Les Grotesques/Georges de Scudéry

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. 285-333).


IX.

GEORGES DE SCUDÉRY.


Scudéry est assurément un très-détestable poète, et un non moins détestable prosateur, il mérite de tout point l’oubli où il est tombé, et il est difficile de rencontrer un fatras plus énorme et plus indigeste que la collection de ses œuvres. — Ce qu’il faut de courage obstiné pour lire de pareilles inepties ne se peut concevoir que par ceux qui ont l’habitude de ce genre de recherches. — Quand je songe à cela, que j’ai lu d’un bout à l’autre l’Alaric, ou la Rome vaincue, j’en ai la chair de poule ! Un poème épique en dix chants, qui n’a que onze mille vers tout au plus, comme le dit dans sa préface, et de l’air le plus dégagé du monde, ce grand matamore, Georges de Scudéry ! — La seule chose qui me console un peu de la peine que j’ai prise, c’est de penser que je suis le seul homme vivant qui, en cet an de grâce 1843, ait lu un poème épique tout entier, ce qui n’est pas un médiocre régal. — Cependant, si ennuyeux que soient les poètes de cette trempe, j’avoue que je les préfère encore à ceux de cette époque qu’on a l’habitude de vanter. J’aime mieux un poème barbare et ridicule comme l’Alaric, par exemple, plein d’inventions incongrues et singulières, que ces misérables traductions et paraphrases des auteurs grecs et latins faites avec tant de gaucherie et si peu d’intelligence de l’antique qui remplissent les vers de ce temps-là. — Et d’ailleurs Scudéry est un type merveilleux d’une espèce de littérateurs éteinte maintenant, et c’est sous ce rapport que je m’occupe de lui. — C’est le bravache, le fanfaron, le capitaine Fracasse, le Château-fort du sacré vallon, un vrai mâche-laurier qui taille sa plume avec sa rapière, et semble à chaque phrase offrir un cartel à son lecteur ; il est en cela quelque peu cousin du Cyrano. — Mais il y a cependant entre eux plusieurs différences essentielles : la première, et qui suffit pour mettre un abîme au milieu d’eux, c’est que le Bergerac était un homme de prodigieusement d’esprit ; la seconde consiste en ceci, que Bergerac ne passait guère un jour sans aller sur le pré, et qu’il mettait toutes ses rodomontades en action. Dans le Scudéry il se mêle au caractère de Tranche-Montagne un filon de cuistrerie et de pédanterie qu’on ne trouve pas dans le Cyrano. — Scudéry est plus râpé, plus affamé, plus sale, plus ridicule, plus homme de lettres enfin, que l’auteur du Voyage à la lune, et je ne pense pas que Molière lui ait volé quelque chose.

Ce capitan littéraire naquit, vers l’an 1601, au Havre, où son père était lieutenant du roi ; il était originaire d’Apt en Provence, et il y passa ses premières années. Ce fut là qu’il connut et qu’il aima la jeune Catherine de Rouyère. Les premiers vers qu’on ait de lui sont ceux qu’il a faits pour cette belle. C’est toujours ainsi. — Et, au fond de toute vocation de poète, bon ou mauvais, il y a quelque amour de femme. — La chose est simple : il faut au poète, si classique qu’il soit, une muse un peu plus accessible et moins nuageuse qu’une des neuf vieilles filles nichées sur le Parnasse au double chef. — Georges suivit d’abord le parti des armes et servit au régiment des gardes-françaises ; puis, s’étant ennuyé de ce métier, il commença à travailler pour le théâtre. Il débuta par Lygdamon et Lydias, ou la Ressemblance. C’est une tragi-comédie, ni meilleure, ni pire que toutes celles que l’on faisait dans ce temps-là. — Il y a même au commencement une scène assez jolie et dont nous citerons quelques morceaux. Le sujet est pris du roman de l’Astrée, de M. Honoré d’Urfé, le roman en vogue de l’époque, et de qui l’on a tiré plus de pièces que l’on n’en tire aujourd’hui des contes de M. Michel Masson. Il donna ensuite le Trompeur puni, en beaucoup d’autres pièces, jusqu’à la concurrence de seize, depuis l’année 1631 jusqu’à 1644.

Lygdamon, amant rebuté de Silvie, ouvre la scène par un monologue où il agite cette question importante à savoir s’il finira sa triste existence au moyen d’un licol ou d’une épée, s’il se précipitera d’un rocher ou s’il se jettera à l’eau ; sur ces entrefaites arrive la belle Silvie, toute rêveuse et préoccupée.


LYGDAMON.
À ce coup je vous prends dedans la rêverie.


SILVIE.
Le seul émail des fleurs me servoit d’entretien ;

Je rêvois comme ceux qui ne pensent à rien.

LYGDAMON.
Votre teint que j’adore a de plus belles roses,

Et votre esprit n’agit que sur de grandes choses.
 

SILVIE.
Il est vrai, j’admirois la hauteur de ces bois.


LYGDAMON.
Admirez mon amour, plus grande mille fois.


SILVIE.
Que l’aspect est plaisant de cette forêt sombre !


LYGDAMON.
C’est où votre froideur se conserve dans l’ombre.


SILVIE.
Je n’ai jamais rien vu de si beau que les cieux.


LYGDAMON.
Eh quoi ! votre miroir ne peint-il pas vos yeux ?


SILVIE.
Que le bruit de cette onde a d’agréables charmes !


LYGDAMON.
Pouvez-vous voir de l’eau sans penser à mes larmes ?


SILVIE.
Je cherche dans ces prez la fraîcheur des zéphirs.


LYGDAMON.
Vous devez ce plaisir au vent de mes soupirs.


SILVIE.
Que d’herbes, que de fleurs vont bigarrant ces plaines !


LYGDAMON.
Leur nombre est plus petit que celui de mes peines.


SILVIE.
Les œillets et les lys se rencontrent ici.
LYGDAMON.
Oui, sur votre visage, et dans moi le souci.

 

SILVIE.
Que ces bois d’alentour ont des routes diverses !


LYGDAMON.
Autant que mon amour éprouve de traverses.


SILVIE.
Ce petit papillon ne m’abandonne pas.


LYGDAMON.
Mon cœur, de la façon, accompagne vos pas.


SILVIE.
Que le chant des oiseaux me chatouille l’oreille !

Que de tons, que d’accords ! oyez quelle merveille !

LYGDAMON.
Hélas ! belle Sylvie, un Dieu les fait chanter

Que vous allez fuyant pour ne me contenter.

SILVIE.
De grâce, Lygdamon, faites-le moi connoître !


LYGDAMON.
Donc vous n’acconnoissez ce que vous faites naître.


SILVIE.
Chaste, je n’ai point eu d’enfant jusqu’à ce jour.


LYGDAMON.
Si avez.


SILVIE.
Si avez.Nommez-le.


LYGDAMON.
Si avez. Nommez-leChacun l’appelle Amour.


Assurément, pour un homme qui tout à l’heure allait se tuer, c’est avoir l’esprit assez vif et allègre. Tout cela est d’un spirituel un peu aigu, mais l’intention de la scène est assez poétique. Cet amant qui poursuit son idée à travers toutes les choses indifférentes que dit sa maîtresse pour l’empêcher d’en venir à lui parler de sa flamme, et qui sait ramener à son dessein les phrases qui l’en écartent le plus, cet amant est ingénieusement trouvé.

