Les Grotesques/Chapelain

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Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. 243-283).


VIII.

CHAPELAIN.


C’est un fait généralement reconnu, que les parents, quels qu’ils soient, bourgeois ou nobles, de robe ou d’épée, sont tous atteints à un degré très-prononcé d’une maladie étrange que l’on pourrait nommer la poésophobie, ou horreur enragée des vers. — Un héritier présomptif met ses bras à l’envers, verse son potage dans son gilet, ou regarde la lune avec des yeux hébétés ; monsieur le père, grandement inquiet et voulant savoir d’où provient ce désordre énorme, observe attentivement ce tendre rejeton, et un beau jour, tout d’un coup, sans préparation, à l’instant où il commençait à espérer que l’enfant n’était qu’imbécile, il trouve dans un tiroir, malencontreusement laissé ouvert, quoi donc ? un petit serpent frétillant, sifflant et dardant sa petite langue fourchue, un gros scorpion bouffi agitant d’un air terrible sa queue et ses pinces ? — Non pas, mais quelque chose de plus affreux ! — une simple feuille de papier formidablement blanche par les bords et non moins formidablement noire dans le milieu, ayant à droite et à gauche deux marges inexplicables et de l’aspect le plus équivoque du monde. — Ô brave père ! à ce symptôme d’effroyable augure, tu commences à croire que, malgré les bons et prosaïques avis dont tu l’avais soigneusement entouré, ton cher fils est attaqué des vers. — Tu mets à cheval tes besicles de corne sur ton respectable nez violet, et, à travers mille ratures, tu parviens à déchiffrer quelque chose comme ceci :


Beaux yeux, soleils jumeaux, astres du ciel d’amour,
Qui même dans la nuit nous faites voir le jour ;
Bouche éclose à demi, fraîche à tromper l’abeille ;
Front poli, nuancé d’une pudeur vermeille ;
Blonds cheveux, lacs de soie où se prennent les cœurs,
Cordages de pur or, dont les amours vainqueurs
Garrottent en riant les libertés de l’âme,
Adorables appas, chers objets de ma flamme !
Trop cruelle Philis, etc., etc.


Alors ta paternelle perruque se hérisse d’indignation comme la perruque d’Haëndel quand on battait la mesure à faux, et l’olympe majestueux de ta tête reste quelque temps enveloppé d’un impénétrable brouillard de poudre blanche. Tes manches désolées forcent tes augustes bras à s’abattre au long de ton corps et à pendre désespérément et perpendiculairement ; — car il est indubitable que le fils de ta femme est à tout jamais hors d’état de faire passer du drap puce pour du noir, du vieux pour du neuf, trois quarterons pour une livre ; il est évident qu’il ne se portera pas volontiers à lire Cujas et Barthole, et qu’il sera plus souvent dupé que dupeur, et cela t’ouvre les entrailles, honnête père !

Ce que j’ai dit de la poésie s’applique aussi à la peinture, également redoutée des aïeux ; la misère des peintres étant en quelque sorte proverbiale, c’est pour cela que presque toutes les biographies de poètes ou d’artistes commencent fatalement par le récit des persécutions paternelles.

Eh bien ! une seule fois, depuis le glorieux jour où Adam s’est marié avec Ève, il s’est trouvé des parents qui souhaitaient d’avoir un enfant poète, et le destin goguenard, qui se plaît à contrarier les desseins des hommes en général et des pères en particulier, leur a donné pour fils Jean Chapelain, auteur de la Pucelle. — Sarcasme gigantesque ! — sanglante ironie de la nature !

Jean Chapelain naquit à Paris, le 4 décembre 1569, sur la paroisse de Saint Méry, de Sébastien Chapelain et de Jeanne Corbière, fille d’un certain Michel Corbière, ami particulier de Ronsard. — Son père était notaire au Châtelet, d’une bonne famille d’auprès de Tréguier, en Basse-Normandie, et dont personne n’a jamais contesté la noblesse ; un cadet de cette famille, après avoir honorablement servi le roi François Ier, vint prendre alliance et s’établir en Beauce.

Jeanne Corbière tout éblouie encore des splendeurs flamboyantes de l’auréole de Ronsard et frappée des honneurs rendus à ce grand poète, désira pour son fils une gloire pareille, et comme quelques mères qui vouent leurs enfants au blanc, elle voua le sien à la poésie : idée belle et touchante, — noble souhait qui méritait d’être accompli !

On donna à l’enfant la plus belle éducation ; il eut d’abord pour maître un régent particulier qui enseignait chez les Carmes-Billettes ; — puis il fut mis en pension chez Frédéric Morel, doyen des lecteurs du roi, dont la maison était alors l’école la plus célèbre de l’Université. Outre les leçons de cet habile maître, il allait prendre celles de Valens au collège Montaigu, et au collège de Cluni, celles de Nicolas Bourbon, le fameux poète latin. — Il fit ensuite un cours de philosophie au collège de Lisieux, et en même temps il apprit sans maître l’espagnol et l’italien qu’il posséda parfaitement. Il entreprit aussi l’étude de la médecine, mais il l’abandonna ensuite.

Malgré son application et l’excellence des maîtres, ses progrès furent lents quoique réels, car c’était un esprit droit ; exact, mais peu soudain, s’ouvrant avec difficulté, et à qui, entre autres qualités, manquaient principalement l’imagination et la fougue. — Le beau portrait gravé par Nanteuil, et dessiné d’après nature, prouverait victorieusement que Jean Chapelain ne pouvait remplir les intentions de sa mère, si la Pucelle et les vers satiriques de Boileau laissaient le moindre doute à ce sujet.

— C’est une tête austère, sobre, avec quelques grandes rides scientifiques pleines de grec et de latin, des rides qui ressemblent à des feuillets de livre ; le front est élevé, mais peu large ; les extrémités des sourcils serrent de près l’angle externe des yeux, ce qui indique l’absence du sentiment de la couleur ; les paupières sont molles et diffuses ; le regard est triste, un peu éteint ; la chair des joues martelée de petits plans, le nez majestueux et presque royal. Quant à la bouche, qui est assez éloignée du nez, elle est très-fine à la lèvre supérieure, plus grasse à l’inférieure, et aucune sinuosité ne la sépare du menton. Il y a une vague ressemblance entre le bas de cette figure et celle du cardinal de Richelieu, mais le haut n’est pas illuminé de rayons et d’éclairs, et l’on n’y voit pas flamboyer les deux jaunes prunelles d’aigle. Une grande perruque in-folio descend comme une cascade de cheveux le long de ces deux pâles joues. — Cette perruque, il faut le dire, ne répond pas à l’idée qu’on a de la perruque de Chapelain sur les mauvaises plaisanteries rimées du sieur Furetière : elle est ample, ondoyante, bien frisée et digne de marcher entre les plus illustres perruques ; la perruque de Racine, ou de M. Arnaud d’Andilly lui-même, n’ont pas assurément meilleure façon. Une petite calotte couvre le haut du crâne, suivant une mode commune alors aux prêtres et aux personnes du siècle. Un manteau de couleur sombre se drape sur l’épaule avec noblesse et simplicité. — Il n’y a rien là qui sente l’avarice et la lésine ; c’est la mise d’un homme du monde d’un certain âge, élégante, sans recherche de petit-maître et tout à fait convenable pour un savant.

Chapelain ayant perdu son père hésitait sur le parti qu’il avait à prendre et ne savait trop à quoi se résoudre. Monseigneur de Sourdeac, évêque de Laon, qui l’aimait et appréciait ses talents, le fit mettre auprès du jeune baron du Pec, dernier fils du marquis de Vardes, pour lui apprendre l’espagnol seulement ; il y resta quelque temps, et ensuite, par la protection de monseigneur de l’Aubespine, évêque d’Orléans, il entra chez M. de la Trousse, qui depuis devint grand-prévôt de France. Il fit l’éducation de ses deux fils, et sut si bien gagner sa confiance qu’il en vint à gérer ses affaires et à être regardé tout à fait comme de la maison ; il suivit M. de La Trousse dans ses différents voyages à l’île de Rhé, à Nantes, à La Rochelle et en beaucoup d’autres lieux, et resta dix-sept ans entiers avec lui. Ce fut dans ce temps-là apparemment qu’il traduisit le Gusman d’Alfarache, roman picaresque de Matheo Allemani, employé, sous Philippe II, à la cour des comptes de Madrid. Cette traduction n’est pas signée ; mais l’abbé de Marolles, sur le catalogue des livres qui lui ont été donnés par les auteurs, la désigne comme étant de Chapelain, ce qui est une suffisante autorité.

