Les Goncourt, 1889/XXXIV

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 318-327).

XXXIV

Préfaces et Manifestes littéraires.

Les Préfaces et Manifestes littéraires renferment tout ce que les Goncourt ont eu l’occasion d’écrire sur leur façon de comprendre l’histoire, le théâtre et le roman. Les préfaces juxtaposées marquent les étapes de la carrière des deux auteurs, l’exposé de leur but et la défense de leurs intentions. À vrai dire, c’est dans ce petit livre qu’il faut chercher la biographie intellectuelle des Goncourt, le développement de leur pensée précédant le développement de leur œuvre, l’explication des luttes qu’ils ont soutenues et dont les résultats furent la mort de Jules et l’importance dans les lettres qu’a conquise aujourd’hui le frère survivant.

Nous avons tenté d’expliquer plus haut la part de nouveauté qu’ils ont apportée dans l’histoire, l’information à des sources négligées jusque-là, la chasse à l’inédit, la préoccupation moins du côté épique et officiel d’une époque que de ses mœurs intimes, de la physionomie de toutes ses classes d’hommes et de son art ; enquêtes minutieuses qui ont produit des résultats surprenants et qui sont simplement la découverte d’une méthode nouvelle pour écrire l’histoire.

Quand les Goncourt, au mois d’octobre 1864, firent leur grande entrée dans la littérature avec un but défini et un programme qui servait de préface à Germinie Lacerteux, la littérature semblait vouée à un positivisme dur et brutal. Madame Bovary qui était le livre d’art de l’époque, au théâtre, les comédies de M. Alexandre Dumas fils, les Faux bonshommes, de Th. Barrière, qu’on applaudissait alors, avaient fait, dans les lettres, une révolution pareille à celle que le positivisme avait apporté dans la philosophie. Les mêmes causes avaient produit les mêmes effets, et la littérature d’imagination que George Sand et M. O. Feuillet surtout représentaient encore, était aussi menacée par les tendances des auteurs nouveaux que la métaphysique était atteinte par les doctrines positivistes. Dans le roman, le libre arbitre passait au second plan, la physiologie se dressait comme un poulpe qui allait étreindre toutes les conceptions de l’esprit.

Déjà, en Angleterre, Dickens, mais surtout George Elliot, dans son premier roman, paru en 1859, avaient donné une indication de la route dans laquelle les lettres françaises allaient s’engager. On lisait dans la préface d’Adam Bede : « Je n’aspire qu’à représenter fidèlement les hommes et les choses tels qu’ils se sont reflétés dans mon esprit. Le miroir est assurément défectueux : les contours y seront quelquefois faussés, l’image distincte ou confuse ; mais je me crois tenu de vous montrer aussi exactement quel est ce reflet que si j’étais sur le banc des témoins, faisant ma déposition sous serment. Je découvre une source inépuisable d’intérêt dans ces représentations fidèles d’une monotone existence domestique qui a été le lot d’un bien plus grand nombre de mes semblables qu’une vie d’opulence et d’indigence absolue, de souffrances tragiques ou d’actions éclatantes. Je me détourne sans regret de vos sybilles, de vos prophètes, de vos héros pour contempler une vieille femme penchée sur un pot ou mangeant son dîner solitaire… ou encore cette noce de village qui se célèbre entre quatre murs enfumés, où l’on voit un lourdaud de marié ouvrir gauchement la danse avec une fiancée aux épaules remontantes et à la large face. »

Mais la littérature anglaise, presque inconnue en France, il y a trente ans, à l’exception des œuvres de Walter Scott et de Byron, ne semble pas avoir exercé une influence directe sur les écrivains français. Quoiqu’ils se rattachassent aux mêmes principes, les livres des romanciers anglais et Germinie Lacerteux différaient sur plus d’un point important. La préoccupation d’art dominait dans cette dernière. Sans compter, et cette idée est bien contraire à la croyance générale, qu’en créant ce qui fut appelé plus tard le naturalisme, les Goncourt cédaient fatalement à une élégance native de l’esprit non moins qu’au besoin d’élargir les cadres du roman. En effet, c’est une loi d’esthétique que quand l’objet présenté aux yeux et à la pensée est repoussant et vulgaire, l’art qui l’a mis en œuvre apparaît plus clairement, avec toute sa puissance et son éclat. L’exagération de ce principe amènera plus tard des paroxistes à ne traiter de parti pris que des sujets bas et communs, Les Goncourt n’ont jamais été exclusifs ; ils affirment, au contraire, que tout appartient à l’art.

