Aller au contenu

Les Grands Cimetières sous la lune/II/2

La bibliothèque libre.

II

Sans doute, les évêques espagnols, s’ils perdent leur temps à me lire, vont me prendre pour un mécontent. Ils croient, bien à tort, jouer le rôle du spectateur qui de sa fenêtre contemple une rixe et donne, en toute sincérité, avec bienveillance et courtoisie, son opinion sur les adversaires, au sergent de ville qui est arrivé naturellement en retard et n’a rien vu. Généralement, le sergent de ville n’ajoute pas beaucoup d’importance au discours modéré de ce témoin imposant, il se contente d’emmener les délinquants au poste. Il n’y a malheureusement pas de commissaire de police capable de décider cette fois entre les belligérants et encore moins de juge de paix. L’intervention de l’épiscopat prend ainsi une importance à laquelle il n’avait pas songé. L’Europe, je le répète, est pleine de guerres. Leurs Seigneuries, soit d’Espagne, soit d’ailleurs, ne manquent jamais l’occasion de le déplorer. Ils savent donc la chose comme vous et moi. L’Europe est pleine de guerres, mais le plus nigaud commence à se rendre compte que ces guerres sont le prétexte et l’alibi d’une guerre, qui sera la Guerre, la Guerre absolue, ni politique, ni sociale, ni religieuse au sens strict du mot, la Guerre qui n’ose pas dire son nom peut-être parce qu’elle n’en a aucun, qu’elle est simplement l’état naturel d’une société humaine dont l’extraordinaire complexité est absolument sans proportion avec les sentiments élémentaires qui l’animent, et qui expriment les plus basses formes de la vie collective : vanité, cupidité, envie. Heureusement ces nègres blancs vivent encore dans la maison des aïeux. Ils y ont même, sous prétexte de l’améliorer, mais en réalité par méfiance les uns des autres, tellement multiplié les cloisons étanches et les portes blindées qu’ils ne savent littéralement plus comment faire pour se ruer les uns sur les autres, à la manière des sauvages. Et par exemple, personne ne croit plus aux nationalismes, du moins nul n’ignore qu’ils ne sont que la décomposition du sentiment de la Patrie. Il n’en est pas moins vrai que les sociétés rivales ne savent comment se débarrasser de ces encombrants cadavres, ni le moyen de les enjamber sans crever dessus, avant d’avoir eu le temps de se joindre et de se couper réciproquement cabèche. Je l’ai écrit. Je l’écrirai encore : la guerre qui vient ne sera rien d’autre qu’une crise d’anarchie généralisée. Puisqu’il s’agit simplement de dépeupler un continent qui compte trop de bras, trop de mains pour la perfection de sa machinerie, rien n’oblige plus à user de moyens aussi coûteux que l’artillerie. Lorsqu’un petit nombre d’espions ravitaillés par les laboratoires et menant de ville en ville une confortable existence de touristes, suffiront à réduire de cinquante pour cent la population, en développant la peste bubonique, généralisant le cancer et empoisonnant les sources, appellerez-vous ça aussi la guerre, hypocrites ? Les décorerez-vous de la Croix de Saint-Louis ou de la Légion d’honneur vos courtiers en morve et en choléra ? Pas même moyen de fêter l’Armistice, puisqu’il n’y aura pas plus d’armistice qu’il n’y aura eu de déclaration de guerre, les gouvernements protestant, la main sur le cœur, de leur volonté pacifique et jurant leurs grands dieux qu’ils ne sont absolument pour rien dans ce curieux déchaînement d’épidémies. Sans doute, je traduis votre pensée intime en images dont la brutalité vous irrite et contre lesquelles vous pouvez vous défendre. Mais quoi ! Je ne pense pas que Notre Saint-Père le Pape soit plus rassuré que moi sur l’avenir de l’Occident chrétien. Il n’est donc nullement exagéré de conclure que rien ne saurait justifier les immenses charniers de demain, aucun de ces casus belli, jadis amoureusement caressés dans les chancelleries. Et pourtant il faut que ces charniers se remplissent. Vous-même, vous-même qui haussez les épaules, vous savez — vous savez — qu’ils se rempliront, que vous les verrez pleins, à moins, mon cher monsieur, que vous ne soyez dedans. On ne peut raisonnablement, pour de telles fins délirantes, qu’utiliser le fanatisme religieux qui survit à la foi, la furie religieuse consubstantielle à la part la plus obscure, la plus vénéneuse de l’âme humaine. Qui l’utilisera ? Quels monstres ? Hélas ! il n’y a peut-être pas de monstres. Ceux qui rêvent d’exploiter ces perversions comme ils feraient d’un quelconque slogan, sont des malheureux incapables d’en mesurer l’effroyable, le démoniaque pouvoir. Ils ne croient d’ailleurs pas au diable. Ils mettraient le feu aux hommes pour un coup de Bourse, sans s’être un instant préoccupés des moyens de l’éteindre, ils ne savent absolument rien de l’homme qu’ils définissent entre eux une machine à perdre ou à gagner des sous, une machine à sous. — Et les autres ? Les autres sont désespérés, désespérés à leur insu, de cette espèce turpide toujours comique du désespoir qui s’appelle l’ahurissement — le désespoir à la portée des imbéciles. Hélas ! on ne veut pas se rendre compte ! Je ne suis pas bien vieux, et j’ai cependant connu le temps où les imbéciles croyaient vivre dans un monde solide, bien clos, le Monde Moderne, supérieur à tous ceux qui l’avaient précédé, bien que nécessairement inférieur à celui qui viendrait après lui. J’ai connu le temps où le mot de moderne avait le sens de meilleur. Or l’amertume désabusée des grands esprits du dernier siècle — sentiment aussi étranger au Français moyen contemporain de l’Exposition de 1900 que l’économie de M. Karl Marx ou l’esthétique de M. Ruskin — fournit maintenant — bien que traduit dans un langage baroque — la grande presse populaire de ses motifs préférés. Qu’importe, direz-vous, il faut à ces gens-là un certain nombre de lieux communs qu’ils se répètent mutuellement comme des perroquets, avec les airs penchés, rengorgements et clignements d’yeux de ce volatile. Mais on ne nourrit pas les perroquets avec du vin parfumé aux aromates du Livre de Job ou de l’Ecclésiaste. C’est à quoi devraient penser tant de nigauds débordants d’esprit de mesure au point de n’être plus à la mesure d’eux-mêmes, qui citent La Fontaine à tout propos comme si le parfait poète avait jamais été plus loin dans la vie que dans l’amour, n’ayant fait que taquiner l’une et l’autre de ses vieilles mains madrées que surveillait encore, toujours en vain, hélas ! Mme de la Sablière. La sagesse du Vieux est en effet une sagesse de vieillard, on dirait qu’elle en a l’odeur. Je ne méprise pas ses maximes, elles serviront neuf fois sur dix à vous épargner des sottises. Mais une existence humaine compte un très petit nombre de conjonctures décisives qui lui donnent son sens, et à de tels moments la souriante sapience du Bonhomme ne sert qu’à vous faire manquer d’une minute l’appel impérieux du risque ou de la gloire — ou même tout simplement de la Chance. Dans la jeunesse ou la Prospérité — qui est une autre jeunesse — on prête volontiers l’oreille aux propos doucement rassurants de ces sceptiques qui se prétendent revenus de tout. Et puis l’âge vient, et l’on se demande où ils sont réellement allés ? Supposez, par exemple, que le délicieux Jacques Bainville eût vécu aussi longtemps que Mathusalem. Pendant neuf cents ans, aurait-il fait autre chose que de prêter de l’esprit aux imbéciles ? Ce démon de finesse était surtout un marchand d’illusions, un type dans le genre du vitrier de Baudelaire. Il prodiguait aux médiocres, avec un sourire contraint dont l’amertume était sa revanche et son secret, la seule illusion que la Nature ordinairement leur refuse, l’illusion d’avoir compris. Il en est d’ailleurs exactement de ces expériences de bibliothèque comme de la routine des vieux libertins. La Fontaine a dû, en son temps — car les vieux libertins aiment à se vanter — faire bâiller d’admiration et d’envie plus d’un jouvenceau. Mais beaucoup d’entre ces derniers ont dû s’aviser bien vite que la stratégie du bon homme convenait tout juste au gentil bétail amoureux dont il a peuplé ses Contes. Mis en présence d’une vraie femme, de celles qu’on possède ou ne possède pas, le pauvre vieux disciple d’Horace, toujours un peu éméché comme son maître, n’imaginait sans doute rien de mieux qu’égarer sous les jupes, une main débile, quitte à recevoir au même moment sur la figure, celle de sa divinité. Ainsi voit-on, à la joue des docteurs en réalisme, dès qu’ils s’échauffent, rougir le soufflet du réel.

C’est une grande duperie de croire que l’homme moyen n’est susceptible que de passions moyennes. Le plus souvent, il ne paraît moyen que parce qu’il s’accorde docilement à l’opinion moyenne, ainsi que l’animal à sang froid au milieu ambiant. La simple lecture des journaux prouve que l’opinion moyenne est le luxe des périodes prospères de l’histoire, qu’elle cède aujourd’hui de toute part au tragique quotidien. Pour former un jugement moyen sur les événements actuels, il faudrait l’illumination du génie. C’est avec des événements moyens que l’homme moyen fait son miel, cet élixir doucereux auquel M. André Tardieu a voulu attribuer un jour des propriétés enivrantes. Il est clair que si vous asseyez l’homme moyen sur un fagot embrasé, vous tarirez du même coup sa sécrétion. Le feu au derrière, il courra se réfugier dans n’importe laquelle des idéologies qu’il eût fui jadis avec épouvante. La disparition des classes moyennes s’explique très bien par la lente et progressive destruction des hommes moyens. La classe moyenne ne se recrute plus. Les dictatures exploitent ce phénomène, elles n’en sont pas les auteurs.

Il me paraît vain de compter sur les hommes moyens pour une politique moyenne. Les hommes moyens ont les nerfs malades, il serait extrêmement dangereux de les exciter. Sans prétendre me faire le censeur d’une certaine éloquence cléricale, j’ai le droit de dire qu’inoffensive au temps de M. Jacques Piou, ou sur les lèvres du regretté comte Albert de Mun elle s’adresse aujourd’hui à des imaginations déréglées par l’angoisse. Les contemporains de M. Jacques Piou étaient évidemment indignés par la politique de M. Combes, mais ils ne se sont pas crus un seul instant capables de rébellion ouverte contre ce minuscule politicien à tête de rat. Pour une raison que je dois formuler exactement comme je le pense : les affaires alors marchaient bien. Il n’y a dans cette remarque nulle intention blessante. Le plus optimiste des évêques espagnols n’oserait soutenir qu’on rencontre beaucoup de chrétiens capables de se sentir aussi bouleversés par le vote d’une loi défavorable à la liberté de l’enseignement que par la nouvelle de sa propre ruine, surtout lorsque cette ruine est sans remède puisqu’elle est fonction, comme disent les mathématiciens, de la ruine universelle. Autre chose était donc de parler des héros de la Vendée aux paisibles sujets de M. Armand Fallières, autre chose est de donner en exemple la guerre civile espagnole à de pauvres types qui doutent de tout, de la société elle-même, et sont disposés à dire : « La Croisade ? Va pour la Croisade !… » comme ils pensaient cinq minutes plus tôt : « Le Communisme ? Pourquoi pas ? »

Je répète aux Excellences que Leurs Seigneuries ne semblent pas avoir pleine conscience de la responsabilité qu’elles assument. « La guerre civile espagnole dure depuis quinze mois, pensent-ils. La louer aujourd’hui n’engage à rien. » Mille pardons ! L’idée de Croisade est dans l’air — celle des Forces de Dieu contre les Forces du Mal. Je ne manquerai pas au respect que je dois à l’Épiscopat en déclarant que l’entreprise est de conséquence, et puisque Leurs Seigneuries l’approuvent, elles se doivent de l’organiser. Ce n’est pas que je me croie personnellement en cause : je suis royaliste, et lorsqu’il s’agit de se battre, ce n’est pas d’Elles que je recevrai des ordres, ni un chef. Mais Elles ne peuvent tout de même laisser l’idée de Croisade au premier tournant de la rue, sans prendre la peine d’examiner par qui elle sera recueillie. « En avant pour le Bien contre le Mal ! » Et voilà déjà que le Japon répond : « Présent ! » avec son impayable voix de clarinette. L’ardente charité du nouveau champion flamboie aux quatre coins de Shangaï. Est-ce que vos Seigneuries ne trouvent pas qu’on se paie leurs mitres ?

