutons, et, sur le bord, un amandier balançait, au-dessus d’un banc, ses flocons de fleurs neigeuses.

Le receveur était assis sur ce banc, un doux après-midi, et regardait distraitement le paysage. Autour de lui, dans les arbres du jardin, les chardonnerets commençaient à voleter avec des appels amoureux, et, dans l’air attiédi, flottaient ces parfums légers du printemps qui se dégagent de la terre échauffée par le soleil. De même que dans la nature s’éveillant à la vie après l’engourdissement hivernal, le jeune homme sentait en lui la sourde germination d’un sentiment nouveau. Bien des fois, cet hiver, tandis qu’à travers les vitres embuées il regardait la campagne, il avait aperçu mademoiselle Desvars traversant le jardin pour aller à l’atelier appeler son père à l’heure des repas, et peu à peu sa pensée s’était tournée vers elle avec un tendre intérêt. La jeune fille portait toujours sa petite robe noire, usée, qui ne devait guère la garder du froid ; aussi, pour sortir, jetait-elle un vieux châle sur sa tête et ses épaules.

« Elle n’a peut-être que celle-là ! » se disait-il parfois.

Et, en effet, on pouvait le croire, car, le dimanche, alors que les dames et les jeunes filles d’Auberoque étalaient leurs belles toilettes, c’est avec cette même robe qu’elle allait à la messe. Plusieurs fois, ces derniers temps, malgré la rigueur de la saison, M. Lefranc était descendu au jardin, pour avoir l’occasion de saluer mademoiselle Desvars et de revoir ses beaux yeux lumineux.

Elle répondait toujours modestement au salut du jeune homme et abaissait ses longs cils, comme pour ne pas attirer ses regards.

Lui, ordinairement, par les froids noirs, se serait trouvé cruel de la retenir au jardin ; mais, ce jour-là, avec ce soleil printanier, il n’avait plus de scrupules : aussi, lorsqu’elle sortit, allant donner une poignée de grain à ses poules, il s’approcha du petit mur qui séparait les deux jardins, et, après avoir échangé le salut ordinaire, il l’arrêta en lui demandant des nouvelles de son père.

— Je ne sais trop, répondit-elle ; depuis huit jours qu’il est parti, il ne m’a pas écrit… Mais je crains bien qu’il ne réussisse pas ! ajouta-t-elle.

C’était aussi l’opinion du receveur ; néanmoins, il essaya de la rassurer : « L’idée était bonne en soi ; peut-être faudrait-il perfectionner l’appareil, y apporter quelques modifications de détail ; mais ce ne serait jamais, en ce cas, qu’une question de temps… »

Elle hocha doucement la tête, en jetant un coup d’œil au « Chariot-australien » qui gisait là-bas, au fond des prés :

— L’expérience du passé n’est pas encourageante ! dit-elle.

Le lendemain, le receveur reçut une lettre de M. Desvars qui le priait, « si cela ne le gênait pas », — c’était sa formule, — de lui avancer le second semestre du loyer. Il était maintenant sûr de réussir, mais il fallait prendre un brevet d’invention, la chose pressait. Puis, en post-scriptum, il priait son locataire de n’en rien dire à sa fille.

Michelette, elle aussi, reçut, quelques jours après, une lettre de son père qui semblait ravi de la marche de son affaire. Il ne savait encore s’il exploiterait lui-même son brevet, ou s’il le vendrait ; probablement, il prendrait ce dernier parti afin de pouvoir s’occuper à loisir d’une autre invention qu’il avait en tête. À quelque détermination qu’il s’arrêtât, d’ailleurs, cette fois il tenait la fortune ; elle ne pouvait lui échapper… Et l’inventeur, enthousiasmé, parlait de centaines de mille francs et même de millions…

La jeune fille remit la lettre dans l’enveloppe et la plaça dans un tiroir :

« Pauvre père ! » pensa-t-elle.