À travers tout cela, par obéissance filiale, sans doute, il s’occupait sourdement de poésie et surtout de poétiques ; il se préparait d’avance à ce qui devait être l’œuvre de toute sa vie et méditait peut-être déjà sa triomphante épopée. Il voyait familièrement M. de Malherbe, M. de Gombault, le doyen des poètes français et le mieux mis des hommes de lettres du temps, le puriste Vaugelas, et Faret, l’auteur de l’Honnête homme, la rime naturelle de cabaret et le plus cher ami du gros Gérard de Saint-Amant.

Vers cette époque, le célèbre cavalier Marini, étant venu en France pour faire imprimer son poème de l’Adone, voulut auparavant en faire lecture à Malherbe et à Vaugelas, afin d’avoir leur avis. Ceux-ci le prièrent de leur permettre de faire venir un jeune homme très-expert en matière de vers, qui savait l’italien aussi bien qu’eux et n’avait point d’égal sur la poétique. — La lecture achevée, Chapelain dit que le sujet était mal choisi, essentiellement vicieux, et que la fable était conduite d’une manière contraire aux véritables règles, mais que beaucoup d’endroits étaient fort galamment et fort vivement touchés, que la finesse des pointes et l’éclat des ornements déguisaient les défauts sensibles pour les seuls connaisseurs, et qu’à l’aide d’une préface spécieusement arrangée on pourrait dissimuler ces fautes et jeter de la poudre aux yeux du public ; que, de cette façon, l’ouvrage se débiterait et aurait de la vogue ; il parla si pertinemment et montra une connaissance si approfondie de ces matières, qu’on le supplia de faire cette préface lui-même, personne n’étant capable de s’en acquitter aussi bien que lui ; il résista longtemps et finit cependant par se décider à l’écrire. — Cette préface fit grand bruit parmi les savants et les gens du monde pour les nouveautés qu’elle renfermait, et ce fut elle qui commença la réputation de Chapelain, qui, dès lors, passa pour grand connaisseur et devint l’arbitre souverain pour les choses de goût.

Cette dissertation qui parut en 1623, le fit connaître au grand Armand, qui conçut tout d’abord une haute estime pour son talent, et qui lui trouvant beaucoup de sagacité et d’usage du monde, le voulut employer en des négociations diplomatiques, ce dont il se défendit avec une modestie et un désintéressement admirables. Le cardinal, qui, ainsi que chacun le sait, avait de grandes prétentions au bel esprit et s’occupait particulièrement de littérature, se plaisait beaucoup à l’entretien de Chapelain, et un jour celui-ci, dans une discussion sur l’art dramatique, ayant parlé de la fameuse règle des trois unités, parfaitement ignorée alors, non-seulement du cardinal-duc, mais même des gens du métier, il dit tant de belles choses sur ce propos, et donna des raisons si justes et si pertinentes, que le cardinal, émerveillé et ravi, lui accorda une pension de mille écus et lui octroya pleine autorité sur le troupeau de poètes qu’il avait à ses gages.

Il ne se fit plus une pièce de théâtre, un madrigal ou un sonnet, sur quoi l’on ne voulût avoir son avis. — Ces vers de Godeau, évêque de Vence, en font foi :


Illustre Chapelain dans cette solitude
Où je goûte en repos les plaisirs de l’étude,
Je songe tous les jours au trouble infortuné
Où pour être trop franc tu t’es abandonné,
Et je souhaiterois pour ta savante muse
Un calme égal au mien, dont peut-être j’abuse


Et plus loin :


Le grand bruit de ton nom te trouble et t’incommode :
L’un t’apporte un sonnet, l’autre t’apporte une ode.


Il était l’oracle de l’hôtel Rambouillet. Racine lui-même, étant fort jeune encore, la vint consulter sur l’ode de la Nymphe de la Seine, qu’il fit à l’occasion du mariage du roi. Chapelain releva obligeamment quelques fautes qui s’y trouvaient, entre autres celle d’avoir mis en eau douce des tritons, divinités essentiellement salées, ce qui est une énorme incongruité mythologique. Il lui fit avoir une gratification de cent louis et une pension de six cents livres de la part du roi, procédé généreux s’il en fut, et dont on ne voit pas que Racine ait été très-reconnaissant.

Chapelain était, en effet, le plus honnête homme du monde, allant au devant des occasions d’obliger, ami sincère et effectif, plein de politesse et de mesure, fait pour plaire également à la cour et à la ville. Il n’y a guère autre chose à lui reprocher que d’avoir fait des vers inexprimablement durs et mortellement ennuyeux. Boileau lui-même, son plus acharné ennemi, ne peut lui refuser toutes ces belles qualités dont nous avons fait le catalogue ci-dessus :


Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité,
Qu’on prise sa candeur et sa civilité,
Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère,
Je le veux, j’y souscris, et suis prêt à me taire.


C’est principalement dans la Pucelle que Chapelain s’est élevé à cette puissance de coriacité et de dureté qu’on lui voit, car ses odes et ses petites pièces sont d’un tour net et coulant et ne manquent pas d’harmonie. Voici quelques strophes de l’ode au cardinal de Richelieu que Boileau trouvait assez belle, et qui est, à coup sûr, beaucoup moins rocailleuse que l’ode sur la Prise de Namur :


Grand Richelieu de qui la gloire,
Par tant de rayons éclatants,

De la nuit de ces derniers temps
Éclaircit l’ombre la plus noire ;
Puissant esprit dont les travaux
Ont borné le cours de nos maux,
Accompli nos souhaits, passé notre espérance,
Tes célestes vertus, tes faits prodigieux,
Font revoir en nos jours, pour le bien de la France,
La force des héros et la bonté des dieux.
................
Ils chantent nos courses guerrières
Qui, plus rapides que le vent,
Nous ont acquis en te suivant
La Meuse et le Rhin pour frontières ;
Ils disent qu’au bruit de tes faits
Le Danube crut désormais
N’être pas dans son antre assuré de nos armes,
Qu’il redouta le joug, frémit dans ses roseaux,
Pleura de nos succès, et grossi de ses larmes,
Plus vite vers l’Euxin précipita ses eaux.
................
Toutefois en toi l’on remarque
Un feu qui luit séparément
De celui dont si vivement
Resplendit notre grand monarque ;
Comme le pilote égaré
Voit en l’ourse un feu séparé
Qui brille sur sa route et gouverne ses voiles,
Cependant que la lune accomplissant son tour
Dessus son char d’argent environné d’étoiles
Dans le sombre univers représente le jour.
................
Ébloui de clartés si grandes,
Incomparable Richelieu,
Ainsi qu’à notre demi-dieu
Je te viens faire mes offrandes ;
L’équitable siècle à venir
Adorera ton souvenir
Et du siècle présent te nommera l’Alcide ;
Tu serviras un jour d’objet à l’univers

Aux ministres d’exemple, aux monarques de guide,
De matière à l’histoire, et de sujet aux vers.

................
De quelque insupportable injure
Que ton renom soit attaqué
Il ne sauroit être offusqué :
La lumière en est toujours pure ;
Dans un paisible mouvement
Tu t’élèves au firmament
Et laisses contre toi murmurer cette terre ;
Ainsi le haut Olympe, à son pied sablonneux,
Laisse fumer la foudre et gronder le tonnerre,
Et garde son sommet tranquille et lumineux.


Cette chute est d’une grande beauté. Plusieurs strophes des autres odes, qui, en général, n’ont pas moins de trois cents vers, ne le cèdent pas à celle-ci ; elles aident à comprendre la prodigieuse célébrité dont a joui Chapelain jusqu’à l’apparition de la Pucelle.

