Les Gens de bureau/XXXI
XXXI
— Allez vous coucher, Brugnolles, allez vous coucher.
Ainsi parla le chef de bureau.
— Je crois en effet que j’ai la fièvre, dit Brugnolles, qui prit son chapeau.
Et, s’approchant de Caldas comme pour le mettre au courant de la besogne :
— Si vous avez des commissions pour Lille, lui souffla-t-il, j’y vais placer des vins.
Romain de nouveau se trouva seul, et de nouveau la besogne lui manqua complètement. Il s’ennuyait sérieusement dans son cabinet.
Comme il ne remplissait au Service Extérieur qu’un emploi intérimaire, un officieux vint lui dire fort à propos que deux autres places étaient vacantes sous deux chefs différents.
— C’est bien, dit-il, j’y réfléchirai.
Il voulait prendre des renseignements sur les chefs de ces bureaux, et on lui fit connaître tour à tour le chef qui ne fait rien, et le chef qui fait tout.
Paraît au bureau tous les deux ou trois jours, et c’est vers deux heures qu’il y arrive.
Il confère alors dix minutes avec son sous-chef, qui est un homme capable.
Ensuite, il lit son journal, fait sa correspondance particulière, et donne quelques signatures.
Ces signatures à donner l’ennuient beaucoup.
Dans les premiers temps il lisait exactement tout ce qu’on lui présentait, il redoutait de parapher quelque absurdité. Il s’est façonné depuis ; il sait qu’il peut se reposer absolument sur son sous-chef, et il signe les yeux fermés. Il signerait, comme on dit, sa condamnation à mort.
Oh ! combien il regrette que l’administration n’autorise pas l’usage des griffes pour les chefs de bureau ! Comme il serait heureux de confier la sienne à son sous-chef !
Le chef qui ne fait rien est ordinairement gras ; c’est un excellent père de famille ; il n’a point de vice à proprement parler, sauf qu’il s’occupe parfois de littérature ou de jardinage. C’est lui qui trouvera la verveine noire, et il est en correspondance avec Alphonse Karr.
Le bureau du chef qui ne fait rien marche admirablement. Ses employés l’aiment, car ils n’ont pas affaire à lui. Son sous-chef encourage et exploite la nonchalance de son supérieur au profit de son ambition.
On dit dans l’administration que le chef qui ne fait rien a de grandes capacités.
Arrive de bonne heure, veille tard, et emporte du travail chez lui ;
Ne laisse pas écrire une ligne même à son sous-chef ;
Ne supporte pas qu’un de ses employés travaille, et s’il lui en vient un qui soit laborieux, il lui cherche des querelles d’Allemand pour lui faire quitter le bureau.
Cet homme, qui a la manie du travail, se plaît à dire que tous ceux qui l’entourent sont des idiots ; il a si peu confiance en eux qu’il fait tout, absolument tout par lui-même. Il rédige, copie et recopie lui-même, fait les projets, les minutes et les expéditions.
Son sous-chef le déteste ; les employés, qu’il laisse parfaitement libres, ne savent que faire de leur temps.
On les rencontre un peu partout, excepté dans leur bureau. Ils n’aiment point leur chef, et disent qu’il accapare toute la besogne pour les empêcher de se produire.
Le chef qui fait tout est maigre, soigne peu sa tenue, et porte un parapluie en toute saison.
— Je n’irai certainement dans aucun de ces bureaux, se dit Caldas ; l’important pour moi est de rester seul, et, comme je veux faire honneur à l’administration, je vais écrire une pièce pour le Théâtre-Français.