Pendant que M. Desvars se grisait de la vision de ses millions à venir, les naturels d’Auberoque s’entretenaient fort de ceux de madame Chaboin, et chacun faisait ses supputations et se prenait à espérer de détourner, à son profit, un petit filet, ou quelques gouttes, du Pactole qui ne pouvait manquer de couler sur la bourgade. Ce qui renouvelait les commérages à ce sujet et excitait les convoitises de chacun, c’était l’annonce de la venue de cette richarde. Déjà des chevaux et des équipages étaient arrivés, avec un cocher, des grooms, un cuisinier, des domestiques, puis un majordome chargé de diriger ce monde et de veiller aux arrangements. Tout ce train avait voyagé à grands frais par le chemin de fer jusqu’à la station la plus voisine, et avait achevé le voyage en une étape.

Les gens de l’écurie, qui descendaient au Cheval-Blanc boire des apéritifs variés, ou jouer des bouteilles de bière sur le billard à blouses du Café du Périgord, étaient curieusement interrogés sur les faits et gestes de leur maîtresse par les habitués de ces établissements ; mais ils se montraient froids et gourmés, à l’anglaise, et ne disaient pas grand’chose :

« Madame ne prévenait jamais ; on ignorait quand elle arriverait… »

Pourtant, un jour, on sut par le boucher, qui avait porté de la viande au château, qu’une voiture devait aller chercher madame Chaboin à la station, et les lévites et les redingotes des « messieurs de la société », ainsi que l’habit à queue de M. Monturel, le seul qu’il y eût à Auberoque, furent tirés des porte-manteaux et soumis à une minutieuse inspection. Chacun accorda généreusement à la nouvelle châtelaine l’après-midi du jour de son arrivée pour se reposer. Seul, M. Caumont, en qualité de « compatriote », tout à la chaude monta au château.

— Madame ne reçoit pas, lui dit le majordome, M. Benoite, grand vieux à favoris gris en côtelettes.

— Faites-lui passer ma carte, dit le juge.

Un instant après, l’autre revint avec un demi-sourire équivoque sur les lèvres :

— Madame s’est mise au lit et dort…

— Oh ! après une nuit en chemin de fer, cela se conçoit…

Et M. Caumont redescendit au bourg, un peu vexé.

Sur la place, un groupe l’attendait.

— Eh bien ?… vous l’avez vue ? Comment est-elle ?… que vous a-t-elle dit ? quelle femme est-ce ?

Le juge souriait énigmatiquement.

— C’est une femme comme une autre, que diable !… Vous la verrez demain !

Et, en effet, le lendemain, dans l’après-midi, aussitôt que la bienséance le permit, plusieurs messieurs, en tenue de visite, montèrent au château. En tête était M. Monturel avec John, mais ces messieurs furent bientôt rattrapés par le notaire, jaloux d’être le premier à présenter ses hommages respectueux à madame Chaboin. À quelques mètres de distance, suivaient en un petit groupe M. Lavarde, le maire, M. Foussac, M. Grosjac. Ces messieurs étaient eux-mêmes suivis de M. Desguilhem, de M. Reversac, de M. Pradelier et de M. Madaillac, le secrétaire de la mairie.

Un peu en arrière encore, l’air piteux, venait seul M. Capgier, avec sa lévite vert pisseux et son chapeau monumental : — « un double boisseau », disait-on à Auberoque. — Deux conseillers municipaux, M. Tronchat, l’épicier, et M. Jardelet, petit propriétaire, tous deux en veste noire et en chapeau mou, suivaient à distance respectueuse les redingotes et les vieux chapeaux de soie qui brillaient modestement au soleil d’avril.

Quant à M. Caumont, afin de masquer sa déconvenue de la veille, il se réservait pour un autre jour.

En chemin, ces messieurs rencontrèrent M. Lefrancq qui venait de faire une promenade après déjeuner.

— Eh bien ! firent plusieurs voix, vous ne venez pas ?

— Et où ?

— Mais… faire une visite à madame Chaboin !

— Madame Chaboin est la dernière arrivée. C’est à elle de commencer, du moins dans les maisons où il y a des dames… !

— Oh ! firent les gens graves de la bande, comme indignés qu’une femme aussi riche pût être soumise à la loi commune.

— Ce garçon-là a des principes… que j’ose qualifier de révolutionnaires ! dit le notaire à John, son voisin.

Yes, fit l’autre en riant.