Tout le monde avait la ferme espérance que lui seul pouvait restaurer les lettres françaises,


Et de Malherbe éteint rallumer le flambeau.


On attendait des miracles de lui. En effet, on ne pouvait pas attendre moins d’un homme qui savait à fond les règles et les proportions de l’art et qui était plus fort qu’un Turc sur la poétique, d’un homme si bien renté, si bien en cour, et qui était le canal par lequel le divin Richelieu faisait couler ses grâces. — Quelques petits ouvrages raisonnablement pensés, écrits avec sagesse, limés et polis soigneusement, donnant, par leur médiocrité même, peu de prise à la critique, et colportés à la ronde et vantés outre mesure, entretenaient la cour et la ville dans une respectueuse admiration ; et il est certain que, si la Pucelle n’eût point paru, Chapelain, dont le nom est si décrié, aurait gardé sur le Parnasse la haute place qu’il y occupait. — C’est un sort singulier que le sien. — Il a joui de la plus immense gloire inédite, et a eu le talent de persuader à tout le monde qu’il était effectivement un fort grand poète. Cette conviction était tellement ancrée dans les esprits, que plusieurs hommes doctes et recommandables ne furent pas même désabusés par la lecture de la Pucelle. Jamais écrivain n’a été si loué, si exalté, tant en prose qu’en vers, et il ne faut pas croire que ce fut par des grimauds. — M. le duc de Montansier, l’original du Misanthrope, a fait à sa louange deux sonnets et une ode ; madame la princesse de Guéménée s’est aussi mise sur les rangs ; monseigneur Godeau, évêque de Vence, monseigneur Huet, évêque d’Avranches, l’ont chanté en latin et en français ; de Balzac l’exalte en plusieurs endroits ; Sarrazin, Ménage, Vaugelas, Lancelot, le comte d’Etlan, Maynard, Chardin, Tallemant des Réaux et tout ce qu’il y avait de plus estimé alors dans la république des lettres, en ont parlé le plus favorablement du monde ; le fier Corneille lui-même, en des vers latins qu’il a faits, s’écrie d’un ton d’humilité chagrine et découragée :


Sed neque Godæis accedat musa tropœis,
Nec Capellanum fas mihi velle sequi,


Et que l’on ne croie pas que ces vers soient ironiques ou exagérés ; ils sont les plus exacts et les plus sérieux du monde.

Si l’on voulait citer toutes les personnes qui ont porté un témoignage favorable sur Chapelain, il faudrait faire le relevé de tous les écrivains de l’époque tant Français qu’étrangers, car aucun ne s’en est tu. — Le grand Colbert professait une telle estime pour lui qu’il l’écoutait exclusivement pour les matières de littérature, et que lorsqu’on voulut gratifier les savants et les auteurs, ce fut lui qui dressa la liste de ceux qu’il croyait mériter une récompense ou une pension. — Ce travail, où chaque nom est accompagné d’une courte notice ou d’une appréciation, est extrêmement curieux ; des noms peu ou point connus y sont cités comme des illustrations sans pareilles et ont des articles fort longs ; d’autres, tout rayonnants aujourd’hui, y sont à peine indiqués en quelques lignes. Voici le jugement et la note très-cavalièrement succincte qui concerne Molière :

« Il a connu le caractère comique et l’exécute naturellement. L’invention de ses meilleures pièces est imitée, mais judicieusement ; sa morale est bonne, et il n’a qu’à se garder de sa scurrilité. »

Vous voyez que l’éloge est maigre ; c’est de Molière que Jean Chapelain parle ainsi. Il se croyait de beaucoup au-dessus de lui, et en cela il était fort excusable, car c’était alors une opinion pour ainsi dire générale. Le portrait qu’il fait de lui-même est infiniment plus ample et travaillé avec une complaisance toute paternelle :

« C’est un homme qui fait une profession exacte d’aimer la vertu sans intérêt ; il a été nourri jeune dans les langues et la lecture : ce qui, joint à l’usage du monde, lui a donné assez de lumière des choses pour l’avoir fait regarder des cardinaux de Richelieu et Mazarin comme propre à servir dans les négociations étrangères. Mais son génie modéré s’est contenté de ce favorable jugement et s’est renfermé dans le dessein du poème héroïque qui occupe sa vie et qui est tantôt à sa fin. On le croit assez fort dans les matières de langue, et l’on passe volontiers par son avis sur la manière dont il faut s’y prendre à former le plan d’un ouvrage d’esprit de quelque nature que ce soit, ayant fait étude sur tous les genres, et son caractère étant plutôt de judicieux que de spirituel ; surtout il est candide, et comme il appuie toujours de son suffrage ce qui est véritablement bon, son courage et sa sincérité ne lui permettent jamais d’avoir de la complaisance pour ce qui ne l’est pas. S’il n’était pas attaché à son poème, il ne ferait peut-être pas mal l’histoire, de laquelle, il sait assez bien les conditions. »

En général, ces appréciations portent beaucoup plus sur la forme que sur le fond. — On y voit beaucoup de phrases comme ceci : — Il a la belle manière du style. — Il écrit d’un tour net, aisé et coulant ; il sait à fond les deux langues ; sa latinité est bonne. — Ce qu’il fait est sans ornement, mais suffisamment pur, — S’il se laissait diriger, on en pourrait tirer parti, mais il a un orgueil insupportable, etc., etc.

Cette accusation d’amour-propre démesuré sert de finale et de correctif à chaque note et ne donne pas une très-haute idée de la modestie des auteurs du temps. — Cette phrase : « Il refuse obstinément de suivre les conseils et n’en veut faire qu’à sa tête, » se représente assez souvent et montre dans Chapelain une tendance à régenter et à faire la classe du Parnasse, suite naturelle de ses études profondes sur la manière dont il s’y faut prendre à former le plan d’un ouvrage d’esprit de quelque nature que ce soit. — Sa censure n’épargnait pas le grand Armand lui-même, le héros, le presque dieu du siècle ; et l’on conte que l’illustre cardinal ayant communiqué à Chapelain le manuscrit d’une grande pastorale où il y avait jusqu’à cinq cents vers de sa façon, le candide Chapelain, de la manière la plus respectueuse du monde, y fit un si grand nombre d’observations grammaticales et autres que le cardinal, outré de colère et blessé au vif dans son amour-propre de poète, le plus chatouilleux de tous les amours-propres, déchira en mille morceaux le papier où elles étaient consignées, sans achever de lire ; mais comme la nuit porte conseil, le lendemain il se ravisa et fit réunir et recoller ensemble les fragments épars, et, après une seconde lecture, il reconnut la justesse des critiques et défendit que l’on imprimât la pièce. Le chevalier de Linière, dans une pareille occasion, ne prit pas la chose aussi bien. Ayant été montrer à Chapelain un produit de sa veine, celui-ci lui dit qu’ayant de la naissance et de la fortune il avait tort de se mêler d’écrire et que c’était un ridicule que tout galant homme devait éviter de se donner, ce qui irrita beaucoup plus Linière que s’il lui eût tout simplement dit que ses vers étaient mauvais, et le poussa à faire des pamphlets et des épigrammes qui mirent les rieurs de son côté : lui, La Mesnardière et Despréaux furent les trois guêpes les plus acharnées au dos du malheureux Chapelain, à qui sa haute position et ses familiarités illustres avaient attiré des éloges hyperboliques et peut-être peu sincères de la part des écrivains affamés et désireux d’être portés sur la bienheureuse liste. — Ils ne quittèrent sa peau que lorsqu’ils le virent sur le flanc et hors d’état de se relever. — Les autres, ayant eu ce qu’ils voulaient, tournèrent casaque pour la plupart et chantèrent la palinodie.

Il y eut jusqu’à soixante savants, tant Français qu’étrangers pensionnés ou gratifiés. — Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de savoir les noms de ces illustres ; bien peu ont gardé la célébrité qu’il avaient. Voici les principaux :

En Italie, Leo Allatius, bibliothécaire au Vatican, à qui le pape défendit d’abord d’accepter la pension, pour ne lever cette défense que deux ans plus tard ; le comte Graziani, secrétaire d’État du duc de Modène ; Ottavio Ferrari, professeur en éloquence à Padoue ; Carlo Dati, professeur en humanités à Florence ; Vicenzo Viviani, premier mathématicien du grand-duc.