Cette tragi-comédie, s’il faut en croire l’auteur, a obtenu le plus grand succès du monde, « Lygdamon, que je fis en sortant du régiment des gardes et dans ma première jeunesse, eut un succès qui surpassa mes espérances aussi bien que son mérite ; toute la cour le vit trois fois de suite dans Fontainebleau ; et soit qu’elle excusât les fautes d’un soldat, soit qu’elle mît ces fautes au nombre des péchés agréables, il est certain que ses pointes touchèrent cent illustres cœurs, et que chacun loua beaucoup une chose qui étoit peu digne de l’être, etc… » Le matamore continue assez longtemps sur ce ton et loue toutes ses pièces les unes après les autres avec la plus admirable effronterie. « Enfin, dit-il, nous voici arrivés à ce bienheureux prince déguisé qui fut si longtemps les délices et la passion de toute la cour. — Jamais ouvrage de cette sorte n’eut plus de bruit, et jamais chose violente n’eut plus longue durée. Tous les hommes suivoient cette pièce partout où elle se représentoit, les dames en savoient les stances par cœur, et il se trouve encore mille honnêtes gens qui soutiennent que je n’ai jamais rien fait de plus beau, tant ce faux enchanteur charma véritablement tout le monde. »

Chacune de ses pièces a un mérite particulier : celle-ci a tiré cent et cent fois des larmes, non seulement des yeux du peuple, mais des plus beaux eux du monde ; celle-là n’aurait pas eu moins de succès si l’acteur qui en faisait le premier personnage ne fût pas mort ; l’une n’a pas réussi beaucoup, mais l’impression a fait ce qu’on espérait du théâtre ; l’autre s’est encore un peu sentie du malheur dû à de mauvaises constellations, et quelque divertissante qu’elle fût et quelque beau qu’en fût le sujet, elle n’a été que médiocrement louée ; mais l’Amour tyrannique qui la suivit compensa pleinement cette petite disgrâce, car toute la cour, ensuite toute la France, dirent des choses de cet ouvrage, que lui, Georges de Scudéry, modeste et pudibond écrivain qu’il est, n’ose pas reproduire, tant elles lui sont favorables et glorieuses. — « Pour le grand Arminius, c’est mon chef-d’œuvre que je vous offre en cette pièce et l’ouvrage le plus achevé qui soit jamais sorti de ma plume : car, soit pour la fable, pour les mœurs, pour les sentiments ou pour la versification, il est certain que je n’ai jamais rien fait de plus grand et de plus beau, ni de plus juste ; et si mes labeurs avaient pu mériter une couronne, je ne l’attendrais que de ce dernier. C’est donc par ce poème que j’achève ceux de cette espèce, et désormais vous n’en verrez plus de moi, si les puissances souveraines ne m’y obligent. Il est temps que je me repose, et que du bout de la carrière, dont j’ai parlé au commencement de ce discours, je regarde ceux qui la passeront ensuite, que je batte des mains pour les exciter à la gloire, et que je leur montre le prix qui les attend. »

En tête du Trompeur puni on voit le portrait du grand homme, avec cette inscription un peu outrecuidante :


Et poète et guerrier,
Il aura du laurier.


Ce qui fit dire à quelques-uns qui ne goûtaient pas la chose :


 
Et poète et Gascon,
Il aura du bâton.


Ses armes sont au-dessous : — Elles sont à un lion grimpant sur fond d’argent probablement, car le champ de l’écu ne présente aucune taille. — C’est une tête longue, maigre et brune, d’un caractère tout à fait espagnol, qui ressemble à toutes les têtes du temps ; cheveux crépus, moustaches cirées et retroussées, barbe aiguisée en pointe de lance, yeux un peu gros, surmontés de forts sourcils, nez aquilin et bossue : vous connaissez cette physionomie. Le poète, par dessus un hausse-col d’acier, a un grand rabat en point de Venise à grandes dents de loup, tout découpé à jour et chargé de broderies ; son pourpoint est couvert d’aiguillettes, et, somme toute, il est dans un équipage assez galant, moitié petit-maître, moitié militaire. — Ce qui doit paraître assez singulier, on trouve en tête de cette même pièce, parmi les vers élogieux en toutes les langues du monde, un madrigal de Corneille que je ne pense pas fort connu :


Ton Cléonte par son trépas
Jette un puissant appas
À la supercherie ;
Veu l’éclat infiny
Qu’il reçoit de ta plume après sa tromperie,
Chacun voudra tromper pour être ainsi puny ;
Et quoiqu’il en perde la vie,
On portera toujours envie
À l’heur qui suit son mauvais sort,
Puisqu’il ne vivroit plus s’il n’étoit ainsi mort.


Depuis, Scudéry ayant fait paraître, sans nom d’auteur, ses réflexions sur le Cid, Corneille, qui était loin d’être aussi modeste et patient qu’on a eu la fantaisie de le représenter, lui adressa une lettre très-piquante, et lui décocha un rondeau en style marotique, qui vaut bien le madrigal, et qui en est la palinodie :


Qu’il fasse mieux, ce jeune jouvencel
À qui le Cid donne tant de martel,
Que d’entasser injure sur injure,
Rimer de rage une lourde imposture,
Et se cacher ainsi qu’un criminel.
Chacun connoît son jaloux naturel,
Le montre au doigt comme un fou solemnel,
Et ne croit pas en sa bonne écriture.
Qu’il fasse mieux.

Paris entier ayant lu son cartel
Léenvoye au diable, et sa muse au…
Moi j’ai pitié des peines qu’il endure,
Et comme amy, je le prie et conjure,
S’il veut ternir un ouvrage immortel,
Qu’il fasse mieux.


Omnibus invideas, livide, nemo tibi.


— Scudéry fit cette critique, adressée à l’illustre Académie, pour faire sa cour au cardinal-duc, qui voyait avec peine le succès éclatant du Cid éclipser celui de ses propres pièces, et qui ne pouvait souffrir que Corneille, qui d’abord avait été un des cinq auteurs travaillant sous ses ordres, eût fait mine de s’émanciper. C’est du moins ce que l’on dit. Pour moi, sans prétendre que ce motif y ait été absolument étranger, je pense que Scudéry peut bien l’avoir faite pour se contenter, et que de très-bonne foi il trouvait la pièce détestable. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela, et où ne peut pas mener la prévention ! Tous les jours, des gens de plus d’esprit que Scudéry trouvent pitoyables les plus belles choses du monde, et démontrent avec tous les apparences de la logique qu’effectivement elles les sont. Il y a pour cela une méthode fort simple, et qui, pour n’être pas neuve, n’en est pas moins d’un effet infaillible. — Vous dites, par exemple : Pour faire une bonne tragédie il faut telle et telle chose ; il faut que l’idée en soit morale et qu’il en résulte une leçon grave et austère pour l’humanité, il faut qu’il y ait de la terreur et de la pitié, — φοβὸς καὶ ἐλεὸς — ce qui est le fondement de toute tragédie ; il faut ceci et cela, car l’on voit dans le Stagyrite ou ailleurs qu’il n’en peut être autrement. — Vous voyez bien qu’il n’y a rien de tout cela dans l’ouvrage dont nous rendons compte ; que les règles n’y sont pas observées, que les mœurs et le costume y sont inexacts, que les sentiments y sont exagérés et la vraisemblance choquée à tout moment, et que le public a évidemment tort de s’y ruer comme il fait et d’y prendre plaisir.

La critique de Scudéry sur le Cid, s’il pouvait y avoir quelqu’un sachant le français qui n’eût pas lu le Cid, paraîtrait la plus juste et la plus naturelle du monde. — Il commence d’abord, comme tout critique qui entend son affaire, par vous prévenir charitablement que la pièce est tout à fait damnable, que c’est une énormité et une monstruosité morale, qu’elle est parricide est incestueuse, qu’elle viole toute convenance et tout respect humain. Il explique cela fort au long, et donne des raisons qui ne sont certainement pas plus mauvaises que tant d’autres qu’on a trouvées judicieuses. Ensuite, quand il a bien établi que la pièce est immorale, infâme et digne d’être brûlée par la main du bourreau, il vous démontre qu’elle est absurde, impossible et conduite en dépit du sens commun ; il vous fait toucher au doigt la pauvreté et la puérilité des moyens, l’invraisemblance des entrées et des sorties, le tout avec une dialectique très-serrée et à laquelle il est difficile de ne pas se rendre ; puis il fait ressortir la fausseté et l’exagération des caractères ; il vous montre comme quoi le comte de Gormas n’est qu’un capitan de comédie, un avale-montagne ; Rodrigue, un fat ; Ximène, une coureuse et une aventurière qui n’a pas le ton qu’il faut ; don Arias, un amoureux transi ; Isabelle, une inutilité ; le roi, un franc imbécile. Cela prouvé, il ne reste plus qu’à porter la dernière botte, un coup fourré, et plus difficile à parer que tous les autres. Non seulement l’ouvrage est immoral, absurde, invraisemblable, il est copié d’un bout à l’autre. Ce Cid tant vanté vous le croyez de Corneille ! Pas du tout, il est de Guillen de Castro ; et, comme dit élégamment Claveret : « Corneille n’a eu qu’à choisir dans ce beau bouquet de jasmin d’Espagne tout fleuri que l’on lui a apporté dedans son cabinet même ; et encore comment a-t-il imité tout cela ? dans quels vers a-t-il enchâssé ces belles étoiles d’argent qui fleurissent au parterre de Guillen de Castro ? Dans des vers qui manquent fort souvent de repos en l’hémistiche, et qui sont pleins de fautes contre la langue et de barbarismes. — Et pour prouver cette assertion, il cite plus de deux cents passages traduits, copiés ou imités. »

Deux ou trois cents passages copiés !