Cependant tous ces messieurs, étant arrivés au château, après avoir franchi le pont-levis trouvèrent dans la cour intérieure le souriant M. Benoite.

— Madame Chaboin est-elle visible ? interrogea le percepteur.

— Madame n’y est pas.

— Elle est sortie ? demanda agréablement M. Monturel.

— Elle est repartie.

— Repartie !… pour Paris ?

— Pour Paris même ! répondit l’autre, qui s’amusait fort des airs ahuris de ces messieurs.

— Quelque affaire imprévue ? insinua le notaire.

— Madame ne me l’a pas dit.

— Et savez-vous quand elle reviendra ?

— Je l’ignore… peut-être après-demain, peut-être dans un mois… peut-être dans deux…

Et M. Benoite, toujours souriant, s’inclina légèrement, comme pour congédier les visiteurs, qui, tous rendus enfin, faisaient le demi-cercle autour de lui.

Il serait difficile de peindre la stupéfaction des notables d’Auberoque en apprenant le départ subit de madame Chaboin. Cela serait d’autant plus difficile qu’elle ne se manifestait pas positivement. En redescendant, quelques-uns poussaient des interjections timides : « Hum ! hum !… étonnant !… » Les plus hardis échangeaient leurs suppositions à voix basse, car aucun d’eux n’eût osé, non pas critiquer ouvertement une femme aussi opulente, mais même épiloguer sur sa fugue. Du nombre de ces cachottiers était M. Reversac, qui prit le bras de John, son compagnon de noces, et lui dit dans le tuyau de l’oreille :

— Il y a une intrigue là-dessous !

— Ou quelque coup de Bourse…

M. Monturel père, lui, un peu énervé, lançait son pied en avant d’un mouvement plus saccadé que de coutume et grommelait intérieurement avec des gesticulations brusques.

La nouvelle de ce départ étrange se répandit rapidement dans le petit bourg, et, de huit jours, il ne fut question d’autre chose. Inutile de dire que les suppositions les plus fantastiques furent faites, en catimini, bien entendu. La vérité vraie était que madame Chaboin ne trouvait pas l’ameublement qui avait suffi à la dernière marquise d’Auberoque assez beau pour elle.

Après avoir fait expédier de Paris une quantité de caisses de meubles, d’objets d’art, de tentures, de tableaux, avec un tapissier pour leur placement et agencement, madame Chaboin alla passer une quinzaine de jours à Menton, puis revint inopinément à Auberoque, où un appartement complet et meublé tout à neuf l’attendait : chambre à coucher, cabinet de toilette, grand salon, petit salon, cabinet de travail ; cette dernière pièce bien inutile : depuis qu’elle avait fait fortune, la dame ne travaillait plus. Il y avait même un fumoir, car elle fumait, tout comme mademoiselle de Caveyre.

Le soir, M. Benoite la fit sourire en lui narrant la déconvenue des notables.

— Il y avait des têtes ! non !… et puis habillés la plupart à la mode d’il y a vingt ans !… et des chapeaux !… Si madame avait vu ça ! elle en aurait ri, vraiment !

— J’en aurais grand besoin, car je m’ennuie déjà diablement ici ! fit madame Chaboin en s’étirant avec un bâillement prolongé, et toute frissonnante, malgré l’énorme feu qui brûlait dans la cheminée.

— Cette tapisserie est trop sombre, reprit-elle, et puis ce bonhomme, là, dans le coin, avec son coupe-choux, a une mauvaise figure. Je ne m’en étais pas aperçue… Il faudra changer tout cela.

— Madame a raison : pour une chambre à coucher, une tapisserie de verdure, avec des fleurs, des oiseaux, est plus agréable qu’une tapisserie à personnages…

— Et puis, reprit la châtelaine, il faudra faire installer un calorifère : on gèle, ici…

— J’écrirai au fumiste, répondit M. Benoite. Le calorifère est préférable, en effet, pour madame qui craint le froid… Et puis ça donne une chaleur plus égale et plus douce.

Ayant émis cette opinion, le majordome souhaita discrètement le bonsoir à sa maîtresse, et ajouta :

— Je vais envoyer ma femme à madame.