Ils transportaient systématiquement aussi, dans leur style, les procédés de la peinture et arrivaient, par des artifices de langage, à prolonger la durée de l’action exprimée par le verbe et à l’immobiliser devant les yeux du lecteur. L’imparfait, employé presque exclusivement dans les descriptions, leur servait à retenir l’illusion des choses, alors que le parfait narratif donne une impression fugitive qui disparaît avec le mot qui l’évoque.

Il est vraisemblable que les préoccupations humanitaires n’avaient, dans leurs esprits, qu’une importance très secondaire, bien que, dans la préface de Germinie Lacerteux on croit saisir un reflet du socialisme de 1848 : « Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on appelle les basses classes n’avaient pas droit au roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire et des dédains d’auteurs qui ont fait le silence sur l’âme et le cœur qu’il peut avoir… Ces pensées nous avaient fait oser l’humble roman de Sœur Philomène en 1861 : elles nous font publier aujourd’hui Germinie Lacerteux.

« Maintenant que ce livre soit calomnié ; peu lui importe. Aujourd’hui que le roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la forme sérieuse, passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la recherche psychologique, l’histoire morale contemporaine, aujourd’hui que le roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. Et qu’il cherche l’Art et la Vérité ; qu’il montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier aux heureux de Paris ; qu’il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de charité ont le courage de voir, ce que les reines autrefois faisaient toucher de l’œil à leurs enfants dans les hospices : la souffrance humaine, présente et toute vive, qui apprend la charité ; que le roman ait cette religion que le siècle passé appelait de ce large mot Humanité ; il lui suffit de cette conscience. Son droit est là ! »

Donc, les Goncourt s’étaient mis à la recherche du document humain relevé d’après nature et voulaient le faire servir au roman comme le document du temps sert à l’histoire. Histoire et roman s’alliaient ainsi dans une affinité de moyens et de but : l’histoire n’est-elle pas l’évocation du passé, comme le roman est l’évocation du présent ?

La préface de la Fille Élisa appuie et insiste sur cette prétention du romancier de n’être pas seulement un amuseur public, chargé d’introduire dans son œuvre une distraction frivole et de procurer au lecteur, dans le rêve écrit, un instant de répit à la réalité. Le sujet, en effet, est plein de tristesse, et ce sont là, certes, des tableaux qui retiennent fortement, qui émeuvent, provoquent des réflexions, mais ne sont ni gaies ni amusantes : « Ce livre, j’ai la conscience de l’avoir fait austère et chaste, sans que jamais la page échappée à la nature délicate et brûlante de mon sujet apporte autre chose, à l’esprit de mon lecteur, qu’une méditation triste ; mais il m’a été impossible parfois de ne pas parler comme un médecin, comme un savant, comme un historien. Il serait vraiment injurieux pour nous, la jeune et sérieuse école du roman moderne, de nous défendre de penser, d’analyser, de décrire tout ce qu’il est permis aux autres de mettre dans un volume qui porte sur sa couverture Études, ou tout autre intitulé grave. On ne peut, à l’heure qu’il est, vraiment plus condamner le genre à être l’amusement des jeunes demoiselles en chemin de fer. Nous avons acquis, depuis le commencement du siècle, il me semble, le droit d’écrire pour des hommes faits. »

Le public, avant tout, veut être amusé. Il ne consacre au roman que le temps qu’il a à perdre ; il lui demande le développement coloré des idées qu’il a en tête. L’écrivain suit-il la grand’route de ses préjugés ou de ses admirations, le lecteur chemine sans cahot avec lui, admirant, à droite et à gauche, les surprises du paysage, le truquage ingénieux des combinaisons romanesques, bien sûr qu’il est, à la fin de l’étape, de fermer le livre sur une sensation agréable qu’amènera le dénouement.