Il vous est naturellement loisible de répondre que je parle en mon nom, autant dire au nom de rien. Mais supposez que je parle au nom de cent mille hommes prêts à se battre. Me croiriez-vous vraiment assez naïf pour jeter mes gens dans la bataille sur une consigne aussi vague que celle-ci : exterminer les méchants. Et d’abord quels méchants ? — Ceux que les hommes d’ordre vous désigneront comme tels ? — Je me méfie de ce que vous appelez les hommes d’ordre. Pourquoi Vos Seigneuries ne désigneraient pas elles-mêmes les réprouvés ? Car il est bien entendu que nous nous sommes croisés contre les ennemis de Dieu, ceux que Dieu lui-même désigne à nos coups. — Les ennemis de la Société voulue par Dieu sont les ennemis de Dieu. — D’accord. Mais en bonne justice nous estimons que la Société a deux sortes d’ennemis, ceux qui l’exploitent du dedans par l’égoïsme et l’injustice, et ceux qui, du dehors, ont entrepris de la démolir. Si l’Ange du Seigneur franchissait aujourd’hui les Pyrénées pour aller frapper de l’épée flamboyante, dans l’un et l’autre camp, ces deux espèces d’anarchistes, au sens exact du mot, ne verriez-vous pas fondre les effectifs, Excellences ? Devrons-nous donc plus simplement considérer comme ennemi tout schismatique, hérétique, agnostique, incapable de réciter sans faute le Symbole de Nicée ? — N’en faites rien, malheureux ! Des hérétiques et des agnostiques il y en a, hélas ! un peu partout. Il y a même aussi des infidèles. Ne nous questionnez plus. Nous ne sommes pas des hommes charnels, nous bénissons ou maudissons les intentions, du moins telles qu’on les exprime. Dieu jugera le reste. — Bien sûr. Ce sont les intentions que vous maudissez, mais ce n’est pas les intentions qu’on fusille. Si vous ne voulez avoir affaire qu’aux intentions, pourquoi vous mêlez-vous d’une bataille d’hommes ? Les hommes ont assez de prétextes pour se casser la tête. Vous allez nous gêner, Excellences, ne vous mettez pas dans le champ de tir ! À la première occasion qui vous paraîtra favorable, vous redeviendrez des hommes de paix et vous nous laisserez entre deux feux, comme Louis XVI fit jadis des Suisses. Nous n’entendrons plus parler de vous jusqu’au jour où un brave homme de prêtre, un peu pâle et bredouillant, par une petite aube froide que je sais, viendra nous exhorter au bruit des marteaux qui cloueront quelque chose, derrière le mur. C’est pourquoi ma requête n’a nullement le caractère que vous pourriez lui supposer. Une guerre civile est voulue par un petit nombre, mais elle est d’abord la résolution d’un complexe psychologique : « Finissons-en une fois pour toutes ! » L’adversaire n’y est pas un homme à réduire, mais à supprimer, la société s’avouant décidément incapable de le faire rentrer dans ses cadres. C’est un hors-la-loi, la loi ne le protège plus. Il n’a plus rien à attendre que de la pitié. Or, en guerre civile tout acte de pitié serait d’un exemple déplorable pour la troupe. Vous ne pensez tout de même pas que les combattants du général Franco eussent supporté de voir embrocher par des Maures pouilleux des Espagnols qui demandaient pardon dans leur propre langue, s’ils n’avaient cru sur la foi de leurs chefs, que ces compatriotes étaient des monstres. Il n’y a pas de pitié en guerre civile, il n’y a pas non plus de justice. Les Rouges de Palma n’appartenant pour la plupart qu’à des partis modérés de gauche, n’avaient eu nulle part aux assassinats de Madrid ou de Barcelone : ils n’en furent pas moins abattus comme des chiens. On ne part pas pour la guerre civile avec des avocats, des juges et des codes d’instruction criminelle dans les fourgons. Je n’ai aucun goût pour cette sorte d’entreprise, mais il est possible qu’on me l’impose un jour. Alors il me semble que je tâcherai de regarder ma besogne en face, avant de retrousser mes manches. Je reproche à vos hommes d’ordre d’aller dans l’injustice exactement comme ils vont au bordel, en rasant les murs, lorsqu’ils n’éprouvent pas encore le besoin, une fois satisfaits, de faire paternellement la morale à la pauvre fille qui vêtue d’une paire de bas, les écoute en bâillant, assise au bord du lit. La loi des suspects, par exemple, n’est-elle pas inscrite en toutes lettres dans n’importe quelle charte de guerre civile ? À quoi bon faire la grimace. — Feu sur qui bouge ! — Convenez qu’il n’y a pas grand’chose à tirer d’une telle maxime pour un grave jurisconsulte. Celui qui bouge peut être le blessé agonisant, qu’importe ? Pas un seul des blessés ou des malades faits prisonniers au cours des opérations de guerre, août et septembre 36, contre les Catalans, à Majorque, n’a été épargné par les nationaux. À quel titre l’eussent-ils été, je vous le demande ? Hors la loi, ils se trouvaient aussi hors de l’humanité, des animaux féroces — feras — des bêtes. N’était-ce donc pas assez ? Allez-vous faire encore de ces misérables des réprouvés ? Jusqu’à ce moment, l’Église tolérait qu’on les supprimât. Convient-il désormais de donner à cette suppression le caractère d’un acte méritoire, justifié par des motifs surnaturels ? Je l’ignore. Je voudrais qu’on précisât. Il est difficile de traiter les soldats de l’Armée du Mal comme des belligérants quelconques. N’appartiendraient-ils pas de ce fait à la juridiction ecclésiastique ? Leur crime est précisément celui que châtiaient avec le plus de sévérité les tribunaux du Saint-Office, et l’histoire nous apprend que ces tribunaux n’épargnaient ni les femmes ni les enfants. Que devons-nous faire des femmes et des enfants ? Je me demande pourquoi on trouverait ridicule la question que je pose ici. Car il est vain de tenir pour responsables de l’Inquisition l’Église ou les Rois catholiques — ce sont les mœurs qui l’ont faite. Après tout, lorsqu’elle allumait ses bûchers à travers l’Espagne, ce pays comptait beaucoup plus d’éminents théologiens qu’aujourd’hui, et l’Évangile y étant déjà prêché depuis quinze cents ans, il y a lieu de croire que nous n’avons pas appris grand’chose depuis. Les usages évoluent plus lentement que les mœurs, ou plutôt les mœurs n’évoluent pas, elles semblent sujettes aux brusques et profondes mutations qui marquent l’origine et le déclin des périodes historiques comme aussi celles des espèces animales ou végétales. Le monde est mûr pour toute forme de cruauté, comme pour toute forme de fanatisme ou de superstition. Il suffirait qu’on respectât certains de ses usages, et, par exemple, qu’on s’abstînt de violenter son curieux sentiment de sollicitude envers les bêtes, une des rares acquisitions, peut-être, de la sensibilité moderne occidentale. Je crois que les Allemands s’habitueraient très vite à brûler publiquement leurs juifs, et les staliniens leurs trotskistes. J’ai vu, j’ai vu de mes yeux, j’ai vu moi qui vous parle, j’ai vu un petit peuple chrétien, de tradition pacifique, d’une extrême et presque excessive sociabilité, s’endurcir tout à coup, j’ai vu se durcir ces visages, et jusqu’aux visages des enfants. Il est donc inutile de prétendre garder le contrôle de certaines passions lors qu’elles sont une fois déchaînées. Les utiliserons-nous telles quelles ? Courrons-nous ce risque ? Devrons-nous étouffer dans le sang, à l’exemple des contemporains de Philippe II, ces grandes hérésies encore à peine formées, mais qu’on sent déjà remuer sous la terre ? Pendant des mois, à Majorque, les équipes de tueurs, transportées rapidement de village en village par des camions réquisitionnés à cet effet, ont froidement abattu, au vu de tous, des milliers d’individus jugés suspects, mais contre lesquels le tribunal militaire lui-même eût dû renoncer à invoquer le moindre prétexte légal. Mgr l’Évêque de Palma était informé de ce fait, comme tout le monde. Il ne s’en est pas moins montré, chaque fois qu’il a pu, aux côtés de ces exécuteurs dont quelques-uns avaient notoirement sur les mains, la brève agonie d’une centaine d’hommes. Cette attitude sera-t-elle demain celle de l’Église ? La question a désormais beaucoup moins d’importance pour les Espagnols que pour nous. Il semble vraisemblable, en effet, que les généraux du Pronunciamento, pour sauver leur tête, laisseront rétablir la Monarchie qu’ils ont détruite six ans plus tôt. L’entreprise n’aura coûté qu’un million d’hommes. Évidemment cette dépense paraît énorme. Elle vaut du moins à l’Espagne d’être hors d’état, pour longtemps, de prendre part à n’importe quelle Croisade. Derrière ses montagnes elle reste, comme par le passé, en marge de l’Europe. L’épuration est d’ailleurs terminée là-bas. Je pense à l’épuration de mon pays, qui n’est pas commencée encore, je pense à l’épuration des Français. Pour rallier une certaine partie de la classe ouvrière le temps nous est bien mesuré. Si la lutte des Forces du Bien contre les Forces du Mal est si proche qu’on le dit, la nécessité s’impose d’agir vite et fort. Ne pourriez-vous pas prendre vos responsabilités comme nous prendrons les nôtres le jour venu ? Car ce n’est pas avec M. Paul Claudel ou le R. P. Janvier que vous viendrez à bout de votre Croisade, c’est avec nous. Voilà pourquoi j’ai parfaitement le droit de vous parler tranquillement en face comme je le fais. Si des malheureux croient que j’ironise, je les plains. La Russie maintenant n’est plus seule à souhaiter une révolution en France. Les deux autres États totalitaires n’en tireraient pas un moindre profit, et celle de gauche doit avoir logiquement leurs préférences parce qu’elle bouleverserait plus profondément la structure du pays, briserait ses cadres, nous aliénerait les démocraties capitalistes et permettrait aux dictateurs de plus fructueuses combinaisons. Il est donc possible que nous soyons forcés de tirer les premiers. Cela n’ira pas sans risque de malentendu. Quel que soit leur toupet, les prédicateurs de la Bonne Guerre n’oseraient soutenir que les Forces du Mal se trouvent si nettement délimitées que nous ne frapperons qu’à coup sûr. Vingt pour cent de pillards, incendiaires, de bourreaux, c’est beaucoup, et je vous fais la part belle, il me semble. Malheureusement la canaille se trouve rarement sous le feu des mitrailleuses. Soyez sûrs que la nôtre aussi donnera tous ses soins à l’arrière, au moral de l’arrière, aux traîtres, aux espions, aux défaitistes de l’arrière. Il ne restera devant nous que de braves ouvriers français, assez bêtes, par exemple, pour me croire l’ami de M. André Tardieu, et prêts à me fusiller comme tel, pauvres diables ! Faudra-t-il traiter en bêtes fauves des gens que j’estime ? — Hé bien ! traitez-les comme vous voudrez ! — Pardon. La honte des guerres civiles, c’est qu’elles sont d’abord essentiellement des opérations policières. La police y inspire et ordonne tout. Combattant sur le front d’Espagne, si j’avais prétendu m’opposer aux exécutions sommaires, j’aurais été moi-même fusillé. On ne fait pas la guerre civile avec des gants blancs. La Terreur est sa loi, et vous le savez. Les Évêques espagnols le savent si bien qu’ils ont dû faire allusion aux excès regrettables, aux abus inévitables, sur un ton qui n’a rien de militaire. Hélas ! je regrette de l’avouer : ces formules d’absolution générale ne comptent nullement à mes yeux. La méprise de Leurs Seigneuries est toujours la même. Elles ont l’air d’imaginer que la guerre ressemble au mardi gras, qu’elle est une sorte de joyeuse trêve à la morale commune, et qu’on s’y livre à la cruauté comme les joyeux de carnaval au jeu des pince-fesses. Une fois éteints les derniers lampions, il convient d’accueillir le cher enfant avec un sourire entendu et paternel. « Allons, allons, rassurez-vous. Il y a des moments où l’on n’est pas maître de se refuser un petit plaisir. N’y pensons plus ! » — Mais, Excellences, ce ne sont pas du tout des petits plaisirs ! — Avouez donc que dans le feu de l’action, les militaires deviennent féroces, ils ressemblent au cheval de l’Écriture qui geint et frappe le sol. Nous savons cela par M. Claudel qui sait ce qu’est la guerre, qui a même écrit des poèmes de guerre. Après tout, lorsqu’on se trouve en face d’un homme qui a voulu vous tuer une minute plus tôt, on est bien excusable, fût-il prisonnier, de le piquer un peu avec la baïonnette, cette baïonnette que les vaillants Poilus français appelaient, n’est-ce pas, Rosalie ? — Mais non ! Mais non : Vos Seigneuries font erreur. Les guerriers à l’exception de Mme Chenal ou de M. Paul Claudel, ont toujours ignoré jusqu’au nom de Rosalie. Je pense que Rosalie doit s’entendre d’une baïonnette rose de sang. Cette plaisanterie féroce et polissonne n’a, je vous assure, rien de militaire. Sauf votre respect, elle doit traduire en un langage poétique les délectations moroses de quelques dames sevrées de tendresse, ou tourmentées par l’âge. Excellences, beaucoup de dames se font du guerrier permissionnaire l’idée la plus propre à stimuler leurs facultés amoureuses. Ne tombez pas innocemment dans la même illusion. Les vieilles Anglaises aussi se persuadent que l’aficionado ne fréquente la Plaza que dans l’espérance d’y voir éventrer les chevaux, mais c’est elles — pauvres chères choses ! — qui n’ont d’yeux que pour ces saloperies. Sans doute, il est possible que la guerre ait jadis formé des gladiateurs, des belluaires. Du moins chez les peuples à sang de bouc. Mais lorsqu’un homme a une fois fait face au mur orange et noir du tir de barrage, dans le barrissement des mille sirènes d’acier, puis ménageant son souffle, ses gros souliers collant à la glaise, s’est aligné de son mieux sur ce qu’il reste de la section, il n’a plus le temps de songer à la bagatelle — je veux dire à la haine de l’ennemi… Mais non, Excellences, vous vous trompez encore, il n’a pas bu. Il ne se saoûlera qu’après. Il est aux portes de la mort, ou sans doute un peu au delà, mais il ne le sait pas, il ne sait rien de ce détachement essentiel, fondamental, qui n’a plus les couleurs de la vie, atteint à une espèce de transparence surhumaine. Les forces hurlantes qu’il affronte sont absolument sans proportion avec la révolte ou la colère d’un pauvre diable tel que lui ; et bien qu’il se croie souvent très occupé à ne pas laisser sa culotte dans les barbelés, j’affirme à Vos Seigneuries qu’il marche alors nu sous le regard de Dieu. Ce sont là des confidences que vous recevrez rarement pour cette raison que les portes de la mort ne se trouvent sur aucun indicateur de chemin de fer. Ceux qui, dans leur naïveté, ont choisi eux-mêmes le nom cocasse : Anciens Combattants, auront beau retourner en famille à la place exacte où ils subirent l’épreuve du feu, ils ne se souviennent de rien du tout et faute de mieux, ils racontent des histoires. Car les souvenirs de guerre ressemblent aux souvenirs de l’enfance.

