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Les Grands Cimetières sous la lune/II/1

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I

La Tragédie espagnole est un charnier. Toutes les erreurs dont l’Europe achève de mourir et qu’elle essaie de dégorger dans d’effroyables convulsions viennent y pourrir ensemble. Impossible d’y mettre la main sans risquer une septicémie. On voit monter tour à tour à la surface du pus bouillonnant des visages jadis, hélas ! familiers, à présent méconnaissables et qui dès qu’on essaie de les fixer du regard s’effacent et coulent comme des cires. Sincèrement, je ne crois pas utile de tirer de là aucun de ces cadavres. Pour désinfecter un tel cloaque — image de ce que sera demain le monde, il faudrait d’abord agir sur les causes de fermentation.

Je regrette d’appeler charnier ou cloaque une vieille terre non pas chargée, mais accablée d’histoire, et où des hommes vivants souffrent, luttent et meurent. Les mêmes débiles qui font semblant de s’indigner auraient pu en 1915 me convaincre de sacrilège, car j’avais déjà, comme beaucoup de mes camarades, jugé la guerre, la fameuse guerre du Droit, la guerre contre la guerre. Les tueries qui se préparent ne sont pas d’une autre espèce, mais comme elles engagent un plus grand nombre ou plutôt la totalité des valeurs spirituelles indispensables, le chaos qui en résultera sera plus dégoûtant encore, leurs pourrissoirs plus puants.

Il y a les hommes ? Qu’importent les hommes si leur sacrifice est vain. Il y a les intentions. Qu’importent si les mauvaises annulent les bonnes, et si les bonnes, partagées entre les deux camps ennemis, s’opposent entre elles, et finalement se dévorent ? La patrie est une idée sainte. Mais quand vous aurez assez longtemps, au nom de la patrie, semé la morve et le typhus, que restera-t-il de la patrie et du patriotisme, imbéciles !…

La guerre d’Espagne est un charnier. C’est le charnier des principes vrais et faux, des bonnes intentions et des mauvaises. Lors qu’elles auront cuit ensemble dans le sang et la boue, vous verrez ce qu’elles seront devenues, vous verrez quelle soupe vous avez trempée. S’il est un spectacle digne de compassion c’est bien celui de ces malheureux accroupis depuis des mois autour de la marmite à sorcière et piquant de la fourchette, chacun vantant son morceau — républicains, démocrates, fascistes ou antifascistes, cléricaux et anticléricaux, pauvres gens, pauvres diables. À votre santé !

Dans ma jeunesse, les prélats ou les Académiciens libéraux ripostaient à toute objection : « La Démocratie coule à pleins bords. » C’est maintenant qu’elle coule. Et vous coulez avec. Nous vous regardons couler. Il n’y a peut-être plus de légitimité dans le monde à laquelle, selon la magnanime expression des aïeux, je puisse espérer « faire son Droit ». Mais on ne me fera tout de même pas témoigner pour une exploitation cynique, goguenarde, des Principes ou des princes que je ne sais plus comment servir. La Chrétienté a fait l’Europe. La Chrétienté est morte. L’Europe va crever, quoi de plus simple ? La Démocratie sociale a exploité l’idée de justice, et n’a tenu aucune de ses promesses, sinon celle du service militaire obligatoire et de la nation armée. La démocratie parlementaire, l’idée de droit. La démocratie impérialiste dissipe aujourd’hui à pleines mains l’idée de grandeur. La démocratie guerrière mobilise les enfants de sept ans, prostitue l’héroïsme et l’honneur. Les démocraties autoritaires entraîneront demain avec elles jusqu’au souvenir de ce qui fut la libre Monarchie chrétienne. Que voulez-vous ? Les gens d’Église diront là-dessus ce qu’ils pourront. Leurs prédécesseurs du quinzième siècle ne s’étaient pas moins laissé duper qu’eux-mêmes par les politiques réalistes de la Renaissance, et je dis, j’affirme, je proclame qu’ils ont alors vendu la Chrétienté, payé du sang chrétien leurs peintres, leurs sculpteurs, leurs orfèvres, leurs gitons et leurs catins. Ce qui me navre chez les successeurs, c’est qu’ils sont honnêtes et donnent tout pour rien. Il est vrai qu’il n’y a pas grand’chose à vendre. On ne peut maintenant que ridiculiser jusqu’au grotesque nos déceptions et nos malheurs.

