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Les Grands Cimetières sous la lune/II/3

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III

Le monde va être jugé par les enfants. L’esprit d’enfance va juger le monde. Évidemment, la Sainte de Lisieux n’a rien écrit de pareil, peut-être ne s’est-elle jamais proposé une image très précise du merveilleux printemps dont elle était la messagère. Je veux dire qu’elle n’attendait pas sans doute qu’il s’étendît un jour sur toute la terre, recouvrît de son flux embaumé, de sa blanche écume, les villes d’acier, les carapaces de béton, les champs innocents terrifiés par les monstres mécaniques, et jusqu’au sol noir des charniers. « Je vais faire tomber une pluie de roses, » disait-elle vingt ans avant 1914. Elle ne savait pas quelles roses.

Le monde va être jugé par les enfants. Je ne prétends donner à ces paroles aucune signification proprement mystique. M. Paul Claudel a ses Vacquerie, comme son vieux maître Hugo. Les Vacquerie de M. Paul Claudel m’ont dégoûté sinon de la mystique, du moins de M. Paul Claudel, car il n’est rien qu’un naïf et fervent plagiat pour faire apparaître qu’un prodigieux don d’invention verbale ne va jamais sans quelque niaiserie foncière. Appliqué au visionnaire de la Légende des Siècles, ce mot de niaiserie ne choque plus personne depuis la mort du regretté M. Paul Souday. En le prononçant pour la première fois, Barbey d’Aurevilly ne récolta jadis que des huées. Puissé-je, tout indigne que je sois du vieux maître de ma jeunesse, recueillir à mon tour, tenir au creux de mes deux mains l’indignation des imbéciles. Sans doute, les circonstances n’ont guère servi le prophète de Guernesey. Il n’a pu mettre en vers immenses que la philosophie du Constitutionnel, la science de M. Raspail ; M. Paul Claudel puise les siens dans la Revue thomiste.

Le Vacquerie qui est en M. Paul Claudel n’aurait d’ailleurs sans doute pas suffi à m’éloigner de toute vulgarisation poétique de saint Jean de la Croix. Heureusement la grossièreté de mon humeur m’interdit naturellement des lectures pour moi démesurées. S’il existait un dictionnaire de mystique — il existe peut-être en somme — je me garderais de l’ouvrir, comme je me garde d’ouvrir les dictionnaires de médecine ou d’archéologie, car je respecte trop la petite part de savoir que je possède, qui m’a coûté tant de peine à acquérir, pour y introduire des éléments douteux. De toutes les amphibologies, le coq-à-l’âne sublime me paraît le plus ridicule. À quoi bon risquer de se casser le nez en cherchant sur les cimes des évidences qui sont à portée de la main. Il me semble que même incrédule, la vie profonde de l’Église m’apparaîtrait toujours comme singulièrement révélatrice de ces déficiences secrètes, de ces altérations de la substance morale qui transforment lentement et presque insensiblement les peuples, au point de passer inaperçues, jusqu’à ce que la crise éclate tout à coup, par le jeu fortuit de circonstances favorables, que l’historien prendra gravement pour des causes. N’importe quel observateur de bonne foi m’accorderait volontiers que l’Église est une société spirituelle dont il paraîtrait encore légitime d’attendre à défaut d’une clairvoyance surhumaine, des réactions beaucoup plus vives et plus sensibles. Une telle vue est incomplète, je l’avoue, mais elle n’est pas fausse. Elle a aussi l’avantage de se prêter mal aux développements oratoires des Bourdaloue de sous-préfecture dont le style noble est seul capable d’enfler le jabot et qui tiendraient la gageure de substituer à l’insu d’un auditoire somnolent, la modulation à la parole, comme s’ils avaient un accordéon dans le ventre. J’imagine très bien le langage du brave agnostique, d’intelligence moyenne, auquel, par impossible, le jour de l’année consacré à sainte Thérèse de Lisieux, l’un de ces insupportables bavards céderait pour un moment sa place en chaire.