Celle-ci venue, madame Chaboin se mit au lit ; en suite de quoi, Julie alla se coucher dans un cabinet voisin après avoir allumé une lampe de nuit.

La nouvelle dame d’Auberoque bâilla et s’étira longtemps dans son grand lit Louis XIII, malgré le dieu Morphée qui, du ciel du lit, épandait ses pavots. Elle finit pourtant par s’assoupir et tomba dans ce sommeil pénible, hanté de visions, des inquiets et des neurasthéniques. Parfois elle se soulevait brusquement, réveillée par la sensation d’un arrêt des mouvements du cœur, et alors, pâle, épouvantée, elle appelait madame Benoite, qui venait en robe de chambre et la rassurait. Elle était longtemps avant de se rendormir ; le moindre bruit faisait vibrer ses nerfs malades : le grincement de la tarière d’un ver dans une poutre, le bruissement de l’air sous une porte, ou le craquement d’un meuble. Lorsqu’elle retombait dans sa lourde somnolence, des cauchemars fatigants la faisaient s’agiter et se retourner péniblement dans son lit. Parfois elle avait des hallucinations et croyait voir des fantômes dans les coins obscurs de la vaste chambre ; ou bien, dans un rêve, il lui semblait que le guerrier antique sorti du panneau de tapisserie s’avançait vers elle en brandissant son glaive d’un air féroce, et que ses jambes, attachées au sol, refusaient de fuir. Alors elle se réveillait en sursaut, et elle avait besoin de savoir un être vivant près d’elle, pour chasser ses terreurs nocturnes.

— Vous êtes là, Julie ?

— Oui, madame : vous pouvez dormir tranquille.

Le lendemain, vers les onze heures, madame Chaboin se leva, fatiguée, avec de grands bâillements. Après avoir enfilé un pantalon à pieds et passé une robe de chambre fourrée, malgré le beau soleil de printemps qu’il faisait, la dame se coiffa d’une belle chéchia de zouave, puis dit au majordome, qu’elle avait fait appeler :

— Benoite, je veux visiter ce manoir ; qui y a-t-il ici pour le montrer ?

— Goussard, le garde… ou sa femme.

— Cette brune en falbalas que j’ai aperçue en arrivant ?

— Elle-même.

— Je n’en veux pas : faites appeler Goussard.

Mais Goussard, qui faisait aussi les fonctions de régisseur depuis le temps du marquis d’Auberoque, était allé dans une métairie voisine. Il fallut le héler des remparts, en sorte que madame Chaboin dut commencer seule sa visite par la chapelle, petit bijou de style ogival primaire.

Le garde faillit tomber en arrière lorsque, arrivant tout enfariné, il vit dans son singulier accoutrement sa nouvelle maîtresse qui lui dit sèchement :

— Je vous préviens que je ne veux pas attendre !

Il faillit dire : « Monsieur », mais il avala sa langue à temps :

— M…adame sera obéie, fit-il en arrondissant l’échine.

— Par où monte-t-on aux tours ? interrogea la châtelaine.

— Je cours chercher les clefs, madame.

Lorsqu’elle fut sur la plate-forme crénelée de la « Bombarde », la nouvelle dame d’Auberoque éprouva une vaniteuse satisfaction. Cette tour s’avançait sur une sorte de promontoire rocheux détaché de l’ensemble, et dominait le bourg, à trois cents pieds d’élévation. De là madame Chaboin voyait les maisons, les petits jardins, les cours, la place et les moindres ruelles y aboutissant. Il y avait une telle disproportion entre la masse gigantesque du château et les chétives habitations groupées autour, que le contraste était saisissant. En bas, quelques badauds assemblés semblaient des nains délibérant sur une place de Lilliput. Un sentiment d’orgueil gonfla l’ancienne marchande de remplaçants en contemplant toutes ces choses à ses pieds, et elle se crut supérieure à ces petits hommes, qui maintenant levaient la tête pour la regarder, de toute la hauteur où elle les dominait.

