Les Goncourt, 1889/XV

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 104-109).

XV

Germinie Lacerteux.

Les Goncourt n’ont pas inventé le peuple et les misérables. Sans parler du Pouilleux nimbé dans un soleil d’or de Murillo, des Buveurs de Téniers, des Gueux des Lenain et de Callot, les laveuses de vaisselle et les muletiers grouillent, en pleine lumière, aux côtés de Sancho Pança, dans Don Quichotte. Gil Blas n’est guère en relation qu’avec des ruffians et on ne peut pas reprocher à Mathurin Régnier ou à Rétif de la Bretonne d’avoir été sévères sur leurs entours et de l’avoir pris de haut avec les humbles et même avec les très humbles…

Mais on n’avait pas osé, jusqu’au temps où parut Germinie Lacerteux, prendre pour sujet d’un livre entier un individu vulgaire de corps et d’esprit, appliquer à son cas une méthode précise et scientifique, reconstituer son milieu au moyen de petits faits accumulés pris sur la nature, pénétrer intimement dans son existence, l’éclairer au dedans et, usant d’une large sympathie rendue puissante par le talent, analyser les successives dégradations de son âme, mettre à nu la plaie cachée de son corps et entreprendre sa démonstration pathologique. Il y a eu, dans l’innovation des Goncourt, une part de l’énergie et de l’audace qu’a dû déployer André Vesale quand, pour la première fois, il a osé planter le scalpel dans un cadavre pour y puiser la science de la vie.

Avant les Goncourt, la peinture des maladies morales était laissée à la philosophie qui ne s’en souciait guère, et la médecine retenait, à elle seule, la description des maux physiques. Ainsi se trouvait écarté de l’art un des ferments d’émotion et les éléments de curiosité et d’attirance les plus vivants et les plus humains. L’école romantique avait vu surtout, dans les humbles et les misérables, des repoussoirs et des antithèses vivantes qu’elle opposait aux puissants et aux magnifiques, à l’instar de Molière, quand il écrivait la scène du pauvre, dans son Don Juan. Claude Gueux, Ruy Blas, Jean Valjean sont des prétextes à métaphores toujours sonores, parfois superbes, mais dans lesquelles il y a plus de poésie que d’observation et de vérité. La beauté du style couvre des dessous presque vides. C’est de la littérature de poète, en l’air, sans racines dans la réalité et dans la vie.

Les Goncourt, à leur début, s’étaient laissés aller, eux aussi, à ces caprices de l’hippogriffe. On a vu que leurs premiers livres n’étaient guère que des débauches de verve et d’esprit, des ruades de poulains échappés. Mais ils avaient été bientôt enrênés court par la discipline plus grave de l’histoire. La publication de Germinie Lacerteux marque définitivement le tournant de leur route littéraire. Je dirais volontiers qu’ils ne sont pleinement eux qu’à partir de là. Alors, en effet, commence une littérature faite de chair et de sang, dans une forme brillante et nerveuse, mais aussi merveilleusement apte aux délicatesses de l’analyse, avec la coupure précise du bistouri et la souplesse de la sonde, littérature échappant à toutes les entraves du lieu commun et de l’exemple, aux rabâchages des redites, et qui, forte d’elle-même, paraît écrite par des auteurs qui n’ont d’autre souci que de se satisfaire eux-mêmes et mus seulement par cet axiome, trop longtemps méconnu, que l’art n’a d’autre moralité que le vrai.

Les préfaces du livre, les passages du journal qui s’y rattachent, l’histoire de la pauvre fille qui a servi de modèle pour le principal personnage, donnent sur l’œuvre des indications bien curieuses. Les auteurs racontent qu’ils ont eu, pendant quinze ans, à leur service une femme, du nom de Rose, à laquelle ils étaient fort attachés et qui leur avait donné les preuves de l’honnêteté la plus solide et du dévouement le plus sûr. Cette femme, à la fin d’une longue maladie, voulut être transportée à l’hôpital et elle y mourut. Autour de sa tombe, se levèrent immédiatement les aboiements de créanciers inconnus. Des criailleries de toute sorte dévoilèrent une vie de turpitude et de vagabondage que l’hystérie seule pouvait expliquer et qui avait marché de pair avec la régularité apparente de son service. Elle avait vécu d’une vie dédoublée : d’un côté le dévouement, le travail, l’abnégation ; de l’autre, les courses nocturnes, les raccrochements honteux, crispés, surexcités par le désir, d’une louve en chaleur.