Pour la Hollande et la Flandre, Jean-Henri Boëclarus, professeur d’histoire à Strasbourg ; Thomas Reinesius, conseiller de l’électeur de Saxe ; Jean-Chrysostôme Wagenseil, professeur à l’académie d’Altorff ; Jean Hevelius, fameux astronome de Dantzick ; Hermanus Conragius, professeur en politique à Amsterdam (j’espère que voilà une assez respectable kyrielle de savants en us).

En France, Chapelain, comme de raison ; d’Ablancourt, Conrat, Gomberville, Bourzeyzs, le gros Charpentier, Perrault l’anti-homérique, Fléchier, Cassagne, Corneille, Segrais, Racine, Desmarets le visionnaire, Huet, Mézeray, Leclerc, Gombauld, La Chambre, Silhon, Boyer, Quinault, tous de l’illustre compagnie.

Dès 1629, Chapelain se trouvait à l’assemblée tenue chez M. Conrart, qui était composée de MM. Godeau, Gombaud, Malleville, Cerisay, Civille, l’abbé de Cerisy, et où l’on s’occupait de littérature ; l’abbé de Bois-Robert, qui y venait quelquefois, en parla au duc de Richelieu, et c’est ce qui lui donna l’idée de l’Académie française. — À la seconde séance, le 20 mars 1634, Chapelain, comme l’on cherchait de quoi l’Académie se devait préalablement occuper pour se rendre digne de son titre de française, soutint qu’il fallait d’abord, et avant toutes choses, s’occuper d’épurer la langue et travailler à la rendre capable de la haute éloquence ; que, pour cet effet, il était bon d’en régler premièrement les termes et les phrases dans un ample dictionnaire et une grammaire fort exacte, qui lui donneraient une partie des ornements qui lui manquaient, et qu’ensuite elle pourrait acquérir le reste par une rhétorique et une poétique que l’on composerait pour servir de règle à ceux qui voudraient écrire en prose ou en vers.

La savante compagnie accéda volontiers à cette proposition ; — Chapelain arrêta le plan ; et ce dictionnaire interminable, source inépuisée de plaisanteries, et qui a fait éclore plus de sarcasmes qu’il n’est gros (ce qui n’est pas peu dire), fut commencé avec une activité qui se ralentit bientôt, plus par la nature minutieuse du travail que par manque de bonne volonté de la part des académiciens. Le cardinal de Richelieu, surpris de cette lenteur, voulant juger par lui-même si elle se devait attribuer à la paresse ou à la négligence, se transporta un jour à l’Académie sans prévenir personne et assista à une séance : on en était au mot ami. La discussion fut si longue et si vive que le cardinal, le meilleur ménager du temps, l’homme qui fit le plus de choses en peu d’espace, se retira pleinement convaincu que l’ouvrage, pour être fait comme il devrait être, ne se pouvait mener avec plus de célérité.

Ce fut Chapelain qui tint la plume dans les Sentiments de l’Académie sur le Cid. Cette critique juste, décente et honnête, lui fit et lui fait encore honneur. C’est certainement une des meilleures et des plus sensées qu’on ait faites.

— Maintenant que nous voici à peu près quitte des détails biographiques, nous allons procéder à l’examen de cette fameuse Pucelle, qui est le plus mauvais ouvrage de Chapelain et le seul dont on ait cependant gardé mémoire. Laissons parler Chapelain lui-même et écoutons les motifs qui l’ont porté à faire un poème épique en vingt-quatre chants, dont douze encore inédits.

« Ce fut plutôt un essai qu’une résolution déterminée, pour voir si cette espèce de poésie, condamnée comme impossible par nos meilleurs écrivains, était une chose véritablement déplorée, et si la théorie, qui ne m’en étoit pas tout à fait inconnue, ne me serviroit pas à montrer à mes amis, par mon exemple, que, sans avoir une trop grande élévation d’esprit, on la pouvoit mettre en pratique ; surtout, je n’avois garde de me persuader qu’un travail que je faisois à l’ombre dût jamais s’exposer au jour. »

On voit par cette phrase que les Français avaient déjà la réputation, bien méritée du reste, de ne pas avoir la tête épique. — Quant à moi, je simplifierais la question en disant que les Français n’ont pas la tête poétique du tout. — Je sais bien que l’on me va jeter aussitôt cinquante noms à la figure et crier au paradoxe, mais rien au monde n’est plus véritable : tout ce qui est poésie et lyrisme répugne naturellement au public français, le public le plus indolent et le moins attentif qui soit. La poésie ne se comprend pas au premier coup ; il faut être dans un état d’âme particulier pour en bien percevoir les beautés, et le Français veut comprendre au premier coup et même sans avoir écouté. Tout ce qui est sur un ton un peu élevé, tout ce qui palpite et bat des ailes lui est par cela même suspect ; il est travaillé de la peur d’être ridicule en admirant une chose neuve ; il lui faut une clarté de verre, une limpidité d’eau filtrée, une exactitude géométrique, une grande sobriété d’ornements, car le moindre détail le distrait du fond. — Ce qu’il cherche avant tout dans toutes choses, c’est la fable, le sujet ; il veut savoir si le prince épousera la princesse ; contentez sa curiosité sur ce point important, et il vous tiendra quitte du reste : il ne supporte le commencement que dans l’espérance d’une fin prochaine. — Plus tôt vous arriverez, plus il vous en saura gré : pour atteindre ce bienheureux terme, jetez en route et les développements, et les préparations, et l’étude des mœurs, le costume, la couleur, la fantaisie, la forme, tout ce qui est l’art enfin, — il vous remerciera de ces sacrifices et battra des mains. Le Français n’est ni poétique, ni plastique ; il ne s’entend pas plus en statues qu’en tableaux ; il est spirituel dans le sens le plus misérable du mot. Son auteur favori, quoi qu’on dise et qu’on fasse, est et sera toujours Voltaire ; le lyrique selon son cœur est incontestablement Jean-Baptiste Rousseau, dit le Grand. Pour la première toile bien léchée et bien luisante de M. Paul Delaroche, il donnerait volontiers toutes les stanze du Vatican et les fresques de la Sixtine. Au musée, vous trouverez toujours le vrai Français se mirant d’un air émerveillé dans le chaudron de M. Drolling ; ce chaudron lui va ; l’art fait ainsi lui convient. L’Opéra-Comique lui convient semblablement ; il est à l’aise dans cette musique et dans ce théâtre ; ce sont des émotions douces qui ne troublent pas sa digestion, et il rentre chez lui fort satisfait en chantonnant à faux quelque phrase d’ariette.

Avant de commencer son poème, Chapelain en médita le plan cinq ans entiers, et l’écrivit en prose d’un bout à l’autre. M. d’Andilly et Vaugelas, qui virent ce plan, le trouvèrent si sage, si bien ordonné et si conforme aux règles, qu’ils s’en préoccupèrent très-favorablement et eurent dès lors une fort haute idée de l’ouvrage ; ils en dirent beaucoup de bien de par le monde, et persuadèrent au duc de Longueville que l’honneur de sa maison y était intéressé, et qu’il lui serait glorieux de doter la France de l’épopée qui lui manquait : ce généreux prince, protecteur des lettres plus zélé qu’éclairé, accorda à Chapelain une pension de mille écus qu’il lui continua tout le temps que dura son travail, et qu’il lui doubla ensuite pour le consoler des critiques que l’on fit de son ouvrage lorsqu’il vit le jour

En vérité, si l’on ne savait pas que Jean Chapelain « faisait une profession exacte d’aimer la vertu sans intérêts », on croirait qu’il a prolongé à dessein la durée de son labeur pour jouir plus longtemps de la pension, car il ne s’écoula pas moins de trente ans entre le jour où il écrivit le premier vers de son poème et celui où il mit au bas de son œuvre le bienheureux mot fin. Horace lui-même ne demande pas plus de neuf ans, ce qui est déjà bien honnête. — Le divin Mélésigène, après avoir fait l’Iliade et l’Odyssée, s’en allait pauvre et nu sur les grèves de la mer, mendiant son pain et chantant des vers pour gagner quelque petite pièce de monnaie ; et Chapelain empoche près de cent mille francs pour ce poème, le plus prosaïque et le plus impossible à lire ou à entendre dont ait jamais accouché une cervelle humaine ouverte avec la hache et le marteau. — C’est dans l’ordre, et ce n’est pas pour rien que la médiocrité a reçu l’épithète d’auréa il y a déjà fort longtemps.