J’espère que voilà qui est on ne peut plus concluant ; de nos jours un auteur ne se relèverait pas de cela ; et vraiment sans partager l’avis de Scudéry, on ne peut s’empêcher, si grand que soit le respect que l’on ait pour la statue de bronze du vieux Corneille, de convenir que le haut mérite du Cid n’est pas dans l’invention ni du sujet ni des détails, mais dans l’élévation de la pensée, dans la forme vigoureuse, solide, indestructible du style et des vers.

Ce qu’il y a de plus amusant, c’est la tartine finale, où Scudéry reproche gravement à M. de Corneille, gentilhomme depuis peu, d’être un vrai et naïf hydropique d’orgueil, d’être plus bouffi et plus monté sur échasses que les Castillans de sa tragédie, de se croire le premier poète du monde pour quelques applaudissements, et de faire le dédaigneux à l’endroit de plus illustres que lui ; — qu’il devrait tenir à honneur de faire partie de la république des lettres comme simple citoyen, et non pas prétendre à en devenir le tyran.

Ces dernières accusations ne sont par dénuées de fondement. Corneille, à ce qu’il paraît, avait pris pour devise ce vers du Cid.

Et je dois à moi seul toute ma renommée.

Cela choque prodigieusement Scudéry, qui apparemment se croyait fort modeste. — La modestie, au reste, n’est guère le défaut des littérateurs de cette époque ; ils sont plus gonflés que la grenouille envieuse du bœuf ; un souffle castillan leur tend la peau jusqu’à la crever. — L’hyperbolique Espagne a tout envahi, roman, tragi-comédie, ce qui est le drame d’alors, chansons, couplets, musique, danse et modes. — C’est la même misère orgueilleuse, la même vanité de mendiant, le même luxe d’oripeaux ; c’est le vrai temps des poètes crottés et fiers-à-bras, de la poésie quintessenciée et plate. Toutes les épigraphes, les devises sont espagnoles ; tout est imité ou traduit de l’espagnol ; les fêtes, les cartes, les mascarades, les carrousels sont dans le goût espagnol ; l’amour se fait à l’espagnole ; la galanterie a ce caractère de puérilité gigantesque qui distingue le commerce amoureux de là les Pyrénées. Ce ne sont qu’escalades et duels ; des amants qui ne savent pas nager se jettent à l’eau tout bottés et tout éperonnés, dans l’espoir d’attendrir leurs belles, ou se font apporter chez elle dans des coffres, au risque d’y étouffer. Tous les madrigaux sont poussés à un point d’exagération fabuleux, et l’on se refuse à croire que jamais de pareilles choses aient pu être dites sérieusement. — Chaque sonnet est un écrin qui contient plus de perles, de diamants, de saphirs, de topazes qu’il n’y en eut jamais dans la boutique d’un lapidaire ou dans le trésor du roi.

Le soleil y est à toute minute, à propos du premier œil venu, traité de borgne et d’aveugle, et on lui ôte la place de grand-duc des chandelles que le Dubartas lui a si gracieusement donnée, pour en investir quelque Philis de mauvais lieu ou quelque Philaminte surannée. — Voilà un beau temps ! — Comme les types y abondent de tous côtés, comme chaque figure se détache nettement sur le fond de ce siècle, comme tous ces caractères jettent en passant sur le mur une silhouette vive et bien tranchée.

— Vous avez le savant, le pédant, le Sidias, moitié cuistre, moitié valet, les mains sales, la figure pareille, avec sa soutane noire, rapiécée, trouée, prestelée de crotte, grinçant des dents à toutes les coutures, tachée de lie de vin, lustrée et moirée de graisse, des bas de laine faisant la colonne torse autour de ses mollets absents, des chausses débraillées et la perruque hospitalière ; une espèce d’animal hérissé de grec et de latin comme un porc-épic, toujours grommelant et mâchant quelque citation filandreuse, les poches toujours pleines de livres et de papiers ; ivrogne, puant, avare, entêté, libertin de bas étage, et adressant des vers hendecasyllabiques à la manière de Catulle aux Gothons et aux Cathos de son cabaret. — Au demeurant, très-docte, très-versé dans toutes les langues du monde, et capable de dire : Donnez-moi à boire, en cinquante-deux idiomes différents. Et le poète, — croyez-vous que ce ne soit pas une bonne figure ? Regardez-le comme il marche d’un air fier et comme il pétrit héroïquement la boue à cru avec ses bottes sans semelles. Il est à jeun, et cependant il passe devant les rôtisseries de la mine la plus indifférente du monde ; abordez-le, il va vous dire : — Ah ! quelle repue franche j’ai faite ce matin ! Nous étions-là cinq ou six goinfres émérites, et nous avons briffé et lampé au mieux ; il y avait entre autres choses une certaine oreille de sanglier et un râble d’ânon, le tout arrosé d’un petit vin d’Arbois qui n’étais pas méchant je m’en lèche encore les babines rien que d’y penser. — Et si vous suivez ce poète qui a si bien déjeuné, vous le verrez, au détour d’une allée solitaire, grignoter sous son manteau un peu de pain dur et un morceau de couenne rance qu’il a dérobé dans une souricière. Ses grègues sont faites avec une thèse de satin, et sa rapière a servi autrefois de broche. Cette misère n’empêche pas qu’il se croie le vrai mignon des Muses, l’enfant chéri d’Apollon, le favori des rois et des belles, et qu’il ne promette gravement l’immortalité à tous ceux qui voudront le laisser dîner à la table de leurs marmitons et coucher au chenil ou à l’écurie. — Le fanfaron n’est pas moins amusant avec sa tournure cambrée comme les grotesques de Callot, le pied en avant, la main sur la hanche, la tête renversée en arrière, son incommensurable rapière ornée d’une non moins incommensurable coquille, son panache excessif et prodigieux, sa moustache titanique et éventrant le ciel de ses deux crocs pointus. — Et lorsque, à l’exemple de Scudéry, il mêle des prétentions littéraires à toute bravacherie, il faut indispensablement se faire cercler les côtes pour ne pas éclater de rire. Écoutez-le ; comme il traite la poésie par-dessous la jambe d’un air superlatif et grandiose : « Je ne suis qu’un soldat ; je m’entends mieux à quarrer des bataillons que des périodes, et j’ai usé plus de mèches d’arquebuse que de mèches de chandelles ; je sais manier l’épée autrement que la plume et c’est plutôt sur le champ de bataille que sur ce pré de papier blanc que l’on peut juger de ma valeur. Ce petit ouvrage que le lecteur ne peut manquer de trouver admirable, car les plus gens de bien du monde en ont jugé ainsi, je l’ai fait par manière de fantaisie et de passe-temps, et non pour en tirer aucun profit, de sorte que j’ai donné aux comédiens ce que j’aurois pu leur vendre… » Et mille autres belles vanteries. — Et les grands seigneurs spadassins, pipeurs de dés, faiseurs de fausse monnaie ; — et les aventurières italiennes, masquées de velours, parfumées, fardées, d’une tournure si élégante et si hardie, ayant toujours parmi leurs pots d’onguents, de pommades, leurs fioles d’odeur, quelque petite bouteille de fin poison et quelque poudre à préparer le boccone ; — et les bons gros bourgeois ventrus, cauteleux et mutins, toujours prêts à faire des barricades ; comme tous ces types sont harmonieux et différents, et que cela compose un tableau plein de variété et d’ensemble !