Je veux bien que M. B. Mussolini dépasse Alexandre ou César. Mais, par respect pour sa personne et son génie, je refuse de me ranger parmi ceux qu’il méprise en secret avec son maître Sorel, que Proudhon, son autre maître, appelait justement « les Femmelins ». Ce grand homme, dans l’intérêt de son nouvel Empire, peut bien tirer le parti qu’il veut d’une tradition dont il n’entend nullement le sens, car ce sens est surnaturel. Je n’ai jamais douté que M. Charles Maurras ne fût plus que moi expert en théologie. Il est possible, après tout, que M. Mussolini ne lui cède en rien sur ce point. Mais ils ont tort de parler de Chrétienté. Le Christianisme réside essentiellement dans le Christ. Ni M. Maurras ni M. Mussolini ne sont chrétiens. Sans doute n’ai-je aucun titre pour approuver ou condamner les gens d’Église qui croient pouvoir escamoter la muscade de l’État totalitaire comme ils se vantaient jadis de subtiliser celle de la république démocratique. L’avant-dernier ralliement ne nous a pas eu. Le prochain ne nous aura pas davantage. D’ailleurs je sais par avance le sort de ces combinaisons utiles au temps des chancelleries. On ne joue pas les Robert Houdin lorsque l’opinion publique braque sur vous de toutes parts les milliers d’appareils photographiques de la presse universelle. Vous aurez beau me dire ce que vous voudrez des mensonges de la Presse. Sa lecture n’en excite pas moins, non sans péril il est vrai, la faculté de jugement des pauvres diables. À quoi bon, d’autre part, caresser les politiques réalistes ? Attendez-vous d’eux des scrupules d’ordre sentimental ? Ils se vantent de leur ingratitude comme d’une vertu. Les cabotins de droite avaient déjà considéré comme un triomphe personnel la farce de l’Empire éthiopien. Après quoi ils ont dégluti la farce de la Croisade espagnole. L’Occident, dont M. H. Massis était jusqu’à présent le champion le plus en vue, vient de se découvrir un autre protecteur qui pour prix de ses services demandera, j’en réponds, autre chose qu’un siège à l’Académie. C’est le Japon, la Chrétienté japonaise, le chevaleresque Japon qui a gagné en Chine ses éperons d’or. Demain vous compterez un chrétien totalitaire de plus : M. Staline. M. Hitler, M. Mussolini, le Mikado, cela fera cinq sauveurs totalitaires, pourvu que l’on n’oublie pas l’autocrate portugais dont le nom m’échappe.

Je ne suis nullement ennemi de la force ni des méthodes de force. De quoi aurais-je l’air ! Je suis parti pour la guerre librement, non pas comme un chien qu’on fouette. Après avoir combattu quatre ans, pourquoi irais-je faire la grimace devant quelques milliers de morts de plus ou de moins. Au nom de quels scrupules ? Il a plu jadis au Saint-Siège d’autoriser les prêtres à taquiner les mitrailleuses, et je serais bien imprudent d’y trouver à redire bien que les défilés de la Drac, à ne vous rien cacher, me laissent parfois un peu rêveur. D’ailleurs personne ne me demande là-dessus mon avis, et peut-être arriverait-il trop tard. Puisque le R. P. Janvier se trouve d’accord avec M. Paul Claudel pour donner en exemple aux petits garçons de notre pays la Croisade du général Franco, — après avoir prêté nos prêtres à la Guerre Laïque de la Justice et du droit, vous n’aurez tout de même pas le cœur de les refuser à l’Autre, non ? Nous retrouverons donc sans doute prochainement l’occasion de reparler de cela entre nous, — entre Français.