Vos Seigneuries doivent comprendre que l’héroïsme serait trop aisé à définir s’il existait de par le monde des héros patentés capables de donner aux curieux des consultations sur la matière. Les héros ne se croient pas plus des héros que les saints ne se croient des saints. En attendant la décision parfois tardive de l’Église et même bien après, vous savez que ces derniers doivent s’en remettre du soin de leur gloire, à des chanoines lettrés, qui les refont naturellement à leur image et ressemblance. Même à la guerre, on a d’ailleurs plus rarement que vous ne pensez l’occasion d’être héroïque, ne fût-ce qu’un instant. Vous pourriez très bien avoir fait prisonnière tout une section de mitrailleuses, et garder néanmoins de ce fait d’armes une impression un peu trouble, qu’une louange excessive a vite fait de rendre désagréable. Au lieu que vous ne douterez nullement de telle ou telle conjoncture, si humble qu’elle ne saurait faire la matière d’un récit, où, de la fatigue, du dégoût, de l’angoisse, de la révolte même de votre chair exténuée a tout à coup surgi l’acceptation de la mort, non pas délibérée ni joyeuse mais plus intime, plus profonde — la réconciliation pacifique de la vie et de la mort, ainsi qu’un miracle de lumière. — Excellences, je ne me sers pas de pareils mots à l’intention de Vos Seigneuries, je comprends très bien que vous vous fassiez des soldats de mon pays une idée très différente. J’écris, à cet instant, pour délivrer mon âme, parce que j’en ai assez d’entendre tour à tour rabaisser la guerre, puis l’exalter, sans jamais d’ailleurs y rien comprendre. Ces moments-là furent à nous, rien qu’à nous, tellement à nous que la mémoire est le plus souvent impuissante à les accorder de nouveau à la trame de la vie. Ils furent ce qu’ils furent, ils furent une fois, ils ne se rattachent qu’en apparence à certaines images, d’ailleurs banales, communes à tous, en sorte que le mécanisme de la mémoire, pour les remplacer, tourne à vide. Vos Seigneuries interrogeraient vainement là-dessus mes vieux compagnons : « C’est vrai, avoueront-ils peut-être. Il y a des jours où l’on se foutait de tout. Aucun mystère à ça. » Ils auraient répondu de même vingt ans plus tôt, remontant la chanson aux lèvres, vers les lumineux villages, pleins du cri des coqs et du joyeux tintement des seaux sur la margelle. Je les vois par d’insolites matins, sur les petites places ensoleillées, la capote encore raide de boue, et leurs sacrées bandes molletières. « On va se noircir ? On y va ? » — Ils essayaient de sourire, avec leurs barbes de trois semaines et des joues si creuses qu’ils souriaient de travers — visages, ô chers visages, ô visages de mon pays ! Je sais qu’il n’est pas bien de se noircir. Mais que voulez-vous ? Ils croyaient noyer dans un vin illusoire, une bibine acide, la peur d’hier et celle de demain. Mais ce n’était pas la peur, c’était le souvenir de la grâce reçue, car ils avaient hâte de redevenir des hommes comme les autres, de se retrouver dans leurs pauvres peaux d’électeurs mobilisés, comme jadis ils quittaient le veston du dimanche, enfilaient la culotte de velours, faisaient jouer leurs orteils dans les espadrilles. — De la grâce reçue ? De quelle grâce ? — Hé bien ! je ne puis trouver un autre mot : une grâce, un don. Qu’ils fussent incapables d’en apprécier le prix, cela ne fait rien à l’affaire, je pense ? Beaucoup d’entre eux croyaient même y voir un présage fâcheux. « Il y a des jours où on ne tient plus à la vie, » disaient-ils. Sans doute craignaient-ils que la vie, par un juste retour, ne tînt plus à eux, les oubliât. Et ils délibéraient tranquillement de se noircir, de se noircir au plus juste prix. Ils se noircissaient en effet, ils redevenaient de pauvres diables. C’est ce que vous appelez, je crois, l’abus de la grâce ? Ils ignoraient heureusement, la nature de cette faute et sa gravité. Ils ignoraient pour la plupart, jusqu’au nom de grâce. Nous discuterons une autre fois — quand vous voudrez — s’il s’agissait d’ignorance ou d’oubli, car beaucoup de ces gens-là étaient baptisés. Je veux dire seulement qu’ils avaient peut-être été parfois dignes de cette grâce, de ce sourire de Dieu. Car ils vivaient, sans le savoir, au fond de leurs trous boueux une vie fraternelle. Non pas qu’ils fussent, entre eux, irréprochables, ni qu’ils s’appelassent frères, à la manière des moines, un mot de trois lettres, que je n’ose écrire, suffisant d’ordinaire à leur cordialité. Prendre le tour de garde d’un camarade fatigué, à l’heure où le froufroutement du crapouillot monte dans le jour qui sombre, ce n’est pas rien ! Ils faisaient cela, et bien autre chose encore. Ils partageaient leur dernière croûte de pain, buvaient ensemble l’ultime bidon de café puant, et de leurs grosses mains maladroites, avec des : « C’est-y malheureux tout de même ! » et des : « Misère ! » fourraient leur paquet de pansement tout entier dans l’antre béant d’un ventre, où coulait la sueur de leur front. Cela non plus n’est pas rien lorsque les balles des mitrailleuses claquent à hauteur des épaules ! J’attire de nouveau sur ce point l’attention des Seigneuries espagnoles. Quand on vit une vie pareille, il est difficile de haïr l’ennemi. Le don quotidien de soi-même n’incline à aucun des sentiments — haine, envie, avarice — qui resserrent l’homme sur lui-même, font de lui-même sa propre fin. On s’habitue très bien aux morts, à la vue, à l’odeur des morts, mais les charniers sont les charniers. Une brute y devient lâche, un lâche y pourrit sur place, se liquéfie. Aussi longtemps qu’il y aura des soldats dans le monde, vous ne les empêcherez pas d’honorer leur risque, et qui honore son risque, honore l’ennemi. Telle est la loi du sport et de la guerre. — Mais qui vous empêche d’honorer ? — J’illustrerai donc ce propos d’un exemple. J’ignore ce que firent ou ne firent pas les Croisés de la Péninsule. Je sais seulement que les Croisés de Majorque exécutèrent en une nuit tous les prisonniers ramassés dans les tranchées catalanes. On conduisit le bétail jusqu’à la plage où on le fusilla sans se presser, bête par bête. Mais non, Excellences, je ne mets nullement en cause votre vénéré Frère, l’évêque-archevêque de Palma ! Il se fit représenter comme d’habitude, à la cérémonie, par un certain nombre de ses prêtres qui, sous la surveillance des militaires, offrirent leurs services à ces malheureux. On peut se représenter la scène : « Allons Padre, celui-là est-il prêt ? — Une minute, monsieur le capitaine, je vais vous le donner tout de suite. » Leurs Excellences affirment avoir obtenu dans de pareilles conjonctures, des résultats satisfaisants, que m’importe ? Avec un peu plus de temps devant eux, et par exemple en prenant la peine d’asseoir les patients sur une marmite d’eau bouillante, ces ecclésiastiques auraient sans doute mieux réussi encore. Ils leur auraient même fait chanter les vêpres, pourquoi pas ? Moi, je m’en fiche. Le travail achevé, les Croisés mirent les bestiaux par tas — bétail absous et non absous — puis les arrosèrent d’essence, que l’on appelle là-bas gazoline. Il est bien possible que cette purification par le feu ait revêtu alors, en raison de la présence des prêtres de service, une signification liturgique. Malheureusement je n’ai vu que le surlendemain ces hommes noirs et luisants, tordus par la flamme, et dont quelques-uns affectaient dans la mort des poses obscènes, capables d’attrister les dames palmesanes, et leurs distingués confesseurs. Un goudron puant sortait d’eux par rigoles, et fumait sous le soleil d’août. Précisément, je crois que M. Bailby, directeur du Jour, est quelque chose au syndicat des journalistes ? Je l’informe donc, en passant, que M. le baron Guy de Traversay, secrétaire général de l’Intransigeant, était parmi ces morts-là.

Faut-il répéter encore que de telles images ne troublent pas mon sommeil ? Ce sont des images de guerre civile, très monotones, à la longue. En 1914, un Allemand, par exemple, était logiquement tenu pour indésirable aussi longtemps qu’il foulait en armes le sol de notre pays. Prisonnier, blessé ou malade, il appartenait aussitôt à la part estimable de l’humanité, les idiots de l’arrière eux-mêmes n’ayant jamais osé, du moins publiquement, affirmer que les armées allemandes, autrichiennes ou bulgares étaient les Armées du Mal. Mais les Rouges sont les Rouges. Toujours à l’exemple du gibier réservé jadis aux inquisiteurs, les hommes de désordre sont moins à craindre pour leurs armes que pour leur langue. Ces pervertisseurs de conscience appartiennent même à une espèce si venimeuse que leur contact seul rend digne de mort. Pour en revenir au secrétaire général de l’Intransigeant, c’est vainement qu’il justifia de sa qualité de journaliste français. Je ne crains aucun démenti lorsque j’affirme qu’après un bref débat entre deux officiers espagnols, il fut exécuté pour avoir été trouvé porteur d’une misérable petite feuille dactylographiée, signée des fonctionnaires de la Generalitat, le recommandant à la bienveillance du capitaine Bayo. Il est parfaitement possible qu’une feuille semblable, signée des autorités nationalistes de Palma, m’eût valu, chez les républicains, le même sort. Je pourrais cependant répondre que je n’en sais rien, puisque à ma connaissance du moins aucun journaliste français n’a été fusillé par les gens de Valence. Il me semble beaucoup plus simple d’écrire que les anarchistes de la F. A. I. professant n’avoir ni Dieu, ni Maître, ce fait vous eût dispensé de chercher, à mon assassinat, aucune autre justification que celle de leur bon plaisir. Au lieu que j’ai une longue, une très ancienne pratique de la conscience des gens de bien, je connais leurs cœurs. S’ils tuent, ou concèdent de tuer, c’est qu’ils se sont d’abord, je suppose, mis en règle avec Dieu et leurs maîtres, avec la Loi, et surtout avec l’opinion des gens de bien, car ils ont des fils à établir et des jeunes filles à marier. Il est certain que le capitaine-croisé qui a tenu dans ses mains le sort de notre compatriote, ne le croyait nullement coupable des assassinats des prêtres catalans ou du pillage des églises de Malaga. Non pas coupable ni même complice, mais moralement responsable, je pense ? Comme étaient jadis responsables du massacre des otages, exécuté par une centaine de voyous, les vingt mille communards abattus par les soldats du général Gallifet, encore que les évêques français de ce temps-là n’aient pas cru indispensable de se solidariser, au nom de Dieu, avec ce militaire.