C’était alors la grande mode du poème héroïque ; il y avait des averses d’épopées in-folio, et chaque écrivain tenait à honneur de faire la sienne ; une véritable épidémie épique ! — On savait que le glorieux Chapelain faisait une épopée, et l’ouvrage, bien qu’inédit, était regardé comme le suprême effort de l’esprit humain ; tous les poètes de suivre l’exemple du poète en vogue, et de se tourner à l’héroïque. Mais ils ne recevaient pas mille écus par an, ils furent beaucoup plus expéditifs, et leurs poèmes, commencés bien après la Pucelle, parurent beaucoup avant. — C’est à quoi Chapelain fait allusion dans sa préface :

« Venant d’ailleurs après tant d’écrivains illustres et dont le mérite a occupé la faveur du peuple, ne dois-je pas appréhender qu’il me refuse l’applaudissement que j’en eusse peut-être obtenu si je me fusse fait voir aussi bien le premier dans la carrière que j’ai paru sur les rangs ? En effet, qu’est-ce que la Pucelle peut opposer dans la peinture parlante au Moïse de M. Saint-Amant, dans la hardiesse et la vivacité, au Saint-Louis du révérend père Le Moyne ; dans la pureté, dans la facilité et dans la majesté, au Saint-Paul de Monseigneur l’évêque de Vence ; dans l’abondance et dans la pompe, à l’Alaric de M. de Scudéry ; enfin, dans la diversité et dans les agréments, au Clovis de M. Desmarets ? Je ne parle point de la Pharsale de M. de Brébœuf, quoique ses vigoureuses expressions ne cèdent en rien à celles de l’original, et qu’il soit aisé de voir par une si brillante copie jusqu’où il pouvoit porter son vol s’il ne se fût point borné à une moindre élévation que la sienne. La Pucelle se reconnoît inférieure en toutes choses à tous ces héros, et si elle ne se pouvoit vanter de les avoir excités, par son exemple, à entreprendre cette glorieuse course, elle n’oseroit pas même se croire digne de la faire après eux. Que dirois-je encore de l’avantage qu’a sans doute la gravité magnifique du Constantin du révérend père Mambrun, et du Martel de M. de Boissat, sur l’inculte simplicité de ma bergère ; et si l’on pouvoit aussi bien faire comparaison entre des poèmes de langage différent qu’entre ceux d’une même langue, que ne dirois-je enfin du Conquisto di Granata du seigneur Girolamo Graziani, mettant sa richesse en parallèle avec la pauvreté de ma France délivrée ? »

Certes, voilà une respectable nomenclature, et en vérité la France ne se doute guère des richesses qu’elle possède : or ne voilà pas moins, ou peu s’en faut, d’une douzaine de poèmes épiques, et je ne sache guère de nation qui puisse en citer autant. — Il faut considérer, en outre, qu’il n’est fait mention ici que des ouvrages parus pendant le temps que le brave Chapelain a employé pour armer de toutes pièces sa massive Pucelle ; car à partir de la Franciade de Ronsard jusqu’à la Henriade de Voltaire, on en trouverait bien encore deux ou trois autres douzaines.

— Pauvre Jeanne Corbière ! ton fils, comme tu le souhaitais, a bien eu la gloire du Vendômois, mais il ne l’a pas emportée dans la tombe, et il lui a survécu ; la muse n’a pas baisé ses doctes lèvres, et l’amour s’est vengé de la harangue injurieuse qu’il a prononcée contre lui en pleine Académie, en ordonnant au trio des Grâces de le fuir à tout jamais. — Le malheureux, si savant en poétique, a pu faire, sur Agnès Sorel, l’adorable châtelaine du château de Beauté, sur Agnès Sorel, dont le nom seul est une musique, soixante ou quatre-vingts vers plus criards que des scies ou que des geais plumés tout vifs, plus rocailleux que la Sierra-Morena, et où les mots sont accouplés d’une manière si hétéroclite que l’on ne sait plus si c’est du haut allemand ou du théotisque !

— La dureté du style de la Pucelle est inimaginable. Ce n’est pas une note qui détonne quelquefois, ou un son qui heurte un son, c’est une dureté perpétuelle, complète et telle qu’on la croirait cherchée ; c’est une espèce d’harmonie inharmonique, si l’on peut s’exprimer ainsi, et où l’accord se trouve à force de discordance. On ne peut pas dire précisément qu’un vers soit plus aigre que l’autre, car ils le sont tous également et partout : le premier mot déchire aussi affreusement l’oreille que le second ou le troisième : si on les récite à haute voix, ce qui est impraticable sans se mettre les lèvres en sang et se râper la langue, il vous semble que l’on renverse des voitures pleines de pavés et qu’il passe sous vos fenêtres des chariots chargés de barres de fer.

Il n’y a pas d’âneries proprement dites, ni de stupidités énormes à provoquer un rire homérique ; ce n’est plus la mystique extravagance du père Pierre de Saint-Louis, ni la fatuité cavalière du Scudéry, qui amuse tout en faisant hausser les épaules, c’est une raison lourde, épaisse, un bon sens ennuyeux et commun à vous jeter de dégoût dans toutes les hyperboles du Marini et du Gongora ; — jamais personne n’a atteint une pareille intensité d’ennui ; c’est comme si l’on vous mettait une chape de plomb sur la tête : tout est gris, morne, décoloré, blafard ; les formes sont sèches, découpées, la couleur lourde et fausse ; les descriptions des choses les plus agréables vous impressionnent dans un sens inverse, le peu de roses qui fleurissent çà et là entre les blocs épars ont aussi mauvaise grâce que des choux, et leurs épines sont plutôt des épines de chardon que des épines de rose.

La Pucelle, cette figure si rayonnante, si céleste, si poétique, n’est plus qu’un spectre de pierre vêtu d’une armure de pierre et disant des paroles de pierre. — La statue du Commandeur ne frappe pas le sol plus lourdement de ses bottines de marbre. Dunois, au lieu d’être un véritable héros vivant ou tout au moins un héros taillé dans l’albâtre ou le jaspe, n’est qu’une grossière académie de terre cuite. — L’air aussi est de pierre, et je m’étonne comme ces lourdes épées, que les combattants agitent avec de si furieux efforts, peuvent parvenir à le diviser sans voler en éclats. — Les petits ruisseaux qui tombent des rochers ont l’air de stalactites plutôt que d’eaux molles et pénétrables, le feuillage des arbres semble fait avec du fer blanc, et les anémones couleur de sang qui diaprent les gazons tondus de près et tirés au cordeau paraissent montées sur des fils d’archal. — Le bruit des marteaux des Cyclopes devait être, en comparaison de ce style et de cette harmonie, la plus délicieuse musique du monde ; les raides et informes ébauches de la peinture byzantine sont des chefs-d’œuvre de grâce et de souplesse à côté des coriaces silhouettes frappées à l’emporte-pièce du brave Jean Chapelain. Du moins l’œil y est-il réjoui par la beauté des outremer et des laques et la richesse des fonds d’or mat ou bruni, compensation qui n’existe pas dans la Pucelle.