Lorsqu’elle se fut rassasiée de cette contemplation, madame Chaboin alla aux autres tours par les galeries des courtines, sur lesquelles s’ouvraient des meurtrières en croix et d’autres plus récentes, largement évasées pour les coulevrines et les arquebuses. Après avoir fait le tour de la vieille forteresse, la châtelaine monta au donjon, massive tour carrée qui s’élevait au milieu de la cour intérieure et dépassait de trente pieds les autres ouvrages de l’enceinte. De la plate-forme, on avait la plus magnifique vue du Périgord. Par-dessus l’immense cirque de collines en amphithéâtre qu’on voyait d’en bas, le regard s’étendait au loin, découvrant les châteaux campés à la cime des puys escarpés, les maisons accrochées au flanc des coteaux, les villages sur les croupes, et les combes restées dans l’ombre tandis que le soleil éclairait les faîtes. D’un côté, la Vézère se déroulait lentement, retenue par les barrages des écluses, et, entre ses rives aux aspects variés, « rivières » aux prairies vertes, coteaux boisés ou chargés de vignes, et « cingles » dénudés, brillait comme un immense serpent aux écailles d’argent. De l’autre, de hautes collines aux escarpements couronnés de vieilles demeures féodales, des mamelons ravinés et des puys pierreux semés de boqueteaux de chênes verts, marquaient la vallée de la Dordogne, au-dessus de laquelle flottait une légère brume. Puis c’était des massifs boisés qui suivaient tous les mouvements du sol, couvraient les coteaux, les combes, les plateaux et faisaient des taches sombres au milieu des friches, des vignes et des terres cultivées. Des clochers en flèche, à tours carrées, et d’autres plus modestes, percés dans le mur surélevé du porche, dispersés de tous côtés jusqu’aux extrémités de l’horizon, dominaient les maisons groupées à leur pied, à peine visibles dans l’éloignement. Çà et là, dans un élargissement des vallées, un amas de fumée, immobile dans l’air, décelait une petite ville, une bourgade de quelque importance. Au-dessus de tout cela, vers l’est, les lignes bleues des hauts plateaux du centre se confondaient presque avec l’azur du ciel ; et plus haut encore brillaient, éclairées par le soleil, les cimes neigeuses des monts d’Auvergne.

Quoiqu’elle eût vu les Pyrénées et les Alpes, et qu’elle fût blasée sur tout, madame Chaboin ne put s’empêcher de faire une sorte de grognement d’admiration devant ce paysage splendide.

— D’ici on voit dix-sept clochers, hasarda respectueusement Goussard.

— Il faudrait une longue-vue, fit la châtelaine. Benoite, en redescendant, vous écrirez à Michel Chevalier : une lunette très puissante…

Puis, sur la demande de madame Chaboin, le garde-régisseur nomma les bourgs les plus rapprochés et lui montra les onze métairies qui, avec une immense réserve, composaient la terre d’Auberoque.

Autour du donjon qui les commandait, sept tours rondes ou carrées, de hauteur inégale, couronnées de machicoulis à créneaux soutenus par des corbeaux en ogive, flanquaient les bâtiments de l’enceinte. Goussard les nomma toutes : d’abord la tour de la « Bombarde », où madame était montée en premier lieu ; puis la tour de la « Brise », celle de la prison ; la tour de la « Guette », plus haute que les autres, avec son échauguette accrochée à la plate-forme comme un nid de martinet ; la « Féraudière », la tour de la chapelle, et enfin la « Galarde », grosse tour carrée dans laquelle était percée la porte d’entrée défendue par un moucharaby et munie d’un pont-levis protégé autrefois par une barbacane ; le donjon, où se trouvait madame, se nommait le « Jacques ».