Sans doute, Leurs Excellences espagnoles vont trouver que j’argumente bien lentement, à petits pas. Qu’ils prennent patience ! Nous ne discutons sur le passé que par légitime souci d’un proche avenir. Je ne me lasserai pas de répéter que nous pouvons entreprendre d’un jour à l’autre l’épuration des Français sur le modèle de l’épuration espagnole, bénie par l’épiscopat. « Ne vous inquiétez pas, me soufflent à l’oreille Leurs Seigneuries. Une fois la chose en train, nous fermerons les yeux. » Mais je ne veux justement pas que vous fermiez les yeux, Excellences ! Si vous fermez les yeux, je me connais, je cesserai aussitôt de fusiller la canaille. Pour exécuter convenablement cette besogne, ce n’est pas d’indulgence, mais d’encouragement que j’ai besoin. La menace même de l’enfer, en cas de négligence, ne serait pas de trop. Je suis tenté de bien des manières, hélas ! et pourtant il ne m’arrive pas, même après un dîner copieux, de me dire : « Quel dommage que la prudence de mon directeur me retienne d’épurer ! » C’est un travail difficile, une besogne harassante, d’épurer ! Si je dois envisager de l’entreprendre un jour, à qui diable Vos Seigneuries veulent-elles que je m’adresse ? « Nos Seigneuries ne comprennent pas grand’chose à ces bizarreries. Vous n’êtes bon qu’à faire un simple soldat de la Croisade, ou peut-être un caporal, puisqu’on nous dit que vous avez obtenu ce modeste grade, au cours de la dernière guerre. Il serait étrange que nous dussions vous encourager à tuer. N’est-ce pas votre besogne de soldat ? Le Mal n’a déjà que trop de prestige, et nous risquerions de scandaliser les faibles par un don-quichottisme qui ne s’accorde pas du tout à la sainteté de notre ministère. L’idée d’honorer les ennemis de l’Église ne nous est jamais venue. Il importe, au contraire, de rabaisser d’abord leur superbe, leur vaine gloriole, de les humilier. L’aiguillon d’une certaine injustice facilite leur expiation en ce monde, leur épargnera dans l’autre des supplices plus grands. Qu’ont-ils à perdre ? Après tout, le feu des bûchers leur rendait jadis le même service. Le péché serait d’en agir ainsi par haine. Il suffit donc que nous souhaitions leur salut, et que nos théologiens affirment ce salut possible, car Dieu est mort pour tous, ce point de doctrine doit être maintenu. L’indulgence des docteurs ne saurait donner à penser qu’au petit nombre de fidèles qui lisent leurs livres. Le gros de nos paroissiens préférera toujours croire bonnement, une fois pour toutes, que la seule paillardise a damné Luther et que les distingués collaborateurs de l’Ami du Clergé épuisèrent en vain, à l’égard du pauvre Lamennais, les dernières réserves de leur charité. Il est moins utile de réfuter les faux prophètes que de détourner d’eux nos brebis. Mêmement, nous ne songions pas à soutenir que les milliers d’Espagnols fusillés par nos Croisés fussent des assassins de prêtres ou de religieuses. Ne vaut-il pas mieux mettre d’honnêtes gens fourvoyés au rang des assassins que risquer de faire passer les assassins pour d’honnêtes gens ? Il n’y a point ici-bas d’erreurs judiciaires irréparables puisque tous les jugements peuvent être réformés dans l’autre monde. — Mais, Excellences, la faute irréparable serait peut-être justement, de fusiller des innocents ? — Voilà pourquoi dans l’impuissance où nous sommes nous autres, gens d’Église, princes de la Paix, serviteurs des serviteurs d’un Dieu serviteur de tous, d’assumer le contrôle d’une répression laïque forcément brutale, nous préférons laisser dans la bonne foi nos enfants militaires. À quoi bon troubler leurs consciences, puisque aussi bien leurs chefs ordonnent, et qu’ils doivent obéir sous peine de mort ? Avec vos théories, la Croisade aurait finalement abouti à l’exécution légale, pour indiscipline, de nos fidèles les plus scrupuleux chez qui la charité du Christ se serait émue quelques mois ou quelques semaines trop tôt. De les laisser encore un temps sous le signe de la justice, où est le mal ? Après avoir ainsi évité des cours martiales, peu tendres pour les objecteurs de conscience, ils retrouveront la miséricorde le jour où nous aurons besoin d’eux, ils faciliteront grandement notre tâche lorsque les Révérends Pères Jésuites démocrates jugeront le moment venu de se rapprocher des masses ouvrières. Cette politique empirique paraît dénuée de noblesse. Elle n’est guère noble en effet. Nous nous promettons de la suivre, vaille que vaille, cahin-caha, jusqu’au dernier des jours, car nous croyons le monde inguérissable, bien que nous nous gardions de l’avouer franchement. Si le monde devait guérir, nous le saurions depuis deux mille ans. Le monde païen était dur, mais il y avait en lui un principe de craintive soumission aux forces de la nature, à ses Lois, au Destin. L’espérance chrétienne en a fait éclater la sève assise. Pour avoir raison des vieilles murailles, ne suffit-il pas de quelques fleurs des champs, poussant leurs racines dans chaque fissure, avec l’humidité de la terre ? Et voilà que l’Espérance, détournée de ses fins surnaturelles jette l’homme à la conquête du Bonheur, enfle notre espèce d’une espèce d’orgueil collectif qui rendra son cœur plus dur que l’acier de ses mécaniques. Nous ne sommes pas que les prédicateurs de l’Évangile, nous en sommes aussi les ministres. À mesure que son esprit va s’affaiblissant, nous ressemblons à ces ambassadeurs de pays trop vulnérables qui n’osent jamais parler de réclamer leur passeport, par crainte qu’on ne les prenne au mot. Contre nous, les écrivains catholiques ont beau jeu ! Hélas ! nous ne faisons ni ne défaisons plus les Royaumes. Nous entrons par la porte qu’on veut bien laisser ouverte seulement nous y entrons avec l’ancienne pompe, et si nos hôtes n’y regardent pas de trop près, nous leur faisons les honneurs de leur propre table. Les écrivains catholiques savent-ils l’Évangile mieux que nous ? Ils tournent en dérision notre Croisade. Ils nous somment de mettre à sa tête un chef irréprochable. Qu’ils le cherchent, et l’ayant trouvé, qu’ils l’y mettent eux-mêmes ! Jusque-là nous nous contenterons de celui qui nous sert d’habitude, sans que nous ayons la peine de le nommer. Voulez-vous savoir son nom ? Il s’appelle le général Moindre-Mal. Nous le préférons encore au général Mieux, que la sagesse des nations a d’ailleurs dénoncé depuis longtemps comme l’ennemi du Bien. Que voulez-vous ? La société humaine est pleine de contradictions qui ne seront jamais résolues. Ainsi la Révolution s’est toujours faite avec les pauvres, bien que les pauvres en aient rarement tiré grand profit. La contre-révolution se fera toujours contre eux, parce qu’ils sont malcontents, et parfois même désespérés. Or le désespoir est contagieux. La Société s’accommode assez bien de ses pauvres, aussi longtemps qu’elle peut absorber les malcontents soit dans les hôpitaux, soit dans les prisons. Lorsque la proportion des malcontents s’augmente dangereusement elle appelle ses gendarmes et ouvre en plein ses cimetières. Vous me répondrez qu’il n’y a plus aujourd’hui de société — ce qu’on appelle de ce nom n’est en effet qu’une espèce de compromis — l’ordre établi — un état de choses. Un état de choses ne subsiste que grâce à un certain optimisme. Faute de mieux, on rétablit l’optimisme en diminuant le nombre des malcontents. Ce sont là d’amères vérités, nous l’avouons et il est préférable pour nous de les laisser dans l’ombre. Elles ne sont d’ailleurs pas nôtres. Qu’on nous refasse une société chrétienne, et notre politique sera bien différente ! L’Église aussi est une société. En tant que telle, c’est avec les sociétés humaines qu’elle traite. Voudrait-on que nous soyons toujours du côté des malcontents ? Notre crédit temporel serait alors bien vite épuisé ! Certes, nous ne manquons jamais de respecter la pauvreté, ni d’enseigner qu’elle mérite honneur et révérence. Mais il n’y a pas que la pauvreté, il y a les pauvres. Les seuls vrais pauvres dont nous pouvons nous porter garants sont les pauvres volontaires, nos moines et nos moniales. Ceux-là portent l’uniforme de l’armée régulière. Les autres appartiennent aux formations irrégulières, à peu près comme ces corsaires pourvus d’une lettre de marque et que les pouvoirs légitimes se réservaient toujours de désavouer. Il est parfaitement exact que le monde moderne en multipliant les besoins, multiplie les misérables, il rend de plus en plus difficile le paisible exercice de la pauvreté. Les papes ont éveillé, par des encycliques, sur ce problème capital l’attention des gouvernements. Que pouvons-nous de plus ? Le nombre des misérables va croissant, et nous voyons croître à proportion les budgets de guerre. Il y a là une coïncidence troublante. Après tout, détruire à coups de canon, le surplus des misérables, ou consumer par le feu des récoltes entières de froment, jeter au ruisseau des tonnes de lait, sont des mesures absolument identiques. Si la société matérialiste nous demandait d’approuver solennellement, par exemple, l’extermination des chômeurs, nous lui répondrions certainement par un refus. Remarquez que ce procédé aurait pourtant des conséquences moins inhumaines qu’une abstention impuissante, car en laissant se multiplier les misérables c’est-à-dire les éléments antisociaux inassimilables, on aboutit fatalement à des répressions sanglantes qui toujours dépassent le but, remplissent les cimetières, vident les caisses de l’État, sont la cause de crises économiques, génératrices ainsi de nouveaux misérables — ainsi se ferme le cycle infernal. N’importe ! l’extermination des chômeurs tombe d’elle-même sous nos censures. Mais nous ne saurions interdire à la Société de se défendre contre les éléments de désordre. D’autant que nous sommes, de ces désordres, les premières victimes. Cette dernière considération paraîtra, elle aussi, peu noble à M. Bernanos. Nous lui ferons donc observer que dans la mesure même où la société s’endurcit, nos œuvres sont de plus en plus précieuses, indispensables. Il est des misérables chrétiens, il en est d’autres impies. Qu’on fusille ces derniers, nous ne nous en réjouirons pas, mais enfin nous n’en sommes pas fâchés pour nos églises et pour nos prêtres. Que voulez-vous que nous répondions à des gens qui prétendent en assumer la défense contre les bourreaux et les incendiaires ? Nous faisons semblant de les croire. Il arrive que nous les croyions, car ce temps malheureux abonde en paradoxes, équivoques et contradictions. Gagner encore quelques années, quelques mois même, ce n’est pas rien ! Car l’heure viendra, l’heure va venir où l’on nous mettra, comme on dit au pied du mur. La société matérialiste a encore pour nous des égards. Elle s’est baptisée réaliste. Le réalisme est un nom honorable, un beau nom qui nous rappelle les controverses de la bonne époque, la querelle des universaux. Ne décourageons pas cette bienveillance. Il est clair qu’après avoir exterminé les misérables, elle demandera l’autorisation de décimer, au nom des mêmes principes réalistes, les incurables, les infirmes, les tarés, ou présumés tels — dans l’intérêt de la race. Nous devons nous opposer nécessairement à cette regrettable pratique. Nous nous y opposerons avec le moindre risque, soutenu par une partie de l’opinion universelle. Cette catégorie de misérables ne saurait, en effet, être entièrement assimilée aux autres éléments de désordre. Ainsi avons-nous pris contre M. Hitler la défense des juifs. Les juifs se sont bien gardés de prendre les armes. M. Hitler ne peut nous les représenter comme des révoltés ! Ainsi nous sont-ils devenus plus précieux que les catholiques basques, dont l’entêtement héroïque compromet gravement notre politique. De plus, les juifs sont puissants dans le monde et valent d’être ménagés. Nous le disons sans honte. Une telle attitude serait blâmable si nous attendions de ces juifs qu’ils servent nos intérêts temporels. Mais nous les ménageons pour qu’ils nous ménagent à leur tour, c’est-à-dire qu’ils ménagent l’Église, et peut-être même qu’ils dispensent un jour quelque part de leur superflu aux misérables échappés des massacres. Car tout vient du pauvre et tout retourne au pauvre. La pauvreté est un gouffre, engloutit tout, consomme patiemment les richesses de l’univers. Nous le savons. Nous savons que la patience du pauvre ne périra pas. Patientia pauperum non peribit in æternum. La patience du pauvre aura raison de tout. C’est ainsi qu’il faut entendre le mystère de son avènement. Le sceptre du pauvre est la patience. Ce sont là des vérités que les hommes de gouvernement, fussent-ils d’Église, doivent se dispenser de prêcher aux riches comme aux pauvres. Dieu sait où va leur cœur, mais ils ne peuvent prendre à leur compte les malédictions de Léon Bloy. Nous préférerons toujours M. Ch. Maurras à Péguy. Vit-on jamais une cité opulente où les pauvres diables aient mangé à leur faim ? Les plus hautes fleurs de la civilisation humaine ont poussé sur les fumiers de la misère. Il ne devrait pas en être ainsi, soit ! C’est pourquoi Notre-Seigneur Jésus-Christ a maudit le monde, et nous devons pourtant traiter avec le monde. L’habitude prise n’en va pas sans un certain endurcissement de cœur. Si l’Église était gouvernée par les Petites Sœurs des Pauvres, ses affaires temporelles n’en iraient pas mieux. Croyez-nous. Elles iraient même beaucoup plus mal. Que voulez-vous ! Nous faisons aux maîtres une obligation de la justice et aux esclaves un devoir de la résignation. Lorsqu’un esclave tire des coups de fusil, comment le tenir pour un résigné ? Au lieu que l’injustice du maître est affaire d’appréciation. Hélas ! nous ne nions pas du tout que l’injustice du maître coûte beaucoup plus cher à la société que certaines violences. Pourtant, même à dommage égal, la sanction sera très différente, car la justice défère à ses tribunaux l’injustice du maître, la révolte des autres étant du ressort de la garde civile. Or le jugement des mitrailleuses est malheureusement sans appel. Nous ne faisons aucune difficulté de convenir qu’il y a aujourd’hui de mauvais patrons. Il y en a eu de pires jadis. Pour faire la partie belle à nos contradicteurs, nous accepterons même de nous reporter au dernier siècle, lorsque la législation ouvrière n’existait pas. Nous pensons à l’un quelconque de ces petits potentats de province dont la cupidité, l’inconscience et l’avarice décimaient des générations de femmes et d’enfants, accablés par un travail qui dépassait leurs faibles forces, et auxquels un salaire dérisoire permettait à peine de ne pas mourir de faim. Si la peinture ne paraît pas encore noire, nous voudrons bien encore qu’au mépris du sixième commandement, ce mauvais riche disposât de ses plus jolies ouvrières pour de répréhensives pratiques. Cela s’est vu. Cela s’est même vu souvent. Supposez maintenant qu’un jour de paie, les ouvriers, après s’être rendus coupables d’ivrognerie — le plus grand des péchés de gourmandise, et le seul aussi qui reste à la portée des gens qui meurent de faim — se soient rassemblés dans l’intention de briser, à coups de pierre, les carreaux de leur patron. Le préfet — nous ne parlerons pas du maire, présumant que sous le règne de Louis-Philippe notre industriel eût certainement exercé lui-même la magistrature municipale — le préfet, disons-nous, n’aurait pas manqué d’intervenir avec ses gendarmes. Dans une conjoncture semblable, qu’un petit livre d’Édouard Drumont a rendu tristement fameuse, les émeutiers accompagnés de leurs familles, ayant refusé d’obéir aux sommations, l’agent responsable donne l’ordre de tirer sur la foule. Il y eut un nombre regrettable de victimes. Or, à l’exception de M. le chanoine Lemire et M. le comte Albert de Mun, les députés bien-pensants approuvèrent à l’unanimité ce fonctionnaire. Si légitime que pût être l’indignation des travailleurs, elle ne saurait naturellement se traduire par un désordre. N’importe quel préfet aurait agi de même, eût-il été bon catholique et membre de la Société de Saint-Vincent de Paul.

