Les Gens de bureau/X

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Dentu (p. 42-45).
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X


En attendant la réponse de Céret, Caldas rêvait aux moyens d’enterrer sa liberté au bruit de cette musique qu’aime Marco. Aux placers vingt fois remués de son imagination, il réclamait un peu d’or, oh ! pas beaucoup ! le prix d’un souper.

Ma foi, il se paya d’audace ; il alla demander « de l’ouvrage » au directeur d’un grand journal. Ce directeur, qui fait profession d’aimer la jeunesse, accueillit avec empressement l’offre de collaboration de Caldas. Sacrifiant pour lui cinq minutes du temps qu’il consacre à l’éducation des peuples, cet homme politique ne craignit point de lui révéler son dernier mot sur « l’Évêque de Rome, » et finit en lui commandant un article sur une nouvelle pâte à faire couper les rasoirs.

En vingt-quatre heures, Romain fit un poëme. Le directeur du grand journal, après avoir lu attentivement l’article, crut pouvoir lui prédire un bel avenir littéraire, et, séance tenante, lui fit compter quarante francs.

— J’aime la ligne de ce journal, pensa Caldas.

Muni de ce viatique, il s’élança dans un fiacre :

— À Grenelle, au théâtre ! dit-il au cocher.

Il y avait déjà plus de six semaines que le cœur de Caldas avait été incendié par la chevelure de mademoiselle Célestine. C’était à la descente de l’Omnibus des Artistes qu’il l’avait aperçue pour la première fois.

— Le connaissez-vous, monsieur, cet omnibus ? Il a fait la fortune du directeur de génie qui a su appliquer ce véhicule à l’art dramatique.

Ce grand homme a résolu pour le comédien le problème de l’ubiquité. Avec une seule troupe, M. Mont-Saint-Jean dessert huit salles de la banlieue, et, grâce au trot rapide de ses chevaux, le même « bon fils » peut, le même soir, retrouver sur quatre théâtres aux quatre points cardinaux la même « croix de sa mère. »

Et des esprits chagrins viendront nous dire que l’art est dans le marasme !…

— Non, monsieur, la carrosserie a fait de grands progrès.

Scarron ne donnait qu’une charrette à sa troupe ambulante. Mont-Saint-Jean met à la disposition de ses artistes une voiture à ressorts.

C’est égal, l’auteur du Roman comique reconnaîtrait les siens ; il saluerait plus d’un visage aux vitres de l’omnibus.

Du reste, Mont-Saint-Jean est plus fort que lui. Son omnibus a dix-huit places ; il y fait tenir trente comédiens.

L’étoile de Caldas brillait ce soir-là du plus vif éclat au firmament. Il arriva au théâtre, juste comme mademoiselle Célestine, qui venait d’être poignardée par le duc de Buckingham, chaussait ses caoutchoucs pour regagner la loge paternelle.

Cette ingénue avait été cruelle pour Romain : c’est en vain qu’il avait composé pour elle des sonnets de la plus belle eau ; c’est en vain qu’il l’avait opposée dans le Bilboquet à mademoiselle Fix de la Comédie-Française ; elle avait résisté.

Elle ne résista pas à l’offre d’un souper chez Magny. Mais en passant devant le Grand-Condé, elle s’aperçut que sa robe était déchirée.

— Ah ! si vous m’aimiez réellement, soupira-t-elle en lui serrant la main.

Caldas n’hésita point, – et pourtant il n’avait pas dîné. Mademoiselle Célestine eut une robe qui fit longtemps le désespoir de sa bonne amie, la forte jeune première amoureuse. Mais le souper des fiançailles se fit chez Romain. La rôtisseuse de la rue Dauphine fournit pour trois francs un frugal menu qui fut arrosé d’un petit-bleu largement baptisé.

Il monta pourtant à la tête de Romain, ce cru d’Argenteuil, si bien qu’il commit l’imprudence d’avouer à Célestine sa récente nomination au ministère de l’Équilibre national. Des rêves d’ambition se mêlaient à ses rêves d’amour. Il ne cacha pas à son amante que le plus bel avenir administratif lui était réservé. Il se voyait déjà chef de division et lui faisait présent d’une voiture attelée de deux chevaux gris pommelés.

— Je t’aimerai toujours, lui dit l’ingénue, et je viendrai chez toi tous les trente et un du mois.