Les Grandes Espérances/I/5

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 1p. 44-58).


CHAPITRE V.


L’apparition d’une rangée de soldats faisant résonner leurs crosses de fusils sur le pas de notre porte, causa une certaine confusion parmi les convives. Mrs  Joe reparut les mains vides, l’air effaré, en faisant entendre ces paroles lamentables :

« Bonté divine !… qu’est devenu… le pâté ? »

Le sergent et moi nous étions dans la cuisine quand Mrs  Joe rentra. À ce moment fatal, je recouvrai en partie l’usage de mes sens. C’était le sergent qui m’avait parlé ; il promena alors ses yeux sur les assistants, en leur tendant d’une manière engageante les menottes de sa main droite, et en posant sa main gauche sur mon épaule.

« Pardonnez-moi, mesdames et messieurs, dit le sergent, mais comme j’en ai prévenu ce jeune et habile fripon, avant d’entrer, je suis en chasse au nom du Roi et j’ai besoin du forgeron.

— Et peut-on savoir ce que vous lui voulez ? reprit ma sœur vivement.

— Madame, répondit le galant sergent, si je parlais pour moi, je dirais que c’est pour avoir l’honneur et le plaisir de faire connaissance avec sa charmante épouse ; mais, parlant pour le Roi, je réponds que je viens pour affaires. »

Ce petit discours fut accueilli par la société comme une chose plutôt agréable que désagréable, et M. Pumblechook murmura d’une voix convaincue :

« Bien dit, sergent.

— Vous voyez, forgeron, continua le sergent qui avait fini par découvrir Joe ; nous avons eu un petit accident à ces menottes ; je trouve que celle-ci ne ferme pas très-bien, et comme nous en avons besoin immédiatement, je vous prierai d’y jeter un coup d’œil sans retard. »

Joe, après y avoir jeté le coup d’œil demandé, déclara qu’il fallait allumer le feu de la forge et qu’il y avait au moins pour deux heures d’ouvrage.

« Vraiment ! alors vous allez vous y mettre de suite, dit le sergent ; comme c’est pour le service de Sa Majesté, si un de mes hommes peut vous donner un coup de main, ne vous gênez pas. »

Là-dessus, il appela ses hommes dans la cuisine. Ils y arrivèrent un à un, posèrent d’abord leurs armes dans un coin, puis ils se promenèrent de long en large, comme font les soldats, les mains croisées négligemment sur leurs poitrines, s’appuyant tantôt sur une jambe, tantôt sur une autre, jouant avec leurs ceinturons ou leurs gibernes, et ouvrant la porte de temps à autre pour lancer dehors un jet de salive à plusieurs pieds de distance.

Je voyais toutes ces choses sans avoir conscience que je les voyais, car j’étais dans une terrible appréhension. Mais commençant à remarquer que les menottes n’étaient pas pour moi, et que les militaires avaient mieux à faire que de s’occuper du pâté absent, je repris encore un peu de mes sens évanouis.

« Voudriez-vous me dire quelle heure il est ? dit le sergent à M. Pumblechook, comme à un homme dont la position, par rapport à la société, égalait la sienne.

— Deux heures viennent de sonner, répondit celui-ci.

— Allons, il n’y a pas encore grand mal, fit le sergent après réflexion ; quand même je serais forcé de rester ici deux heures, ça ne fera rien. Combien croyez-vous qu’il y ait d’ici aux marais… un quart d’heure de marche peut-être ?…

— Un quart d’heure, justement, répondit Mrs  Joe.

— Très-bien ! nous serons sur eux à la brune, tels sont mes ordres ; cela sera fait : c’est on ne peut mieux.

— Des forçats, sergent ? demanda M. Wopsle, en manière d’entamer la conversation.

— Oui, répondit le sergent, deux forçats ; nous savons bien qu’ils sont dans les marais, et qu’ils n’essayeront pas d’en sortir avant la nuit. Est-il ici quelqu’un qui ait vu semblable gibier ? »

Tout le monde, moi excepté, répondit : « Non », avec confiance. Personne ne pensa à moi.