« Dévots et dévotes, commencerait-il, je ne partage pas vos croyances, mais l’histoire de l’Église m’est probablement plus familière qu’à vous, car je l’ai lue et il n’y a pas beaucoup de paroissiens qui pourraient en dire autant. Si je me trompe, que les intéressés lèvent la main ! Dévots et dévotes, je vous approuve de louer les Saints, et je suis heureux que M. le Curé me permette de joindre mes louanges aux vôtres. Ils vous appartiennent plus qu’à moi, puisque vous adorez le même Maître. Je trouve donc très naturel que vous vous félicitiez ensemble de la gloire qu’ils ont acquise par une vie sublime, mais — excusez ce propos — j’aurais du mal à croire qu’ils n’ont tant souffert et tant combattu que pour vous permettre des réjouissances auxquelles ne sauraient d’ailleurs s’associer des milliers de pauvres diables qui n’ont jamais entendu parler de ces héros et qui, pour les connaître, ne peuvent absolument compter que sur vous. Il est vrai que l’administration des Postes met chaque année en circulation des calendriers où leurs noms se trouvent inscrits avec les phases de la lune. Mais ces magnifiques prodigues ont tout donné, même leurs noms, qu’une autre administration vigilante, celle de l’État Civil, met à la disposition du premier venu, croyant ou non-croyant, pour servir de numéro d’ordre aux citoyens nouveau-nés. Nous ne connaissons pas les Saints, nous autres, et il semble que vous ne les connaissiez pas beaucoup davantage. Lequel d’entre vous serait capable d’écrire vingt lignes sur son Patron ou sa Patronne ? Il fut un temps où cette ignorance me rendait perplexe, elle me paraît maintenant presque aussi naturelle qu’à vous. Je sais que vous ne vous préoccupez guère de ce que pensent les gens de ma sorte. Les plus pieux de vos frères évitent même toute discussion avec les impies, par crainte, disent-ils, de perdre la foi. Nous ne manquons pas de conclure que cette foi est bien chancelante. Nous nous demandons ce que peut être la foi des tièdes, des médiocres. Nous traitons volontiers ces malheureux de simulateurs, d’hypocrites. Cette constatation ne va pas pour nous sans tristesse. Vous ne vous intéressez pas aux incrédules, mais les incrédules s’intéressent énormément à vous. Il est peu d’incroyants qui, à une certaine époque de leur vie, ne se soient approchés de vous, sournoisement, fût-ce l’injure à la bouche. Mettez-vous à notre place. N’eussiez-vous qu’une chance, qu’une petite chance, qu’une faible petite chance d’avoir raison, la mort nous réserverait une effroyable surprise. N’est-il pas tentant de vous observer de près, de vous sonder ? Car enfin vous passez pour croire à l’enfer. Le regard que vous posez sur nous, en camarades, ne trahira-t-il pas quelque chose de cette pitié que vous ne refuseriez certainement pas à un condamné de la terre ? Oh ! bien sûr, nous n’attendons pas des démonstrations ridicules, mais enfin, mais à la fin des fins, de pouvoir imaginer seulement qu’un certain nombre des compagnons avec lesquels on a dansé, skié, joué au bridge, grinceront peut-être des dents toute l’éternité en maudissant Dieu, cela devrait tout de même changer un homme ! Bref, nous vous croyons intéressants. Hé bien ! voilà, vous n’êtes guère intéressants, et nous souffrons d’être déçus. Nous souffrons surtout de l’humiliation d’avoir espéré en vous, c’est-à-dire d’avoir douté de nous, de notre incrédulité. La plupart de mes pareils s’en tiennent à cette première expérience. Elle ne résout rien, cependant, car on trouve évidemment parmi vous un certain nombre de faux dévots dont l’intérêt est le mobile. Mais il y a les autres. Qui les considère ne peut manquer d’observer que si la foi qu’ils professent ne change pas grand’chose à leur vie, puisqu’ils pratiquent comme nous, aux doses moyennes, six des péchés capitaux, elle empoisonne leurs tristes plaisirs par l’extrême importance qu’elle donne au septième, réputé mortel. Mes chers frères, faute de cet héroïsme sans lequel M. Léon Bloy affirmait qu’un chrétien n’est qu’un porc, le caractère anxieux de votre luxure vous ferait reconnaître entre tous. Il est donc vrai que vous croyez réellement à l’enfer. Vous le craignez pour vous fidèles. Vous l’attendez pour nous. Il est inouï que dans ces conditions, vous manquiez aussi complètement de pathétique !

Dévots et dévotes, s’il vous arrive d’être photographiés par la caméra, vous serez stupéfaits de découvrir sur l’écran un personnage très différent de celui dont le miroir vous renvoie une image immobile. Il est possible que l’examen de conscience vous ait découvert peu à peu des qualités qui vous sont devenues avec le temps si familières que vous les croyez naïvement, perceptibles à tous. Mais nous ne voyons pas vos consciences ! Par contre, votre vocabulaire dont l’usage a sans doute pour vous affaibli le sens, nous est plus accessible que vous-mêmes, nous fait rêver. N’a-t-il pas notamment ce mot mystérieux : l’état de grâce ? Lorsque vous sortez du confessionnal vous êtes « en état de grâce ». L’état de grâce… Hé bien ! que voulez-vous, il n’y paraît pas beaucoup. Nous nous demandons ce que vous faites de la grâce de Dieu. Ne devrait-elle pas rayonner de vous ? Où diable cachez-vous votre joie ?