Je pense que la Croisade espagnole est une farce, qu’elle dresse l’une contre l’autre deux mêlées partisanes qui s’étaient déjà vainement affrontées sur le plan électoral, et qui s’affronteront toujours en vain parce qu’elles ne savent pas ce qu’elles veulent, qu’elles exploitent la force faute de savoir s’en servir. Derrière le général Franco on retrouve les mêmes gens qui se sont montrés également incapables de servir une Monarchie qu’ils ont finalement trahie, ou d’organiser une République qu’ils avaient largement contribué à faire, les mêmes gens — c’est-à-dire les mêmes intérêts ennemis, un instant fédérés par l’or et les baïonnettes de l’étranger. C’est ça que vous appelez une révolution nationale ?

Vous me direz naturellement que les Rouges ne valent pas cher et que tous les slogans sont bons. Mille excuses ! Vous pouvez raconter que le Mikado est bon catholique, que l’Italie a toujours été le soldat de l’Idéal — gesta Dei — ou même que le général Queipo de Llano est un type dans le genre de Bayard ou de Godefroy de Bouillon, cela vous regarde. Mais ne parlez pas de Croisade. Il est possible que le temps vienne où les derniers hommes libres seront, en effet, contraints de défendre par la force les restes de la Cité chrétienne, car mieux vaut mille fois crever que vivre dans le monde que vous êtes en train d’aménager. Or, nous connaissons trop la grossièreté de vos moyens de propagande. Il est déjà devenu impossible d’évoquer la Guerre du Droit sans faire rigoler jusqu’aux dyspeptiques. Nous ne voulons pas que vous compromettiez aussi salement l’idée de Croisade ! Pourquoi, diable, les politiques réalistes prétendent-ils nous emprunter notre vocabulaire ? Est-ce que le leur ne suffit pas ? Et sauf respect, qu’est-ce que les évêques espagnols viennent faire là dedans ? Lorsque les croisés fascistes s’étant assurés de solides bases navales et aériennes sur les côtes du Levant, mettront le feu à l’Afrique française dans l’espoir de tirer quelque profit des pillages qui succèdent toujours aux sinistres, ces Excellences se rangeront-elles aux côtés de M. Mussolini, comme Évêques Protecteurs de l’Islam ? « Raisonnons donc humainement, me feront sans doute répondre mes éminents contradicteurs. Nos Seigneuries eussent volontiers arbitré avec plaisir et profit, le conflit espagnol. Malheureusement l’entreprise nous est rendue difficile, car les circonstances nous ont menés trop vite et trop rudement de la Monarchie à la République, de la démocratie à la dictature. Bref, nous manquons du recul nécessaire pour parler un langage conciliateur, avec quelque chance de succès. La prudence nous impose de nous rallier au plus fort, et puisque ce plus fort n’est encore que présumé tel, nous ne devons pas lui ménager nos services. Les réserves viendront plus tard. Après tout, M. le général Franco nous protège et venge nos morts. Il est parfaitement vrai que nous voyons comme vous, derrière ces étendards et ces chamarrures, nos anciennes majorités — bien composites hélas ! et qui nous ont valu des déceptions cuisantes. Comment tous ces gens-là réussiront-ils à s’entendre lorsqu’ils auront déposé les armes ? L’avenir le dira. Mais c’est précisément alors que nous pourrons rentrer peu à peu, à pas de velours, dans un rôle qui, nous l’avouons, convient évidemment mieux à notre état. En agissant autrement et dans l’hypothèse, hélas ! défavorable d’une restauration de la Monarchie, nous risquerions de nous trouver isolés, car c’est encore avec M. le général Franco que le nouveau roi devra traiter, non pas avec ces forces électorales que nous contrôlions jadis et que la tourmente a momentanément désorganisées. Tant pis pour M. Gil Roblès ! Une fois les esprits calmés, nous ne demanderons d’ailleurs pas mieux que d’examiner sérieusement les chances de cet excellent jeune homme et de sa Ceda reconstituée. Si M. Georges Bernanos n’était pas, en qualité de royaliste et de Français, un de ces énergumènes impossibles à inscrire dans aucun Pays Réel — Jérusalem terrestre dont les Révérends Pères jésuites gardent les clefs — il accorderait que compromis pour compromis, M. le général Franco est, de tous, celui qui nous compromet le moins, parce qu’il ne nous compromettra pas longtemps. Nos instructions doctrinales sur le respect du pouvoir établi, les condamnations que nous avons portées jadis contre l’emploi de la force, nos marques de respect envers le suffrage universel reprendront tôt ou tard leur sens. Si vous ne le croyez pas, c’est que vous ignorez le trait le plus caractéristique de l’homme moderne, son mépris des évidences morales, son