Les Gens de bureau/XXXII

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Dentu (p. 205-208).
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XXXII


Romain travaillait comme un noir à son drame, et déjà il ne lui restait plus à écrire que le cinquième acte, lorsqu’on annonça pour le premier juillet une réorganisation générale du ministère de l’Équilibre, arrêtée en principe depuis dix ans.

On avait encore six semaines à attendre ce grand jour, mais dès l’instant où la décision de l’autorité supérieure fut connue, c’en fut fait de tout travail. À quoi bon s’occuper d’un service qu’on allait peut-être quitter ? On comptait sur des remaniements gigantesques, sur des promotions nombreuses, sur un avancement fabuleux. Toutes les petites ambitions s’agitèrent, et on les vit éclater comme un incendie qui couve depuis longtemps sous la cendre.

Les employés de l’Équilibre, qui savent parfaitement que pour avancer on ne doit compter que sur son mérite, se répandirent par la ville en quête de protecteurs. Personne dans les bureaux désertés en masse ; plus de feuille de présence. On ne rencontrait dans les corridors que des gentlemen en habit noir, en cravate blanche et en gants paille. Les bureaucrates avaient quitté la livrée du travail pour endosser celle du solliciteur, mais ils ne faisaient qu’apparaître, prendre le vent et s’enfuir.

Le ministère de l’Équilibre avait un faux air de la Chambre des notaires.

Pour cette grave circonstance, M. Brugnolles, qui faisait une tournée sur les bords du Rhin, accourut à son poste.

— Toujours sur la brèche ! lui dit le chef de bureau ; pour Dieu ! monsieur Brugnolles, ménagez-vous.

Caldas crut devoir faire comme tout le monde un petit brin de toilette, et M. Krugenstern, complice de ses menées ambitieuses, lui ayant fourni un habillement de soirée, il se rendit de son pied léger chez son protecteur, l’ancien élève en pharmacie.

Cet homme important avait quitté la direction de sa Revue pour des fonctions indéfinies qui lui donnaient une grande influence. Il était depuis dix-huit mois en train d’ouvrir une enquête sur une question économique à l’ordre du jour.

Après deux visites infructueuses, Romain put enfin forcer la porte de son protecteur.

Celui-ci ne reconnut point son protégé. Caldas fut obligé de se nommer, et comme son nom n’éveillait aucun souvenir, il eut l’imprudence de rappeler à ce personnage le temps où il élaborait les ordonnances suivant la formule.

Aussitôt il fut mis à la porte. Romain regagna son ministère, méditant sur le danger qu’il y a de parler aux hommes arrivés de leurs débuts.

Enfin, le grand jour se leva. Dès l’aurore, une armée d’ouvriers prit possession du ministère. On perça des galeries, on en ferma d’autres ; on créa sept escaliers ; on fit une salle de conseil d’une enfilade de bureaux, et une enfilade de bureaux de la salle du conseil. Les employés du second étage furent transportés du quatrième au rez-de-chaussée, et ceux du rez-de-chaussée dans les combles. Pas une cloison ne resta debout ; là où il y avait des cheminées on mit des poêles, et là où il y avait des poêles on mit des cheminées.

Cette réinstallation fit le plus grand honneur à l’architecte. Le service en fut singulièrement simplifié. Il est vrai que dans le déménagement une partie des archives fut perdue, mais on combla cette lacune par la création de trois cent quarante nouveaux emplois.

Caldas aussi perdit quelque chose. Il avait laissé le troisième acte de son drame dans le tiroir de son bureau, tiroir dont il avait la clef. Le meuble fut emporté par des hommes de peine à six heures du matin, et depuis, Romain ne l’a pas retrouvé.

Cette réorganisation des services désorganisa peut-être un peu le travail pendant un trimestre.

Mais telle était la simplification qui en résultait, que le temps perdu fut bien vite compensé.

Deux mois après que tout était rentré dans l’ordre, on rencontrait encore dans le corridor des employés qui erraient comme des âmes en peine et qui demandaient à tous ceux qu’ils rencontraient :

— Pardon, vous ne sauriez pas où est mon bureau ?