Redescendue dans la cour, madame Chaboin continua la visite de son château. Du côté du midi, où la forteresse, assise sur le roc vif, était inaccessible, l’intervalle entre les tours était plus grand. Dans cette partie, la grande « Salle des États », ainsi appelée parce qu’on y avait tenu les États du Périgord, occupait toute la façade. Les grandes guerres finies, on avait ouvert, dans les murs épais de huit pieds, six larges baies se faisant face au nord et au midi, qui inondaient de lumière cette salle où l’on eût pu faire manœuvrer une compagnie d’infanterie. Du côté de l’extérieur, la baie du milieu s’ouvrait en porte sur un balcon de fer merveilleusement ouvragé. Les murs étaient recouverts d’une vieille tapisserie aux couleurs passées, représentant les batailles d’Annibal. Mais de meubles meublants, il n’y en avait point. Il eût fallu une fortune, et le défunt marquis d’Auberoque était pauvre. Seul, au milieu, sur une estrade, de grandeur naturelle, un homme d’armes du temps du petit roi Charles VIII, monté sur un cheval bardé de fer comme lui, se tenait roide, la lance en arrêt. On montait à la Salle des États par un vaste escalier en vis, contenu dans une tour d’angle, qui aboutissait à un grand palier sur lequel s’ouvrait, d’un côté, la porte de la grande salle, et, de l’autre, celle des principaux appartements.

Au sortir de la Salle des États, madame Chaboin congédia Goussard et rentra dans son petit salon, suivie de M. Benoite. Là elle se laissa tomber sur un fauteuil qu’elle rapprocha du feu… Brrr !…

— Madame doit être satisfaite de son acquisition ? dit le majordome. C’est tout à fait princier… Et puis quelle superbe vue on a du haut du donjon !

— Oui, dit la châtelaine d’un air accablé ; mais la montée est fatigante en diable… Au fait, Benoite, inutile d’écrire pour la longue-vue, je n’y remonterai probablement plus. Encore, s’il y avait un ascenseur !

— Un ascenseur ? répéta M. Benoite.

— Parfaitement. C’est un appareil mécanique qui vous élève, en un clin d’œil, aux étages supérieurs des maisons… On s’en sert en Amérique, mais on ne connaît pas ça en France, même à Paris : les Français sont si bêtes !

Le majordome sourit complaisamment à cette insolence, puis, entendant la cloche, dit :

— Si madame veut déjeuner ?

Madame Chaboin descendit à la salle à manger, et, comme M. Lagardelle, le voyageur de la « Pétrocorienne », chafrouilla les mets sur son assiette. Rien ne semblait bon à cette ancienne gardeuse d’oies, qui, dans sa jeunesse, avait vécu, au pays, de millas et de « frottes » à l’ail. Puis, ayant achevé ce semblant de déjeuner, la châtelaine se retira au fumoir et but deux verres d’eau-de-vie de Dantzig en fumaillant un cigare de la Havane qu’elle mâchotta pendant quelques minutes, puis jeta dans le foyer.

La déconvenue du premier jour avait un peu brisé l’élan des notables d’Auberoque : aussi ne se présentèrent-ils plus en troupe au château, mais un à un, deux à deux tout au plus, et à différents jours. Introduits près de madame Chaboin, ils voyaient une grande pendue, — les anciens souscripteurs de la « Mer nouvelle de Tombouctou » disaient pendarde, — d’apparence hommasse, à la poitrine plate, aux hanches effacées, grisonnante, au tein jaune, aux traits forts, avec une légère moustache et des favoris. Cette créature, dont la personne et le costume équivoques causaient une désagréable impression, les recevait en pantoufles dans une pièce horriblement surchauffée, à moitié vautrée sur un divan, et les regardait d’un œil faux et dur en fumant des cigarettes russes. La dame écoutait les obséquieux compliments des visiteurs d’un air froid, ennuyé, et ne parlait que par monosyllabes, ou par courtes phrases hachées : « Oui »… « Non »… « Je ne sais »… « Peut-être »… « Qu’importe ! »… « Il se peut ». Lorsqu’on la félicitait d’être la maîtresse de cette belle terre et de cette superbe demeure seigneuriale, elle haussait les épaules… Qu’était cela auprès de son palais des Champs-Élysées ?… ou de son château de Styrie, dont le domaine englobait tout un district ?…

Les dédains de cette parvenue et la désinvolture avec laquelle elle parlait de millions, imposaient aux visiteurs, qui redescendaient fascinés par la contemplation du veau d’or. Aucun d’eux ne se permit de critiquer ces cigarettes si amèrement reprochées à mademoiselle de Caveyre ; et nul ne parut se froisser de sa morgue ni de sa réception insuffisamment polie : tout n’était-il pas permis à une femme tant de fois millionnaire ?

