Les Goncourt, 1889/XVII

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 125-140).

XVII

Henriette Maréchal.

(Suite.)

Donc, le 5 décembre 1865, par un temps très froid, à partir de deux heures de l’après-midi, une longue queue, bruyante et fiévreuse, déroulait ses anneaux vivants sous les arcades du Théâtre-français. Il y avait là des étudiants vrais et beaucoup d’autres, émigrés aussi du quartier latin, et qui, cédant facilement à un besoin de turbulence, tentaient d’égayer les longues heures de l’attente par des cris de bêtes, des chansons en chœur et des fantaisies de toute sorte. Ces jeunes gens comptaient, à l’ouverture du bureau, envahir le parterre qu’on laissait ordinairement à la disposition du public, réserve faite des trente ou quarante places occupées par les claqueurs. Mais l’administration du théâtre, prévenue du tapage que les petits journaux du quartier latin annonçaient sans vergogne, avait cru devoir renforcer la phalange des applaudisseurs. L’occasion s’était offerte d’elle-même. Le matin du jour de la représentation, M. Thierry avait reçu la visite de deux jeunes gens qui appartenaient à la rédaction d’un petit journal, l’Art, que l’éditeur Lemerre couvait dans sa boutique du passage Choiseul. Ils s’appelaient MM. Catulle Mendès et Xavier de Ricard ; ils venaient demander des places de combat pour leurs amis les Impassibles, fort obscurs alors, mais qui, plus tard, sont arrivés à la notoriété, à la suite de M. François Coppée et de M. Sully-Prudhomme. Ils ont formé légende et se sont appelés les Parnassiens.

M. Thierry leur avait donné tout ce qui restait des billets de parterre, et les Impassibles s’empressèrent d’occuper la place. Donc force fut aux survenants qui purent pénétrer dans le théâtre — un tiers au plus de ceux qui avaient fait queue, — d’escalader les sommets des quatrièmes loges et du paradis. Leurs protestations avaient été vaines et le mécontentement s’en accrut. Une fois de plus on cria à la faveur et, bien avant qu’on eût commencé Henriette Maréchal, les loustics du poulailler, fatigués de chanter Framboisy et le refrain en vogue de Thérésa, aiguisaient leurs langues contre un dialogue inoffensif de Ponsard, Horace et Lydie, qui avait eu, quelques jours, l’honneur d’être interprété par Rachel, et qui servait de pièce d’antichambre depuis que la tragédienne avait abandonné le rôle de Lydie.

Peu à peu, la salle s’était remplie du public habituel des premières représentations : journalistes dont c’est le métier de tout voir, amis de la maison, artistes, boursiers et viveurs. Cette partie du public n’avait pas de raison pour être hostile aux Goncourt. Elle est d’esprit sceptique et difficilement ébranlable, mais les témérités littéraires ne lui font pas peur et elle a quelquefois l’audace ou plutôt l’entraînement de ses opinions. Ce public-là se raidira tout à l’heure contre le parti pris de siffler quand même, mais, au milieu du tumulte, il applaudira pour protester beaucoup plus que pour donner une marque d’approbation ou de contentement.

Théophile Gautier n’était point encore, alors, bibliothécaire de la princesse Mathilde. On savait pourtant qu’il était de ses familiers, mais, par hasard, cette amitié ne l’avait pas compromis et il était populaire parmi les jeunes. Son prologue fut donc écouté avec attention, mais il n’obtint grâce que pour lui-même. Le premier acte marcha d’abord sans trop d’interruptions. Le nom du poète, le débit franc de Mlle Ponsin, l’étrangeté du décor et du dialogue avaient dompté, pour un instant, l’humeur batailleuse des champions de la morale et du grand art. Mais tout se gâta quand le Monsieur en habit noir lança à travers la salle : « Abonné de la Revue des Deux Mondes ! » La phalange rassise des vieux habitués de l’orchestre qui avaient connu François Buloz commissaire du Théâtre-français et qui lisaient lentement ses brochures saumon, jugea qu’on l’insultait dans sa maison et passa à l’ennemi. La fin du premier acte fut houleuse. La toile tomba au milieu des sifflets et des bravos. Dans le repos entre le premier et le second acte, les bruits de toute sorte continuèrent. On entendit prononcer, pour la première fois, le nom d’un des meneurs du grabuge, général en chef de la cabale, qui a eu, lui aussi, une gloire éphémère et tapageuse. Au centre d’un groupe compact de jeunes gens armés de clefs forées qui sifflaient à toute vapeur, Pipe-en-bois donnait le signal et, dans différentes parties de la salle, on paraissait obéir à ses contorsions et à ses cris.