Je partage absolument l’opinion de Vos Seigneuries. On pourrait pousser plus loin l’argument. Il serait facile, par exemple, d’imaginer que l’industriel-maire recevait précisément à sa table, ce jour-là, le curé de la paroisse. Nul doute qu’en attendant l’arrivée, toujours un peu tardive, des gendarmes, cet ecclésiastique n’eût donné à son hôte, l’autorisation d’abattre la canaille qui menaçait sa propriété. — Votre ironie ne nous déconcerte nullement. L’exercice du droit de légitime défense ne saurait être refusé à personne. — Soit. Dans quelle mesure l’auriez-vous reconnu aux pauvres diables dont nous venons de parler ? — Dans la même mesure, exactement. Car si le mauvais riche, suivi de ses domestiques, était venu faire le siège de modestes et respectables chaumières, briser leurs vitres… — Excellences, il y avait rarement des vitres aux chaumières en ce temps-là. Votre hypothèse est d’ailleurs, permettez-moi de vous le dire, invraisemblable. Mais laissons dormir les morts. Oui ou non, au témoignage des Révérends Pères Jésuites-sociaux, n’existait-il pas, en Espagne, de nombreuses enclaves où l’incurie et l’avarice des propriétaires fonciers réduisaient à la famine des misérables sous-alimentés depuis des siècles ? Le dictateur Primo de Rivera appelait ces curieux centres de dépopulation, la honte de l’Espagne. — Nos Seigneuries le déplorent. Elles se sont levées maintes fois, se lèvent encore contre… — Que Vos Seigneuries prennent donc la peine de se rasseoir. Leur gymnastique ne sert à rien. Eussent-elles approuvé oui ou non, la révolte de ces malheureux ? Eussent-elles invoqué — je dis ouvertement, solennellement invoqué en leur faveur le droit de légitime défense ? — Leur révolte n’aurait guère plus servi que notre gymnastique. — Sans doute. Et je vais même vous dire pourquoi : c’est qu’à l’appel des propriétaires affameurs eût répondu aussitôt la totalité des gens d’ordre, parmi lesquels on aurait compté de braves gens, beaucoup de braves gens, presque aussi maigres et non moins exploités que les affamés. Il y a une solidarité des hommes d’ordre. Je ne la déplore pas. Je déplore qu’elle se soit constituée sur une équivoque inhumaine, sur une conception hideuse de l’ordre — l’ordre dans la rue. Nous connaissons cette espèce d’ordre depuis l’enfance. C’est l’ordre des Pions. Deux espiègles enfoncent leur plume dans les cuisses de l’élève Gribouille. Gribouille crie. — Élève Gribouille deux cents lignes. — Mais monsieur ! — Élève Gribouille deux cents lignes ; et si vous continuez à troubler vos studieux camarades, je vous mets à la porte de l’étude. — Nous et nos vénérés Frères avons écrit maintes fois… — Excellences, Vos Seigneuries ont parfaitement défini les conditions de l’Ordre Chrétien. Et même à vous lire, on comprend très bien que les pauvres gens deviennent communistes. Car c’est leur manière à eux d’exprimer leur désapprobation du faux ordre. La vôtre est d’un caractère évidemment plus grave, plus objectif. C’est peut-être que le désordre ne révolte que votre zèle ou votre raison. Les misérables seraient incapables de le définir, ils l’expérimentent à vif. Un médecin peut bien regretter très sincèrement qu’une mauvaise politique de l’hygiène voue d’innocents jeunes gens à la syphilis. Mais autre chose est de déplorer la syphilis, autre chose est d’attraper la vérole. — Vous prétendez convaincre Nos Seigneuries d’imposture ? — Assurément non. Je veux seulement dire que vous ne souffrez pas dans votre chair, et moins encore dans la chair de votre chair. Même alors, d’ailleurs, vos sentiments religieux vous rendraient plus facile l’exercice de la sainte patience. — Nous sommes, en effet, des hommes de paix. — Certes. Il arrive pourtant que le désordre vous presse à votre tour. Votre attitude alors n’est pas très différente de celle des violents qui tuent pour ne pas mourir. On vous voit, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, bénir des arguments à répétition qui sortent tout luisants, bien graissés, des célèbres bibliothèques de M. Hotchkiss. J’ai vu par exemple, Monseigneur l’évêque-archevêque de Palma agiter ses mains vénérables au-dessus des mitrailleuses italiennes — l’ai-je vu, oui ou non ? — Vous l’avez vu. Fallait-il donc nous laisser tuer, priver la catholique Espagne de ses pasteurs ? La vie de nos assassins était-elle plus précieuse que la nôtre ? Fallait-il qu’on les épargnât aux dépens de notre propre existence ? — Je répondrai une fois pour toutes à Vos Seigneuries que tuer est pour un homme d’honneur une nécessité douloureuse. Il me semblera toujours préférable d’opérer moi-même. Mais puisque Vos Excellences se résignent à n’exercer qu’indirectement, par personne interposée, leur droit de légitime défense, — ce droit qui me paraît de plus en plus réservé à une certaine catégorie de citoyens et comme inséparable du droit de propriété, au point qu’on peut bien défendre à coups de fusil sa maison, même si l’on en a plusieurs, alors qu’on ne peut défendre par les mêmes moyens, son salaire, même si l’on ne possède rien d’autre — il eût mieux valu, après tant de discours sur la malheureuse condition des paysans et des ouvriers espagnols, l’égoïsme des riches, le caractère prétendu antisocial de la monarchie bourbonienne vous retenir encore un peu de dénoncer solennellement au monde, comme seuls auteurs responsables d’une si grande variété de malheurs des hommes dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils souffraient plus que d’autres des erreurs et des malheurs que vous passiez votre temps à déplorer. Si vous ne disposez contre les mauvais riches d’aucune autre sanction que vos mandements de carême, c’est un triste spectacle de voir vos vieilles mains, vos vénérables vieilles mains où brille l’anneau du Pasteur désigner en tremblant, aux justiciers, la poitrine des mauvais pauvres. Même mauvais, les pauvres ne peuvent être tenus pour responsables, par exemple, de la crise économique et de la furie des armements. Ils ont perdu Dieu, soit. Est-ce que vous leur aviez donné Dieu à garder ? Je croyais jusqu’à ce moment que cette charge vous était confiée ? Nous nous faisons, nous autres pères, une idée, je crois, assez convenable des égards dus à votre paternité. Lorsque vos enfants tournent mal, pourquoi diable refuseriez-vous de partager l’angoisse des pères selon la nature ? Cette sorte d’angoisse a un nom, nous l’appelons la honte. Les fautes des fils n’ont-elles pas toujours rejailli sur les pères ? Ce risque est lourd, il assure aussi la dignité de notre humble ministère temporel. Si les fils n’étaient capables de déshonorer les pères, comment pourraient-ils les honorer. En parlant ainsi, je suis sûr de ne causer aucune surprise à Vos Seigneuries, car leurs prédicateurs ne manquent aucune occasion de nous rappeler nos responsabilités sur ce point capital. C’est d’ailleurs par cette responsabilité que nous sommes pères. Hors d’elle nous ne serions que des tuteurs ou des nourriciers. Certes, je ne doute nullement que dans le secret de leur oratoire, les évêques espagnols n’interrogent sévèrement leur conscience. Ils soulageraient grandement les nôtres en laissant voir quelque chose, dans leurs discours, de cette louable anxiété. Nous ne demanderions d’ailleurs pas mieux que d’en partager filialement l’amertume. Car à la fin des fins, si Dieu se retire du monde c’est qu’il se retire de nous d’abord, chrétiens. Je ne suis nullement expert en théologie, je parle ici comme d’habitude, selon la lettre et l’esprit du catéchisme élémentaire, le seul que je sois sûr de connaître. Depuis les premiers siècles, l’Espagne est un pays chrétien. Pour le préserver des Maures, des juifs et de la plus grande hérésie de l’Occident, les hommes d’Église n’ont guère ménagé sa chair et son sang. Ils ont trouvé dans les rois catholiques des collaborateurs si zélés que les Papes eux-mêmes devaient rassurer parfois la bigoterie soupçonneuse de ces grandioses maniaques dont les ambassadeurs, à lire certains de leurs rapports publiés jadis par M. Champion, espionnaient la Cour de France au compte de Monseigneur l’archevêque de Tolède, les sbires de la Sainte-Inquisition recueillant les suspects au passage de la frontière. Bref, il serait impossible de citer, en Europe, un pays où l’Église a trouvé plus d’alliés, ou s’il le fallait, de complices. En plein dix-neuvième siècle, alors que notre pauvre clergé ruiné par la Révolution, ne se recrutait déjà qu’avec tant de peine, Leurs Seigneuries espagnoles ne savaient, à la lettre, que faire de leurs prêtres et de leurs moines. On m’accordera de même qu’ils n’ont jamais manqué de ressources ni — sauf de brèves éclipses — des faveurs du gouvernement. Alors quoi ? N’est-il pas incroyable qu’une telle nation compte aujourd’hui un si grand nombre de fanatiques d’impiété ! L’exemple de mon propre pays ne saurait rien m’apprendre. Il a fallu deux siècles au rationalisme de la Renaissance pour infecter nos classes dirigeantes, et c’est de la bourgeoisie voltairienne que notre peuple tient son anticléricalisme. L’anticléricalisme, comme la vérole, a d’abord été chez nous une maladie bourgeoise. En 1789 la paysannerie française restait fidèle à ses prêtres. Elle le restait encore en 1875. Bref, Leurs Seigneuries espagnoles ne sauraient, comme les nôtres, accuser l’école laïque. — Évidemment, il y a le diable.

L’argument ne me semble pas négligeable. Me rapportant toujours au catéchisme élémentaire, je dirai cependant qu’il serait périlleux d’avouer qu’un pays disposant de si prodigieuses réserves spirituelles puisse être ravagé tout à coup par la haine de Dieu comme la peste. Je sais bien que la Providence se plaît parfois à déconcerter notre logique mais elle permet rarement que se pose aux hommes de bonne volonté la question sans réponse, par laquelle s’exprime l’espèce la plus insidieuse et la plus redoutable du désespoir : « À quoi bon ? » Contre le diable, l’Église dispose de puissants moyens surnaturels. Il est vrai, je ne l’ignore pas, que Dieu peut les rendre pour un temps inefficaces. Mais enfin, vous autres, gens d’Église, vous parlez sans cesse des nécessités de votre politique temporelle. À vous entendre, nous n’en apprécions nullement l’importance et les heureux effets dans le monde. Il n’est pas de sacrifice d’argent, de conviction et d’amour-propre que vous n’exigiez de nous dans l’intérêt de ces infaillibles combinaisons. Lorsqu’il vous arrivait de conclure jadis, au temps des diplomates, un avantageux concordat, ne réclamiez-vous pas votre part d’éloges, et, faute de mieux, sans reproche, Excellences, ne le preniez-vous pas vous-mêmes, grâce à la presse religieuse, experte en hyperboles ? Si comme les Révérends Pères Jésuites en nourrissaient l’espoir, Leurs Seigneuries avaient réussi à fonder de l’autre côté des Pyrénées une république bien-pensante, cette démocratie cléricale fruit d’un heureux compromis entre l’esprit conservateur et le vocabulaire de gauche, Dieu !… quelle ruée de thuriféraires, quelle envolée d’encensoirs ! Puisque votre politique temporelle a de si hauts desseins, pourquoi nous serait-il interdit de mesurer ses échecs ? Je ne suis nullement un fanfaron de sincérité. Pour ce qui me reste à dire, j’aimerais autant qu’un autre s’en chargeât. Qu’ai-je à gagner dans cette entreprise ? Je ne saurais me ranger parmi ces hommes dangereux auxquels on pardonne volontiers des excès de langage, parce qu’on les redoute. Leurs Seigneuries d’Espagne ou d’ailleurs n’ont rien à craindre de moi. Hélas ! il peut arriver à n’importe lequel d’entre nous, fût-il d’ailleurs prince ou évêque, de se trouver brusquement face à face avec la Sainte Humanité du Christ, car le Christ n’est pas au-dessus de nos misérables querelles — à l’exemple du Dieu géomètre ou physicien — il est dedans, il s’est revêtu de nos misères, nous ne sommes pas sûrs de le reconnaître du premier coup. Mais enfin, Leurs Seigneuries jouent avec moi, comme on dit, sur le velours. Elles savent bien que sous aucun prétexte je ne voudrais écrire un mot contre l’Église. J’accorde volontiers que mes propos ne conviennent pas à tout le monde, mais qui peut parler sans risque de scandale ? L’expression même de la pensée par la parole est dans le monde un scandale permanent. Et que dire de la parole écrite ? Bonne aujourd’hui, ne peut-elle pas être mauvaise demain ? Certaines œuvres bienfaisantes, libératrices, du temps que battait le pauvre cœur qui les avait conçues, nous apparaissent aujourd’hui fixées dans une immobilité redoutable, une espèce de grimace inhumaine — comme des spectres. Hélas ! le dernier privilège du pauvre était de ne savoir pas lire ! On l’en a privé avec les autres, il n’est pas analphabète, il n’est plus maintenant qu’ignorant. Le monde vit d’illusion, c’est-à-dire de prestiges, et c’est un grand malheur pour beaucoup que se substituent au prestige des personnes, ou même des uniformes, le prestige plus médiocre encore des mots. Je sais cela, je sais tout cela aussi bien qu’aucune des Excellences qui m’accusent de porter atteinte au leur. Mais quoi ? Ne m’ont-elles pas prêché jadis qu’il me fallait vivre avec mon temps ? Le silence peut-il suffire à maintenir les prestiges dans un monde livré aux bavards ? Il ne m’appartient pas de me prononcer sur le principe même du prestige, mais j’ai bien le droit d’apprécier les méthodes puisque j’appartiens au public qu’on prétend séduire. M’est-il défendu de les préférer sincères ? Sans doute le désir de sincérité ne s’impose pas si étroitement aux hommes publics, fussent-ils d’Église. J’admets volontiers qu’ils mentent, faute de mieux. Il reste que le mensonge est un pis-aller : encore faut-il qu’il serve à quelque chose. Or l’expérience de la vie nous apprend promptement que les mensonges les plus inutiles sont ceux-là qui prétendent masquer après coup les erreurs ou les fautes, les mensonges d’excuse, qu’on pourrait appeler les mensonges de raccroc. Après tout les pères de famille ont eux aussi leur politique temporelle, et cette politique est, par plus d’un côté, une politique de prestige. Nous gagnons rarement à étayer d’un mensonge, une erreur ou un échec. On n’échappe pas au ridicule par une affectation de gravité. Je sais une grande Dame, une très grande Dame, une des plus grandes Dames du monde qui, en présence de son bon cousin le roi d’Espagne, au cours d’un déjeuner intime, laissa choir son dentier. Elle le reprit discrètement, porta une seconde sa serviette à sa bouche, fit du regard le tour des convives, recueillit les sourires furtifs, et avisant enfin au bout de la table, le précepteur ecclésiastique pâle d’un compatissant émoi : « Monsieur l’abbé, dit-elle, je voudrais pouvoir vous faire archevêque, il n’y a que nous deux qui n’ayons pas ri. »

On peut me répondre que je ne suis pas bon juge de la politique temporelle des gens d’Église. Dieu me garde, en effet, d’imiter les insupportables polygraphes de droite qui, depuis trente ans, la plupart avec l’accent de Marseille, gourmandent l’Europe, décident gravement de la Paix ou de la Guerre, rêvent de fabuleuses alliances latines, sous le contrôle, sans doute, d’une Internationale de professeurs, et pour résoudre le problème allemand déclarent au nez d’un certain nombre de vieilles dames admiratrices et terrifiées : « Rien de plus simple. Selon la méthode cartésienne, divisons la difficulté c’est-à-dire l’Allemagne, en autant de petits États qu’il sera nécessaire. » Là-dessus, ils sonnent le secrétaire de rédaction qui leur apporte la colle et les ciseaux.