Mais, de tous les visiteurs, M. Caumont fut le plus glacialement reçu. Le pauvre homme, dans sa sottise suffisante et bonasse, s’était naïvement figuré que sa qualité de « compatriote » lui vaudrait un accueil particulièrement cordial : aussi fut-il fort surpris de la grise mine de madame Chaboin, et très étonné de voir ses souvenirs précis et ses appels à la mémoire de sa « payse » rester infructueux. À l’encontre de ces parvenus qui, par un autre genre de vanité, montrent sous globe les sabots qui les ont portés à la fortune, cette orgueilleuse avait tout oublié, son village natal et l’humble maison paternelle… Oui, et elle reniait sa vieille mère en coiffe du pays avec un foulard noué par-dessus : « Monsieur Caumont devait se tromper… il y avait tant de familles portant le même nom qu’elle par là, que la confusion était facile… En ce qui la concernait, elle avait quitté le pays avant l’époque dont parlait monsieur le juge… »

Malgré son peu d’intelligence, M. Caumont finit par comprendre que la petite fille dépenaillée de jadis ne voulait pas se rappeler le passé, et il se tut.

— « Maria » fait la fière, dit-il en confidence à ses filles, lorsqu’il fut revenu. Elle ne se souvient plus d’avoir gardé les oisons que sa mère élevait pour vendre les foies…

Mais, en public, il se jactait d’avoir été particulièrement bien accueilli. Au reste, tous les visiteurs en disaient autant pour se donner des airs d’avoir été distingués par la châtelaine : une femme aussi riche !… quel honneur !

En résumé, un seul visiteur sortit bien satisfait du château, c’était M. Guérapin, agent d’assurances et agent d’affaires. Ce personnage maigre et bilieux, quoique niais d’apparence, avait l’esprit très délié lorsqu’il s’agissait de ses intérêts. D’une intelligence ordinaire en ce qui était des idées générales et nulle en matière de sentiments, il poussait l’adresse jusqu’au génie lorsqu’il s’agissait d’une affaire qui le touchait, ou de la satisfaction de ses haines et de ses rancunes. Jaloux à l’excès de tous et de tout, il prétendait à la supériorité en toutes choses : ses terres valaient le double de celles de ses voisins ; son cheval était le plus vite ; son chien le mieux « racé », son fusil le meilleur et son coup d’œil le plus juste. Aussi avait-on coutume de dire ironiquement de lui, à Auberoque, que ses écus valaient plus que les pistoles des autres.

Depuis que, sans l’avoir jamais vue, madame Chaboin avait acquis la terre d’Auberoque à la barre du tribunal, M. Guérapin songeait à se faire une situation près d’elle. Tandis que les autres, fascinés par les millions, contemplaient en esprit la dame, bouche bée, l’agent d’affaires réfléchissait au moyen de se la rendre favorable. Il avait écrit, s’était renseigné, avait pris connaissance, par la Gazette des Tribunaux, du retentissant procès de la « Mer nouvelle de Tombouctou », d’où « le sieur Chaboin et la femme Dissac, son épouse », étaient sortis acquittés, mais marqués comme d’un fer rouge par de terribles considérants. Après avoir jaugé la veuve, l’agent d’affaires avait dressé ses batteries et, très judicieusement, s’était dit que madame Chaboin devait être lasse, importunée, excédée, des prosternations qui ne s’adressaient qu’à ses millions ; que cette femme décriée, ambitieuse, devait être sensible aux marques de considération personnelle ; enfin que, s’il était possible de capter sa confiance, c’était en exaltant la vaste intelligence, en magnifiant le génie profond qui avaient construit l’édifice de sa fortune. Ces flatteries devaient être d’autant plus agréables à madame Chaboin que, si elle avait été assez habile pour masquer de légalité ses friponneries, elle n’en était pas moins connue et méprisée.