Le second acte fut à peine entendu et le baiser qui le termine déchaîna un bruit épouvantable que les protestations qui se produisaient de toutes parts augmentaient encore.

Les acteurs exténués mimèrent le troisième acte. La délicieuse scène d’amour dans laquelle Mme Arnould-Plessy et M. Delaunay déployaient un talent et une grâce indicibles, ne traversa pas la rampe. Quand les principaux acteurs quittaient la scène, on échangeait, dans la salle, des apostrophes et des injures. Le tumulte recommença de plus belle quand Mme Maréchal se jeta dans les bras de Pierre de Bréville. Le coup de pistolet fut suivi de huées et d’applaudissements, et quand M. Got vint faire connaître, suivant l’usage, les noms des auteurs, il demeura debout dix minutes devant la rampe, attendant en vain un instant de répit.

M. Édouard Thierry raconte que Me Marie, un des esprits les plus graves et les plus corrects qu’on pût rencontrer et qui, président du Conseil judiciaire de la Comédie, lui tenait par les liens les plus étroits, « faisait rage pour couvrir la voix de Got et l’empêcher de faire entendre le nom des coupables. » Cette opposition inusitée, il la faisait par respect pour une tradition fort ancienne. Jadis, au temps épique où le parterre avait fait accepter sa juridiction suprême, refuser d’entendre le nom d’un auteur était condamner définitivement son ouvrage. Il ne reparaissait plus. Got tourna habilement la difficulté, lança enfin dans la tempête les noms des Goncourt ; l’entendit qui put… mais il avait été prononcé.

Jules Vallès n’était pas, ce jour-là, dans une veine de révolution. Il combattit, par hasard, pour la bonne cause, et, rompant en visière contre tous ses amis, reniant Pipe-en-bois, il écrivit, le lendemain, dans la Chronique de Paris : « Il y a eu tapage, fureur, scandale… tant mieux ! Il est bon que le cri de la fantaisie ou le mugissement de la cabale déchire les oreilles et rie au nez de la tradition ! Nous sommes hier entrés dans le temple, il y a eu des sacrilèges et de la casse, on a chanté sur les planches du saint parvis ! Jamais la Comédie française n’avait assisté à une pareille orgie ; j’ai cru que l’orchestre se dérobait sous mes pieds et on faisait un tapage d’enfer au paradis ; — tant mieux !

« Oui, tant mieux, car nous sommes las d’Aristide ! J’aime mieux Giboyer, ohé ! mais Giboyer toujours ! J’ai assez de la toge et du cothurne ! Je n’aime les Romains qu’au parterre et je crains les Grecs partout ! J’en ai entendu du romain avant Henriette Maréchal !

« Horace et Lydie ? — Il m’a semblé voir des domestiques qui, après avoir bu du Falerne au litre, auraient déshabillé le plancher et l’alcôve pour s’habiller avec les tapis de pieds et les rideaux de lit ! J’ai cru voir les anneaux de la tringle ! Mets-toi-les au nez, sauvage ! Plût au ciel… que les deux derniers actes eussent eu la crânerie insolente du premier, Henriette Maréchal était l’Hernani du réalisme !

« Ah ! nous étions tous là, nous qui ne sommes pas chauves, édentés, vieux avant l’heure, pour protester, pour applaudir quand la vérité moderne, le rire aux lèvres, une goutte de Champagne aux yeux, écorcherait, avec ses éperons de carnaval, la robe de ces dames Clio, Thalie ou Melpomène !

« À Sainte-Périne !