Là gît la cause du conflit ordinaire entre le gros des lecteurs et certains romanciers naturalistes. Ils ne cherchent point à être amusants ; ils s’efforcent de découvrir la vérité et de faire entrer cette vérité dans une forme littéraire. Pourquoi, jusqu’ici, le roman naturaliste paraît s’être confiné au bas de l’échelle sociale, M. Edmond de Goncourt va le dire dans la préface des Zemganno : « On peut publier des Assommoir et des Germinie Lacerteux, et agiter et remuer et passionner une partie du public. Oui ! mais, pour moi, les succès de ces livres ne sont que de brillants combats d’avant-garde, et la grande bataille qui décidera de la victoire du réalisme, du naturalisme, de l’étude d’après nature en littérature, ne se livrera pas sur le terrain que les auteurs de ces deux romans ont choisi… Nous avons commencé, nous, par la canaille, parce que la femme et l’homme du peuple, plus rapprochés de la nature et de la sauvagerie, sont des créatures simples et peu compliquées, tandis que le Parisien et la Parisienne de la société, ces civilisés excessifs dont l’originalité tranchée est faite toute de nuances, toute de demi-teintes, toute de ces riens insaisissables, pareils aux riens coquets et neutres avec lesquels se façonne le caractère d’une toilette distinguée de femme, demandent des années pour qu’on les perce, pour qu’on les sache, pour qu’on les attrape, — et le romancier du plus grand génie, croyez-le bien, ne les devinera jamais, ces gens de salon, avec des racontars d’amis qui vont pour lui à la découverte dans le monde…

« Cette préface a pour but de dire aux jeunes que le succès du réalisme est là, seulement là, et non plus dans le canaille littéraire, épuisé à l’heure qu’il est par leurs devanciers. »

Un roman naturaliste fait des élégances et des complications du grand monde, M. Edmond de Goncourt, après de longues hésitations, l’a écrit. C’est Chérie qui paraît devoir être sa dernière œuvre d’imagination, en tête de laquelle il a pris congé de ses lecteurs auxquels il livrait, au surplus, un testament littéraire. Résumé attristant de la vie de son frère et de la sienne, de la portée de leur œuvre commune, « cri d’amertume et d’orgueil » — lui-même l’affirme — dans une lettre inédite qu’il écrivait alors à M. Alphonse Daudet :

18 février 1884.

À mercredi, hein, mon petit, si possible… Je suis content comme un homme qui s’est décidé à se faire arracher une dent qui lui faisait mal. Je viens d’écrire en tête de Chérie, une préface pleine d’amertume et d’orgueil, une préface que je n’aurais peut-être pas écrite si j’avais été le seul auteur de mes livres, mais j’avais à parler au nom de deux mémoires, au nom d’un mort et d’un qui va le faire.

Amitiés tendres.
Edmond de Goncourt.

Et voici, en substance, ce qu’il écrivait en tête de Chérie :

Dans la presse, en ces derniers temps, s’est produite une certaine opinion s’élevant contre l’effort d’écrire, opinion qui a amené un ébranlement dans quelques convictions mal affermies de notre petit monde. Quoi ! nous, les romanciers, les ouvriers du genre littéraire triomphant au dix-neuvième siècle, nous renoncerions à ce qui a été la marque de fabrique de tous les vrais écrivains de tous les temps et de tous les pays, nous perdrions l’ambition d’avoir une langue rendant nos idées, nos sensations, nos figurations des hommes et des choses !… Non ! le romancier qui a le désir de se survivre continuera à s’efforcer de mettre dans sa prose de la poésie, continuera à vouloir un rythme et une cadence pour ses périodes, continuera à rechercher l’image peinte, continuera à courir après l’épithète rare, continuera, selon la rédaction d’un délicat styliste de ce siècle, à combiner dans une expression le trop et l’assez… Puis, toujours, toujours, ce romancier écrira en vue de ceux qui ont le goût le plus précieux, le plus raffiné de la prose française, et de la prose française de l’heure actuelle, et toujours il s’appliquera à mettre dans ce qu’il écrit cet indéfinissable exquis et charmeur, que la plus intelligente traduction ne peut jamais faire passer dans une autre langue…