Je ne suis pas bon juge de la politique temporelle des gens d’Église, je ne connais pas leurs dossiers. Mais je suis juge, comme tout le monde, de ses manifestations publiques. Leurs Seigneuries savent mieux que moi ce qu’elles souhaitent de prestige. L’affaire n’est pas de souhaiter, mais d’obtenir. Or, si l’amour-propre suffit à nous informer du degré de prestige proportionné à l’opinion généralement favorable que nous avons de nous-même, elle ne saurait évidemment, pour la même raison, nous avertir du ridicule. C’est le prochain qui peut nous mettre en garde, lui seul. Je braverai donc ce ridicule en me permettant de dénoncer les omissions ou les mensonges désormais inutiles, puisqu’ils ne satisfont qu’une petite troupe de fanatiques respectueux, que la vérité contenterait probablement aussi bien, puisqu’ils se contentent de n’importe quoi. Pour un paroissien qui raisonne comme si les gens d’Église jouaient toujours la meilleure carte et ne perdent au jeu que grâce aux charmes magiques d’un diablotin dissimulé dans leur barrette, cent mille braves gens d’intelligence moyenne auxquels on vante le légendaire esprit de finesse des dignitaires ecclésiastiques et qui d’ailleurs savent parfaitement que l’Église ne choisit généralement pas ces derniers parmi les religieux contemplatifs favorisés d’éclatantes faveurs mystiques, se disent que dans toutes les entreprises humaines ou toutes celles du moins où l’on fait sa part au génie humain, les chefs sont tenus responsables des échecs. Dois-je répéter une fois de plus qu’on aurait tort de me prendre pour un zélote, un sectaire. Il serait probablement dangereux de prétendre limoger tous ensemble les évêques et les chefs d’ordres espagnols, convaincus d’incapacité. Mais enfin, supposons une minute que le Saint-Siège m’ait seulement placé à la tête, voilà une dizaine d’années, de l’Action Catholique espagnole, m’assurant la disposition du budget de cette puissante société, je trouverais aujourd’hui naturel d’être relevé de mes fonctions. La propagande religieuse serait-elle la seule entreprise qui ne se juge pas aux résultats ? Si ce contrôle manque, je conseillerais alors de mettre les noms des successeurs éventuels dans un chapeau, et de tirer l’élu au sort après une prière au bon Dieu. Ce procédé ne me semble d’ailleurs pas plus méprisable qu’un autre, loin de là. Je doute seulement de le faire agréer aux autorités compétentes. Alors ? Il est certain que les gens d’Église raisonnent d’une manière bien différente. Les gens de droite ne leur cèdent pas d’ailleurs, en optimisme. Si l’Action française comptait demain trois millions d’abonnés, M. Pujo se féliciterait certainement de sa bonne fortune. Mais si ce journal n’en compte plus, un jour, que deux cents, son rédacteur en chef écrira que ce sont les minorités qui font l’histoire et qu’un tel avortement apporte une preuve nouvelle de l’acharnement des ennemis de l’intérieur, et par conséquent de la nécessité plus pressante que jamais de soutenir le seul journal qui ne se soit jamais trompé. Pareillement lorsque l’influence des Jésuites grandit, les bons Pères exaltent leurs méthodes. Cela s’appelle un triomphe. Lorsqu’ils sont expulsés par tous les gouvernements, ou même interdits par le Pape, comme au dix-huitième siècle, cela s’appelle une épreuve et ils déclarent que l’opiniâtreté des adversaires désigne assez leur Compagnie comme la meilleure. Moi, je veux bien. Je veux bien que si l’Espagne fourmille aujourd’hui de brise-croix, c’est que le diable exerce plus particulièrement ses diableries sur un pays riche de trop de prêtres vertueux, d’édifiants dévots, de zélateurs et de zélatrices. À ce compte, les monastères où pulluleraient tout à coup les religieux ivrognes ou paillards, devraient être considérés comme de respectables forteresses contre lesquelles s’acharnent les démons. C’est une vue surnaturelle intéressante. Je ne crois pas que la Congrégation de l’Index me permette de la développer dans un roman.

Mon opinion n’a d’importance que pour quelques amis. C’est pourquoi je l’exprime aussi librement. Je crois tenir de mes modestes ancêtres, à défaut de leurs vertus, un certain sens de la vie chrétienne, qui ne manquait jadis à aucun homme de notre vieux peuple baptisé. Je reconnais qu’il est possible d’imaginer, après Auguste Comte, une nation positiviste, aussi respectueuse des forces spirituelles que l’auteur de la Politique Positive. Je crèverais parmi ces gens-là, si indulgents qu’ils fussent à mon égard, faute d’un air familier indispensable. Je leur préférerais cent fois les brigands iconoclastes, dont la fureur sacrilège m’est assurément plus concevable que l’orgueil des philosophes. Il y a chez nous, dans toutes les classes, beaucoup de chrétiens qui me ressemblent ? Nous ignorons si les enquêtes et les statistiques confirmeraient ou non les réactions spontanées de notre instinct. Mais le témoignage du chimiste le plus expert ne saurait prévaloir contre celui du malheureux qui prouve, en étouffant, la médiocre qualité de l’air qu’aspirent ses poumons. L’air d’Espagne n’est pas favorable à des poumons chrétiens. L’angoisse de la suffocation y paraît d’autant plus intolérable que rien ne l’explique d’abord, car la puissance catholique s’affirme là-bas de toutes parts. Après un séjour de l’autre côté des Pyrénées, l’illustre archevêque de Malines, le cardinal Mercier, félicité par le témoin même duquel je tiens le fait, d’avoir pu admirer de près la chrétienne Espagne, répondit après un long silence : « Chrétienne, l’Espagne ! Vous trouvez ?… » Fort d’une telle caution, je me permettrai donc d’écrire qu’avant de chercher à un fait désormais historique des explications inaccessibles aux intelligences moyennes il conviendrait de se poser une simple question : « L’instruction ou plutôt l’éducation chrétienne n’a-t-elle pas été sabotée, en Espagne, au profit d’une poignée de prétendus bénéficiaires de la dévotion ? »

S’il en était ainsi, on jugerait dérisoires et la condamnation solennelle de tous les adversaires du Pronunciamento, fussent-ils catholiques, et l’approbation à peine nuancée des méthodes militaires appliquées à la conversion des impies. Qu’importe, direz-vous, une approbation de plus ou de moins ? Je vais répondre, je pèse mes mots. Je ne prête pas aux évêques d’Espagne, non plus qu’à leurs vénérés approbateurs français, le goût du sang. « Ce M. Bernanos, pensent-ils, se croit très malin, il nous juge sur nos écritures. Nous prend-il pour de simples gens de lettres ? Avec toutes ses belles phrases, il ne sauvera probablement pas du poteau un seul catholique basque. Au lieu que notre insistance discrète a plusieurs fois obtenu de M. le général Franco la promesse formelle d’un certain adoucissement à la répression. » L’argument n’est pas négligeable. J’ajoute même que Leurs Seigneuries se font sans doute une idée trop modeste de leur auguste crédit auprès du public catholique — modestie, hélas ! justifiée par un grand nombre d’expériences antérieures. Malheureusement le réalisme politique, soit de droite, soit de gauche, vient de s’aviser que l’opinion catholique depuis deux siècles impuissante à conquérir, devient une force non négligeable, on peut même dire momentanément indispensable aux entrepreneurs des prochains charniers. Le réalisme stalinien la ménage — du moins en France, — le réalisme fasciste lui offre, dans la Cité antique reconstituée, une sorte d’honorariat, un privilège analogue à celui des Princes Consorts. Le réalisme hitlérien, lui-même, prend des gages dont la négociation facilitera sans doute les accords futurs — selon la plus pure tradition de la diplomatie bismarckienne. Bref, le monde qui se forme souffre d’une extrême disette de valeurs spirituelles et souhaite ardemment disposer des nôtres. Il est prêt, comme toutes les trésoreries embarrassées, à augmenter le taux de l’intérêt. Nous ne prétendons pas, nous autres simples laïques, disposer d’énormes capitaux spirituels et, dans une certaine mesure, nous mettrions volontiers à la disposition de nos pasteurs. N’est-il pas légitime pourtant d’exiger quelques garanties avant de jeter dans la spéculation des dictatures, l’humble épargne des aïeux ? Car cette épargne n’est pas un bien abstrait, notre héritage spirituel s’est incarné, nous ne rendrons pas compte à Dieu d’une bibliothèque — nos enfants sont une part de cet héritage, la part vivante. Or le mandement de Leurs Seigneuries espagnoles n’est évidemment qu’un mandement après beaucoup d’autres, mais ce n’est pas un mandement comme les autres. Il n’est pas possible de cacher à Leurs Seigneuries que notre génération n’a pas été précisément abreuvée par elles de grandeur, d’héroïsme. Chaque fois qu’elles sont intervenues, au nom du Moindre Mal, c’était pour nous demander d’abandonner quelque chose. Elles ne nous ont jamais prêché que la résignation, l’acceptation, l’obéissance au pouvoir établi. La fidélité à l’ancienne France était hier encore tenue pour un acte d’insubordination regrettable, et les affreux petits curés démocrates, jaunes de toute l’envie des parvenus de l’intelligence, espèce d’ailleurs heureusement presque abolie, ainsi qu’une autre à peine distincte, celle des instituteurs de M. Jules Ferry, nous riaient au nez lorsque nous parlions d’honneur, du vieil honneur jugé réactionnaire. La guerre venue, après avoir toléré qu’on enrichît le catéchisme d’un huitième péché capital, celui de Défaitisme, elles laissèrent pratiquement à M. Poincaré ou à M. Clemenceau le soin de résoudre nos petits cas de conscience, de nos consciences militaires, de nos consciences mobilisées. Quelques années plus tard, la nécessité s’imposant de mettre au point une doctrine pratique de la Paix — celle que le monde attendait, qu’il attendait de nous, de la France — les mêmes Seigneuries chargèrent officieusement de ce soin M. Aristide Briand. Temps fameux où le Père de la Brière était à la Société des Nations l’observateur de la Compagnie, — ô temps fameux, temps révolus ! La voix de ce Révérend a dû tomber avec Addis-Abeba, et son ardeur s’éteindre avec la dernière bombe de Guernica. À moins qu’ayant achevé son bout de rôle, il attende de ses Supérieurs qu’ils lui en donnent un autre. Que voulez-vous ? Je ne me fais peut-être pas de l’obéissance une idée très orthodoxe. Docile comme un cadavre, soit. Mais personne ne peut contraindre un cadavre à parler !…