Vous répondrez que ça ne me regarde pas. La trouverais-je, cette joie, que je ne saurais m’en servir. Sans doute. Vous nous parlez généralement sur un ton d’aigreur ou de revanche, comme si vous nous en vouliez des plaisirs dont vous vous privez. Ont-ils donc tant de prix à vos yeux ? Hélas ! ils n’en ont guère aux nôtres. Vous avez l’air de nous prendre pour des animaux qui trouvent dans l’exercice de leurs fonctions digestives ou reproductrices, une source inépuisable de délices, toujours neuves, toujours fraîches, parce qu’aussitôt oubliées que senties. Mais le vanité des vanités n’a plus de secrets pour nous !… Les passages les plus amers du Livre de Job ou de l’Ecclésiaste ne nous apprennent rien de nouveau, ont inspiré nos peintres et nos poètes. Si vous voulez bien réfléchir vous conviendrez que nous ressemblons assez, nous autres, aux hommes de l’Ancien Testament. Le monde moderne est aussi dur que le monde juif, et l’incessante clameur qui sort de lui, est celle qu’entendaient les Prophètes, que jetaient vers le Ciel les villes énormes accroupies au bord des eaux. Le silence de la mort nous hante comme elles, et nous y répondons, comme elles, tour à tour, par des cris de haine ou d’épouvante. Enfin, nous adorons le même Veau. Adorer un veau n’est nullement, croyez-le bien, pour les peuples un signe d’optimisme. Nous sommes rongés par la même lèpre dont l’imagination sémite, à travers les siècles, porte la hideuse blessure. L’obsession du néant, l’impuissance, pour ainsi dire physique, à concevoir la résurrection. Même au temps de Notre-Seigneur, exception faite de la petite communauté pharisienne, les juifs ne croyaient guère à la vie future. Je suppose qu’ils la désiraient trop, d’un désir venu des entrailles et qui dévore aussi les nôtres. L’espérance chrétienne n’étanche pas cette sorte de soif, nous le savons. L’espérance passe en nous comme à travers un crible. Vous me direz qu’Israël attendait le Messie. Nous attendons le nôtre. À leur exemple encore, nous ne sommes pas bien sûrs qu’il vienne et, par crainte de voir s’envoler au ciel la dernière illusion qui nous reste, nous l’attachons fortement à la terre, nous rêvons d’un Messie charnel : la Science, le Progrès, qui nous feraient maîtres de la Planète. Oui, nous sommes des hommes de l’Ancien Testament. Vous nous répondrez que notre aveuglement est alors plus coupable que celui des juifs contemporains de Tibère. Pardon. D’abord il n’est nullement certain que nous aurions crucifié le Sauveur. Retournez la chose comme vous voudrez, les déicides appartenaient à la classe édifiante. Vous aurez beau dire et beau faire, le déicide ne saurait désormais s’inscrire à la rubrique des crimes crapuleux. C’est un crime distingué, le plus distingué des crimes, un crime rare commis par des prêtres opulents, approuvés par la grande bourgeoisie et les intellectuels de ce temps-là, qu’on appelait scribes. Vous pouvez rigoler, chers frères, ce ne sont pas les communistes ni les sacrilèges qui ont mis le Seigneur en croix. D’ailleurs, permettez que je rigole aussi. Vous tenez naturellement l’Évangile pour inspiré, vous faites un sort à chaque paragraphe de ce livre divin, et ça ne vous frappe pas, non, l’insistance du Bon Dieu à mettre généralement hors de cause une sorte de gens dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne forment pas la société habituelle des gendarmes, des notaires, des généraux en retraite, non plus que celle de leurs vertueuses épouses, ni, entre nous, des curés ? Ça ne vous frappe pas que le bon Dieu ait réservé ses malédictions les plus dures à des personnages très bien vus, exacts aux offices, observateurs rigoureux du jeûne, et beaucoup plus instruits de leur religion — sans reproche — que la plupart des paroissiens d’aujourd’hui ? Cette énormité n’attire plus vos regards ? Elle retient les nôtres, que voulez-vous que je vous dise. Il ne suffit pas de me répondre que Dieu s’est remis entre vos mains. Les mains auxquelles le Christ s’est remis jadis n’étaient pas des mains amies, c’étaient des mains consacrées. Que vous ayez succédé à la Synagogue, et que cette succession soit légitime, qu’importe ! Pour nous qui n’attendons que de vous le partage d’un don que vous proclamez ineffable, il n’importe pas de savoir si Dieu s’est remis entre vos mains, mais ce que vous en faites.