immense capacité d’oubli. D’ailleurs, république modérée ou monarchie, le prochain régime devra faire l’apaisement, et il ne saurait se passer de nous pour y réussir, car nous comptons des fidèles de droite et de gauche, nous disposons du fléau de la balance, nous pouvons faire pencher à notre gré les plateaux. Des laïques étourdis et qui gâtent les meilleurs jeux par d’imprévisibles réactions d’amour-propre, déplorent nos apparentes compromissions. Les compromis, rassurez-vous, ne sont pas du tout ceux qu’on pense. Lorsqu’on aura démobilisé les classes, dissous les Ligues, renvoyé chez eux les Italiens, les Allemands et les Marocains, les généraux commenceront à trembler dans leurs grandes bottes, car l’Espagne comptera ses morts. Après une guerre civile, la vraie pacification commence toujours par les cimetières, il faut toujours commencer par pacifier les cimetières. Ce soin nous regarde. On ne fait pas bénir les cimetières par des troupiers. Alors vous verrez les généraux solliciter de nous, humblement, leur part d’oubli. En ce moment, le mot de croisade est à la mode, et M. Mussolini prend plaisir à l’entendre. Qui se soucie longtemps de tels mots, après qu’ils ont cessé de servir ? Et qui se soucie encore des Croisés ? Nos prédécesseurs ont tiré jadis de nos douces vieilles terres des millions d’hommes pour les jeter au gouffre enflammé de l’Asie. Entre tous les jours de l’année, en est-il un — est-il une heure de l’année — consacrée à leur mémoire ? Évidemment, le fait est ancien. Il a aussi le défaut de mettre en cause des personnages légendaires trop illustres pour n’être pas au-dessus de l’ingratitude. Nous choisirons donc un exemple beaucoup plus familier, presque trivial, emprunté à l’histoire contemporaine. Lorsque le gouvernement français décida en 1886 l’expulsion des congréganistes, un grand nombre de magistrats refusèrent de s’associer à une mesure qu’ils tenaient pour illégale, et donnèrent leur démission, aux applaudissements de la Presse religieuse. Quelques années plus tard, les pauvres diables eurent la surprise de voir l’Épiscopat se jeter dans les bras de la République. N’auraient-ils pas été, selon vos sots principes, autorisés à solliciter des heureux négociateurs du rapprochement, leur réintégration dans les cadres ? Ils s’en gardèrent bien, par délicatesse native. C’étaient des gens qui savaient vivre, et si la bonne éducation pouvait se manger, ils n’eussent jamais souffert de la faim. On tuait le veau gras, soit ! Ils se sont même abstenus de venir tremper leur dernier croûton de pain dans la sauce de cet animal. Nos vénérés collègues, d’ailleurs, ne leur auraient pas permis, car le succès de la combinaison exigeait qu’on mît la responsabilité des anciens malentendus au compte des opposants irréductibles, dans leur genre. Encore ces messieurs n’avaient-ils sacrifié qu’eux-mêmes. S’ils avaient été assez sots pour se laisser prendre à la rhétorique flamboyante des paladins de l’écritoire, et joué, en leur temps, les Judas Macchabée, la situation de nos Vénérés Frères eût été bien embarrassante. Vous ne voyez tout de même pas Notre Saint-Père le Pape célébrant au grand autel de Saint-Pierre une messe solennelle à la mémoire des Zouaves Pontificaux le jour de la signature du traité de Latran ? Si M. Bernanos n’était aveuglé par la passion, il jugerait avec nous que nos encouragements à M. le général Franco viennent si tard que ce militaire n’en saurait tirer qu’un parti dérisoire. D’ailleurs, ils ne s’adressent pas à lui ni aux siens : nous espérons que cette marque inoffensive de bienveillance attendrira le cœur farouche de l’énigmatique M. Hitler, dont nous nous demandons parfois avec épouvante s’il n’est pas d’abord un homme sentimental et peut-être, hélas ! sincère. Avec ces Allemands du type wagnérien, on ne sait jamais s’ils mentent ou non. Au lieu qu’avec les hommes d’État de sang latin on est fixé. Leur parole n’a absolument aucune valeur, et les deux parties se trouvent spontanément d’accord pour ne traiter qu’au comptant. Bref, M. le général Franco a aujourd’hui entre les mains une valeur difficilement négociable. Il est vrai que les mauvais esprits blâment ou raillent notre prudence. « Quoi ! nous étions revenus au temps des Croisades, et vous ne le saviez pas ! Vous avez mis douze mois à vous en apercevoir. » Ces gens-là auraient-ils souhaité que nous rédigions notre lettre la veille du coup d’État ? Nous répondrons à ces écervelés que les avions italiens eux-mêmes ne sont apparus en Espagne qu’une semaine ou deux plus tard. Il me semble que l’argument est péremptoire ? »