Ô pauvre Agnès Sorel, ô charmante amoureuse d’un roi jeune et beau, quels vers ce misérable savant a commis à propos de toi ! — Avec ses grosses mains rouges il plaque stupidement contre tes délicates tempes d’ivoire tes souples cheveux blonds dont il fait une perruque à la Louis XIV ; il transforme tes yeux clairs et transparents en une espèce d’officine où de gros amours pansus forgent des traits et des broches pour enfiler les cœurs comme des mauviettes ou des becfigues. Il fait disparaître l’incarnat divin de tes belles joues sous un fard grossier couleur de brique, et les roses et les lis qu’il arrache du parterre de poésie pour en fleurir tes louanges se flétrissent subitement et deviennent plus pâles que l’asphodèle des morts. Il t’ajuste dans la bouche un double rang de perles qui ont l’air de ces mâchoires d’ivoire sculpté à gencives écarlates que Désirabode expose dans ses cadres. — Il ose décrire ces deux blanches poésies qui s’épanouissent sous ton cou de satin en quatre lignes rimées qui sont quatre crimes contre Vénus et les Grâces ; — et tes belles mains si pures, si royales, trouées de petites fossettes, il les fait grotesquement sortir de tes manches comme les mains de bois de Colombine ; et pour mettre le comble à la mesure, il compare tes doigts à des bras. — Ô pauvre ombre d’Agnès Sorel !


On voit hors des deux bouts de ses deux courtes manches
Sortir à découvert deux mains longues et blanches
Dont les doigts inégaux, mais tout ronds et menus,
Imitent l’embonpoint des bras ronds et charnus.


Aglaé, Pasithée, Euphosine, charmantes sœurs, voilez vos doux yeux avec vos mains de lis.


Lugete ô Veneres, Cupidinesque,
Et quantùm est hominum venustiorum
.
Ιου κλαιέτε Κυπρι και ερωτες,
Οσσοι θ’ιμεροεντες ανδρες εισι.


Et toi, Apollon Sminthien, écorche tout vif, comme tu fis du satyre Marsyas, le misérable qui tire de son rebec des sons si aigres et si discordants, et que sa peau suspendue dans ton temple serve d’avertissement aux rimeurs futurs ! — Le gracieux, comme on peut le voir, n’est pas le côté brillant de Chapelain.

La manière de Chapelain est précise jusqu’à la sécheresse, exacte jusqu’au pédantisme : il vise à la concision et à la pureté avant toute chose, et il n’a que les défauts de ces qualités. Quoique souvent son style soit serré à en être obscur, il semble long et diffus ; il tend à être granitique et n’est que rocailleux ; ce qu’il jette en bronze se tourne en plomb dans le moule. Il trouve le moyen d’être pâteux et sec, bouffi et plat, enluminé et incolore, tourmenté et sans mouvement ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’au fond son ouvrage est très-raisonnable, très-bien conduit, très-bien charpenté, comme on dit maintenant, et qu’il aurait pu être un véritable poème s’il eût été versifié par un autre que par lui.

Chapelain s’y est pris tout au rebours. Il a appris le grec, le latin, l’espagnol, l’italien, la rhétorique, la poétique ; il a lu Aristote, et médité soigneusement tous les traités anciens et modernes qui ont été faits sur la manière dont se doit conduire une épopée : il s’est beaucoup travaillé pour savoir si une femme peut être régulièrement l’héroïne d’un poème, si l’on pouvait ou non y employer la machine de la magie, comme dans les vieux romans, et si les figures et les personnifications mythologiques étaient admissibles dans une œuvre chrétienne ; il cherche quel est le caractère de la narration, en quoi le style narratif est différent du discours ; s’il est permis d’user d’hyperboles et de comparaisons ; s’il faut se jeter en des hardiesses et des témérités de langue à la façon des anciens, ou n’user que des termes qui ont cours parmi ceux que l’on a coutume d’appeler les honnêtes gens ; et mille questions de pareille importance. Mais de la poésie, il ne s’en occupe guère, et en vérité il n’en aurait pas le temps.

Il eût beaucoup mieux fait, à mon avis, de laisser débattre toutes ces choses aux grammairiens, dont c’est la besogne, et de tracer son sillon sur la croupe du Parnasse en bon et simple bœuf poétique, tirant de toutes ses forces sans s’inquiéter d’autre chose que d’arriver au bout : il sort d’une terre ainsi labourée de beaux épis dorés entremêlés de bluets et de jolies fleurs rouges. Il ne vient que des chardons et de la bardane dans le maigre sable des traités et des préfaces sur l’art. — Un poète, quoi qu’on dise, est un ouvrier ; il ne faut pas qu’il ait plus d’intelligence qu’un ouvrier, et sache un autre état que le sien sans quoi il le fait mal : je trouve très-parfaitement absurde la manie qu’on a de les guinder sur un socle idéal ; — rien n’est moins idéal qu’un poète. — Le poète est un clavecin et n’est rien de plus. Chaque idée qui passe pose son doigt sur une touche ; — la touche résonne et donne sa note, voilà tout. Personne ne croit qu’un piano soit un musicien : les poètes sont les pianos de la foule ; les uns ont plus d’octaves, les autres moins.

Homère n’était probablement pas de première force en esthétique. Les miraculeux artistes du moyen Age ne savaient souvent ni lire ni écrire, et produisaient des chefs-d’œuvre sans en avoir la conscience, de même que les pommiers portent des pommes, parce que ce sont des pommiers et non par une autre raison. La poésie est une chose de tempérament ; on naît poète comme on naît brun ou blond, et c’est une grande erreur de croire que, par la réflexion, l’étude, le travail, on puisse arriver à faire de bons vers. Tout l’esprit, toute la science, tout le style du monde réunis ne vous mettront pas en état d’accoucher d’un quatrain passable, et le premier goujat ivre, chantant à tue-tête au fond d’une taverne, dira à lui seul, en une heure, plus de choses poétiques que plusieurs académies ensemble n’en disent dans un an.

Pour bien faire les vers, il faut en avoir fait tout jeune, et s’être rompu de bonne heure les poignets et les membres à ce genre d’escrime : — les Muses, en leur qualité de vieilles filles, aiment les adolescents encore imberbes, et elles ne se plaisent point à déniaiser de grands nigauds de trente ou quarante ans. — Or Chapelain ne fit guère de vers avant trente-quatre ans : ce qui serait plutôt l’âge de cesser d’en faire, si les poètes, pour avoir hanté les immortelles, ne gardaient ce glorieux privilège d’une éternelle jeunesse et ne restaient toute leur vie de grands enfants. — De plus, il écrivit toute sa Pucelle en prose, de sorte qu’il ne fit que rimer des lignes, travail fastidieux et nauséabond, et le plus contraire du monde à l’inspiration.

Et puis, Chapelain eût-il été le plus grand poète de la terre, il y avait une raison pour que son poème fût fatalement détestable. — C’était la haute opinion que l’on en avait d’avance, et la prodigieuse estime que Chapelain devait nourrir pour un écrivain si admiré, si loué, si sonneté et si bien rente qu’il était. — Nécessairement cet homme nourrissait le plus profond respect pour sa personne et devait passer ses journées à genoux devant lui-même, et se dire, du matin au soir et du soir au matin : Un poète comme moi, payé par un duc, estimé de deux cardinaux, désiré à l’hôtel Rambouillet et honoré de la familiarité de tout ce qu’il y a d’illustre en France, ne peut faire exclusivement que des choses admirables ; tout, dans ses écrits, jusqu’aux virgules, doit renfermer des beautés qui ne soient point ailleurs ; les points sur les i eux-mêmes sont obligés d’avoir quelque signification symbolique de la plus haute portée.

M. de Marivaux fait ressortir avec beaucoup de justesse l’inconvénient de ces louanges anticipées dans une espèce de revue intitulée le Miroir où il feint de voir passer devant lui les esprits des différents poètes. Voici ses termes exprès :


« L’esprit que Chapelain avoit eu de son vivant étoit là aussi bien que son poème, et il me sembla que ce poème étoit bien au-dessous de l’esprit.

« J’examinai en même temps d’où cela venoit, et je compris, à n’en pouvoir douter, que si Chapelain n’avoit su que la moitié de la bonne opinion que l’on avoit de lui, son poème auroit été meilleur ou moins mauvais.

« Mais cet auteur, sur la foi de sa réputation, conçut une si grande et si sérieuse vénération pour lui-même, se crut obligé d’être si merveilleux, qu’en cet état il n’y eut point de vers sur lequel il ne s’appesantît gravement pour le mieux faire, point de raffinement difficile et bizarre dont il ne s’avisât, et qu’enfin il ne fît plus que des efforts de misérable pédant qui prend les contorsions de son esprit pour de l’art, son froid orgueil pour de la capacité, et ses recherches hétéroclites pour du sublime.