Scudéry, malgré son peu de talent et ses forfanteries, ne laissait pas que d’être estimé du grand Armand ; et Sarrazin, dans un discours sur la tragédie, placé en tête de l’Amour tyrannique, ne feint pas de dire que cette pièce est une des plus belles et des plus admirables qu’il se puisse voir, et qu’elle est au-dessus des attaques de l’envie et par son propre mérite et par une protection qu’il serait plus que sacrilège de violer, puisque c’est celle d’Armand, le dieu tutélaire des lettres. — Par l’entremise de madame de Rambouillet, avec qui sa sœur, Magdeleine de Scudéry, était fort liée, Georges de Scudéry obtint la place de gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde en Provence. C’est une espèce du masure juchée au sommet d’une montagne : sur quoi madame de Rambouillet qui connaissait à fond l’humeur du personnage, disait assez plaisamment que cela se trouvait le mieux du monde, et que ce diable d’homme n’eût pas, pour quoi que ce fût accepté un gouvernement dans une vallée, et qu’il serait parfaitement là, perché sur son roc dominant toute la campagne et le chef dans la nue. — Ce gouvernement a dû lui être donné vers 1641 ou 1642. Chapelle et Bachaumont parlent du château de Notre-Dame-de-la-Garde d’une manière fort bouffonne, et c’était de tout point un nid digne d’un pareil oiseau.


Tout le monde sait que Marseille
Est riche, illustre et sans pareille
Pour son terroir et pour son port ;
Mais, s’il faut vous parler du fort,
Qui, sans doute, est une merveille,
C’est Notre-Dame-de-la-Garde,
Gouvernement commode et beau,
À qui suffit pour toute garde
Un Suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.
.... Messieurs, là-dedans,
On n’entre plus depuis longtemps.
Le gouverneur de cette roche,
Retournant en cour par le coche,
A depuis environ quinze ans
Emporté la clé dans sa poche.


Il paraît toutefois que ce gouvernement ne rapportait pas grand’chose, à en juger par ces vers que Scudéry envoya, étant malade, au cardinal-duc, qu’il avait depuis peu accompagné en Piémont :


Mais malgré cette illustre grâce
Qui rend mon sort illustre et beau,
Sans toi cette importante place
Seroit celle de mon tombeau.

Oui, sur cette roche escartée,
Si ta main ne m’y secouroit,
Je serois comme Prométhée
Qu’on dit qu’un vautour dévoroit.


La faim, ce vautour effroyable,
Et que l’on doit tant redouter,
Avec un bec impitoyable
Y viendroit me persécuter…

Grand duc, ôte-moi cet obstacle !
Prends soin d’un soldat qui te sert,
Et fais par un nouveau miracle
Pleuvoir la manne en ce désert.


Scudéry avait dépensé beaucoup d’argent pour s’y aller installer et y faire transporter une infinité de caisses contenant les portraits de tous les poètes, depuis Jean Marot, père de Clément, jusqu’à Colletet ; car Scudéry, qui avait la tête assez légère, éparpillait le peu qu’il possédait en badineries de cette espèce, et gouvernait son bien assez mal, malgré les efforts de sa sœur pour lui donner l’esprit de ménage et d’économie. Assurément il n’était pas d’une richesse à former des galeries, s’il faut en croire ce que dit Segrais, qui conte que, venant de fort loin pour voir une certaine demoiselle de Palaiseau, autrefois courtisée par Paul Scarron, il mangeait un morceau de pain sous son manteau dans une des allées du Luxembourg, n’ayant apparemment pas le moyen de diner ailleurs. Les vers que nous venons de citer viennent à l’appui de cette assertion. Cependant, si Scudéry manquait d’argent, cela se doit attribuer plutôt à son inconduite qu’à une misère réelle ; car ses livres, tout décriés qu’ils aient été depuis et pour méchants qu’ils fussent, se vendaient on ne peut mieux, et il en faisait beaucoup. Boileau lui-même en convient avec ce ton d’humeur chagrine et rechignée qui lui est ordinaire


Bienheureux Scudéry, dont la fertile plume
Peut chaque mois sans peine enfanter un volume,
Tes écrits, il est vrai, sans arts et languissants,
Semblent être formés en dépit du bon sens ;
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre et des sots pour les lire.


Balzac, quoiqu’il ait loué la tragédie d’Arminius, n’était pas, à ce qu’il me semble, très-grand admirateur de notre poète ni du docte Saumaize, avec lequel il l’accouple.

« Ô bienheureux écrivains ! M. de Saumaize en latin, M. de Scudéry en français, vous pouvez écrire plus de callepins que moi d’almanachs. Bienheureux tous ces écrivains qui ne travaillent que de la mémoire et des doigts ! »

Si M. de Balzac veut dire que MM. de Saumaize et de Scudéry avaient tort de faire un grand nombre de mauvaises choses, son reproche est très-juste, mais la phrase est bâtie de manière que l’on croirait que c’est la facilité à produire qu’il tourne en ridicule. — Un des premiers dons du génie, c’est l’abondance, la fécondité. Tous les grands génies ont produit énormément, et il n’y a jamais eu de mérite à rester fort longtemps à faire peu de chose, quoi qu’en puissent dire et Malherbe et Balzac, et tous ces littérateurs difficiles, à qui lui les fumées de la lampe nocturne engorgent le cerveau de suie et qui sont malades d’une strangurie de pensées.

Scudéry avait aussi ses admirateurs, Claveret, Chaudeville, Mayret, Chapelain, Conrart et autres beaux-esprits du temps ; car il n’est pas aussi totalement dénué de mérite que l’on pourrait se l’imaginer d’abord ; il a de l’invention, une facilité dont il abuse toujours, il est vrai, et on rencontre çà et là des touches vives et spirituelles. Comme poète descriptif, il est souvent digne d’éloges. — L’idée d’un de ses volumes de vers intitulé le Cabinet est vraiment fort ingénieuse : il suppose une galerie formée de tous les objets d’art, tableaux ou statues, qu’il a vus en Italie ou ailleurs dans les voyages qu’il a faits ou qu’il possède lui-même, et il fait sur chaque tableau de petites pièces de vers où le récit du sujet s’amalgame avec la description ; il s’arrête fort longtemps sur le portrait du duc Armand de Richelieu, par Philippe de Champagne (ce portrait est maintenant dans la galerie du Palais-Royal), et sur celui de maître Adam, menuisier de Nevers et auteur des Chevilles. Cette peinture est de Chauvau. Il s’étend aussi fort longuement sur l’œuvre de Callot. Il a fait encore un autre volume de poésies diverses où il s’en trouve d’un tour assez agréable, outre un nombre énorme de sonnets, dont plusieurs sur la fontaine de Vaucluse et les amours de Laure et de Pétrarque, et je ne sais combien de poèmes et de harangues ; le Caloandre fidèle, roman de chevalerie traduit de l’italien, que j’ai lu il y a six ou sept ans dans un presbytère de campagne, et qui n’a pas laissé autrement trace dans ma mémoire, et le roman de Polixandre, suite de l’Astrée. On voit que c’est un auteur prolifique. Pélisson fait monter le nombre de ses vers à onze ou douze mille, calcul qui est évidemment fort au-dessous de la réalité, puisqu’il a dans son œuvre seize pièces de théâtre toutes en vers, à l’exception de la Comédie des Comédiens, et que chacune d’elles a au moins quinze cents vers. L’Alaric, à lui seul, en contient onze mille. Boileau a donc pu dire, avec vérité, qu’il enfantait sans peine un volume chaque mois. L’Illustre Bassa, le grand Cyrus, parurent sous le nom de Georges de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde et capitaine entretenu sur les galères du roi, comme il ne faillait jamais à le mettre. Il n’y a de lui que les préfaces et les épîtres dédicatoires, et le seul travail qu’il y fît c’était de revoir les épreuves. À la fin il en était venu à croire que c’était réellement lui qui avait fait les romans de sa sœur, et il entrait dans les plus belles fureurs du monde quand on lui soutenait le contraire : cela donna lieu à de plaisantes querelles.