Il est péremptoire, en effet. Je l’écris sans sourire. Je n’ai nullement l’intention de convaincre d’imposture les évêques espagnols, parce que je m’amuse à leur faire parler un langage qui me plaît, qui me semble exprimer avec assez de vraisemblance leurs hésitations et leurs scrupules. Mais je ne voudrais pas non plus qu’on me prît pour un imbécile. En politique, les approbations épiscopales valent ce qu’elles valent, elles n’engagent jamais individuellement leurs auteurs. L’Église se sert de tout, et n’est au service de personne. Soit. Le principe ne manque pas de grandeur, mais on m’accordera bien qu’il vaut ce que valent les hommes dont ils inspirent l’action. Grand avec les grands, médiocre avec les médiocres. Il est clair que si j’étais pour mon malheur en ce monde et mon grave risque en l’autre, chef d’un simple parti politique, je ne pourrais tenir au général Franco un langage aussi net sans m’entendre poser la question : « De combien de baïonnettes disposez-vous ? » Si je protestais que mon appui restera purement moral, on me rirait au nez. J’ajoute que je ne pourrais reprendre ma parole sans me déshonorer. Au lieu que personne ne me contredira si j’affirme qu’au cas, d’ailleurs improbable, d’une victoire des gouvernementaux, l’épiscopat espagnol peut être assuré qu’en traitant avec Azana il n’étonnerait personne. Ce formidable privilège doit accabler certaines épaules. Je sais qu’il accablerait les miennes. S’élever au-dessus de l’honneur humain, quel silence et quelle solitude ! Ne rester fidèle à ses alliés que dans le succès, ne les délaisser que dans le malheur, est-il une forme plus rigoureuse, plus surnaturelle du devoir ? Vous aurez beau dire que j’attache beaucoup trop d’importance à un acte dont les auteurs n’attendaient rien d’autre que de rompre un silence chaque jour plus difficile à garder. « Vous blâmez les évêques de parler, vous les eussiez blâmés de se taire : d’ailleurs, il est vrai que les faveurs politiques de l’Église sont décevantes, elles n’auront cette fois déçu personne, à moins de soutenir que les Rouges étaient en droit d’y prétendre, ce qui, entre nous, serait assez paradoxal. » Mon Dieu, il y a rouges et rouges. Supposez que les gens de Valence l’aient emporté au bout de dix mois. Le rôle d’otage et d’intermédiaire auprès du gouvernement de demain, tenu aujourd’hui par le général Franco, l’eût été par les catholiques basques. J’entends cela d’ici :