« … On a applaudi avec enthousiasme, sifflé avec acharnement. Il y avait au poulailler une hostilité opiniâtre… C’est une défaite, mais la soirée est bonne. On a dit : “As-tu fini ? ohé, c’te tête !” et les murs n’ont pas croulé ! En sortant, j’ai vu des têtes d’académiciens froncer leurs sourcils de marbre. Voltaire riait. Ohé c’te tête !!! »

Les auteurs, par respect pour la grande comédienne qui avait résisté, toute la soirée de la veille, aux huées sauvages et aux insultes d’une partie du public, avaient consenti à la suppression de deux passages. On coupa le baiser qui clôt le second acte, baiser pourtant nécessaire qui marque, dans une âcre émotion, la chute de la femme, et l’effet de scène du troisième acte, dans lequel Mme Maréchal, affolée, se jette, pour le remercier de son intervention, dans les bras de Pierre. On supprima aussi le coup de pistolet.

Mais il importait peu à la cabale qu’on lui eût fait ces grands sacrifices. Les sifflets recommencèrent. La lutte s’organisait au quartier latin, sous l’impulsion d’un certain Georges Cavalier, né à Rouen, ancien élève de l’École polytechnique, stagiaire à l’École des mines, dont Vallès, qui lui avait donné son nom, a fait un croquis curieux : « C’était une tête intelligente mais comiquement travaillée, toute en arêtes, pleine de nœuds, brusquée, heurtée, qui semblait sortie des mains d’un berger des Alpes. L’esprit éclairait ce visage original et non point laid. Sa parole exprimait avec couleur des idées vives. Cette tête à coups de serpe, sur un corps long et sec, comme un bâton de houx, le haché des traits, la roideur des convictions, tout cela me fit penser à ces pipes en racine qu’on vend treize sous dans les bazars… Je soumis la comparaison au jugement de la galerie et au puritain lui-même. Homme d’esprit, il laissa dire et sourit, quand je l’appelai Pipe-en-bois ! » Ce baptême, antérieur de deux ou trois ans à Henriette Maréchal, remontait à l’échauffourée de Gaëtana.

Tel était ce Georges Cavalier qui, au 4 septembre, devint sous-préfet de la Défense nationale, rejoignit Gambetta à Tours, fut attaché au cabinet, eut l’impertinence — dit-on — d’offrir un bock à Lord Lyons, venu au siège du gouvernement pour rencontrer le ministre des Affaires étrangères, et fut enfin nommé par la Commune, directeur des promenades et des jardins de Paris. Il usurpait ainsi les fonctions de son ancien à l’École polytechnique, M. Alphand. Condamné à la déportation par un conseil de guerre de Versailles, M. Thiers commua sa peine en bannissement. Cavalier a fini en exil sa vie manquée, au mois d’août 1878.

Les coups de sifflet qui lui avaient valu une gloire subite firent naître des usurpateurs, et chaque brasserie du quartier latin montrait alors, avec orgueil, un Pipe-en-bois authentique.

On sait que les représentations d’une même pièce, au Théâtre-français, ne sont données qu’un jour sur deux, et l’intervalle permettait d’organiser le désordre. On joua Henriette les 5, 7, 9, 11, 13 et 15 décembre[1].

L’agitation fut au comble à la quatrième représentation. Alphonse Duchesne disait que le parterre et le paradis étaient peuplés de merles. Les applaudissements et les sifflets se croisaient de tous côtés, mais au grand avantage des sifflets aigus, assourdissants, auxquels les applaudissements ne font qu’une basse sonore. La cinquième représentation fut plus calme. Le lendemain, la pièce fut mise en vente avec une préface des auteurs, et, en même temps, paraissait une brochure intitulée : « Ce que je pense d’Henriette Maréchal, de sa préface et du Théâtre de mon temps », par Pipe-en-bois.

Hélas ! il ne pensait pas grand’chose le Pipe-en-bois apocryphe qui ne se soucie pas, même maintenant, de réclamer l’honneur de cette plaquette fade, improvisée dans une nuit. Il est maintenant un admirateur de l’œuvre des Goncourt. Lui-même, sans se nommer, a raconté la naissance de son factum. Le 12 décembre 1865, Nadar avait à sa table quelques amis dont étaient Préault, Asselineau, et un tout jeune homme qui avait grand désir de jeter aux orties sa besogne administrative et de faire de l’esbroufe dans la mêlée littéraire. On parla avec animation de la grande affaire du jour. Nadar eut l’idée d’un pendant aux Propos de Labienus et au Droit au vol, et dit qu’une brochure signée Pipe-en-bois aurait sûrement un gros succès. M. Iveling Rambaud se saisit de l’idée que Nadar lui abandonna volontiers, et, le soir même, Nadar emmena le jeune homme chez un éditeur, nommé Julien Lemer, auquel il exposa le projet. L’affaire fut conclue à la condition expresse que la copie serait fournie le lendemain même, pour que la brochure pût être lancée le surlendemain, à l’heure où la Librairie internationale mettrait en vente la pièce des Goncourt. On tirerait le pamphlet sur même papier qu’elle, avec couverture pareille et même format.