Ayant été obligé de se retirer à Granville, en Normandie, à cause de je ne sais quelle petite intrigue pour M. le Prince, il rencontra, chez madame de l’Épinay-Miron, mademoiselle Marie-Françoise de Moncel de Martin-Wast, qui s’éprit de belle passion pour lui et qu’il épousa. Il eut de ce mariage un garçon fort joli et fort spirituel qui se fit abbé. Madame de Scudéry, demeurée veuve à trente-six ans, ne se remaria pas, et vécut à Paris, où elle mourut âgée de quatre-vingt-un ans en 1712. — Pour Scudéry il mourut aussi à Paris le 14 mai 1667. Il avait été reçu à l’Académie en 1650, en remplacement du puriste Vaugelas, traducteur de Quinte-Curce.

Avec tous ses ridicules, Scudéry avait de belles qualités ; il était fidèle dans ses amitiés et du commerce le plus sûr : il fit l’apologie de Hardy, son maître en l’art dramatique ; il édita complaisamment les œuvres de plusieurs de ses amis, entre autres d’Elzéar de Sarcilly, sieur de Chaudeville, mort à vingt-deux ans ; lui seul n’abandonna pas Théophile dans ses malheurs ; il soutint qu’il était le premier poète du monde et l’esprit le plus rare qui eût jamais été, et finissait en disant que quiconque en doutait apprît qu’il se nommait de Scudéry ; il lui dressa aussi un tombeau en vers que l’on voit en tête de ses œuvres, où il le loue de la manière la plus intrépide dans un temps où les plus chers amis de Théophile faisaient semblant d’ignorer qu’il eût vécu. Et Chevreau rapporte dans ses Ana un trait qui lui fait le plus grand honneur. — Nous transcrivons le passage : « La reine Christine m’a dit une fois qu’elle réservoit pour la dédicace qu’il lui ferait de son Alaric une chaîne d’or de mille pistoles. Mais comme M. le comte de Lagardie, dont il est fort avantageusement parlé dans ce poème, essuya la disgrâce de la reine, qui souhaitoit que le nom du comte fût ôté de l’ouvrage, et que je l’en informai, il me répondit que cette chaîne seroit aussi grosse et aussi pesante que celle des Incas il ne détruiroit pas l’autel où il avoit sacrifié. Cette fierté héroïque déplut à la reine, qui changea d’avis ; et le comte de Lagardie, obligé de reconnoître la générosité de Scudéry, ne lui fit pas même un remerciement. »

Scudéry avait du malheur en tout, madame d’Aiguillon lui avait fait avoir un prieuré de quatre mille livres de rente ; mais, au bout de six mois, le prieur, que l’on avait cru défunt et qui était seulement tombé aux mains des ennemis, reparut, et il fallut lui rendre son bien.

Et au moment même où il achevait son Alaric, la reine de Suède, en l’honneur de laquelle il l’avait entrepris, faisait piteusement son abdication.

Puisque nous en avons fini avec ces détaits biographiques assez fastidieux que l’on vient de lire, parlons maintenant plus au long d’Alaric, ou Rome vaincue, poème héroïque dédié à la sérénissime reine de Suède, par M. de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la Garde. L’ouvrage est orné de tailles-douces, et s’ouvre par un frontispice où l’on voit Alaric, le sceptre au poing, avec un casque empanaché, dans une architecture surmontée d’un écusson aux armes de Suède, soutenus par deux lions couronnés ; au bas sont des captifs, les mains attachées au dos, réminiscence des statues du grand roi. Suit l’épître dédicatoire, qui n’est pas des moins curieuses ; l’auteur y professe l’admiration la plus outrée pour la reine Christine ; il y dit, entre autres choses : « Je vous proteste, madame, que je n’ai pas moins de vénération pour Votre Majesté que si j’étois né au bord de la mer Baltique, et je doute même si elle rencontre parmi les Goths autant d’admiration et de respect qu’elle en peut trouver dans mon cœur. Véritablement, ceux qui nous ont voulu faire passer pour les merveilles de l’univers des pyramides, des tombeaux et des colosses, nous ont bien dit par là tacitement qu’ils n’avoient pas de Christines en leur siècle, car ils ne se seroient pas amusés à nous parler d’un aussi grand miracle de la nature. »

Voilà qui est du dernier galant et très-pertinemment raisonné. Plus loin il ajoute :

« Je suis obligé d’avouer que le Nord a maintenant sa Minerve dans Stockholm, comme il eut autrefois une Diane dans Tauris ; que l’esprit et la vertu n’ont point de climat affectés, et qu’ils sont aussi bien à Stockholm et à Upsal que dans Rome ou dans Athènes. Depuis la mort du grand cardinal de Richelieu, mon maître, j’ai loué fort peu de chose, parce que j’ai vu fort peu de chose louable ; mais il n’y a moyen de se taire d’une main royale qui daigne souvent quitter le sceptre pour prendre nos livres, et qui ramène cet heureux temps où l’on nous a dit que les philosophes régnoient et que les rois philosophoient… Je sais que ce n’est pas à un broyeur d’ocre à oser entreprendre de vous peindre ; mais si ma force a répondu à mon zèle, une belle reine amazone aura peut-être son Apelle comme Alexandre avoit le sien, et la gloire des Thomyris et des Amalazonthes, vos devancières sera absolument obscurcie par l’incomparable éclat de celle de Votre Majesté… Ce n’est point assez pour moi de se nommer Porphyrogenète, et si le sceptre des rois n’est accompagné des vertus royales, je le considère aussi peu qu’une houlette. » Il paraît que ce mot, passablement baroque, de porphyrogenète, tenait fort au cœur de Scudéry ; car lorsqu’il entra à l’Académie, et que, selon l’usage, il eut composé son compliment de réception, il envoya à Conrart, secrétaire de l’Académie ces trois lignes pour les rajouter à un endroit qu’il désignait :

« L’Académie peut se dire à plus juste titre porphyrogenète que les empereurs d’Orient, puisqu’elle est née dans la pourpre des cardinaux, des rois et des chanceliers. »

Idée sublime et triomphante, et qui valait en effet que l’on fît un carton.

Revenons à l’épître dédicatoire. — « Pour voir une chose aussi extraordinaire, je n’irois pas seulement jusqu’à Thule, où Virgile met les dernières bornes du vieux monde, mais j’irois, s’il le falloit, au-delà de ce nouveau qu’on a découvert depuis. L’on dit qu’il faut connoître pour aimer, et cependant j’aime sans connoître, si l’inégalité des conditions permet ce mot et si le respect le souffre ; mais pourquoi ne souffriroit-il pas d’aimer les rois, qui ne sont que les images de Dieu, puisque Dieu lui-même, non-seulement souffre d’être aimé, non-seulement le commande, mais en fait le premier de tous ses commandements ? Aussi, lorsque j’appris que Votre Majesté étoit tombée dans la mer, je me sentis le cœur battre à cette funeste nouvelle, et, au milieu du même péril où elle se trouva, j’eusse été moins pâle que je ne le devins alors. Si cette terrible aventure eût été telle qu’on la disoit, le ciseau, les pinceaux et les couleurs me fussent tombés des mains, l’arc de triomphe que j’ai élevé à votre gloire fût demeuré imparfait, et on ne l’eût vu que comme on voit les illustres ruines de Rome, où, par la grandeur de quelques colonnes brisées, on juge de celles du bâtiment. »

— Voilà qui peut donner une idée au lecteur de la modestie du personnage et du style liminaire. Il paraît, du reste, que les reines du Nord avaient le triste monopole des dédicaces de poèmes épiques. Le Moyse de Saint-Amant est dédié à la reine de Pologne. Après l’épître dédicatoire vient un portrait de la reine Christine, avec ce quatrain au bas :


Christine peut donner des lois
Aux cœurs des vainqueurs les plus braves ;

Mais la terre a-t-elle des rois
Qui soient dignes d’en être esclaves ?