Je vois d’ici, mes chers frères, le profil impérieux de M. le Colonel Romorantin. Il échange avec M. le Conservateur des Hypothèques et quelques négociants connus dans cette paroisse, des regards indignés. « Nous sommes ici chez nous, sacrédié ! Ce monsieur ne m’a seulement jamais été présenté, je ne le connais pas et il en profite pour nous dire des choses désagréables. » Mais, cher Colonel, votre Église n’est tout de même pas le Cercle militaire ! Je souhaite que vous ayez un jour votre fauteuil sous la vaste coupole de l’Église triomphante, aujourd’hui vous n’êtes encore que candidat comme tout le monde. Célébrons-nous la fête de sainte Thérèse ou celle des paroissiens ? À vous voir prendre place dans le chœur, j’aurais cru assister à la réception d’un nouvel académicien par ses collègues en uniforme. On dirait que ce grand dogme de la Communion des Saints dont la majesté nous étonne, ne vous apporte qu’une prérogative de plus, parmi beaucoup d’autres. Celui de la réversibilité des mérites n’en est-il pas le complément ? Nous ne répondons, nous, que de nos actes ou de leurs conséquences matérielles. La solidarité qui vous lie aux autres hommes est d’une espèce bien supérieure. Il me semble que ce don de la foi qui vous est départi, loin de vous émanciper vous lie à eux par des liens plus étroits que ceux du sang et de la race. Vous êtes le sel de la terre. Lorsque le monde s’affadit, à qui voulez-vous que je m’en prenne ? Il est vain de vous prévaloir des mérites de vos Saints, puisque vous n’êtes d’abord que les intendants de ces biens. Nous entendons souvent les meilleurs d’entre vous proclamer avec fierté qu’ils ne « doivent rien à personne ». De telles paroles n’ont absolument aucun sens dans votre bouche, car vous devez littéralement à tout le monde, à chacun de nous, à moi-même. Colonel, il est possible que vous soyez plus criblé de dettes qu’un sous-lieutenant ! Dieu seul est dans le secret de nos trésoreries. S’il est vrai, comme l’affirment vos prêtres, que le sort d’un puissant de la terre dépend peut-être, à la minute où je parle, de la volonté d’un enfant partagé entre le bien et le mal et qui résiste à la grâce de toutes ses faibles forces, rien n’est plus cocasse de vous entendre parler des affaires de ce monde sur le ton le plus ordinaire. Ah ! vous êtes de drôles de gens ! M. le Colonel Romorantin dira sans doute ce soir en battant les cartes : « Qu’est-ce que c’est que ces histoires-là ? Dans la famille, saprelotte, nous avons tous la foi du charbonnier ! » Car votre morale est celle de tout le monde, à un rien près : vous appelez péché ce que les moralistes désignent d’un autre nom. Ah ! oui, vous êtes de bien curieux personnages ! Si vous entendez proclamer qu’une petite carmélite tuberculeuse, par l’observation héroïque de devoirs aussi humbles qu’elle-même a pu obtenir la conversion de milliers d’hommes, ou même — pourquoi pas ! — la victoire de 1918, vous n’en ressentez nul émoi. Au contraire, si l’on vous affirme poliment, selon votre logique particulière, que la corruption du clergé mexicain, par exemple, est la cause surnaturelle des persécutions dans ce malheureux pays, vous haussez les épaules. « Quelle commune mesure entre la rapacité, l’avarice ou le concubinat de ces pauvres prêtres et les crimes de sang perpétrés par des brutes ? » Ce raisonnement vaut pour moi, non pour vous. C’est le raisonnement des juges de ce monde qui punissent l’adultère d’une amende de vingt-cinq francs et fichent au bloc pour six mois un mendiant coupable de grivèlerie. Pareillement, vous tenez pour vraisemblable qu’un curé d’Ars ait ramené ses bonshommes à la messe grâce à un genre de vie si misérable que ses confrères délibéraient d’enfermer ce malheureux. Mais si j’avais le malheur d’insinuer que tel curé d’Espagne, bien que parfaitement en règle avec les tribunaux de son pays, peut être tenu néanmoins pour le géniteur spirituel d’une paroisse d’assassins et de sacrilèges, je serais sûrement traité de bolchevique. Êtes-vous imbéciles, ou faites-vous semblant de l’être ? On vous passerait aisément la foi sans les œuvres. Puisque nous ne croyons pas à l’efficacité de vos sacrements nous ne pourrions sans méchanceté vous reprocher de ne pas valoir beaucoup mieux que nous. Ce qui passe l’entendement, c’est que vous raisonnez habituellement sur les affaires de ce monde exactement comme nous. Car enfin, rien ne vous y force ! Que vous agissiez selon nos principes, ou plutôt selon la dure expérience d’hommes qui n’ayant nul espoir en l’autre monde, mènent dans celui-ci une lutte très comparable à celle des bêtes ou des végétaux, selon les lois de la concurrence vitale, soit. Mais lorsque vos pères professaient l’économie sans entrailles de M. Adam Smith, ou quand vous rendez gravement hommage à Machiavel, permettez-moi de le dire, vous ne nous épatez nullement, vous nous apparaissez comme de singuliers, d’incompréhensibles cocos.

Cette déclaration bien sincère n’ébranlera pas, je le sais, le solide optimisme auquel vous donnez sans doute, par analogie, le nom d’espérance. Le défaut des vertus sublimes c’est qu’elles doivent être pratiquées avec héroïsme. Il en est d’elles comme de ces hommes que toute résistance exalte, mais qui n’en sont que plus faciles à séduire. L’humilité trempe les forts. Adroitement circonvenue, il arrive qu’elle épargne aux médiocres les affres de l’humiliation ou du moins qu’elle en adoucisse l’amertume. Lorsque les circonstances nous forcent à convenir que nous ne valons pas grand’chose, quelle autre ressource avons-nous de fermer les yeux à cette douloureuse évidence ? Nous n’y réussissons pas toujours. S’avouer à soi-même qu’on est un lâche, un menteur ou un mufle ne réconforte guère des gens de notre sorte. Au lieu qu’après vous être livrés à cet exercice, un certain nombre d’entre vous manifestent une sorte de satisfaction qui nous paraît un peu comique. À défaut de la grâce de Dieu, l’acte d’humilité qu’ils viennent de lire dans leur paroissien leur a rendu l’estime d’eux-mêmes. L’opération me paraît trop avantageuse pour être réellement surnaturelle.