Le jeune homme, rentré chez lui, improvisa, au courant de la plume, le réquisitoire mièvre et sans vigueur d’où nous extrayons ces lignes : « Votre pièce est immorale de toutes les façons ; pas un caractère, pas une individualité sur laquelle on puisse reposer son esprit. J’y vois Maréchal, un idiot ; Mme Maréchal, une gueuse ; Paul, un gamin ; son frère un monsieur qui ne croit à rien et qui n’a même pas l’esprit de son rôle ; enfin la petite Maréchal qui pouvait être charmante et ne devient quelque chose que lorsqu’elle n’est plus rien. Tout cela dialogué en français du carreau de la Halle pour le premier acte, pour le second en langage de la rue du Sentier, pour le troisième en style de la Porte-Saint-Martin… Grâce à mes amis et à moi qui avons fait de votre affaire, ainsi que l’a dit Alexandre Dumas fils, une chute bien lancée, votre pièce a tenu en éveil, quinze jours durant, la population parisienne ; vous avez été plus nommés, plus discutés, plus loués, pendant ces deux semaines, que dans vos quinze années de luttes et de désespoirs. »

On acheta la brochure sur le titre. Sept mille exemplaires furent enlevés en quelques jours. D’autres opuscules parurent encore. L’Art, journal des Impassibles, consacra tout un numéro aux siffleurs d’Henriette Maréchal, et M. de Villemessant qui venait de dédoubler le Figaro en créant l’Événement, s’était jeté sur ce sujet à sensation et avait commencé, le 9 décembre, la publication, sans coupures, de la pièce.

Tels étaient les meneurs et les justiciers, les tenants de l’art pur, les piliers de la morale qui voulaient faire croire aux naïfs qu’ils recommençaient la bataille d’Hernani parce qu’ils faisaient tapage rue Richelieu. Et l’effervescence des esprits était arrivée à un point tel qu’elle faisait craindre à Sainte-Beuve de ne pouvoir pas manger tranquillement au dîner de Magny. Il se souvenait d’avoir été échaudé, lui aussi, à son cours du Collège de France, et, la veille de la réunion, il écrivait à M. Boittelle, préfet de police :

« Ce dimanche, 17 décembre 1865.
« Monsieur et cher préfet,

« Ce que je vais avoir l’honneur de vous dire sera très probablement inutile, mais j’ai mes raisons pour prendre mes précautions en ce moment où il règne évidemment un esprit de désordre, et où il y a une organisation dans le désordre.

« Voici le fait :

« Tous les quinze jours, le lundi, quelques amis et moi (Renan, Flaubert, Théophile Gautier, les Goncourt, Saint-Victor, Taine, etc.), nous nous réunissons pour dîner, à sept heures, au restaurant Magny, rue Contrescarpe-Dauphine, no 3. Ce dîner, tout littéraire et tout intime, a pourtant été plus d’une fois signalé par les journaux qui auraient bien voulu écouter aux portes ; il a même été dénoncé par les puritains de la république des lettres.

« Ce dîner a lieu demain ; il est en plein quartier de ceux qui sont allés faire tapage à la pièce de MM. de Goncourt ; ces deux messieurs y seront et, si on le sait, je crois assez à toute absurdité possible, à toute folie et à toute violence de la part même de ceux qui s’appellent des libéraux, pour concevoir quelque crainte. Je ne suis pas le président du dîner mais j’en remplis un peu le rôle dans l’absence prolongée de Gavarni qui en a été le fondateur. Je vous écris, Monsieur et cher préfet, à l’insu de tous nos convives, mais dans une pensée de prudence que vous apprécierez, laissant le tout à votre tact parfait et à votre bienveillance… »[2]

Le dîner du 18 décembre ne fut pas troublé. Sainte-Beuve put reprendre ses esprits et, quelques jours après, il écrivait au comte Lefebvre de Béhaine qui était alors premier secrétaire d’ambassade à Berlin :