De ces révélations est née Germinie Lacerteux, et les auteurs, empoignés par ce sujet, voulurent y introduire toute la somme de vérité dont ils se sentaient capables. Ce nom de Lacerteux, avec la désinence minable rimant à loqueteux qu’elle évoque, était resté dans l’esprit de Jules qui, à Brévannes, avait connu une vieille pauvresse qui le portait. Les auteurs placèrent l’enfance de Germinie dans les environs de Langres, non loin de Goncourt, où, eux aussi, avaient joué enfants. Le type de Germinie leur était familier. Ils l’accolèrent au type d’une vieille parente, Mlle de Courmont, emportée et patiente, bonne et dure en même temps, type admirable, dans sa brusquerie et sa franchise, des vieilles femmes, aux cœurs vivants, qui avaient conservé, à travers la Révolution, les traditions et l’esprit du dix-huitième siècle. Sous le nom de Mlle de Varandeuil, c’est une biographie littérale qu’ils ont écrite.

Jupillon et sa mère étaient leurs voisins d’en face. Tout fourmille de vie dans cette œuvre dont les auteurs ont été les premiers à souffrir. Au temps où ils y travaillaient, les deux frères écrivaient sur le cahier in-4o portant son millésime creusé au canif dans le carton, qui recevait chaque jour leurs impressions : « 12 novembre (1864). — Nous avons hâte d’en finir avec les épreuves de Germinie Lacerteux. Revivre ce roman nous met dans un état de nervosité et de tristesse. C’est comme si nous réenterrions cette morte… Oh ! c’est bien un douloureux livre sorti de nos entrailles. Même matériellement, nous ne pouvons plus le corriger, nous ne voyons plus ce que nous avons écrit : les choses du bouquin et leur horreur nous cachent les fautes et les coquilles. »

« 17 janvier (1865). — Notre Germinie Lacerteux a paru hier. Nous sommes honteux d’un certain état nerveux d’émotion. Se sentir l’outrance morale que nous avons et être trahis par des nerfs, par une faiblesse maladive, une lâcheté du creux de l’estomac, une chifferie du corps. Ah ! c’est bien malheureux de n’avoir pas une force physique adéquate à sa force morale. Se dire qu’il est insensé d’avoir peur, qu’une poursuite, même non arrêtée, est une plaisanterie ; se dire encore que le succès immédiat nous importe peu, que nous sommes sûrs d’avoir été agrégés et jumelés pour un but et un résultat, et que ce que nous faisons, tôt ou tard, sera reconnu… et pourtant passer par des découragements, avoir les entrailles inquiètes : c’est la misère de nos natures si fermes dans leurs audaces, dans leurs vouloirs, dans leur poussée vers le vrai, mais trahies par cette loque en mauvais état qui est notre corps. Après tout, ferions-nous, sans cela, ce que nous faisons ? La maladie n’est-elle pas pour un peu dans la valeur de notre œuvre ? »

Il est tout naturel qu’un livre qui apportait tant de nouveauté dans la forme et dans le fond ait causé une impression défavorable. Le public — cela va de soi — n’accueillit pas le volume des Goncourt avec plus d’empressement que leurs ouvrages précédents. La critique se détourna à peine de sa besogne courante pour mordre dans cette « fange ciselée », le mot est de Charles Monselet, ou dans cette « littérature putride », comme disait M. Gustave Merlet. Et il ajoutait, avec mélancolie, dans son feuilleton de la France : « J’ai bien hésité avant de vous entretenir des faits et gestes de Germinie Lacerteux qui ne mérite guère d’occuper les loisirs des honnêtes gens. Car le silence serait peut-être la plus éloquente des protestations contre les délits que condamnent l’art, le goût et la politesse des lettres françaises. Mais ce roman fait quelque bruit ; la notoriété de ses auteurs le désigne à l’attention publique, il a des prétentions humanitaires, il porte une cocarde. Résignons-nous donc à en dire un mot : notre franchise témoignera de notre sympathie pour des écrivains envers lesquels on a le droit d’être sévère, car leur plume a de la valeur jusque dans ses écarts et l’attentat littéraire qu’ils viennent de commettre est aggravé par un talent incontestable… On dirait une gageure soutenue imperturbablement par des jeunes gens en belle humeur qui veulent scandaliser les élégances parisiennes et attirer l’attention en arborant des guenilles au milieu d’un salon. Oui, il y a évidemment ici une mise en scène calculée pour un effet de surprise bruyante. C’est prémédité comme un défi ! »

Voici le ton de la critique d’alors. Il est difficile d’y voir moins clair et, bien que prévenu, de méconnaître plus complètement le sens d’une œuvre et les intentions des auteurs. C’est que la critique littéraire, telle qu’elle est pratiquée en France, est bien rarement perspicace. Sainte-Beuve seul alors avait, quelquefois, un peu d’ouverture sur l’avenir et savait discerner de l’ivraie le bon grain qui doit germer. Dans cette circonstance, bien qu’il eût fait connaître son intention de reprendre la thèse littéraire qu’il avait déjà soutenue au profit de Madame Bovary, il se récusa, au dernier moment, préférant, disait-il, porter la lutte sur un terrain plus solide. Et ce fut à propos de la Fanny de E. Feydeau qu’il exposa ses idées sur la réalité dans l’art et sur l’avenir du naturalisme.