Deux ou trois mois avant la mort de mon frère, à la sortie de l’établissement hydrothérapique de Béni-Barde, tous deux nous faisions notre promenade de tous les matins, au soleil, dans une certaine allée du bois de Boulogne où je ne repasse plus, — une promenade silencieuse, comme il s’en fait, en ces moments de la vie, entre gens qui s’aiment et se cachent l’un à l’autre leur triste pensée fixe.

Tout à coup, brusquement, mon frère s’arrête et me dit :

— « Ça ne fait rien, vois-tu, on nous niera tant qu’on voudra, il faudra bien reconnaître un jour que nous avons fait Germinie Lacerteux et que Germinie Lacerteux est le livre type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis nous, sous le nom de réalisme, naturalisme, etc. Et d’un !

« Maintenant, par les écrits, par la parole, par les achats… qui est-ce qui a imposé à la génération aux commodes d’acajou le goût de l’art et du mobilier du dix-huitième siècle ? — Où est celui qui osera dire que ce n’est pas nous ? Et de deux !

« Enfin cette description d’un salon parisien meublé de japonaiseries, publiée dans notre premier roman, dans notre roman d’En 18 paru en 1851 ! — oui, en 1851 ! — Qu’on me montre les japonisants de ce temps-là ! Et nos acquisitions de bronzes et de laques de ces années chez Mallinet et, un peu plus tard, chez Mme Desoye… et la découverte, en 1860, à la Porte chinoise, du premier album japonais connu à Paris, connu au moins du monde des littérateurs et des peintres, et les pages consacrées aux choses du Japon dans Manette Salomon, dans Idées et Sensations ne font-ils pas de nous les premiers propagateurs de cet art… de cet art en train, sans qu’on s’en doute, de révolutionner l’optique des peuples occidentaux ? Et de trois !

« Or, la recherche du vrai en littérature, la résurrection de l’art du dix-huitième siècle, la victoire du japonisme, ce sont, — sais-tu, ajouta-t-il après un silence, et avec un réveil de la vie intellectuelle dans l’œil — ce sont les trois grands mouvements littéraires et artistiques de la seconde moitié du dix-neuvième siècle… et nous les aurons menés, ces trois mouvements… nous, pauvres obscurs. Eh bien ! quand on a fait cela… c’est vraiment difficile de n’être pas quelqu’un dans l’avenir ! »

Et, ma foi, le promeneur mourant de l’allée du bois de Boulogne pourrait peut-être avoir raison.

Fatigué par la vie cérébrale, le survivant des deux frères, quoiqu’il reste, debout encore, témoin de la lutte, semble devoir se confiner désormais, de plus en plus, dans ce qui a été l’allégement de sa vie : ses collections, ses fleurs et ses livres. Il n’est pas vraisemblable — maintenant que sa Germinie a été représentée à l’Odéon, — qu’il livre encore de grandes batailles à la tête des naturalistes.

L’œuvre des deux frères semble donc close. Le temps est venu d’en dégager la philosophie et l’influence. Par son essence même, audacieuse et raffinée, leur talent a été l’ennemi de toute règle et de toute tradition. Ils n’ont eu d’autre but que de donner, en pleine vérité, la notation exacte et pittoresque de leurs idées et de leurs sensations. Ainsi comprise, l’œuvre des Goncourt renferme un profitable enseignement : elle proclame la liberté de la forme, le respect de l’art, l’indépendance des idées et fait autant d’honneur à leur bonne foi d’hommes qu’à leur mérite d’écrivains.