Vous trouvez, chers amis, que mon exorde est bien lent. Mais la mauvaise opinion que vous avez de nous, m’afflige, et j’essaie de la réformer. Je ne crois pas cette opinion réfléchie ni volontaire. Vous voyez les impies tels qu’ils sont, et les chrétiens tels qu’ils devraient être, fâcheux malentendu ! Ou plutôt vous nous voyez tels que nous serions, en effet, si vous étiez des chrétiens selon l’esprit de l’Évangile et le cœur de Dieu. Car il serait légitime alors de parler de notre endurcissement. Croyez-vous que cela soit bien agréable de s’entendre traiter quotidiennement d’ennemis de Dieu par des personnages aussi hautement surnaturels que M. Bailby ou M. Doriot ! Un tel qualificatif n’avait rien de très dangereux pour nos pères ou nos grands-pères au temps où vos orateurs invoquaient contre nous les droits sacrés de la liberté de conscience. Il peut nous valoir demain la regrettable sollicitude d’un général de la Croisade. Non, mes chers frères, beaucoup d’incroyants ne sont pas si endurcis qu’on pense. Dois-je vous rappeler que Dieu est venu lui-même se révéler au peuple juif ? Ils l’ont vu. Ils l’ont entendu. Ils l’ont touché de leurs mains. Ils lui ont demandé des signes. Il leur a donné ces signes. Il a guéri les malades, ressuscité les morts. Puis il est remonté aux cieux. Si nous le cherchons en ce monde, c’est vous désormais que nous y trouvons, vous seuls ! Oh ! je rends hommage à l’Église — mais enfin, l’histoire de l’Église elle-même ne livre pas son secret au premier venu. Il y a Rome — mais vous savez que la majesté du Catholicisme ne s’y découvre pas d’abord, il y a bien des vôtres qui reviennent déçus. Que sera-ce des nôtres ? C’est vous, chrétiens, que la liturgie de la Messe déclare participants à la divinité, c’est vous, hommes divins, qui depuis l’Ascension du Christ êtes ici-bas sa personne visible. Avouez que vous n’êtes pas toujours reconnaissables du premier coup.

Vous trouvez mes remarques déplacées dans cette enceinte. Elles ne le sont pas plus que la présence de la plupart d’entre vous. Puissent-elles attirer votre attention sur les périls qui vous menacent. Elles sont assurément très indignes de la Sainte dont nous célébrons la fête, mais elles ont le mérite d’être simples ; et mêmes puériles ; le sourire de M. le Conservateur des Hypothèques m’en est un sûr témoignage. Notre céleste amie ne m’en voudra pas de parler en enfant. Je ne suis, hélas ! qu’un vieil enfant chargé d’inexpérience, et vous n’avez pas grand’chose à craindre de moi. Redoutez ceux qui vont venir, qui vous jugeront, redoutez les enfants innocents car ils sont aussi des enfants terribles. Le seul parti qui vous reste à prendre est celui que vous propose la Sainte : redevenez vous-mêmes des enfants, retrouvez l’esprit d’enfance. Car l’heure vient où les questions qui vous seront posées de tous les points de la terre seront si pressantes et si simples que vous ne pourrez guère y répondre que par des oui ou par des non. La société dans laquelle vous vivez paraît plus complexe que les autres parce qu’elle excelle à compliquer les problèmes, ou du moins à les présenter de cent manières différentes, ce qui lui permet d’inventer à mesure des solutions provisoires qu’elle présente naturellement comme définitives. Cette méthode est celle de la médecine depuis Molière. Mais elle est également celle des économistes et des sociologues. Je prétends que vous occupez dans cette société, une situation avantageuse, car en se proclamant matérialiste, elle vous laisse à bon compte l’immense privilège de la critiquer au nom de l’Esprit. Malheureusement pour vous, passé un certain degré de ruse et d’imposture, les plus insolentes phraséologies ne sauraient masquer le vide des systèmes. Lorsque le doctrinaire entend monter de la salle attentive un certain murmure, à peine perceptible, encore, il a beau redoubler d’importance et de gravité, ce suprême effort achève de le perdre. On a pu lire, par exemple, dans un des derniers numéros de la Revue de Paris, sous la signature de M. Paul Morand, les lignes suivantes : « J’imagine très bien les autarchies de demain, prescrivant le célibat dans certaines régions déshéritées, poussant au contraire aux naissances, d’après un vaste plan embryogénique dans des contrées à mettre spécialement en valeur… Après avoir réglé la quantité des naissances, l’État futur s’occupera sans nul doute de la qualité ; ne voulant pas rester en deçà de l’État actuel, directeur de haras. » M. Paul Morand appartient à la meilleure société, il appartient même à la Carrière. On ne saurait donc le prendre pour un humoriste. M. Patenôtre, que je sache, n’est pas non plus un humoriste, son récent témoignage peut donc être entendu par un auditoire aussi sérieux que celui auquel j’ai l’honneur de m’adresser.

« Imaginons une collectivité riche comme les États-Unis, ou même comme la Grande-Bretagne ou la France, où l’on fasse table rase de tous les préjugés et qu’on y décide, un beau jour, d’un accord unanime, de produire au maximum sans se soucier des demandes de la clientèle. Aussitôt les usines perfectionnent leur outillage et tournent, avec roulement d’équipe, nuit et jour ; pareillement dans les campagnes, la production des céréales, la culture maraîchère, l’élevage, amplifient leur rendement.

« Qu’arrive-t-il ? Le volume de cette production industrielle et agricole, atteint au bout de X… années une telle dimension qu’on peut raisonnablement déclarer qu’une juste répartition serait susceptible d’octroyer à chacun et à tous un large confort et un grand bien-être.