Puis la dissertation de rigueur sur l’excellence et précellence du poème épique sur tous autres, la manière de le conditionner et de le servir ; si le poème épique doit être fabuleux ou historique ; si l’on peut ou non y employer la mythologie, et mille autres belles questions où le poète fait voir, comme c’est la coutume, qu’il sait fort bien toutes les proportions et les alignements que l’art enseigne et qu’il a consulté les maîtres là-dessus, c’est-à-dire Aristote et Horace, et après eux Macrobe, Scaliger, le Tasse, Castelvetro, Picolomini, Vida, Vossius, Pacius, Riccobon, Robortel, Paul Benni, Mambrun et plusieurs autres ; qu’il a lu et relu fort exactement l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, l’Enéide de Virgile, la Guerre civile de Lucain, la Thébaïde de Stace, les Roland amoureux et furieux du Boyardoet de l’Arioste, l’incomparable Hiérusalem du fameux Torquato, et grand nombre d’autres poèmes épiques en diverses langues, tels que sont les premiers livres de la Franciade, de Ronsard ; et Saint-Louis du père Lemoine, ce beau poème de la Conquête de Grenade, le plus bel ouvrage que l’Italie nous eût donné depuis le Tasse ; et finalement il prouve comment la poésie n’a pas été inventée, comme Castelvetro le prétend à tort, per dilettare è ricreare gli animi della rozza moltitudine è del commune popolo, mais bien pour délecter les dieux et les rois.

Dans la même dissertation il s’excuse, par les plus illustres autorités, d’avoir l’ait son Alaric amoureux de la belle Amalazonthe, Hugo a dit :


L’amour chaste agrandit les âmes,
Et qui sait aimer sait mourir.


Scudéry est aussi d’avis qu’il n’y a pas d’héroïsme sans amour, et dit que l’amour honnête est proprement le feu d’Hercule qui, en le consumant, le fit dieu ; et comme l’a fort élégamment écrit Guevarre, l’un des plus beaux esprits de toute l’Espagne : Arde y no quema ; alumbra y no dana ; quema y no consume ; resplandece y no lastima ; purifica y no abrasa, y aun calienta y no congoxa. — Voilà les plus excellentes raisons du monde, et il n’y a rien à dire à cela. Il raconte aussi comme quoi son Alaric n’a que dix livres, parce que cela lui a plu ainsi, et que d’ailleurs l’Iliade et l’Odyssée ont vingt-quatre livres, l’Enéide douze, le poème de Silius Italicus dix-sept, le Roland d’Arioste quarante-six, celui de Boyardo soixante-huit, la Hiérusalem vingt, et l’Adonis du Marini vingt encore : ce qui prouve qu’il n’y a aucune règle certaine, et que chacun en peut agir à sa guise. Dieu soit loué, et M. Georges de Scudéry ! car, en vérité, je ne vois pas pourquoi il n’a pas fait soixante-huit chants comme le Boyardo.

Ensuite l’on tombe sur le privilège, qu’on aurait tort de passer, car c’est l’endroit le plus curieux du livre. Il est de Conrart, et Scudéry l’ayant lu le lui renvoya en se plaignant que ce n’était pas là un privilège comme il les faisait pour ses amis et qu’il eût à le retoucher : à quoi Conrart accéda le plus complaisamment du monde.

Voici les passages… « Notre cher et bien amé le sieur de Scudéry, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde en Provence et capitaine entretenu sur nos galères, nous a fait remontrer qu’il a fait un poème héroïque intitulé Alaric, ou Rome vaincue, lequel il a dessein de mettre en lumière avec des figures gravées et dessinées par les meilleurs maîtres qui soient aujourd’hui, pour le rendre plus digne de la dédicace qu’il prétend en faire à la sérénissime reine Suède, notre très-chère et très-amée cousine et alliée, qui, par ses rares vertus et ses libéralités royales, attire l’admiration et les vœux des personnes d’esprit et de savoir de toutes les parties de l’Europe ; mais parce que cela ne peut se faire sans de grands frais, tant pour l’impression que pour les figures, il nous a très-humblement fait supplier de lui accorder nos lettres nécessaires pour empêcher qu’il ne soit contrefait en ce royaume, et qu’on ne l’y expose en vente s’il était contrefait ailleurs. À ces causes, désirant favorablement traiter l’exposant, qui, après s’être signalé par diverses actions de valeur et de courage durant plus de vingt ans qu’il a passés dans les armées pendant le règne du feu roi notre très-honoré seigneur et père, tant sur terre que sur mer, en France et aux pays étrangers, où il a eu des commandements et des charges honorables, s’est depuis quelque temps retiré de ce pénible exercice, et, dans un genre de vie plus tranquille, a fait voir, par un très-grand nombre de belles productions de son esprit, qu’il n’est pas moins né pour les lettres que pour les armes, nous lui avons permis, etc. — Par le roi, en son conseil, Conrart. — Et scellé du grand sceau de cire jaulne sur simple queue. — C’est une belle invention et digne d’une camaraderie moderne que de le faire donner des louanges d’un caractère aussi officiel que celles-là. Être déclaré grand homme nonobstant clameur de haro et charte normande, le tout scellé d’un sceau de cire jaulne avec une L, car elle y est et sur simple queue ! quoi de plus respectable et de plus capable d’imposer silence aux malignités de la critique ! Les prospectus de maintenant sont de pauvres choses à côté de cela, même quand ils sont rédigés par ce bon Charles Nodier, l’homme d’aujourd’hui qui loue avec la bonhomie, et la candeur la plus effrontée. Je mets cette louange dans le privilège bien au-dessus des sonnets espagnols ou italiens, latins et grecs, des madrigaux en hébreu ou en syriaque, dont la scientifique théorie se déroulait pompeusement sur les premières pages de tout ouvrage nouveau, et je suis fâché, en vérité, qu’on ne mette plus de privilèges aux livres, car je me serais servi immanquablement de ce subterfuge laudatif dans mon prochain poème épique.

La fable du poème est fort simple. Un ange suggère à Alaric le dessein de renverser Rome, dont les crimes ont enfin lassé la patience du Tout-Puissant. Alaric accepte avec joie cette haute mission ; mais la belle Amalazonthe, qui est l’objet de sa flamme, ne peut souffrir qu’il parte, et fait tous ses efforts pour le retenir ; elle n’y réussit pas, et appelle au secours de ses charmes les charmes d’un nécroman nommé Rigilde. Celui-ci remplit de fantômes la forêt où l’on coupe les arbres pour faire des vaisseaux, et met le diable au corps d’un ours blanc qui mange les travailleurs. Le tuer n’est qu’un jeu pour Alaric, qui est fort vaillant et très-adroit. La flotte part enfin, le magicien Rigilde endort les matelots et emporte Alaric, aussi endormi, dans une île enchantée où il lui fait voir une fausse Amalazonthe. Le prélat d’Upsal rompt à grand’peine le charme et emmène le prince goth malgré lui. Des ombres d’assassins ont l’air de percer de coups une ombre d’Amalazonthe : c’est une illusion diabolique produite par Rigilde et qui s’évanouit bientôt. Voilà le dualisme, la lutte du poème. Rigilde tire Alaric d’un côté, le prélat d’Upsal le tire de l’autre, car il y a un mythe dans ce susdit poème, ni plus ni moins que dans un roman de madame Sand. Alaric est l’âme de l’homme ; l’enchantement où il tombe, comme Ulysse dans l’île de Calypso, est une allégorie de la faiblesse des hommes, même des plus forts, qui, sans le secours de la grâce, tombent en des erreurs étranges, et qui, par ce puissant secours, s’en relèvent et s’en dégagent après. Par le magicien qui le persécute, il faut entendre les obstacles que les démons mettent toujours aux bons desseins ; par la belle Amalazonthe, la puissante tentation de la volupté ; par ce grand nombre d’ennemis qui le combattent, le monde, qui est un des trois que l’âme chrétienne a en tête, selon le témoignage de l’Écriture et des Pères ; par l’invincible résistance de ce héros, la liberté du franc-arbitre ; par les continuelles malices des démons, la guerre continuelle qu’ils font à l’âme ; par la prise de Rome et par le triomphe de ce prince, la victoire de la raison sur les sens, sur l’enfer et sur le monde, et les immortelles couronnes que Dieu donne à la vertu.