« Et je voyois que tout cela ne lui seroit point arrivé s’il avoit ignoré l’admiration qu’on avoit d’avance pour son poème.

« Je voyois que Chapelain, moins estimé, seroit devenu plus estimable, car, dans le fond, il avoit beaucoup d’esprit, mais il n’en avoit pas assez pour voir clair à travers tout l’amour-propre qu’on lui donna, et ce fut un malheur pour lui d’avoir été mis à une si forte épreuve que bien d’autres que lui n’ont pas soutenue.

« Aussi il n’y a guère que les hommes absolument supérieurs qui se soutiennent et qui profitent, parce qu’ils ne prennent jamais de ce sentiment d’amour-propre que ce qu’il en faut pour encourager leur esprit. »


Ce n’est pas qu’il n’y ait quelquefois dans la Pucelle de beaux vers simples et graves, et dignes d’être en meilleure compagnie. — Ceux-ci, qui se trouvent au livre premier, sont assurément fort beaux :


Loin des murs flamboyants qui renferment le monde,
Dans le centre caché d’une clarté profonde,
Dieu repose en lui-même et vêtu de splendeur,
Sans bornes est rempli de sa propre grandeur.
Une triple personne en une seule essence,
Le suprême pouvoir, la suprême science,

Et le suprême amour, unis en trinité,
Dans son règne éternel forment sa majesté.
................
Neuf corps d’esprits ardents, de ministres fidèles,
Dans un juste concert de différents degrés,
Chantent incessamment des cantiques sacrés.
Sous son trône étoilé, patriarches, prophètes,
Apôtres, confesseurs, vierges, anachorètes.
Et ceux qui, par leur sang, ont cimenté la foi,
L’adorent à genoux, saint peuple du saint roi.
Debout à son côté la Vierge immaculée,
Qui de grâce remplie et de vertus comblée,
Conçut le Rédempteur en son pudique flanc,
Entre tous les élus obtient le premier rang.
Au même tribunal où tout bon il réside,
La sage Providence à l’univers préside,
Et plus bas à ses pieds l’inflexible destin
Recueille les décrets du Jugement divin.
De son être incréé tout est la créature ;
Il voit rouler sous lui l’ordre de la nature,
Des éléments divers est l’unique lien,
Le père de la vie et la source du bien.
Tranquille possesseur de sa béatitude,
Il n’a le sein troublé d’aucune inquiétude ;
Et voyant tout sujet aux lois du changement,
Seul, par lui-même, en soi, dure éternellement.
Ce qu’il veut une fois est une loi fatale
Qui toujours, malgré tout, à soi-même est égale,
Sans que rien soit si fort qu’il le puisse obliger
À se laisser jamais ni fléchir ni changer.
Du pécheur repenti la plainte lamentable
Seule peut ébranler son pouvoir immuable,
Et forçant sa justice et sa sévérité,
Arracher le tonnerre à son bras irrité.


L’ouvrage est dédié à Son Altesse monseigneur Henri d’Orléans, duc de Longueville et Destouville, pair de France, prince de Neufchâtel, comte de Danois, de Saint-Pol, de Chaumont, etc., gouverneur pour le roi, et connétable héréditaire de Normandie ; et après le Je chante et l’invocation de rigueur, on tombe comme dans la Jérusalem délivrée, où le début est suivi de vers à la louange d’Alphonse d’Est, sur une tirade qui commence ainsi :

Auguste successeur de cet auguste prince…

Madame la duchesse de Longueville, qui apparemment avait le goût meilleur que son mari, ayant entendu une lecture de la Pucelle, ne put s’empêcher de dire : « Cela est parfaitement beau, mais cela est parfaitement ennuyeux… » Certes, il fallait être duchesse et grande dame comme elle était pour oser dire quelque chose d’une audace aussi inouïe. Car la Pucelle eut d’abord un succès énorme, — et il ne s’en fit pas moins de six éditions, en dix-huit mois ; — c’est beaucoup. — La première édition est in-folio, imprimée en lettres italiques, avec le portrait du duc de Longueville, celui de Chapelain par Nanteuil, — et une planche à chaque chant, plus des têtes de pages, des lettres ornées, des culs-de-lampe, et des cartouches renfermant les armes du noble Mécène. Les dessins sont de Vignon, et la gravure a été payée 1800 livres à Abraham Bosse, célèbre ouvrier du temps. On voit qu’on n’y avait rien épargné. Le volume, d’après lequel je fais cette description, offre une particularité assez curieuse : c’est l’exemplaire même donné par Chapelain à mademoiselle de Scudéry ; la première page porte la dédicace disposée ainsi :


Pour Mademoiselle de SCUDÉRY,
son très-humble serviteur,
Chapelain.


L’écriture est une espèce de ronde négligée et courante ; les caractères ont un aspect net et propre ; bien en harmonie avec la personne et les ouvrages de Chapelain. C’est l’écriture d’un savant plutôt que celle d’un poète.

L’opinion émise par madame la duchesse de Longueville eut bientôt de nombreux partisans. — Seulement ils s’accordaient bien pour dire que cela était parfaitement ennuyeux, mais ils ne convenaient pas à beaucoup près que cela fût parfaitement beau. — Les grenouilles du marais se mirent à coasser de la belle façon dès qu’elles reconnurent que ce qu’elles avaient pris si longtemps pour un roi n’était, au bout du compte, qu’un débonnaire et inoffensif soliveau. On sauta sur l’idole, et l’on ne se fit pas faute de lui insulter et de la gâter outrageusement. Les épigrammes et les pamphlets de pleuvoir dru comme grêle, si bien que le pacifique Chapelain, mal consolé par les mille écus de surcroît du généreux duc de Longueville, perdit patience, et répliqua aux aggresseurs par une lettre à Éraste, qui n’est autre que Linière. Il démontre d’abord l’absurdité qu’il y a à critiquer son poème. Ensuite il lui reproche surtout de s’être vanté d’avoir mis de son parti l’incomparable Doralise ; ce qui est aussi faux qu’il est vrai que ses yeux sont les plus beaux du monde. Il lui montre aussi que son langage a des trivialités et des bassesses qui rebutent et qu’on ne souffrirait pas chez des personnes de condition, mais tout au plus chez de petits bourgeois ou des hobereaux de province ; il prouve qu’il n’entend rien en logique et qu’il n’est pas non plus très-fort en poétique. Quant à ses épigrammes, il ne s’en soucie nullement ; et, en changeant quelques mots, il s’en fait des éloges. Voici la variante qu’il propose modestement pour celles-ci :


On nous promet de Chapelain,
Ce docte et fameux écrivain,
Une incomparable Pucelle ;
La cabale en dit force bien.
Depuis vingt ans on parle d’elle[1],
Dans six mois on n’en dira rien.

AUTRE.

Par bonheur, devant qu’on imprime[2]
Cette Pucelle magnanime,
Chapelain, tu tiens le haut bout ;
Mais on dit que cette Pucelle
Ne s’est fait voir qu’à la chandelle,
Et que le jour gâtera tout.
 

AUTRE.

Après une vie éclatante,
La Pucelle fut autrefois
Condamnée au feu par l’Anglois,
Quoiqu’elle fut très-innocente ;
Mais celle qu’on voit depuis peu[3]
Mérite justement le feu.


M. de Montmor, maître des requêtes, lui décocha ce distique doucereux :


Illa Capellani dudùm expectata puella
Post tanta in lucem tempora prodit anus.


Saint-Pavin, l’athée, ne paraît pas avoir plus foi au talent de Chapelain qu’aux mystères de la sainte Église ; ce sonnet en est la preuve :


Je vous dirai sincèrement
Mon sentiment sur la Pucelle.
L’art et la grâce naturelle
S’y rencontrent également.

Elle s’explique fortement,
Ne dit jamais de bagatelle,
Et toute sa conduite est telle
Qu’il faut la louer hautement.

Elle est pompeuse, elle est parée,
Sa beauté sera de durée,
Son éclat peut nous éblouir.

Mais enfin, quoiqu’elle soit telle,
Rarement on ira chez elle
Quand on voudra se réjouir.