« Admirable petit peuple qui, au milieu de la tourmente, a su rester fidèle à la parole donnée au pouvoir légitime (légitime en dépit de ses fautes car les chrétiens n’admettent pas la rébellion), et n’en a pas moins maintenu haut et ferme le drapeau de la foi, imposant à ses puissants alliés, avec le respect de sa tradition et de sa langue, la liberté absolue du culte, la protection de ses prêtres. À nous, catholique Euskadie ! Vous étiez avant la guerre civile, de toutes les provinces d’Espagne, la plus sociale et la plus chrétienne. Les Révérends Pères Jésuites y avaient prodigué les marques de leur zèle, investi d’énormes capitaux. Il vous appartient aujourd’hui de faire cesser le malentendu qui a éloigné de Nous, pour un temps, les masses ouvrières de gauche. Vous venez de faire la preuve qu’on peut être tout ensemble fidèle à l’Église et à la Démocratie. Nous connaissons votre cœur, catholiques euskadiens, et la République a reçu de vous le témoignage de votre fidélité. À vous d’affirmer une fois de plus que si nous déplorons des excès trop souvent explicables, sinon, hélas ! justifiés par l’égoïsme des mauvais riches, nous ne partageons nullement les préjugés des partis rétrogrades, qui ont d’ailleurs toujours fait payer cher à l’Église leurs égards et leurs aumônes. Ceux qui veulent associer le destin de l’épiscopat d’Espagne à celui d’une rébellion militaire aujourd’hui vaincue, oublient que nous avons sacrifié jadis joyeusement la Monarchie Catholique à la Démocratie. Certes, nos prêtres ont péri cette fois par centaines, mais les martyrs appartiennent à l’Église et n’appartiennent qu’à Elle. Ils ont payé pour les fautes de tous, et si tous peuvent être participants aux mérites de leur sacrifice, quel homme, quel parti aurait le front d’en prétendre assumer l’honneur ? Catholiques basques, dites aux frères égarés, près desquels vous avez combattu, que si Notre Paternité embrasse l’ensemble des fidèles, sa sollicitude va d’abord aux classes laborieuses, et tout spécialement à la classe ouvrière. N’avons-nous pas protesté jadis contre la répression des Asturies ? Et pourtant l’homme d’État responsable de cette répression était l’un des nôtres, M. Gil Roblès. Comment nous a-t-on jamais crus capables d’approuver et de bénir une terreur militaire qui, à l’exemple de l’autre, confondait dans le même châtiment les chefs et la troupe, les méchants et les égarés, les coupables et les suspects ? Certes l’armée rebelle comptait un certain nombre de bien-pensants, mais n’était-elle pas commandée par des généraux francs-maçons ? Il faut la mauvaise foi de certains écrivains catholiques pour oser soutenir que si le général Franco avait forcé les frontières de la libre Euskadie, nous aurions béni ensemble les Navarrais chrétiens, les Maures, et les hitlériens païens du Dr Rosenberg. Sans doute de telles calomnies sont difficilement réfutables, puisque la défaite du général rebelle ne nous a pas permis de prouver, par des actes, notre attachement et notre admiration pour votre peuple. Mais nous sommes prêts à nous associer solennellement aux réjouissances légitimes par lesquelles tous les Basques rassemblés dans la cité sainte de Guernica, miraculeusement préservée des bombes, derrière les prêtres qui ont héroïquement partagé leurs épreuves, fêteront leur délivrance par les cris mille fois répétés de : Vive l’Euskadie !… Vive la Démocratie chrétienne !… Vive l’Université de Santander !… »