« Bien, dit le sergent. Nous les cernerons et nous les prendrons plus tôt qu’ils ne le pensent. Allons, forgeron, le Roi est prêt, l’êtes-vous ? »

Joe avait ôté son habit, son gilet, sa cravate, et était passé dans la forge, où il avait revêtu son tablier de cuir. Un des soldats alluma le feu, un autre se mit au soufflet, et la forge ne tarda pas à ronfler. Alors Joe commença à battre sur l’enclume, et nous le regardions faire.

Non-seulement l’intérêt de cette éminente poursuite absorbait l’attention générale, mais il excitait la générosité de ma sœur. Elle alla tirer au tonneau un pot de bière pour les soldats, et invita le sergent à prendre un verre d’eau-de-vie. Mais M. Pumblechook dit avec intention :

« Donnez-lui du vin, ma nièce, je réponds qu’il n’y a pas de goudron dedans. »

Le sergent le remercia en disant qu’il ne tenait pas essentiellement au goudron, et qu’il prendrait volontiers un verre de vin, si rien ne s’y opposait. Quand on le lui eût versé, il but à la santé de Sa Majesté, avec les compliments d’usage pour la solennité du jour, et vida son verre d’un seul trait.

« Pas mauvais, n’est-ce pas, sergent ? dit M. Pumblechook.

— Je vais vous dire quelque chose, répondit le sergent, je soupçonne que ce vin-là sort de votre cave. »

M. Pumblechook se mit à rire d’une certaine manière, en disant :

« Ah !… ah !… et pourquoi cela ?

— Parce que, reprit le sergent en lui frappant sur l’épaule, vous êtes un gaillard qui vous y connaissez.

— Croyez-vous ? dit M. Pumblechook en riant toujours. Voulez-vous un second verre ?

— Avec vous, répondit le sergent, nous trinquerons. Quelle jolie musique que le choc des verres ! À votre santé… Puissiez-vous vivre mille ans, et ne jamais en boire de plus mauvais ! »

Le sergent vida son second verre et paraissait tout prêt à en vider un troisième. Je remarquai que, dans son hospitalité généreuse, M. Pumblechook semblait oublier qu’il avait déjà fait présent du vin à ma sœur ; il prit la bouteille des mains de Mrs  Joe, et en fit les honneurs avec beaucoup d’effusion et de gaieté. Moi-même j’en bus un peu. Il alla jusqu’à demander une seconde bouteille, qu’il offrit avec la même libéralité, quand on eut vidé la première.

En les voyant aller et venir dans la forge, gais et contents, je pensai à la terrible trempée qui attendait, pour son dîner, mon ami réfugié dans les marais. Avant le repas, ils étaient beaucoup plus tranquilles et ne s’amusaient pas le quart autant qu’ils le firent après ; mais le festin les avait animés et leur avait donné cette excitation qu’il produit presque toujours. Et maintenant qu’ils avaient la perspective charmante de s’emparer des deux misérables ; que le soufflet semblait ronfler pour ceux-ci, le feu briller à leur intention et la fumée s’élancer en toute hâte, comme si elle se mettait à leur poursuite ; que je voyais Joe donner des coups de marteau et faire résonner la forge pour eux, et les ombres fantastiques sur la muraille, qui semblaient les atteindre et les menacer, pendant que la flamme s’élevait et s’abaissait ; que les étincelles rouges et brillantes jaillissaient, puis se mouraient, le pâle déclin du jour semblait presqu’à ma jeune imagination compâtissante s’affaiblir à leur intention… les pauvres malheureux…

Enfin, la besogne de Joe était terminée. Les coups de marteau et la forge s’étaient arrêtés. En remettant son habit, Joe eut le courage de proposer à quelques uns de nous d’aller avec les soldats pour voir comment les choses se passeraient. M. Pumblechook et M. Hubble s’excusèrent en donnant pour raison la pipe et la société des dames ; mais M. Wopsle dit qu’il irait si Joe y allait. Joe répondit qu’il ne demandait pas mieux, et qu’il m’emmènerait avec la permission de Mrs  Joe. C’est à la curiosité de Mrs  Joe que nous dûmes la permission qu’elle nous accorda ; elle n’était pas fâchée de savoir comment tout cela finirait, et elle se contenta de dire :

« Si vous me ramenez ce garçon la tête brisée et mise en morceaux à coups de mousquets, ne comptez pas sur moi pour la raccommoder. »