« Ce dimanche, 30 décembre 1865.
« Cher monsieur,

« Pour être plus lisible, permettez-moi de dicter cette lettre quoiqu’elle soit toute confidentielle. Vous qui n’étiez pas ici, vous ne sauriez vous figurer l’absurdité et la déraison de cette bourrasque, à propos de la pièce de nos amis. La seule objection sensée et spécieuse qu’y pouvaient faire des hommes de tradition et de routine, c’est que l’ouvrage eût été mieux partout ailleurs qu’au Théâtre-Français ; mais on ne s’en est pas tenu là. L’idée d’une protection spéciale de la princesse a dominé les malintentionnés et a gagné le bon public qui ne croit pas aux purs mensonges et qui s’imagine qu’il y a toujours quelque chose de plus ou moins fondé dans une calomnie. Notez que s’il y avait eu quelque chose de vrai dans cette protection, c’eût été tout à l’honneur de la princesse et on eût dû plutôt l’en remercier. Loin de là, ça été le point de départ de toute une série de méchants propos, d’insultes, de lettres anonymes. Sacy en a reçu une, rien qu’à propos de quelques lignes qu’il a signées imperceptiblement dans les Débats. La princesse était mêlée à tout cela d’une manière odieuse. À vous dire vrai, il règne en ce moment de très mauvais symptômes : c’est tout un ensemble, mais ce qui était innocent ou louable, il y a deux ou trois ans, est incriminé aujourd’hui. Désordre des écoles, petite émeute en faveur des compromis de Liège, cabales dans les théâtres de la rive droite, fureurs, manifestations plus que patriotiques en faveur de quelques arbres du Luxembourg, etc. Si vous étiez un diplomate étranger, résidant à Paris, vous auriez une belle dépêche à écrire là-dessus à votre gouvernement… La position de nos amis est excellente… L’opinion est excitée, l’attention est sur eux ; tant mieux pour leur prochain roman ou leur prochaine pièce. Ils sont maintenant en pleine lumière et en rase campagne. »[3]

Les feuilletons dramatiques des grands journaux paraissent à Paris, les dimanches soir, avec la date des lundis. Six jours après la première représentation, la presse, presque entière, arriva à la rescousse contre les cabaleurs. Elle ne fut pourtant pas unanime. Cette pièce, disait M. Étienne Arago, dans l’Avenir national, « a donné, par de brutales inconvenances, l’exemple des excès. » M. de Pène, dans la Gazette des Étrangers, M. Aubry-Foucault, dans la Gazette de France criaient au scandale : « Le drame primitif finissait par un assassinat ; dans le drame corrigé, Henriette se lève, au moment où son père abaisse son pistolet et s’écrie : “Mon père, c’était mon amant !” Après un tel cri, son mariage avec Paul devient inévitable. C’est donc un inceste qui fait le dénouement ; ce n’était pas la peine de changer. »

Les Goncourt eussent fait représenter, sur le Théâtre-français, le plus piteux mélodrame ou la priapée la plus éhontée qu’ils n’auraient pas fait remuer plus lourdement le tonnerre inoffensif de la Gazette de France. Elle réservait ses faveurs au Duc Job, qui était alors à l’étude, pièce plate, bourgeoise, sans style, dont le succès a été le vrai scandale littéraire de cette année-là, rue Richelieu. Le Père Félix, dans la chaire de Notre-Dame, allait fulminer, lui aussi, contre la pauvre Henriette.

Il est temps de donner audience aux critiques qui ne croyaient pas que le saint des saints avait été profané et que tout était perdu en France parce que Clodoche et Polichinelle s’étaient trompés de porte, une fois, et brusquement avaient envahi le Théâtre-français au lieu d’entrer à l’Opéra. C’était bien du bruit pour un bal masqué !