Malgré tout cela, le poème ne laisse pas que d’être fort ennuyeux, à le prendre comme poème. Comme couleur et comme détails, il renferme nombre de choses curieuses. — Il représente beaucoup plus exactement l’époque où il a été composé qu’aucun des ouvrages qui lui sont supérieurs. — On sent bien le Louis XIV et sa cour à travers tous ces princes goths et ces seigneurs scandinaves. Ils portent tous des perruques in-folio, des cuirasses lamées et des tonnelets. Le costume ressemble assez à celui des batailles d’Alexandre. Ce sont des guerriers couverts d’écailles jaunes d’un côté et rouges de l’autre, avec des baudriers tout chargés de passequilles, des draperies volantes gorge-de-pigeon, des aigrettes et des plumets démesurés, le nez au vent et les pieds en dehors, comme s’ils allaient danser le menuet ; des chars massifs sculptés et dorés, traînés par de gros chevaux d’un blanc de satin, à croupes énormes, et la queue congruement troussée ; de grands arbres avec de longues feuilles profondément découpées et d’un vert cru ; des barques à proue historiée, manœuvrées par des hommes demi-nus, couleur de potiron, et faisant saillir académiquement tous les muscles de leurs bras noueux ; des paysages où le jaune et l’outremer dominent ; des mers d’un ton de poireau ; des palais à gros pavillons avec des terrasses et des rampes ; des allées d’orangers dans des caisses vert-pomme ; des ronds d’eau, des buffets d’eau, des jets d’eau et toute l’hydraulique des jardins de Versailles. Tout cela se retrouve dans l’Alaric, dessin, costume, couleur, architecture, paysage ; l’époque s’y reflète entièrement, jusque dans les moindres détails. — Ne dirait-on pas que ceci a été crayonné et colorié par Lebrun ou Parrocel ? c’est le portrait d’une guerrière ;


Ses cheveux ondoyants, à grosses boucles d’or.
Tombant négligemment, l’embellissent encor ;

Son front paroît orné d’un grand bonnet d’hermine
Dont l’extrême blancheur sert à sa bonne mine ;
Un plumet de héron, d’un noir âprement noir,
Augmente encore le blanc que l’hermine fait voir.
Elle a de peau de tigre une robe volante
Qui, bien que fort sauvage, est pourtant fort galante ;
L’agrafe la retrousse et fait qu’on voit au jour
Ses brodequins doublés de la peau d’un vautour ;
Son carquois est fait d’herbe, et son arc de baleine ;
Une écharpe de jonc jusqu’à terre lui traîne,
Qui suspend son épée et qui mêle un beau vert
À ce blanc moucheté dont son corps est couvert.
La blancheur de ses bras, à l’hermine opposée,
Y trouve un nouveau lustre et l’en rend plus prisée,
Et celle de son teint, malgré son incarnat,
Pourroit noircir un cygne auprès de son éclat.
Tous ses traits sont fort beaux, et sa taille est fort belle ;
Elle marche d’un pas digne d’une immortelle,
Et l’on voit dans son air superbe, comme il est,
Je ne sais quoi de fier qui fait craindre et qui plaît.


Ce costume est charmant, et serait le plus galant du monde pour une entrée de ballet. Cela est bien dans la tournure demi-antique, demi-romanesque du temps. Rien ne va mieux avec les palissades de buis et les tritons frisés des bassins. — Voici un dessin de fontaine :


Au milieu de la cour, une rare fontaine
Élance le crystal dont elle est toujours pleine,
Et ces jets élancés retombent en bruyant
Sur l’albâtre mouillé que leur eau va noyant ;
De cent monstres marins la bizarre figure
Sur ce corps transparent a placé la sculpture
Et ce large bassin, en vase découvert,
Pose sur un pilier de jaspe rouge et vert.
Au milieu du bassin est une Néréide
Qui tâche d’essuyer son poil toujours humide,
Et qui, semblant presser ce poil et long et beau,

En fait toujours sortir de l’écume et de l’eau.
— L’on voit douze tritons soutenir la machine,
Qui semblent regarder cette nymphe marine,
Et qui, par une conque élancent haut en l’air
Mille et mille filets d’un crystal pur et clair.


Ces tritons sont cousins germains de ceux de Versailles ; ils doivent tous avoir été fondus par les frères Anguier ou les Keller ; — la nymphe est probablement de Coysevox ou de Girardon. Le style est le même, et l’on ne sait pas si le poète décrit d’après l’œuvre du sculpteur, ou si le sculpteur réalise en marbre ou en bronze la description imaginaire du poète.

On connaît le vers de Boileau :


Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales.


N’en déplaise à Boileau : il y a beaucoup de verve et d’imagination dans la description du palais enchanté ; l’architecture y est d’une richesse merveilleuse, et ce sont des entassements de colonnes, de dômes d’une hauteur prodigieuse, de galeries à perte de vue, de treillis dorés, de jets d’eau s’élançant jusqu’au ciel, de grands escaliers de marbre ; des balustres un peu ventrus, mais d’un bon style et d’une grande tournure ; des cabinets rustiques et autres ; des vases et des statues ; des charmilles taillées de mille façons ; des groupes de statues. — Un Versailles féerique que n’eussent désavoué ni Levau, ni Hardouin-Mansart, ni Le Nostre. — Cette façade me paraît digne de quelque architecte que ce soit. Le Bramante et Le Bernin ne seraient ni plus féconds ni plus riches.


Mais du grand bâtiment la façade royale
Efface tout le reste et n’a rien qui l’égale ;

Elle charme les yeux, elle étonne l’esprit,
Et fait même trembler la main qui la décrit.
L’ordre corinthien règne partout l’ouvrage ;
L’on voit ramper partout l’acanthe au beau feuillage,
Et partout on peut voir entre ces ornements
Des chapeaux de triomphe et des vases fumants ;
Ce ne sont que festons, ce ne sont que couronnes,
Bases et chapiteaux, pilastres et colonnes,
Masques, petits amours, chiffres entrelacés,
Et crânes de béliers à des cordons passés ;
Les yeux trouvent partout moulures et corniches,
Et figures de bronze en de superbes niches,
Frises, balcons, hors-d’œuvre et cartouches encor,
Et cornes d’abondance à fruit, feuille et fleur d’or ;
Enûn tout ce que peut la noble architecture,
Le bel art du dessin, la savante sculpture,
Tout brille avec éclat au front de ce palais
Qui n’eut pas de semblable et n’en aura jamais.


L’escalier n’est pas indigne de cette façade :


.......... L’escalier
Se déroule, superbe autant que singulier ;
D’un marbre blanc et pur cent nymphes bien rangées,
De grands paniers de fleurs sur leurs têtes chargées,
Où l’art et la nature ont mis leurs ornements,
Semblent vouloir monter aux beaux appartements ;
Leur main gauche soutient ces paniers magnifiques,
Leur droite tient les plis de leurs robes antiques,
Et l’art a fait changer, par ses nobles efforts,
Les veines de ce marbre aux veines de leurs corps.


Voici la salle de bain :


Sa figure octogone est au soleil levant ;
Quatre degrés de marbre enfoncés bien avant
Sont propres à s’asseoir près d’une onde argentée
Dans la cuve de jaspe abondamment jetée.
Cette eau sort à grands flots de l’urne de crystal
Que tient sous le bras droit un fleuve de métal,

Qui, parmi les roseaux et les glayeuls humides,
Semble comme appuyer son front coupé de rides,
Pendant que d’une main on voit qu’il veut sécher
Ce long poil tout mouillé qui paroît l’empêcher,
Et sécher à la fois sa barbe hérissée
Dégouttant sous la main dont on la voit pressée.
Chaque angle a sa colonne, et l’on y voit encor.
Le linge et les parfums en quatre vases d’or,
De qui les bas-reliefs sont superbement riches.
Quatre nymphes de marbres en quatre grandes niches
Reprennent leurs habits comme sortant de l’eau,
Et découvrent un corps aussi blanc qu’il est beau.


J’avoue que ce palais, quoique solennellement anathématisé par Nicolas Boileau, me plaît singulièrement, et que j’aimerais assez, avec quelque La Vallière ou quelque Amalazonthe, me promener sous


L’ombre opaque et couverte
Que fait de ce jardin l’architecture verte.


Et cela avec d’autant plus de tranquillité que, comme le fait remarquer naïvement le bon Scudéry,


Les préceptes de l’art y sont bien observés.