Le sergent prit poliment congé des dames et quitta M. Pumblechook comme un vieux camarade. Je crois cependant que, dans ces circonstances difficiles, il exagérait un peu ses sentiments à l’égard de M. Pumblechook, lorsque ses yeux se mouillèrent de larmes naissantes. Ses hommes reprirent leurs mousquets et se remirent en rang. M. Wopsle, Joe et moi reçûmes l’ordre de rester à l’arrière-garde, et de ne plus dire un mot dès que nous aurions atteint les marais. Une fois en plein air, je dis à Joe :

« J’espère, Joe, que nous ne les trouverons pas. »

Et Joe me répondit :

« Je donnerais un shilling pour qu’ils se soient sauvés, mon petit Pip. »

Aucun flâneur du village ne vint se joindre à nous ; car le temps était froid et menaçant, le chemin difficile et la nuit approchait. Il y avait de bons feux dans l’intérieur des maisons, et les habitants fêtaient joyeusement le jour de Noël. Quelques têtes se mettaient aux fenêtres pour nous regarder passer ; mais personne ne sortait. Nous passâmes devant le poteau indicateur, et, sur un signe du sergent, nous nous arrêtâmes devant le cimetière, pendant que deux ou trois de ses hommes se dispersaient parmi les tombes ou examinaient le portail de l’église. Ils revinrent sans avoir rien trouvé. Alors nous reprîmes notre marche et nous nous enfonçâmes dans les marais. En passant par la porte de côté du cimetière, un grésil glacial, poussé par le vent d’est, nous fouetta le visage, et Joe me prit sur son dos.

À présent que nous étions dans cette lugubre solitude, où l’on ne se doutait guère que j’étais venu quelques heures auparavant, et où j’avais vu les deux hommes se cacher, je me demandai pour la première fois, avec une frayeur terrible, si le forçat, en supposant qu’on l’arrêtât, n’allait pas croire que c’était moi qui amenais les soldats ? Il m’avait déjà demandé si je n’étais pas un jeune drôle capable de le trahir, et il m’avait dit que je serais un fier limier si je le dépistais. Croirait-il que j’étais à la fois un jeune drôle et un limier de police, et que j’avais l’intention de le trahir ?

Il était inutile de me faire cette question alors ; car j’étais sur le dos de Joe, et celui-ci s’avançait au pas de course, comme un chasseur, en recommandant à M. Wopsle de ne pas tomber sur son nez romain et de rester avec nous. Les soldats marchaient devant nous, un à un, formant une assez longue ligne, en laissant entre chacun d’eux un intervalle assez grand. Nous suivions le chemin que j’avais voulu prendre le matin, et dans lequel je m’étais égaré à cause du brouillard, qui ne s’était pas encore dissipé complètement, ou que le vent n’avait pas encore chassé. Aux faibles rayons du soleil couchant, le phare, le gibet, le monticule de la Batterie et le bord opposé de la rivière, tout paraissait plat et avoir pris la teinte grise et plombée de l’eau.

Perché sur les larges épaules du forgeron, je regardais au loin si je ne découvrirais pas quelques traces des forçats. Je ne vis rien ; je n’entendis rien. M. Wopsle m’avait plus d’une fois alarmé par son souffle et sa respiration difficiles ; mais, maintenant, je savais parfaitement que ces sons n’avaient aucun rapport avec l’objet de notre poursuite. Il y eut un moment où je tressaillis de frayeur. J’avais cru entendre le bruit de la lime… Mais c’était tout simplement la clochette d’un mouton. Les brebis cessaient de manger pour nous regarder timidement, et les bestiaux, détournant leurs têtes du vent et du grésil, s’arrêtaient pour nous regarder en colère, comme s’ils nous eussent rendus responsables de tous leurs désagréments ; mais à part ces choses et le frémissement de chaque brin d’herbe qui se fermait à la fin du jour, on n’entendait aucun bruit dans la silencieuse solitude des marais.

Les soldats s’avançaient dans la direction de la vieille Batterie, et nous les suivions un peu en arrière, quand soudain tout le monde s’arrêta, car, sur leurs ailes, le vent et la pluie venaient de nous apporter un grand cri. Ce cri se répéta ; il semblait venir de l’est, à une assez grande distance ; mais il était si prolongé et si fort qu’on aurait pu croire que c’étaient plusieurs cris partis en même temps, s’il eût été possible à quelqu’un de juger quelque chose dans une si grande confusion de sons.