P. de Saint-Victor écrivait, dans la Presse, le 11 décembre : « C’est le bulletin d’un guet-apens, ce n’est pas celui d’une défaite. Comment s’expliquer cet acharnement contre deux écrivains d’un talent hors ligne, du caractère le plus honorable, étrangers à toute polémique, renfermés dans le pur culte de l’art et des lettres, qui n’ont jamais fait une avance au succès vulgaire et dont la renommée n’égale pas encore le mérite ? Voilà quinze ans qu’ils travaillent et qu’ils produisent sans relâche, en progrès constant sur eux-mêmes… Ajoutez à tous ces titres l’exemple sympathique d’une fraternité de plume qui rappelle les anciennes fraternités de l’épée et vous vous demanderez quelle prise MM. de Goncourt offraient à la malveillance… Drame en lui-même défectueux sans doute, et qui garde, en bien des endroits, les traces de l’ébauche, mais éclatant de talent, étincelant d’esprit et préférable, dans ses défauts mêmes, originaux et hardis, à tant de plates comédies, à tant de drames incolores écoutés avec componction par ce même parterre si nerveux et si furieux l’autre soir. »

« On peut reconnaître chez eux, écrivait Th. Gautier dans le Moniteur universel, une singulière aptitude au dialogue et au style de théâtre. Cette aptitude est très rare parmi les littérateurs qui ont commencé par le livre. La phrase parlée ne ressemble en rien à la phrase écrite et MM. de Goncourt ont saisi cette nuance avec un tact exquis. Chaque personnage exprime son idée d’une façon nette, ferme, rapide et scandée, comme la respiration humaine. L’allure du langage familier est conservée partout, et les mots de la conversation s’enchâssent dans une forme précise, rigoureusement adaptée, qui la sertit comme une monture d’or un diamant. Sous ce rapport, quoique accueillie par un triomphant tumulte, Henriette est une œuvre tout à fait digne du Théâtre-français par la qualité du style toujours et vraiment littéraire, même dans les excentricités du bal de l’Opéra, un vrai chef-d’œuvre de difficulté vaincue… Qu’on étudie attentivement ces cris, ces interjections, ces fusées d’esprit qui se croisent en tous sens avec un éclat éblouissant et l’on verra que, depuis Beaumarchais, jamais prose de théâtre n’a été travaillée par des mains plus habiles. »

Enfin, M. A. Daudet écrivait plus tard, dans le Journal officiel du 11 septembre 1876 : « Les moindres détails de cette cinquième représentation d’Henriette Maréchal, à laquelle nous avons assisté, sont présents à notre mémoire… Quelle pitié de songer à tous ces efforts dépensés en pure perte, et que cette belle prose, dont l’accent sincère essayait en vain de dominer le tumulte, s’en allait inentendue, avec ses trésors de tendresse, de science, ses hardiesses de novatrice, ses vivacités de parisienne… Dans le foyer allumé et désert, sentant la solennité et le désastre, les deux auteurs pâles d’indignation, frémissants, marchaient à grands pas et s’arrêtaient avec des soubresauts nerveux devant cette question qu’on se pose dans toutes les injustices de la destinée : “Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?” Forts de leur conscience d’écrivains, de leur vie si artistiquement laborieuse, ils essayaient de se tenir, de se roidir, de cacher, sous un sourire d’amertume résignée, la cruelle émotion qu’ils éprouvaient ; mais, pour ceux qui savent lire sous la grimace mondaine, il était facile de voir en eux un découragement immense, de deviner quelle détente de fatigue, de dégoût la solitude amènerait après tout ce bruit. »

Il pousse parfois une fleurette au milieu des ruines. À cette cinquième et avant-dernière représentation d’Henriette Maréchal, se démenait, au-devant d’une loge, et applaudissait frénétiquement un jeune homme, d’une pâleur chaude, casqué de cheveux noirs dont les mèches rebelles tombaient sur l’ombre de son visage, le monocle incrusté sur un œil enflammé, fémininement nerveux et que tout le monde dans la salle paraissait connaître et aimer. Une jeune fille, frappée et attirée par son attitude et son étrangeté, demanda à sa mère le nom de l’enthousiaste. Mme Alphonse Daudet voyait là, pour la première fois, son futur mari combattant pour leur futur ami Edmond de Goncourt.