« Pourquoi faut-il donc que la routine de nos méthodes, la camisole de nos préjugés s’opposent à la marche du progrès et arrêtent ce mieux-être au cri de : « Tu ne passeras pas ! » Qu’y a-t-il donc de vicié dans notre système économique qui l’emprisonne dans un cercle infernal, où la production est comprimée par l’insuffisance d’une consommation solvable, tandis que cette consommation est rendue à son tour insuffisamment solvable, notamment par une production mal épanouie ? »

Je ne sais si vous appréciez autant que moi la naïveté de cet aveu. Tant d’efforts dispensés pour aboutir à une société prétendue matérialiste qui ne peut plus ni produire, ni vendre ! Avouez que dans ces conditions les hommes d’ordre, d’un tel ordre, peuvent s’habiller en rouge, en jaune ou en vert, les dictateurs grincer des dents et montrer le blanc de l’œil, les gosses que leurs parents ont traînés au théâtre commencent à se regarder entre eux, ils ont retrouvé Guignol, et la salle va s’effondrer sous un éclat de rire.

Chrétiens qui m’écoutez, voilà le péril. Il est dangereux de succéder à une société qui s’est effondrée dans un éclat de rire, parce que les morceaux mêmes en seront inutilisables. Vous devrez reconstruire. Vous devrez tout reconstruire devant des enfants. Redevenez donc enfants. Ils ont trouvé le joint de l’armure, vous ne désarmerez leur ironie qu’à force de simplicité, de franchise, d’audace.

Vous ne les désarmerez qu’à force d’héroïsme.

En parlant ainsi je ne crois pas trahir la pensée de sainte Thérèse de Lisieux. Je l’interprète seulement. J’essaie de l’utiliser humainement, au règlement des affaires de ce monde. Elle a prêché l’esprit d’enfance. L’esprit d’enfance peut le bien et le mal. Ce n’est pas un esprit d’acceptation de l’injustice. N’en faites pas un esprit de révolte. Il vous balayerait du monde.

Une telle hypothèse n’a rien de rassurant pour nous puisque nous serions balayés ensemble.

J’attire votre attention sur une singularité de l’histoire, depuis l’ère chrétienne. Lorsque les juifs lapidaient les prophètes, c’était autant de gagné pour les goys. Dieu leur livrait ce peuple à tête dure, et ils faisaient grand butin de ses trésors, de ses femmes et de ses filles. Au lieu que si vous restez sourds aux avertissements des saints, nous écopons avec vous, comme vous, plus que vous — s’il m’est permis d’employer cette expression familière. À ce point de vue, l’ancienne Chrétienté tient toujours.

Car votre histoire, l’histoire de l’Église, semble d’abord n’ajouter qu’un chapitre à l’Histoire. Il n’en est rien cependant. La prudence et la folie des hommes ont bien pu s’y inscrire tour à tour, elles ne sauraient justifier entièrement les réussites ni les échecs. Oh ! cela ne se découvre pas au premier regard ! Et par exemple, il serait indifférent qu’on relevât, de page en page, toutes les espèces d’erreurs connues, dans une proportion sensiblement égale. Je crois qu’elles ne s’y engendrent pas les unes les autres selon la loi commune, qu’elles ne suivent pas le même ordre de succession. Vous expliquez de telles singularités par une assistance divine. Je ne vous contredirai pas sur ce point. Je pense, par exemple, qu’à moins d’être un fol, nul ne peut rester insensible à l’extraordinaire qualité de vos héros, à leur incomparable humanité. Le nom de héros ne leur convient d’ailleurs guère, et celui de génie pas davantage, car ils sont à la fois des héros et des génies. Mais l’héroïsme et le génie ne vont pas d’ordinaire sans une certaine perte de substance humaine, au lieu que l’humanité de vos saints surabonde. Je dirai donc qu’ils sont à la fois des héros, des génies et des enfants. Prodigieuse fortune ! Assurément, nous traiterions plus volontiers avec eux qu’avec vous. Hélas ! l’expérience nous apprend que tout contact direct est impossible. Que voulez-vous que fassent d’une Thérèse de Lisieux nos politiques et nos moralistes ? Son message, dans leur bouche, perdrait toute signification, ou du moins toute chance d’efficacité. Il a été écrit dans votre langage, votre langage seul peut l’exprimer, nous manquons des mots nécessaires pour le traduire sans le trahir, n’en parlons plus. Mes chers frères, je vous fais cet aveu en toute humilité, recevez-le dans le même esprit. Car s’il n’appartient qu’à vous de transmettre le message des saints, il s’en faut, hélas ! que vous vous soyez toujours acquittés de ce devoir au mieux de nos intérêts. J’ai le regret de vous dire que nous payons cher vos négligences.