Le sergent en causait avec ceux des hommes qui étaient le plus rapproché de lui, quand Joe et moi les rejoignîmes. Après s’être concertés un moment, Joe (qui était bon juge) donna son avis. M. Wopsle (qui était un mauvais juge) donna aussi le sien. Enfin, le sergent, qui avait la décision, ordonna qu’on ne répondrait pas au cri, mais qu’on changerait de route, et qu’on se rendrait en toute hâte du côté d’où il paraissait venir. En conséquence, nous prîmes à droite, et Joe détala avec une telle rapidité, que je fus obligé de me cramponner à lui pour ne pas perdre l’équilibre.

C’était une véritable chasse maintenant, ce que Joe appela aller comme le vent, dans les quatre seuls mots qu’il prononça dans tout ce temps. Montant et descendant les talus, franchissant les barrières, pataugeant dans les fossés, nous nous élancions à travers tous les obstacles, sans savoir où nous allions. À mesure que nous approchions, le bruit devenait de plus en plus distinct, et il nous semblait produit par plusieurs voix : quelquefois il s’arrêtait tout à coup ; alors les soldats aussi s’arrêtaient ; puis, quand il reprenait, les soldats continuaient leur course avec une nouvelle ardeur et nous les suivions. Bientôt, nous avions couru avec une telle rapidité, que nous entendîmes une voix crier :

« Assassin ! »

Et une autre voix :

« Forçats !… fuyards !… gardes !… soldats !… par ici !… Voici les forçats évadés !… »

Puis toutes les voix se mêlèrent comme dans une lutte, et les soldats se mirent à courir comme des cerfs. Joe fit comme eux. Le sergent courait en tête. Le bruit cessa tout à coup. Deux de ses hommes suivaient de près le sergent, leurs fusils armés et prêts à tirer.

« Voilà nos deux hommes ! s’écria le sergent luttant déjà au fond d’un fossé. Rendez-vous, sauvages que vous êtes, rendez-vous tous les deux ! »

L’eau éclaboussait… la boue volait… on jurait… on se donnait des coups effroyables… Quand d’autres hommes arrivèrent dans le fossé au secours du sergent, ils s’emparèrent de mes deux forçats l’un après l’autre, et les traînèrent sur la route ; tous deux blasphémant, se débattant et saignant. Je les reconnus du premier coup d’œil.

« Vous savez, dit mon forçat, en essuyant sa figure couverte de sang avec sa manche en loques, que c’est moi qui l’ai arrêté, et que c’est moi qui vous l’ai livré ; vous savez cela.

— Cela n’a pas grande importance ici, dit le sergent, et cela vous fera peu de bien, mon bonhomme, car vous êtes dans la même situation. Vite, des menottes !

— Je n’en attends pas de bien non plus, dit mon forçat avec un rire singulier. C’est moi qui l’ai pris ; il le sait, et cela me suffit. »

L’autre forçat était effrayant à voir : il avait la figure toute déchirée ; il ne put ni remuer, ni parler, ni respirer, jusqu’à ce qu’on lui eût mis les menottes ; et il s’appuya sur un soldat pour ne pas tomber.

« Vous le voyez, soldats, il a voulu m’assassiner ! furent ses premiers mots.

— Voulu l’assassiner ?… dit mon forçat avec dédain, allons donc ! est-ce que je sais ce que c’est que vouloir et ne pas faire ?… Je l’ai arrêté et livré aux soldats, voilà ce que j’ai fait ! Non seulement je l’ai empêché de quitter les marais, mais je l’ai amené jusqu’ici, en le tirant par les pieds. C’est un gentleman, s’il vous plaît, que ce coquin. C’est moi qui rends au bagne ce gentleman… l’assassiner !… Pourquoi ?… quand je savais faire pire en le ramenant au bagne ! »

L’autre râlait et s’efforçait de dire :

« Il a voulu me tuer… me tuer… vous en êtes témoins.