M. Guérapin, passé maître en l’art de flagorner, patelin, obséquieux, et aussi plat devant les riches et les forts qu’il était dur et rogue avec les pauvres et les faibles, eut encore l’heureuse chance de tomber sur une Chaboin ayant passablement dormi. Après des salamalecs prosternés et les premiers compliments à l’opulente dame, l’agent d’affaires, prenant le contre-pied des précédents visiteurs, convint que le château, la terre et la bourgade d’Auberoque n’étaient pas un théâtre digne de la femme supérieure qu’était madame Chaboin ; mais que, néanmoins, il mettait toute son influence, qui était grande dans le pays, sans fausse modestie, au service de ladite dame. Il eut le talent de persuader à son interlocutrice, en forçant un peu la note, qu’il était le membre influent du conseil municipal : le maire n’était que son homme, docilement mené par le secrétaire de la mairie, son ami à lui, Guérapin. Ainsi, sans descendre à des détails infiniment au-dessous d’elle, madame Chaboin serait par son intermédiaire la maîtresse incontestée de la commune et la personne influente de la contrée, où nul ne serait en état de lutter contre sa haute situation et son éminente personnalité.

« Voilà un homme intelligent », pensait madame Chaboin, d’autant plus agréablement chatouillée par ce mirage d’un grand rôle de châtelaine à jouer, que c’était précisément là sa pensée secrète et le rêve ambitieux de ses nuits.

Après cela, M. Guérapin entretint la dame de l’administration de la terre d’Auberoque, qui était médiocre pour ne pas dire plus. Par économie, le défunt marquis en avait abandonné le soin à son garde Goussard, qui n’y entendait rien, — sans parler du coulage, — en sorte que les revenus étaient inférieurs de vingt-cinq ou trente pour cent à ce qu’ils devaient être…

Madame Chaboin jetait l’or sans compter pour la satisfaction de ses fantaisies et de ses caprices, mais elle était pour tout le reste d’une avarice crasse, dissimulée sous un prétexte d’amour-propre : « elle ne voulait pas être exploitée !… » Elle écouta donc complaisamment les dires de M. Guérapin, et parut goûter ses démonstrations et preuves sommaires. Aussi, lorsque, après s’être montré, tour à tour, habile, flatteur, insinuant, l’agent d’affaires prit humblement congé de madame Chaboin, celle-ci lui dit négligemment, en grande dame :

— Je verrai tout cela… Peut-être aurai-je à vous entretenir prochainement.

Avec une autre personne, c’eût été une quasi promesse ; mais avec madame Chaboin, que sa parole n’avait jamais gênée, et qui d’ailleurs changeait d’avis du matin au soir, on n’y pouvait guère faire de fonds. Aussi, au bout de quinze jours, ne voyant rien venir, M. Guérapin profita d’une réunion du conseil municipal pour proposer de monter en corps au château porter à madame Chaboin les compliments de bienvenue de la commune.

Malgré la vive opposition de M. Farguette, cette plate proposition fut adoptée par tous les conseillers de la section d’Auberoque, moins deux.

— Puisque vous avez fait cette proposition, dit le maire à M. Guérapin, vous présenterez le conseil, si vous voulez ; moi, je n’irai pas au château.

— Parfaitement ! dit l’autre, enchanté.

Très flattée d’être traitée en dame châtelaine et de voir la commune « à ses pieds », comme le dit impudemment l’agent d’affaires, madame Chaboin lui en sut gré et, le lendemain de cette démarche, le fit appeler.

Et voilà comment M. Guérapin fut promu à l’emploi d’intendant général de madame Chaboin. À la réserve du château, où M. Benoite restait le majordome, il avait la haute main sur tout le reste, était chargé de la régie de la terre, recevait, payait et ordonnait ; le tout en vertu d’une procuration en bonne forme dressée en l’étude de Me Bourdal. Le pauvre Goussard, passé en sous-ordre, ne fut plus qu’un garde au commandement de M. l’intendant général.

Dans les premiers temps, les ouvriers, les journaliers, les métayers, se réjouirent de la disgrâce de l’ancien régisseur ; mais ils ne tardèrent guère à s’apercevoir qu’ils avaient troqué un cheval borgne pour un aveugle : car si Goussard était exigeant et dur comme un paysan, M. Guérapin, lui, était impitoyable et féroce comme un commandeur de nègres.