N’essayez pas de nous faire croire que ces hommes divins ne viennent apporter au tableau qu’un petit nombre de retouches ! Si j’osais, par exemple, je résumerais volontiers aussi le message de saint François : « Ça va mal, mes enfants, ça va très mal, aurait dit le saint. Ça va même aller plus mal encore. Je souhaiterais pouvoir vous rassurer sur l’état de votre santé. Mais si vous n’aviez besoin que de tisanes, je serais resté tranquille chez moi, car j’aimais tendrement mes amis, et m’accompagnant sur la mandore, je leur chantais des vers provençaux. Le salut est à votre portée. N’essayez pas d’y aller par quatre chemins : il n’y en a qu’un, c’est celui de la Pauvreté. Je ne vous y suis pas, mes enfants, je vous précède ; je me jette en avant, n’ayez pas peur. Si je pouvais souffrir tout seul, vous pensez bien que je ne serais pas venu vous troubler dans vos plaisirs. Hélas ! le bon Dieu ne me l’a pas permis. Vous avez irrité la Pauvreté, que voulez-vous que je vous dise. Vous l’avez poussée à bout. Parce qu’elle est patiente, vous avez fini par lui mettre, peu à peu sur les épaules, sournoisement, toute votre charge. Elle est là, maintenant, étendue face contre terre, toujours silencieuse et pleurant dans la poussière. Vous dites : rien ne me gêne plus, nous allons pouvoir danser. Vous n’allez pas danser, mes enfants, mais mourir. Vous êtes morts si la Pauvreté vous maudit. N’attirez pas sur ce monde la malédiction de la Pauvreté. En avant ! »

Ce conseil s’adressait évidemment à vous tous. Il en est peu qui l’ont suivi. Vous ressemblez à ces Italiens légendaires attendant l’heure de l’assaut. Tout à coup le colonel lève son sabre, enjambe le parapet, prend seul sa course à travers le tir de barrage, en criant : Avanti ! Avanti ! pendant que ses soldats, toujours tapis au fond de la parallèle de départ, électrisés par tant de vaillance, battent des mains, les larmes aux yeux : Bravo ! Bravo ! Bravissimo !

Mes chers frères, je répète la même chose, parce que c’est toujours la même chose. Si vous aviez suivi ce Saint au lieu de l’applaudir, l’Europe n’eût pas connu la Réforme ou les guerres de religion, ni l’effroyable répression espagnole. C’est vous que ce Saint avait appelés, mais la mort n’a pas choisi : elle a frappé sur tout le monde. Nous courons aujourd’hui un danger pareil. Il doit même être pire. Une sainte, dont la foudroyante carrière montre assez le caractère tragiquement pressant du message qui lui est confié, vous invite à redevenir enfants. Les desseins de Dieu, comme vous dites, sont impénétrables. Il est pourtant difficile de croire qu’on ne vous offre pas là votre dernière chance. Votre dernière chance et la nôtre. Êtes-vous capables de rajeunir le monde, oui ou non ? L’Évangile est toujours jeune, c’est vous qui êtes vieux. Vos vieillards sont même plus vieux que les autres. Ils vont branlant la tête et répétant « ni réaction, ni révolution » d’une voix de basse si caverneuse qu’à chaque syllabe ils crachent une dent. La réaction est nécessaire, la révolution n’est pas de trop. Réaction et révolution ensemble ne seraient pas assez. Dieu ! laissez votre vieux scrupule de ménager un ordre qui se ménage si peu, qu’il se détruit lui-même à mesure. L’ordre universel vient d’ailleurs de céder la place à la mobilisation universelle. Rappelez vos casuistes, de peur qu’on ne les mobilise aussi. Rappelez vos casuistes, ou plutôt remportez-les. Car les malheureux se sont livrés à des exercices d’assouplissement si compliqués qu’ils ont les jambes autour du cou, les bras rentrés dans les épaules et la tête à la hauteur de la dernière vertèbre dorsale. Remportez-les tels quels sur vos civières, car ils n’arriveront pas à se dénouer tout seuls. Rien n’est perdu puisque à travers deux millénaires d’inutiles négociations, l’Évangile s’est transmis intact jusqu’à nous : il n’y manque pas une virgule. À toutes les questions qui vous seront désormais posées, est-il donc si difficile de répondre par oui ou par non ? Ainsi parlent les gens d’honneur. L’honneur est aussi une chose de l’enfance. C’est par ce principe d’enfance qu’il échappe à l’analyse des moralistes, car le moraliste ne travaille que sur l’homme mûr, bête fabuleuse inventée par lui, pour la commodité de ses déductions. Il n’y a pas d’hommes mûrs, il n’y a pas d’état intermédiaire entre un âge et l’autre. Qui ne peut donner plus qu’il ne reçoit commence à tomber en pourriture. Ce que disent la morale ou la physiologie sur ce point important n’a pour nous aucun intérêt parce que nous donnons aux mots de jeunesse et de vieillesse, un autre sens qu’eux. L’expérience des hommes et non de l’homme, nous apprend vite que jeunesse et vieillesse sont affaire de tempérament ou, si l’on veut, d’âme. J’y reconnais une sorte de prédestination. Ces vues, avouez-le, n’ont absolument rien d’original. Le plus obtus des observateurs sait parfaitement qu’un avare est vieux à vingt ans. Il y a un peuple de la jeunesse. C’est ce peuple qui vous appelle, c’est ce peuple qu’il faut sauver. N’attendez pas que le peuple des vieux ait achevé de le détruire par les mêmes méthodes qui jadis, en moins d’un siècle, ont eu raison des Peaux-Rouges. Ne permettez pas la colonisation des Jeunes par les Vieux ! Ne vous croyez pas quittes envers ce peuple par des discours, fussent-ils même imprimés. Au temps où les Pharisiens d’Amérique décimaient scientifiquement une race mille fois plus précieuse que leur dégoûtant ramas, les Indiens de Chateaubriand et de Cooper ne partageaient-ils pas avec l’Écossais de Walter Scott les savoureux loisirs des chattes romanesques qui se régalent de pitié comme de sang frais ? Chrétiens, l’avènement de Jeanne d’Arc au vingtième siècle revêt le caractère d’un avertissement solennel. La prodigieuse fortune d’une obscure petite Carmélite me paraît un signe plus grave encore. Redevenez vite enfants, pour que nous le redevenions à notre tour. Ce ne doit pas être si difficile qu’on pense. Faute de vivre votre foi, votre foi n’est plus vivante, elle est devenue abstraite, elle s’est comme désincarnée. Peut-être trouverons-nous dans cette désincarnation du Verbe la vraie cause de nos malheurs. Beaucoup d’entre vous usent des vérités de l’Évangile ainsi que d’un thème initial, dont ils tirent une espèce d’orchestration inspirée par la sagesse de ce monde. En prétendant justifier ces vérités devant les Politiques, ne craignez-vous pas de les rendre inaccessibles aux Simples. Si pourtant vous voulez bien tenter une bonne fois de les opposer telles quelles aux systèmes compliqués, puis d’attendre tranquillement la réponse au lieu de parler tout le temps ? Jeanne d’Arc n’était qu’une sainte et elle n’en a pas moins mis dans sa poche les docteurs de l’Université de Paris. Si vous laissiez la parole à l’Enfant-Jésus ? Vous me répéterez que cela ne me regarde pas. Mais, pardon ! Pour avoir raison d’un ordre presque aussi pétrifié que le nôtre, il n’a pas fallu tant de docteurs ! C’est là un fait historique d’une grande portée. Je trouve parfaitement naturel que vous teniez à vos bibliothèques. Elles vous ont utilement servi contre les hérésiarques. Mais le monde n’est pas seulement travaillé par les hérésiarques, il est obsédé par l’idée de suicide. D’un bout de la planète à l’autre, il accumule en hâte tous les moyens nécessaires à cette gigantesque entreprise. Vous n’arracherez pas un malheureux au suicide en lui apportant la preuve que le suicide est un acte antisocial, car le pauvre diable délibère précisément de déserter par la mort une société qui le dégoûte. Vous répétez encore aux hommes, dans un langage à peine distinct de celui des Moralistes, des Bêtes à morale, de tempérer leurs désirs. Mais ils n’ont plus de désirs, ils ne se proposent plus aucun but, ils n’en discernent aucun qui vaille le prix d’un effort.