— Écoutez ! dit mon forçat au sergent, je me suis échappé des pontons ; j’aurais bien pu aussi m’échapper de vos pattes : voyez mes jambes, vous n’y trouverez pas beaucoup de fer. Je serais libre, si je n’avais appris qu’il était ici ; mais le laisser profiter de mes moyens d’évasion, non pas !… non pas !… Si j’étais mort là-dedans, et il indiquait du geste le fossé où nous l’avions trouvé, je ne l’aurais pas lâché, et vous pouvez être certain que vous l’auriez trouvé dans mes griffes. »

L’autre fugitif, qui éprouvait évidemment une horreur extrême à la vue de son compagnon, répétait sans cesse :

« Il a voulu me tuer, et je serais un homme mort si vous n’étiez pas arrivés…

— Il ment ! dit mon forçat avec une énergie féroce ; il est né menteur, et il mourra menteur. Regardez-le… n’est-ce pas écrit sur son front ? Qu’il me regarde en face, je l’en défie. »

L’autre, s’efforçant de trouver un sourire dédaigneux, ne réussit cependant pas, malgré ses efforts, à donner à sa bouche une expression très-nette ; il regarda les soldats, puis les nuages et les marais, mais il ne regarda certainement pas son interlocuteur.

« Le voyez-vous, ce coquin ? continua mon forçat. Voyez comme il me regarde avec ses yeux faux et lâches. Voilà comment il me regardait quand nous avons été jugés ensemble. Jamais il ne me regardait en face. »

L’autre, après bien des efforts, parvint à fixer ses yeux sur son ennemi en disant :

« Vous n’êtes pas beau à voir. »

Mon forçat était tellement exaspéré qu’il se serait précipité sur lui, si les soldats ne se fussent interposés.

« Ne vous ai-je pas dit, fit l’autre forçat, qu’il m’assassinerait s’il le pouvait ? »

On voyait qu’il tremblait de peur ; et il sortait de ses lèvres une petite écume blanche comme la neige.

« Assez parlé, dit le sergent, allumez des torches. »

Un des soldats, qui portait un panier au lieu de fusil, se baissa et se mit à genoux pour l’ouvrir. Alors mon forçat, promenant ses regards pour la première fois autour de lui, m’aperçut. J’avais quitté le dos de Joe en arrivant au fossé, et je n’avais pas bougé depuis. Je le regardais, il me regardait ; je me mis à remuer mes mains et à remuer ma tête ; j’avais attendu qu’il me vît pour l’assurer de mon innocence. Il ne me fut pas bien prouvé qu’il comprît mon intention, car il me lança un regard que je ne compris pas non plus ; ce regard ne dura qu’un instant ; mais je m’en souviens encore, comme si je l’eusse considéré une heure durant, ou même pendant toute une journée.

Le soldat qui tenait le panier se fût bientôt procuré de la lumière, et il alluma trois ou quatre torches, qu’il distribua aux autres. Jusqu’alors il avait fait presque noir ; mais en ce moment l’obscurité était complète. Avant de quitter l’endroit où nous étions, quatre soldats déchargèrent leurs armes en l’air. Bientôt après, nous vîmes d’autres torches briller dans l’obscurité derrière nous, puis d’autres dans les marais et d’autres encore sur le bord opposé de la rivière.

« Tout va bien ! dit le sergent. En route !

Nous marchions depuis peu, quand trois coups de canons retentirent tout près de nous, avec tant de force que je croyais avoir quelque chose de brisé dans l’oreille.

« On vous attend à bord, dit le sergent à mon forçat ; on sait que nous vous amenons. Avancez, mon bonhomme, serrez les rangs. »

Les deux hommes étaient séparés et entourés par des gardes différents. Je tenais maintenant Joe par la main, et Joe tenait une des torches. M. Wopsle aurait voulu retourner au logis, mais Joe était déterminé à tout voir, et nous suivîmes le groupe des soldats et des prisonniers. Nous marchions en ce moment sur un chemin pas trop mauvais qui longeait la rivière, en faisant çà et là un petit détour où se trouvait un petit fossé avec un moulin en miniature et une petite écluse pleine de vase. En me retournant, je voyais les autres torches qui nous suivaient, celles que nous tenions jetaient de grandes lueurs de feu sur les chemins, et je les voyais toutes flamber, fumer et s’éteindre. Autour de nous, tout était sombre et noir ; nos lumières réchauffaient l’air qui nous enveloppait par leurs flammes épaisses. Les prisonniers n’en paraissaient pas fâchés, en s’avançant au milieu des mousquets. Comme ils boitaient, nous ne pouvions aller très-vite, et ils étaient si faibles que nous fûmes obligés de nous arrêter deux ou trois fois pour les laisser reposer.

