Les Grandes Espérances/I/6

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 1p. 59-62).


CHAPITRE VI.


L’état de mon esprit, à l’égard du larcin dont j’avais été déchargé d’une manière si imprévue, ne me poussait pas à un aveu complet, mais j’espérais qu’il sortirait de là quelque chose de bon pour moi.

Je ne me souviens pas d’avoir ressenti le moindre remords de conscience en ce qui concernait Mrs  Joe, quand la crainte d’être découvert m’eut abandonné. Mais j’aimais Joe, sans autre raison, peut-être, dans les premiers temps, que parce que ce cher homme se laissait aimer de moi ; et, quant à lui, ma conscience ne se tranquillisa pas si facilement. Je sentais fort bien, (surtout quand je le vis occupé à chercher sa lime) que j’aurais dû lui dire toute la vérité. Cependant, je n’en fis rien, par la raison absurde que, si je le faisais, il me croirait plus coupable que je ne l’étais réellement. La crainte de perdre la confiance de Joe, et dès lors de m’asseoir dans le coin de la cheminée, le soir, sans oser lever les yeux sur mon compagnon, sur mon ami perdu pour toujours, tint ma langue clouée à mon palais. Je me figurais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus le soir, au coin du feu, caressant ses beaux favoris, sans penser qu’il méditait sur ma faute. Je m’imaginais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus me regarder, comme il le faisait bien souvent, et comme il l’avait encore fait hier et aujourd’hui, quand on avait apporté la viande et le pudding sur la table, sans se demander si je n’avais pas été visiter l’office. Je me persuadais que si Joe savait tout, il ne pourrait plus, dans nos futures réunions domestiques, remarquer que sa bière était plate ou épaisse, sans que je fusse convaincu qu’il s’imaginait qu’il y avait de l’eau de goudron, et que le rouge m’en monterait à la face. En un mot, j’étais trop lâche pour faire ce que je savais être bien, comme j’avais été trop lâche pour éviter ce que je savais être mal. Je n’avais encore rien appris du monde, je ne suivais donc l’exemple de personne. Tout à fait ignorant, je suivis le plan de conduite que je me traçais moi-même.

Comme j’avais envie de dormir un peu après avoir quitté le ponton, Joe me prit encore une fois sur ses épaules pour me ramener à la maison. Il dut être bien fatigué, car M. Wopsle n’en pouvait plus et était dans un tel état de surexcitation que si l’Église eût été accessible à tout le monde, il eût probablement excommunié l’expédition tout entière, en commençant par Joe et par moi. Avec son peu de jugement, il était resté assis sur la terre humide, pendant un temps très-déraisonnable, si bien qu’après avoir ôté sa redingote, pour la suspendre au feu de la cuisine, l’état évident de son pantalon aurait réclamé les mêmes soins, si ce n’eût été commettre un crime de lèse-convenances.

Pendant ce temps, on m’avait remis sur mes pieds et je chancelais sur le plancher de la cuisine comme un petit ivrogne ; j’étais étourdi, sans doute parce que j’avais dormi, et sans doute aussi à cause des lumières et du bruit que faisaient tous ces personnages qui parlaient tous en même temps. En revenant à moi, grâce à un grand coup de poing qui me fut administré par ma sœur entre les deux épaules, et grâce aussi à l’exclamation stimulante : « Allons donc !… A-t-on jamais vu un pareil gamin ! » j’entendis Joe leur raconter les aveux du forçat, et tous les invités s’évertuer à chercher par quel moyen il avait pu pénétrer jusqu’au garde-manger. M. Pumblechook découvrit, après une mystérieux examen des lieux, qu’il avait dû gagner d’abord le toit de la forge, puis le toit de la maison, et que de là il s’était laissé glisser, à l’aide d’une corde, par la cheminée de la cuisine ; et comme M. Pumblechook était un homme influent et positif, et qu’il conduisait lui-même sa voiture, au vu et au su de tout le monde, on admit que les choses avaient dû se passer ainsi qu’il le disait. M. Wopsle eut beau crier : « Mais non ! Mais non ! » avec la faible voix d’un homme fatigué, comme il n’apportait aucune théorie à l’appui de sa négation et qu’il n’avait pas d’habit sur le dos, on n’y fit aucune attention, sans compter qu’il se dégageait une vapeur épaisse du fond de son pantalon, qu’il tenait tourné vers le feu de la cuisine pour en faire évaporer l’humidité. On comprendra que tout cela n’était pas fait pour inspirer une grande confiance.

C’est tout ce que j’entendis ce soir là, jusqu’au moment où ma sœur m’empoigna comme un coupable, en me reprochant d’avoir dormi sous les yeux de toute la société, et me mena coucher en me tirant par la main avec une violence telle, qu’en marchant je faisais autant de bruit que si j’eusse traîné cinquante paires de bottes sur les escaliers. Mon esprit, tendu et agité dès le matin, ainsi que je l’ai déjà dit, resta dans cet état longtemps encore, après qu’on eût laissé tomber dans l’oubli ce terrible sujet, dont on ne parla plus que dans des occasions tout à fait exceptionnelles.

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