Dix-huit ans plus tard, les passions qui avaient entouré la naissance violente d’Henriette avaient eu le temps de se calmer. Les mauvaises fées du baptême étaient rentrées dans leurs trous. La jeunesse française, longtemps étrangère à l’œuvre des Goncourt qui, il faut le reconnaître, dans la tour d’ivoire de leur art, semblaient résolus à vivre solitaires, avait compris enfin ce qu’il y a de nouveauté et d’éclat dans leurs livres. M. de la Rounat, directeur de l’Odéon, qui avait été, en 1865, un des siffleurs d’Henriette, sentit naître en lui une velléité de réhabilitation. Son lieutenant, M. Porel, attisa ce remords littéraire et la reprise de la pièce fut proposée à M. Edmond de Goncourt. L’auteur survivant ne se dissimulait pas les parties faibles d’Henriette, et il hésita longtemps à remettre la pièce en question. Une légende s’était formée autour de sa chute, le public avait pris pour une œuvre naturaliste un drame d’essor poétique et de libre fantaisie ; la génération nouvelle ne l’avait pas vu. Convenait-il de rouvrir un champ de querelles apaisées ? M. de Goncourt prit son temps pour réfléchir et pour consulter ses amis. Il écrivit, le 1er juin 1882, à M. Alphonse Daudet :

« Mon cher petit,

« J’ai écrit à votre femme pour qu’elle m’invite à dîner au commencement de la semaine prochaine. Je tiendrais d’autant plus à l’invitation que la Rounat me demande à reprendre Henriette Maréchal et que je ne veux pas lui donner une réponse avant de causer avec vous. J’ai remis le rendez-vous qu’il me demandait pour cette semaine à la fin de la semaine prochaine.

« Amitiés au gentil ménage.
« Edmond de Goncourt. »

Sans grand enthousiasme, l’autorisation de monter Henriette Maréchal fut donnée à M. de la Rounat, à la condition qu’il ferait suivre le texte primitif, sans coupures. M. E. de Goncourt refusa même d’effacer l’apostrophe devenue fameuse : « Abonné de la Revue des Deux Mondes ! » Mais, pour répondre, en adversaire indulgent, aux articles de combat qu’écrit sur ses livres M. Brunetière, à la scène IX du second acte, Maréchal offrit gracieusement un numéro de la Revue à M. de Bréville, en le priant d’attendre.

Les répétitions marchèrent lentement. Des difficultés administratives survinrent et M. Porel succéda à M. de la Rounat. Aventureux et actif, le nouveau directeur qui désirait inaugurer son administration par des tentatives littéraires, poussa le projet de son prédécesseur. Le 11 avril 1885 eut lieu la première représentation.

La reprise se produisit dans des conditions de rendu relativement modestes. Les grands combattants de 1865 n’étaient plus là. Mme Léonide Leblanc succédait à Mme Arnould-Plessy et apportait dans le rôle une diction bêlante et molle mais une grâce touchante. Dumény, fils du bon graveur Richomme, fut très remarqué dans le rôle qu’avait tenu Bressant. Trop jeune pour l’avoir vu, il avait échappé à la tentation de le copier. Lambert père succédait à Got, Lambert fils à Delaunay.

La pièce fut écoutée avec une attention sympathique. Le public avait le sentiment latent, vague peut-être, mais très réel, qu’une réparation était due aux auteurs. La cause qui n’avait pas été entendue en première instance fut gagnée, haut la main, devant ce tribunal d’appel[4].

  1. Les registres du théâtre donnent les chiffres de recettes que voici pour les six représentations :
    Mardi, 5 décembre, Horace et Lydie, Henriette, Dépit amoureux
    2.396 fr.»
    Jeudi, 7, même spectacle
    3.639fr. 50
    Samedi, 9, ême spectacleid.
    4.200fr. 50
    Lundi, 11, Les Précieuses ridicules. — Henriette
    4.284fr. 50
    Mercredi, 13, Un jeune homme qui ne fait rien. — Henriette
    3 997fr. 50
    Vendredi, 15, Les Précieuses. — Henriette
    3.901fr. 50
    Total
    22.419fr. 50

    Chiffre élevé pour l’époque.

  2. Correspondance de Sainte-Beuve, éd. Calmann-Lévy, t. II, p. 43.
  3. Lettres de Jules de Goncourt, p. 247.
  4. Au mois d’août 1885 Henriette eut, au théâtre Molière, une seconde reprise qui a dû présenter un intérêt parce que le rôle de Mme Maréchal était interprété par Mme Favart. On assure que le côté tragique du troisième acte, dont Mme Léonide Leblanc avait à peine donné l’indication, était rendu avec une grandeur poignante et une autorité superbe.

    Le théâtre de Mascara, en Afrique, le 25 janvier 1866, peu de temps après la déroute, avait compté sur le scandale et donné quelques représentations d’Henriette.