Si je réveille aujourd’hui des souvenirs c’est afin de faire mieux comprendre que le nouveau langage des Seigneuries a retenti comme l’appel de la trompette au cœur de nos enfants. La Sainte Écriture ne dit-elle pas que les pères ont mangé les fruits verts, et que leurs fils ont les dents agacées ? Nous avons bu l’humiliation comme l’eau. Il est naturel que nos successeurs éprouvent le besoin de se réchauffer l’estomac. Mais il est naturel aussi qu’ils soient exposés à se tromper sur la qualité du vin qui leur est servi. Je continue à peser mes mots. Lorsque les hommes d’Église pratiquaient la politique des concessions et en parlaient le langage, ils réjouissaient avec les ducs libéraux de l’Académie française, une foule de braves gens dont les réactions étaient d’autant moins à craindre qu’ils faisaient profession de détester jusqu’au mot de réactionnaire. Dans ces conditions il est évident que les états-majors ecclésiastiques ne risquaient pas grand’chose. Mais en appelant aux armes, même à voix basse, je crois qu’ils mettront debout un peuple qu’ils connaissent mal, et dont ils ont parlé jusqu’ici rarement la langue, ce peuple de la jeunesse qui a pourtant fait le Moyen Âge et la chrétienté, aux temps bénis où le monde n’était pas encombré de vieillards, où un homme de mon âge, grâce à l’ignorance des médecins, l’abus des viandes et des robustes vins du terroir, devait déjà penser à céder bientôt la place. Depuis le dix-septième siècle, l’Église se méfie de la jeunesse. Oh ! vous pouvez sourire ! Votre système d’éducation marque, avouez-le, plus de sollicitude que de confiance. C’est bien joli de protéger les petits hommes contre les périls de l’adolescence, mais les bons jeunes gens que vous exposez dans les concours manquent un peu de tempérament, vous ne trouvez pas ? Sont-ils plus chastes que leurs ancêtres du treizième siècle, je l’ignore. Entre nous, je me le demande. Je me demande encore si ces produits sélectionnés de la formation humaniste et moraliste mise à la mode par les Jésuites de l’époque classique n’absorbent pas votre attention au point de vous faire perdre le contact avec une jeunesse bien différente et qui d’ailleurs passe rarement le seuil de vos maisons. Oui, appelez cette jeunesse aux armes, appelez-la, et vous verrez frémir la chrétienté comme la surface d’une eau prête à bouillir. Il est plus facile à nos vieilles races militaires de combattre et de mourir que de pratiquer la vertu de chasteté. Votre erreur n’était pas de demander trop, c’était sans doute de ne pas demander assez, de ne pas demander tout, la vie même. Au fond, vos ingénieuses méthodes semblent inspirées moins de l’Évangile que des moralistes, l’Évangile est tellement plus jeune que vous ! À vous entendre, on croirait parfois que la jeunesse est une crise malheureusement inévitable, une épreuve à surmonter. Vous avez l’air d’en surveiller les complications, le thermomètre à la main, ainsi que d’une scarlatine ou d’une rougeole. Dès que la température baisse, vous poussez un soupir de soulagement, comme si le malade était hors de danger, alors qu’il ne fait le plus souvent que prendre sa place parmi les médiocres, qui se qualifient entre eux d’hommes graves, ou pratiques, ou dignes. Hélas ! c’est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale. Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents. Oh ! je sais bien que le problème n’est pas simple. Réconcilier, au nom de l’humanisme, la morale de l’Évangile et celle de La Fontaine ne semble pas une petite entreprise. Lorsqu’un ministre, un banquier, remet entre vos mains sa géniture, il espère que vous la modèlerez à son image et à sa ressemblance, et vous ne pouvez tromper tout à fait son attente. Vous ne la trompez pas toujours. La fine fleur de l’athéisme encyclopédique est sortie de vos maisons. « Nous les traitions bien, dites-vous, nous les protégions contre le mal, ils n’avaient rien à craindre auprès de nous. » Oui, dommage que le bateau ait pris la mer ! S’il n’était jamais sorti des cales nous l’y verrions encore, peint à neuf, lavé de frais, orné de jolis pavillons. — « Hé quoi, ne les avions-nous pas prévenus contre le monde ? » — Sans doute. Ils savaient plus ou moins toutes les concessions qu’un chrétien peut faire à l’esprit du monde sans risquer l’enfer éternel. Avec de tels champions des Béatitudes, le monde n’a pas grand’chose à redouter, il peut tranquillement attendre que la malédiction portée contre lui s’accomplisse… « Vous ne pouvez servir Dieu et le Monde, vous ne pouvez servir Dieu et l’argent… » Rassurez-vous, je ne commenterai pas ce texte, puisque vous me le défendez. Je dirai simplement que si vous aviez pris depuis vingt siècles autant de peine à le justifier que vous avez dépensé d’ingéniosité, de finesse et de psychologie, non pas sans doute à le détourner de son sens — Dieu ne l’eût pas permis — mais à mettre en garde vos paroissiens contre une interprétation trop littérale, la Chrétienté serait peut-être plus vivante. Il n’importe guère que vous fassiez de jeunes chrétiens moyens, car le monde moderne est tombé si bas que « chrétien moyen » n’a même plus la signification d’honnête homme. Il est inutile que vous formiez des chrétiens moyens, ils deviendront tels avec l’âge. Certes, Dieu seul sonde les cœurs. Mais enfin, médiocre pour médiocre, à ne considérer que le rendement, n’importe quel chef responsable vous dira qu’un chrétien moyen a tous les défauts de l’espèce commune, avec une dose supplémentaire d’orgueil, d’hypocrisie, sans parler d’une regrettable aptitude à résoudre favorablement les cas de conscience. « Nous ne pouvons faire mieux, répondez-vous. » Sans doute. On craint cependant que vous ne soyez tombés jadis dans la même illusion que les auteurs de programmes universitaires. À vouloir un peu de tout, vous n’avez pas voulu assez. Vos produits répondent malheureusement à l’idée que les professeurs de belles-lettres se font du génie français : pondéré, mesuré, modéré. J’entends bien qu’il serait dangereux d’exploiter la révolte naturelle de la jeunesse, en face d’une société organisée en dehors d’elle et qui ne saurait encore l’admettre nulle part. Il vous faut éduquer des citoyens qui rendront à César ce qui est à César et même un peu plus. Ce supplément est d’ailleurs d’importance variable, un chiffre à débattre, un gage précieux, base de profitables négociations avec le pouvoir établi. Si vous croyez que ce marchandage me scandalise, vous vous trompez grandement. Puisque César dispose de vos établissements, les ouvre ou les ferme à son gré, pourquoi ne marchanderiez-vous pas avec lui ? Le malheur est que vous ranimerez difficilement, plus tard, la flamme que votre prudence aura tenue sous le boisseau.

Je m’excuse de remuer ces cendres. Elles sont déjà si froides qu’on ne pourrait se coucher dessus sans mourir. Notre génération n’a pas été gâtée de splendeur, non ! Le champ de nos fidélités temporelles se rétrécissait à mesure, pour n’être plus qu’un point sur la carte, comme les États de l’Église, ce fameux héritage de Charlemagne pour lequel nos grands-pères ont cru mourir. Nous doutions de tout, nous doutions de nous davantage. Les moralistes croient volontiers la jeunesse présomptueuse. Sa présomption et son insolence ne sont pourtant que les expressions à peine différentes d’une timidité profonde car elle craint le ridicule plus que la mort, et les hommes mûrs qui la manœuvrent le savent bien. Supposons qu’aux environs de 1905, je me sois rendu avec quelques camarades auprès de chaque évêque de France, et que nous leur ayons tenu ce langage : « Excellence, vous nous faites part tous les ans, à l’occasion du carême, de l’angoisse qui vous étreint au spectacle de la défaillante Chrétienté. L’audace des méchants s’accroît sans cesse. L’ère des persécutions va s’ouvrir, beaucoup d’entre vous la déclarent ouverte. Nous sommes décidés à résister par les armes. Nous ne demandons pas à Votre Excellence de se mettre à notre tête, bien entendu. Mais le cas échéant, nous implorerons simplement votre bénédiction. » Leurs Excellences nous auraient paternellement souri au nez. L’occasion ne nous a pas été donnée sans doute, mais nous n’en gardons pas moins ce sourire sur le cœur. Quoi ! ce que vous eussiez qualifié alors d’enfantillage, de gaminerie, n’était donc pas si fou ? Alors que nous pensions sacrifier aux démons du romanesque, nous faisions preuve de tant de prévoyance politique ? N’avons-nous pas, de ce chef, quelque titre à discuter aujourd’hui vos initiatives ? De vous ou de nous, qui mérite, sur ce point, la confiance de nos fils ? À l’amertume de nos déceptions passées nous jugeons mieux que personne la ferveur d’enthousiasme de nos garçons qui à l’âge où vous nous conviez à de pacifiques besognes — jardins ouvriers, cercles d’études, patronages ou propagation de la Croix et du Pèlerin — sont appelés sous les étendards. Pour moi, une fois de plus, je parle de ce que je sais. Ce que j’exprime, je l’éprouve où je l’ai éprouvé. Si ce fait n’était public — autant qu’un événement si futile peut mériter une telle épithète — je ne me permettrais pas de rappeler que mon fils a servi sous l’uniforme de la Phalange. Je parlerai de lui d’autant plus librement qu’il est, à l’heure où je trace ces lignes — un mélancolique soir de Noël — quelque part sur la mer, au large des côtes du Dahomey — ce qui prouve après tout qu’il n’appartient pas à l’espèce des sédentaires. Certes, je décline en son nom l’éloge excessif qui lui fut décerné jadis en chaire par S. Ém. le cardinal Baudrillart, car pas plus que moi-même en mon temps, il n’a jamais mérité d’être proposé en exemple à la jeunesse française. Mais enfin, il s’est battu. Il s’est battu dans notre petite île et aussi dans les tranchées de Madrid. Certes, je tiens l’ancienne Phalange pour parfaitement honorable, et il ne me viendrait pas à l’esprit de comparer un magnifique chef tel que Primo de Rivera aux généraux roublards qui pataugent depuis dix-huit mois, avec leurs grandes bottes, dans un des plus hideux charniers de l’histoire. Mon opinion eût-elle été différente que je n’eusse jamais songé à blâmer la fidélité d’Yves à ses compagnons, à son drapeau. L’honneur d’un garçon de dix-sept ans est une chose trop fragile, trop dangereuse à manier par de vieilles mains. C’est précisément pourquoi nous vous demandons de réfléchir avant d’approuver ou de désapprouver, car il est plus facile de faire, par quelque solennel mandement, d’un général quelconque une sorte de Godefroy de Bouillon, que de refaire d’un Godefroy de Bouillon manqué, un général quelconque. Lorsque notre jeunesse sera debout, vos conseils viendront trop tard, et nous ne sommes pas gens, nous autres — non, vraiment, nous, leurs pères — à tirer en arrière par leurs basques des braves garçons déjà engagés sous le feu de l’ennemi. Ne nous reprochez pas notre méfiance. Elle n’a rien d’irrespectueux. Nous ne nous méfions pas du tout, par exemple, de M. Claudel, l’encouragement de ce dernier ne comptant nullement à nos yeux.

Nous demandons pour nos fils un autre général que le général Moindre-Mal. Si la société moderne est à ce point d’injustice que les hommes de paix eux-mêmes songent à y laisser porter le fer, il faudrait tout de même s’entendre. Nos fils devront-ils mourir pour en retarder l’inévitable dissolution ? Anarchistes, communistes, socialistes, radicaux, parlementaires, de M. Prieto à M. Roblès, il y a, chez les rouges d’Espagne, un assez joli panachage. Mais les blancs ne leur cèdent aucunement sur ce point. À qui fera-t-on croire que le milliardaire Juan March, enrichi au su de toute l’Espagne par la fraude et la concussion, jeté en prison par la Monarchie, aujourd’hui grand argentier du Mouvement, ait les mêmes buts politiques ou sociaux que le chef de la Phalange, qui l’avait publiquement promis, en 1936, au poteau d’exécution ? Que diable peuvent avoir de commun les paysans de M. Fal Conde avec ces aristocrates mâtinés de juif, qui tiennent de leur double origine les formes les plus exquises de la lèpre ou de l’épilepsie, et dont l’absurde égoïsme a perdu la Royauté ? La tragédie espagnole, préfiguration de la tragédie universelle, fait éclater à l’évidence, la misérable condition de l’homme de bonne volonté dans la société moderne qui l’élimine peu à peu, ainsi qu’un sous-produit inutilisable. L’homme de bonne volonté n’a plus de parti, je me demande s’il aura demain une patrie. Je crois assurément peu désirable une collaboration des catholiques et des communistes, mais l’alliance des anciens combattants de Cathelineau et des émigrés voltairiens avait-elle beaucoup plus de chance de fonder une société nouvelle, ou même de restaurer l’ancienne ? Qui part d’une équivoque ne peut aboutir qu’à un compromis. Dans le monde moderne, le bon l’emporte-t-il encore assez sur le mauvais pour que nous devions nous considérer comme solidaires de tous ceux qui le défendent, même s’ils en sont les injustes privilégiés ? Je vois bien, par exemple, l’aide qu’apportent, en temps de guerre civile, les hommes de bonne volonté aux hommes d’argent. Ils mettent l’héroïsme au service de ces derniers. Mais la paix rétablie — ou du moins ce que la police appelle de ce nom — il est infiniment probable que l’homme d’argent fera recevoir l’homme de bonne volonté par son secrétaire. « L’ordre n’est-il pas sauvé ? Que demandez-vous de plus ? » Si l’autre insiste, on le traitera d’indiscipliné. Tant qu’il a mis la violence au service des maîtres, il a eu pour lui la magistrature et la gendarmerie. S’il lui arrivait plus tard d’en disposer au profit d’une autre catégorie de citoyens, il cesserait d’être un homme de bonne volonté pour devenir un homme de désordre, justiciable des tribunaux militaires. Je n’oserais lui promettre, dans ces conditions, l’appui de l’Épiscopat.

Les journaux publient aujourd’hui même une protestation du Saint-Siège. Il est difficile de rester insensible au spectacle de ce vieillard presque agonisant qui, rassemblant ses forces, en appelle à Dieu d’une injuste accusation, défend jusqu’au dernier souffle l’honneur de son pontificat. Mais enfin, mettez-vous à la place d’un jeune Croisé italien. On l’a croisé contre les noirs, on l’a croisé contre les rouges, va-t-on le croiser contre les rouges et noirs de M. Hitler, proclamé persécuteur de l’Église, au même titre que M. Prieto ? Il est vrai que pour s’acquitter de cette dernière épuration il n’aura pas à entreprendre un voyage coûteux vers les rives de la Sprée. S’il mène en Espagne la guerre sainte, son zèle trouvera bien à s’exercer sur place contre les nazis volontaires de l’armée du général Franco. Je demeure perplexe.