Dévots et dévotes, j’arrive au bout de ce long discours. En ma qualité d’incroyant, je regrette de ne pouvoir vous bénir. J’ai l’honneur de vous saluer. De nous sentir si pareils à vous, presque aussi déconcertés que vous en face de redoutables conjonctures, cela serre un peu le cœur. Car, excusez ma franchise, vous ne paraissez pas moins préoccupés que nous de sauver vos peaux. Le mot des désespoirs enragés — n’importe quoi pourvu que je m’en tire ! — semble bien près d’éclore sur vos lèvres, tandis que vous louchez du côté des dictatures. N’importe qui, n’importe quoi, diable ! Redevenez vite enfants, c’est moins dangereux. Il faut bien avouer que nous n’avons aucune confiance dans vos capacités politiques. Encore un peu de temps et vos excès de zèle finiront par vous compromettre même auprès des nouveaux maîtres. Devenir la bête noire des hommes libres et des pauvres, avec un programme comme celui de l’Évangile, convenez qu’il y a de quoi faire rigoler. Redevenez donc enfants, réfugiez-vous dans l’enfance. Lorsque les puissants de ce monde vous posent des questions insidieuses sur un tas de problèmes dangereux, la guerre moderne, le respect des traités, l’organisation capitaliste, n’ayez pas honte d’avouer que vous êtes trop bêtes pour répondre, que l’Évangile va répondre pour vous. Alors la parole divine fera peut-être ce miracle de rallier les hommes de bonne volonté, puisqu’elle a été dite pour eux. Le Pax hominibus bonæ voluntatis ne saurait tout de même pas se traduire par : « Guerre d’abord, on verra plus tard ? » Non ! Il est évidemment paradoxal pour nous d’attendre un miracle. Mais quoi ! n’est-il pas encore plus paradoxal de l’attendre de vous ? Alors nous prenons nos précautions. Elles nous semblent légitimes, car remarquez-le bien, nous ne prétendons pas interpréter l’Évangile, nous vous sommons de l’accomplir, selon votre foi, selon la foi de votre Église. Nous ne renions pas vos docteurs. Nous renions vos politiques, parce qu’ils ont abondamment fourni la preuve qu’ils étaient des présomptueux et des sots. — L’Évangile ! l’Évangile ! Lorsqu’on en est venu à tout attendre du miracle, il est convenable d’exiger que cette dernière expérience soit bien faite. Supposez, mes très chers frères, que souffrant d’une tuberculose je demande à boire de l’eau de Lourdes, et que les médecins me proposent d’y mélanger quelque drogue de leur façon : « Chers docteurs, leur dirais-je, vous m’avez déclaré incurable. Laissez-moi donc tenter tranquillement ma chance. Si dans cette affaire, qui ne regarde que moi et la Sainte Vierge, j’ai besoin d’un intermédiaire, je ne m’adresserai sûrement pas au pharmacien. »