Encore un coup, je ne trouve pas ça drôle. J’essaie de comprendre. Évidemment, pour les évêques espagnols comme pour moi, je suppose que les événements humains ont un sens surnaturel, mais il n’est permis qu’à des saints ou des inspirés d’en interpréter le chaos. Faute de mieux il est légitime de suivre son chemin parmi ces animaux sauvages, ainsi qu’un homme prudent traverse une prairie où des taureaux ruminent tranquillement au soleil, pleins d’impénétrables desseins. D’ailleurs en face d’une situation dangereuse, on peut toujours jouer les aveugles ou les imbéciles. Je ne perdrais certes pas mon temps à qualifier l’attitude des prélats italiens au cours de la guerre d’Éthiopie. Leur conception personnelle du respect du traité, des lois de la guerre, ne saurait m’engager moi-même, soit comme chrétien, soit comme soldat. Cela suffit. Grâce aux diffuseurs d’huile ypéritée employés en Australie pour la destruction des rongeurs, l’aviation fasciste a pu priver de leur peau des populations entières de pauvres nègres qui bourgeonnaient et pourrissaient en tas devant leurs cases, pêle-mêle avec leurs bestiaux ; si les prélats italiens déclarent qu’une telle guerre leur paraît chevaleresque, que diable voulez-vous que ça me fasse ? Je crois savoir ce qui est chevaleresque ou non, mais en cas de doute, je n’aurais certainement jamais l’idée de prendre pour arbitre un ecclésiastique italien. Jusqu’à présent du moins, l’épiscopat de ce pays n’a pas présenté la conquête du fameux Empire ainsi qu’une guerre sainte, la lutte du Bien contre le Mal. Rien n’est perdu. Car je dois vous dire le fond de ma pensée. Je crois à la guerre sainte, je la crois inévitable, je crois inévitable, dans un monde saturé de mensonge, la révolte des derniers hommes libres. Le mot de guerre sainte ne me convient d’ailleurs qu’à demi : les vrais saints font rarement la guerre, et quant aux autres — je veux dire ceux qui se flattent de l’être — Dieu me préserve d’affronter ma dernière chance au milieu de tels compagnons. Je crois à la guerre des hommes libres, à la guerre des hommes de bonne volonté. « Qu’est-ce que c’est que ça, direz-vous ; qu’est-ce que c’est que ces bêtes-là ? » J’appellerais volontiers hommes libres les gens qui ne demanderaient pas mieux que de vivre et mourir tranquilles, mais qui reprochent à votre civilisation colossale de bluffer la vie et la mort, d’en faire un objet de risée. Si vous ne comprenez pas, qu’importe ! Vous pouvez également ne pas prendre au sérieux des adversaires dispersés çà et là, au hasard de la volonté du Bon Dieu, et qui n’ont même pas l’air, à première vue, de se ressembler, car ils n’appartiennent assurément pas tous à la même classe, aux mêmes partis, et ils ne font pas tous leurs Pâques. Des hommes de bonne volonté ! Pourquoi pas des Doux, des Pacifiques ? Hé bien ! oui, je le crains. Je crains pour vous que ce ne soient justement des Doux, des Pacifiques, auxquels votre sacré monde ne vaut rien. Que voulez-vous ! Les pauvres diables sont nés dans l’atmosphère des Béatitudes et ils ne respirent pas bien dans le vôtre. Ils feront ce qu’ils pourront pour s’adapter parce qu’ils sentent leur solitude, ne se l’expliquent guère et sont toujours prêts à se donner tort, à entrer, faute de mieux, d’un autre asile, dans les mots que vous avez volés, les mots magiques — justice, honneur, patrie — comme les toros de corrida dans la cellule ténébreuse, figuration dérisoire de l’étable sombre et fraîche, mais qui ne s’ouvrira plus pour eux que sur l’arène sanglante. Les mots que vous avez volés débouchent maintenant eux aussi sur la guerre. Hé bien ! mourir pour mourir, je ne crois sûrement pas que nous mourions dans vos rangs. Nous mourrons revêtus de notre peau, de notre vraie peau, et non pas de vos défroques sinistres. Nous pourrirons tranquillement dans notre peau, la nôtre, sous la terre — notre terre — la terre que vos saletés de chimistes n’ont pas encore eu le temps de sophistiquer — pourvu il est vrai, que les services d’hygiène ne nous aient pas préalablement arrosés d’essence et transformés en noir animal ou en goudron.