Nous n’avons jamais fait que de l’Action religieuse, proclame Pie XI. S’en tenir à cette action est facile au Pape. Mais un propagandiste armé du fusil-mitrailleur aura beaucoup de mal à distinguer en lui le partisan du missionnaire. Sur le champ de bataille, l’un et l’autre ne font qu’un. La confusion me paraît inévitable, et je n’aurai pas l’hypocrisie de crier au scandale. Je ne me lasserai pas non plus de répéter que cette sorte d’apostolat ne saurait être toujours exercée en parfaite sécurité de conscience. Le devoir des autorités religieuses, n’est-il pas de définir nettement le but, puisqu’elles jugent, hélas ! impossible, de nommer les chefs responsables ? Les Croisés s’étaient croisés pour délivrer le tombeau du Christ. M. Henri Massis assure que nous défendons l’essentiel de la civilisation occidentale. C’est une formule bien vague, et qui ressemble à celle de la guerre du Droit. On dit aussi les libertés indispensables. L’accord est-il fait entre nous sur ces libertés ? Pour un chrétien, je n’en connais qu’une : celle de pratiquer sa foi. Aucune société humaine, à en juger par les luttes séculaires de l’Église et du pouvoir civil, n’a laissé aux catholiques l’usage absolu de cette liberté si précieuse. C’est donc une question de plus ou de moins. Comment la posez-vous ? À mon sens, pour pratiquer librement ma foi, selon l’esprit de l’Évangile — excusez-moi — il n’est pas seulement nécessaire de me permettre de la pratiquer, il faut encore ne pas m’y contraindre. On ne saurait aimer Dieu sous la menace. Les gens d’Église l’ont parfois oublié. Est-ce que je me fais bien comprendre ? Que dire des gendarmes d’Église ? Voilà tantôt deux mille ans que fut prononcée contre les Pharisiens la parole de l’Évangile la plus dure, d’une dureté qui étonne le cœur, et cette race ne semble pas près de s’éteindre ? Lequel d’entre nous peut se vanter de ne pas avoir dans les veines une seule goutte du sang de ces vipères ? Si vous n’avez pas su en défendre vos paroisses — ni même vos couvents ou vos monastères — nous pouvons bien craindre qu’ils ne fassent la loi dans vos armées. Pour eux comme pour vous, il vaut mieux qu’il n’en soit rien. La liberté du Christ est intacte en nous, et, sauf aussi, notre honneur. Je voudrais vous le dire plus simplement, avec des mots plus simples. Nous ne laisserons pas l’épée de la France chrétienne entre de telles mains. Nous leur ferons face, fût-ce aux côtés des filles perdues, des Samaritains, des publicains, des larrons et des adultères, comme nous en a jadis donné l’exemple le Maître que nous servons.

Je doute que les spécialistes se soient beaucoup préoccupés de ce problème. Les mêmes prêtres qui passent leur temps à démontrer par d’ineptes petits livres leur tranquille ignorance du douloureux cœur des hommes, de l’homme — car ils en ont encore prodigieusement affaibli l’image conventionnelle héritée des fades humanistes du dix-huitième siècle — auront beau jeu de condamner mes rêveries. Ils ne feraient pas à Dieu, non plus qu’à leur propre sacerdoce, l’honneur de supposer que le sacrement de baptême, par exemple, doit marquer un être assez profondément pour donner à sa perversion, le cas échéant, un degré de malice proportionné à la grâce reçue. Ce ne sont pas là, évidemment, des vérités bonnes à entendre tomber du haut de la chaire par des paroissiens pressés, cinq minutes avant la quête. « De quoi vous mêlez-vous ? me diront une fois de plus ces pasteurs. Il y a du vrai dans ce que vous écrivez là. Mais à répandre de tels propos, ne donnez-vous pas trop d’avantage aux infidèles ? Ne vont-ils pas conclure de vos discours sur la corruption des meilleurs — corruptio optimi — que c’est nous qui les corrompons, qu’ils sont les premiers victimes de notre infidélité ? » Mon Dieu, la thèse peut se soutenir. Elle ne vaut d’ailleurs pas grand’chose en faveur des impies qui s’en prévalent, car elle témoigne contre eux, d’un certain approfondissement des sources mêmes du surnaturel qui est aussi une grâce de Dieu dont ces raisonneurs abusent. Mais elle vaut assurément par ceux qui n’ont jamais pensé à une interprétation aussi subtile. Ils l’entendront un jour je le crois, je le crois de toutes les forces de mon âme, ils l’entendront une fois, à leur grande surprise, tomber des lèvres du Juste Juge, avec la sentence de pitié.

La théologie morale a sur d’autres sciences conjecturales un éclatant avantage, les vérités qu’elle affirme sont moins contrôlées par la raison que par la conscience. De plus, réduites à l’essentiel, je trouve qu’elles sont à la portée du premier venu. Elles nous justifient rarement, elles nous justifient de moins en moins, à mesure que nous les pénétrons plus avant. Celles que j’essaie d’exprimer me condamnent, je le sais. Je l’ai toujours su. Qui m’a le premier appris que la Foi est un don de Dieu ? Je l’ignore. Ma mère, sans doute. Il pouvait donc m’être retiré ?… Dès ce moment j’ai connu l’angoisse de la mort car après tant d’années, je ne puis séparer une angoisse de l’autre, la double épouvante s’est glissée par la même brèche dans mon cœur d’enfant. La foi ne m’est donc jamais apparue ainsi qu’une contrainte. L’idée d’avoir à prendre sa défense contre moi-même ne me vient pas. C’est elle qui assure ma défense, elle est cette part de liberté que je ne pourrais céder sans mourir. Pour que nous nous trouvions un jour face à face ainsi que deux étrangers, il faudrait ce même dédoublement mystérieux, incompréhensible qui doit précéder l’acte du suicide, et peut seul l’expliquer. Ne se suicide pas qui veut. Je pense que la mort n’attire qu’un certain nombre de prédestinés chez qui le réflexe de l’épouvante me paraît jouer à contre sens, par une bizarrerie vaguement analogue à certaines aberrations sexuelles. Je n’éprouve pas plus la tentation du suicide que celle du doute. Plus exactement le même instinct me défend de l’une et de l’autre, et c’est le plus puissant de tous, c’est l’instinct de conservation. Vous ne voudriez tout de même pas que, vivant ainsi à l’intérieur d’une sorte d’univers spirituel dont tant d’hommes ne soupçonnent pas l’existence, je croie me rendre coupable des mêmes fautes que ces derniers, sous prétexte qu’elles portent le même nom dans le dictionnaire ? Le terrible et suppliant aveu du psaume : « J’ai fait le mal en votre Présence, » n’a évidemment pas grande signification aux yeux d’une foule de braves types qui préféreraient mille fois, dans un cas délicat, la présence de Dieu à celle du gendarme. Il n’est pas nécessaire d’être docteur en théologie pour comprendre que le mal fait en une telle Présence doit atteindre à un certain degré de concentration susceptible de le rendre mortel non seulement pour nous, mais pour le prochain, même à une dose extrêmement faible. Donner le mauvais exemple est à la portée de n’importe qui. Le mauvais exemple des chrétiens s’appelle scandale. C’est nous qui répandons à travers le monde ce poison, il est distillé dans nos alambics. Je n’ignore pas que les bons Pères Chartreux qui conseillent prudemment l’usage et non l’abus de leur liqueur, bien qu’ils ne puissent ignorer qu’elle ne stimule pas seulement les innocentes fonctions digestives, seraient très étonnés d’apprendre qu’elle apporte aux séducteurs, dans le secret des cabinets particuliers, une aide précieuse et parfois décisive. Mais enfin ces religieux pourraient me répondre qu’ils réconfortent aussi les malades et les affligés. Au lieu que le scandale ne saurait rendre aucun de ces services.

Mon Dieu, on voudrait exprimer ces vérités si simples dans le langage de l’enfance. Elles le seront. Elles vont l’être. Il n’y a pas là de quoi se réjouir. Les dévots et les dévotes qui font le voyage de Lisieux reviennent généralement très rassurés. Ils n’ont vu là-bas qu’une basilique comme les autres, un peu plus laide seulement et une jolie poupée de cire habillée d’un velours de soie qui joue la bure. À défaut d’idées précises ils rapportent au moins une photographie naïvement truquée par les bonnes sœurs et absolument conforme au type de beauté standard, popularisé par le cinéma. Je n’attache aucune importance à cette supercherie. Quel que soit le confiseur auquel nous devons cette effigie, elle a été répandue à des milliers d’exemplaires, elle n’appartient plus depuis longtemps aux pauvres mains qui l’ont modelée, qui se dessèchent aujourd’hui sous la terre, ou s’y dessécheront demain. Je ne pense qu’aux malheureux qui lui ont confié leur peine, aux agonisants dont elle aura rafraîchi le dernier regard. Après tout, il était peut-être dans le dessein de cette fille mystérieuse d’accorder au pauvre monde un suprême répit, de le laisser souffler un instant à l’ombre de sa médiocrité familière, car elle a semé ici-bas, de ses petites mains innocentes, de ses terribles petites mains expertes au découpage des fleurs de papier, mais aussi rongées par le chlore des lessives et les engelures, une graine dont rien n’arrêtera plus la germination. Elle est là sous la terre et les pieux badauds regardent avec attendrissement la minuscule tige à peine verte encore, couleur de miel. « L’esprit d’enfance, se disent-ils entre eux, oui Madame. Vous croiriez une plante, mais ce n’est pas une plante, c’est une idée, Madame, une idée charmante, poétique, une idée de femme, quoi, mon mari a trouvé le mot. Car en dehors du travail et des choses sérieuses, il faut de la poésie dans la vie. Les jeunes ne savent plus s’amuser gentiment. Lorsque j’en fais la remarque à ma fille, elle me répond qu’elle a soupé de la petite fleur bleue, qu’on ne la mange plus qu’en salade, et patati et patata. N’empêche que la Sainte nous donne raison, pas vrai ? D’ailleurs elle est notre contemporaine, elle aurait seulement dix ans de plus que moi, j’aurais très bien pu la connaître. »

On ne parle jamais que de la victoire des Saints, de leur triomphe. Appartenant à l’Église triomphante ils ne peuvent faire autrement que d’y triompher, la chose est sûre. Un jour par an, l’Église militante m’invite à me réjouir de ce triomphe ou même à m’y associer humblement. J’obéis. Après quoi, il me reste trois cent soixante-quatre jours pour penser aux échecs ici-bas, de chacun de ces capitaines d’aventures. En 1207, par exemple, un petit homme commençait à courir les routes de l’Ombrie. Il annonçait aux hommes une nouvelle très surprenante, l’avènement de la Pauvreté. C’était son avènement à lui, poverello, qu’il annonçait sans le savoir. Les dévots sont des gens malins. Aussi longtemps que le Saint s’est promené à travers le monde, aux côtés de la Sainte Pauvreté qu’il appelait sa Dame, ils n’osaient encore trop rien dire. Mais le Saint une fois mort, que voulez-vous ? Ils se sont trouvés tellement occupés à l’honorer que la pauvreté s’est perdue dans la foule en fête. Elle a même oublié sa couronne, la couronne réservée pour le sacre, qu’on a solennellement placée sur la tête du Saint, aux applaudissements des riches, stupéfaits de s’en tirer à si bon compte. Je pense que le plus stupéfait de tous, c’était encore le Saint qui n’avait rien demandé, ni sceptre, ni couronne, et ne savait probablement que faire de ces attributs. Qu’importe ! La canaille dorée ou pourprée avait eu chaud. Ouf !… Après quoi, ce fut, comme on dit, une fameuse reprise des affaires ! Jamais la vente des indulgences n’avait rapporté aussi gros. Vraiment, ça ne retient pas votre attention, cette bacchanale de la Renaissance, les ruffians bariolés, princes, ministres, astrologues, cardinaux, peintres et poètes, drapés d’or ou bardés de fer, tous mangés par le mal napolitain, menant leur ronde infernale, avec des hennissements, autour de la tombe du pauvre des pauvres, découvreur d’Amériques invisibles, mourant au seuil de ces jardins enchantés ?

(Il est vrai que par une délicate attention le supérieur des Franciscains, fait Grand d’Espagne par les Rois Catholiques, recevait pour asile l’un des plus magnifiques palais de Madrid.)

Et après ? Après, c’est tout. Il fallait que l’entreprise fût tentée, il fallait certainement aussi qu’elle échouât. Personne, ce Saint excepté, n’a jamais cru sérieusement à l’Avènement de la Pauvreté, personne, sinon ce séraphique, n’espéra jamais lui rendre l’honneur à la face des Nations. Je sais parfaitement que mon insistance sur ce point a quelque chose d’insupportable. « Un grand nombre de Saints ont servi les pauvres. Nous honorons ces Saints. L’honneur rendu aux serviteurs ne rejaillit pas assez sur les pauvres qu’ils ont servis ? On peut, on doit même déplorer que les pauvres manquent de pain, mais d’honneur ? C’est de la littérature. » Il y a un moyen de tout arranger : organisez le culte du Pauvre Inconnu. Vous l’enterrerez place de la Bourse et désormais on ne verra plus à Paris un roi de l’acier, de la houille ou du pétrole qui ne considère comme un devoir de venir déposer une couronne sur la dalle sacrée.

Je comprends que vous soyez las de ma littérature, c’est votre droit. Moi, je suis las de la vôtre. Chaque fois que l’occasion s’en présente, vous écrivez des pages et des pages sur le mouvement franciscain, et le plus effronté d’entre vous n’oserait affirmer sans rire, que le sort des Pauvres — compte tenu de l’immense progrès matériel réalisé dans le monde depuis la mort du Poverello — se soit grandement amélioré. Est-ce la faute du Saint ? Non. Alors c’est la vôtre ; c’est la vôtre et la mienne, enfin c’est la nôtre. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’il serait impossible de supprimer l’histoire de saint François sans mutiler du même coup l’histoire de l’Église, cela saute aux yeux du premier venu. Hé bien ! j’ai le plus grand respect pour les Franciscains, je veux qu’ils soient d’excellents religieux. Mais entre nous, la main sur le cœur, supposez que demain tous ces braves gens mettent des souliers, deviennent des jésuites, des dominicains, des rédemptoristes ou même des chantres, croyez-vous que cet événement serait encore capable d’ébranler la Chrétienté ? Prendrait-on le deuil dans les chaumières ? Non ? Hé bien ! trêve d’éloquence, laissez-nous respirer un peu, voulez-vous ?