Mais ce qui fit le plus de tort au malheureux Chapelain, ce furent les railleries de Despréaux ; elles sont tellement connues que ce serait abuser de la patience du lecteur que de les rapporter ici : nous renvoyons aux Bolæana ou additions aux œuvres de Boileau ceux dont cet échantillon n’aurait pas satisfait la curiosité. Ils trouveront là de quoi se rassasier.

Ce pauvre Chapelain eut vraiment du malheur : rester cinq ans entiers à méditer le plan d’un ouvrage, vingt ans à l’écrire, avoir usé tant d’huile et de pierre ponce, et, pour prix de tant de peines, perdre la réputation qu’il avait acquise à ne rien faire ! — Car ce n’est pas une bagatelle qu’un poème héroïque en vingt-quatre chants, de douze cents vers chacun, avec invocation, apparitions, combats à la hache et au sabre, marches et contre-marches, épisodes, descriptions, prédictions et tout le matériel de l’épopée, plus un sens allégorique et symbolique très-passablement entortillé, ainsi qu’on peut le voir par l’explication suivante :

« Je lèverai ici le voile dont ce mystère est couvert, et je dirai, en peu de paroles, qu’afin de réduire l’action à l’universel, suivant les préceptes, et ne pas la priver du sens allégorique par lequel la poésie est faite l’un des principaux instruments de l’architectonique, je disposai toute la matière de telle sorte que la France doit représenter l’âme de l’homme en guerre avec lui-même et travaillé par les plus violentes émotions. Le roi Charles, la volonté maîtresse absolue, et portée au bien par sa nature, mais facile à porter au mal sous l’apparence du bien ; l’Anglois et le Bourguignon, sujets et ennemis de Charles, les divers transports de l’appétit irrascible qui altèrent l’empire légitime de la volonté ; Amaury et Agnès, l’un favori, et l’autre amante du prince, les différents mouvements de l’appétit concupiscible qui corrompent l’innocence de la volonté par leurs inductions et par leurs charmes ; le comte de Dunois, parent du roi, inséparable de ses intérêts et champion de sa querelle, la vertu qui a ses racines dans la volonté, qui maintient les semences de la justice qui sont en elle et qui combat toujours pour l’affranchir du joug tyrannique des passions. — Tanneguy, chef du conseil de Charles, l’entendement qui éclaire la volonté aveugle ; et la Pucelle qui vient assister le monarque contre le Bourguignon et l’Anglois, et qui le délivre d’Agnès et d’Amaury, la grâce divine qui, dans l’embarras et l’abattement de toutes les puissances de l’âme, vient raffermir la volonté, soutenir l’entendement, se joindre à la vertu, et, par un effort victorieux, assujettissant à la volonté les appétits irascibles et concupiscibles qui la troublent et l’amollissent, produire cette paix intérieure et cette parfaite tranquillité en quoi toutes les opinions conviennent que consiste le souverain bien. »

— C’était cependant un bien beau sujet que celui de Jeanne d’Arc, la blonde bergère de Domrémy, qui, tout en conduisant ses moutons sous les vieux chênes de la forêt des Ardennes, conçoit ce projet de délivrer la France, et y réussit, elle, simple et pauvre fille ! Le surnaturel s’y alliait de lui-même à la réalité ; il n’y avait rien à inventer ; la donnée était nationale et d’un grand intérêt. Quelle chaste et suave figure que cette Jeanne d’Arc, vierge au milieu de tous ces hommes d’armes qui la respectent et qui l’adorent comme un être supérieur ! — Quelle touchante histoire ! À la voir si blanche et si rayonnante au milieu de la poussière des batailles, on dirait que c’est un ange qui a coupé ses ailes afin de pouvoir endosser une cuirasse et revêtu un corps mortel pour courir les mêmes risques que ses compagnons d’armes.

Et cette colombe couleur de neige qui s’envole de la flamme du bûcher où la sainte a expié ses victoires et consommé son sacrifice (car Jeanne d’Arc était un christ femelle, une hostie sans tache offerte pour les crimes de la France), et cette circonstance inexplicable du cœur qu’on retrouva intact au milieu des cendres, et ce bourreau qui se prend de désespoir et devient fou en pensant que Dieu ne lui pourra jamais pardonner d’avoir mis à mort sa plus belle créature, quoiqu’il y fut forcé : que de merveilles dans cette vie si courte et si pleine ! On croirait plutôt lire une légende qu’une chronique. — Il y a là-dedans la matière de tout un romancero. — Eh bien ! avec un si magnifique sujet, une héroïne véritable qui laisse de bien loin derrière elle la Camille de Virgile, les Bradamante, les Marphise, les Clorinde et toutes les belles guerrières des épopées italiennes, Chapelain n’a pu faire qu’une lourde gazette rimée, ennuyeuse comme la vie ; Voltaire, qu’une infâme priapée, abominable comme intention et d’une médiocrité singulière, même dans ce misérable genre. — Pauvre Jeanne d’Arc ! les Anglais t’ont fait brûler seulement et ne t’ont pas violée.

Il ne nous reste plus guère à dire maintenant autre chose, sinon que Chapelain est mort ; ce qui n’est une nouvelle pour personne. — Les Ana donnent une cause singulière à cette mort. — Ils prétendent que Chapelain, se rendant à l’Académie, fut surpris en chemin par une averse si grande que les chiens altérés pouvaient boire debout et que les ruisseaux débordés étaient devenus de vraies rivières qu’il fallait traverser sur des planchettes disposées en manière de pont. Mais pour passer sur ces planches on payait un sou alors comme aujourd’hui, et Chapelain, qui était, prétend-on, d’une avarice sordide, pour épargner le bienheureux sou, passa bravement le ruisseau à gué, ayant de l’eau jusqu’à mi-jambe. — Puis s’étant rendu à l’Académie pour toucher son jeton de présence, il se tint a l’écart du feu, de peur qu’on ne s’aperçût de quelque chose, et cacha ses jambes sous un bureau. Il gagna du froid, rentra malade chez lui, et trépassa de ce siècle-ci en l’autre. Le lecteur en croira ce qu’il voudra. — Le fait est qu’il est mort.

On trouva cinquante mille écus dans son coffre, et ceci est plus croyable ; il avait mille écus du Cardinal, mille écus d’abord du duc de Longueville, et puis deux mille à partir du jour où la Pucelle parut ; quinze cents livres sur l’abbaye de Corbie que lui avait accordées le cardinal de Mazarin, qui n’était pourtant pas très-généreux avec les gens de lettres, et aimait mieux garder son argent pour jouer ou faire la guerre ; ajoutez à cela ce qu’il pouvait avoir de bien par lui-même, et vous aurez un total fort honnête, surtout si vous considérez que la valeur de l’argent était triple en ce temps-là. — Il pouvait être très-économe, mais il avait trop de monde et d’usage pour être d’une avarice aussi plate et aussi bête que celle qu’on lui attribue, et on pourrait citer plusieurs preuves de son désintéressement ; celle-ci suffira :

Lorsque M. le duc de Montansier devint gouverneur du dauphin, sans même en prévenir Chapelain, qu’il estimait fort, il sollicita pour lui la place de précepteur : Chapelain la refusa à son grand étonnement, se prétendant trop vieux et trop infirme pour être agréable au jeune prince et ne voulant pas l’attrister du spectacle de ses rides. Certes, c’était une brillante position et dont on pouvait profiter, et un homme qui la refuse ne marche pas dans le ruisseau pour épargner un misérable sou.

Il fut enterré à Saint-Merry, au pilier qui est derrière l’œuvre. Ceux qui voudront voir son épitaphe latine la trouveront dans Piganiol de La Force.




  1. Var. Dans mille ans l’on parlera d’elle,
    Ou l’on ne parlera de rien.

  2. Var. Devant même que l’on imprime
    Cette Pucelle magnanime.
    Chapelain tu tiens le haut bout.
    Mais, comme on dit, si la Pucelle
    A plu mesmes à la chandelle,
    Au jour elle ravira tout.

  3. Var. Mais celle qu’où voit depuis peu,
    Comme elle est tout d’esprit ne craindra pas le feu.