Après une heure de marche environ, nous arrivâmes à une hutte de bois et à un petit débarcadère. Il y avait un poste dans la hutte. On questionna le sergent. Alors nous entrâmes dans la hutte où régnait une forte odeur de tabac et de chaux détrempée. Il y avait un bon feu, une lampe, un faisceau de mousquets, un tambour et un grand lit de camp en bois, capable de contenir une douzaine de soldats à la fois. Trois ou quatre soldats, étendus tout habillés sur ce lit, ne firent guère attention à nous ; mais ils se contentèrent de lever un moment leurs têtes appesanties par le sommeil, puis les laissèrent retomber. Le sergent fit ensuite une espèce de rapport et écrivit quelque chose sur un livre. Alors, seulement, le forçat que j’appelle l’autre, fut emmené entre deux gardes pour passer à bord le premier.

Mon forçat ne me regarda jamais, excepté cette fois. Tout le temps que nous restâmes dans la hutte, il se tint devant le feu, en me regardant d’un air rêveur ; ou bien, mettant ses pieds sur le garde-feu, il se retournait et considérait tristement ses gardiens, comme pour les plaindre de leur récente aventure. Tout à coup, il fixa ses yeux sur le sergent, et dit :

« J’ai quelque chose à dire sur mon évasion. Cela pourra empêcher d’autres personnes d’être soupçonnées à cause de moi.

— Dites ce que vous voulez, répondit le sergent qui le regardait les bras croisés ; mais ça ne servira à rien de le dire ici. L’occasion ne vous manquera pas d’en parler là-bas avant de… vous savez bien ce que je veux dire…

— Je sais, mais c’est une question toute différente et une tout autre affaire ; un homme ne peut pas mourir de faim, ou du moins, moi, je ne le pouvais pas. J’ai pris quelques vivres là-bas, dans le village, près de l’église.

— Vous voulez dire que vous les avez volés, dit le sergent.

— Oui, et je vais vous dire où. C’est chez le forgeron.

— Holà ! dit le sergent en regardant Joe.

— Holà ! mon petit Pip, dit Joe en me regardant.

— C’étaient des restes, voilà ce que c’était, et une goutte de liqueur et un pâté.

— Dites-donc, forgeron, avez-vous remarqué qu’il vous manquât quelque chose, comme un pâté ? demanda le sergent.

— Ma femme s’en est aperçue au moment même où vous êtes entré, n’est-ce pas, mon petit Pip ?

— Ainsi donc, dit mon forçat en tournant sur Joe des yeux timides sans les arrêter sur moi, ainsi donc, c’est vous qui êtes le forgeron ? Alors je suis fâché de vous dire que j’ai mangé votre pâté.

— Dieu sait si vous avez bien fait, en tant que cela me concerne, répondit Joe en pensant à Mrs  Joe. Nous ne savons pas ce que vous avez fait, mais nous ne voudrions pas vous voir mourir de faim pour cela, pauvre infortuné !… N’est-ce pas, mon petit Pip ? »

Le bruit que j’avais déjà entendu dans la gorge de mon forçat se fit entendre de nouveau, et il se détourna. Le bateau revint le prendre et la garde qui était prête ; nous le suivîmes jusqu’à l’embarcadère, formé de pierres grossières, et nous le vîmes entrer dans la barque qui s’éloigna aussitôt, mise en mouvement par un équipage de forçats comme lui. Aucun d’eux ne paraissait ni surpris, ni intéressé, ni fâché, ni bien aise de le revoir ; personne ne parla, si ce n’est quelqu’un, qui dans le bateau cria comme à des chiens :

« Nagez, vous autres, et vivement ! »

Ce qui était le signal pour faire jouer les rames. À la lumière des torches, nous pûmes distinguer le noir ponton, à très peu de distance de la vase du rivage, comme une affreuse arche de Noé. Ainsi ancré et retenu par de massives chaînes rouillées, le ponton semblait, à ma jeune imagination, être enchaîné comme les prisonniers. Nous vîmes le bateau arriver au ponton, le tourner, puis disparaître. Alors on jeta le bout des torches dans l’eau. Elles s’éteignirent, et il me sembla que tout était fini pour mon pauvre forçat.

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