À propos de préceptes de l’art, j’ai oublié, et c’est un de ses plus beaux titres à la gloire classique, que Scudéry a introduit le premier la règle des vingt-quatre heures dans son Amour libéral, — ce qui provient assurément d’une belle imaginative, et qui aurait dû lui mériter l’indulgence du régent du Parnasse.

Scudéry ne s’en est pas toujours tenu malheureusement à cette régularité classique ; il a fait une comédie où règne une liberté fantasque, une espèce de pièce retournée, où la décoration est à l’envers, et qui fait voir le comédien par le dos, le spectateur étant en quelque sorte placé au fond du théâtre.

Cette production singulière a pour titre la Comédie des Comédiens.

Entre tant de personnages historiques ou fabuleux, déplorables ou risibles, qui s’agitent sur la grande scène du monde et que le caprice du premier grimaud expose à être transformés subitement tout vifs en héros dramatiques sans qu’ils aient rien à dire, il est une classe de gens que leur profession même semble mettre expressément à l’abri d’un pareil malheur. — C’est une idée qui vous vient difficilement qu’un croquemort soit enterré ou qu’un bourreau soit pendu, et pour la même raison il paraît étrange qu’un comédien se joue lui-même, lui qui a l’habitude de jouer les autres. — Pourtant il y a quelque chose de piquant à voir un acteur, un homme qui n’exprime que des pensées étrangères aux siennes, qui vit de l’amour et de la passion qu’on lui fait, qui n’a pas un soupir qui ne soit noté d’avance, pas un mouvement qui ne soit artificiel, exprimer cette fois ses idées à lui, ses idées de tous les jours, et parler un peu de ses affaires de ménage, de sa marmite, de ses amours, de sa femme et de ses enfants légitimes ; lui qui a tant fait de déclarations à de belles princesses sous des ombrages de papier découpé, et qui a si misérablement sali son unique culotte de soie en se traînant à genoux sur des tapis de toile peinte ; il est beau de voir battre par sa ménagère ce libertin fieffé qui a contracté tant de mariages secrets, et qui presque tous les soirs, à la fin de la pièce, est obligé de reconnaître, à un bracelet d’or en cuivre orné de saphirs de verre bleu, quelque petite bâtarde on ne peut plus charmante, enlevée toute jeune et emmenée à Alger par des corsaires barbaresques. — Mais le pauvre comédien s’appartient si peu, il est si fatalement en proie au faux, qu’il ne peut pas même être lui en étant lui, il faut qu’il joue et toujours et sans cesse ; il ne peut pas essuyer cet horrible fard qui ronge ses couleurs naturelles et qui lui est entré dans la peau ; la souquenille de Scapin s’attache à son corps comme la robe de Déjanire au corps d’Hercule, et s’il boit une bouteille, non une de ces bouteilles de bois tourné dont il se verse des rasades à sec dans un gobelet sans fond, mais une sincère et joyeuse bouteille pleine de vin du bon Dieu, il ne peut en jeter insouciamment le bouchon comme tout le monde, il le ramasse et le serre dans sa poche pour se noircir les sourcils quand il fera le tyran ou le traître. — Quelle vie que celle-là ! où votre voix n’est pas à vous, où votre sourire et vos larmes ne vous appartiennent pas, où vous êtes forcé de cacher vos lis sous du plâtre, vos roses sous du rouge ; où, selon l’exigence du rôle, il faut que vous changiez vos beaux cheveux noirs contre une perruque de filasse ; où votre véritable nom est le seul nom dont on ne vous appelle jamais ; où la fantaisie d’un auteur peut vous obliger à délayer sur votre figure la réglisse destinée à guérir ce rhume que vous gagnâtes l’hiver dernier en jouant un Romain bras nus et jambes nues, par un froid de seize degrés. — Certes, après la condition d’amant d’une femme qui a des moustaches, la pire de toutes les conditions humaines est celle de comédien ou d’artiste dramatique, comme on dit maintenant. Ô public, bête brute ! c’est pourtant pour se faire jeter des pommes crues par toi que l’on se résigne à un pareil martyre ! — Cette vie ainsi faite prête singulièrement à l’imagination, et peut fournir une excellente donnée de comédie, quoique M. Casimir Delavigne en ait fait une fort méchante sur ce sujet, et qui a eu de la réputation en ce temps-là.

Un autre poète, Gougenot, de Dijon, compatriote de la moutarde, a fait aussi une Comédie des Comédiens. — La pièce du Dijonnais porte le même titre que celle de M. le gouverneur de Notre-Dame de Lagarde ; et je ne sais trop comment arranger tout cela avec la prétention de Scudéry, qui appelle sa comédie poème de nouvelle invention dans le genre que les Italiens nomment capriccioso. La pièce de Gougenot est de 1603, et celle de Scudéry de 1605, ce qui est une forte présomption en faveur du premier. Cependant le drame du second est plus spirituel et conduit plus fantasquement, et nous ne mentionnons l’autre que pour mémoire.

M. le comte de Vigny n’a pas dédaigné de nous dire que Chatterton lui avait coûté dix-sept nuits de travail. — Scudéry commence par nous informer que si l’impression fait réussir sa pièce aussi bien que le théâtre, il ne plaindra pas quinze jours que sa production lui a coûtés. Quinze jours sont moins prétentieux que dix-sept nuits : mais pour l’époque cela n’est pas mal.

Chut ! voici le prologue… C’est le fameux Mondory ; il indigné des choses absurdes qu’on lui veut faire accroire. Ses camarades sont assurément fous. Ils lui disent qu’il n’est point sur un théâtre et que c’est ici la ville de Lyon ; que voilà une hôtellerie, et que voici un jeu de paume où des comédiens qui ne sont point eux, et lesquels ils sont pourtant, représentent une pastorale. Comment diable ajouter foi à de semblables billevesées ! On prétend qu’il est, lui, un certain monsieur de Blandimare, bien qu’il s’appelle véritablement Mondory, et ses compagnons ont tous pris des noms de guerre, Belleombre, Beauséjour, Beausoleil, comme si le public ne les connaissait pas, et ne savait point qu’ils sont les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, et non une troupe de province. Pour lui, il s’en lave les mains, et prie le public d’excuser une pareille fantaisie, et de se tenir coi, attendu que ces messieurs étant mélancoliques, sont fort amateurs du silence.

La scène représente l’entrée de la comédie. Deux affiches aussi démesurées que les affiches d’une représentation à bénéfice moderne, sont collées de chaque côté de la porte. Belleombre, le portier de la comédie, avec un sombrero à l’espagnole, des moustaches en croc, une royale en feuille d’artichaut, les souliers chargés de bouffettes extravagantes, un manteau capricieusement tortillé autour du corps, la main posée sur la garde d’un espadon colossal qui a dû servir au géant Goliath, et qui ressemble à l’épée symbolique ques les peintres prêtent à saint Paul, le pied en avant et fièrement campé sur ses reins, attend dans une attitude stoïque et solennelle le bon public qui ne se dépêche guère d’arriver. — Si cela continue ainsi, il sera forcé, bien malgré lui, de faire mentir le proverbe : qui dit portier de comédie dit voleur ; car, si passé maître que l’on soit en l’art de la pince et du croc, il n’est point de doigts assez crochus pour extraire quelque chose du vide et tirer la bourse de la poche du néant. — La caisse du théâtre est aussi creuse que la caisse du tambour ; il n’y a pas un pauvre doublon, pas un rouge liard, pas un sou marqué, et l’on pourrait tambouriner dessus. Cependant il est déjà plus de cinq heures, on n’a pas commencé et l’on devrait avoir fini. Le tambourineur, accompagné de Harlequin son fidèle Achate, vient de faire une tournée dans la ville. — Harlequin ne sait plus où il en est ; c’est la première fois qu’il s’est promené dans les rues sans être remarqué ; on n’a pas fait plus d’attention à lui que s’il eût été un bourgeois, ou que tous les bourgeois eussent été des Harlequins. Les petits garçons mêmes sont autant de sages de la Grèce en jaquette, et ne se sont inquiétés de ses lazzis non plus que s’ils fussent des Socrates. Cette queue de polissons, qui depuis un temps immémorial se visse instinctivement à l’échine de tout tambour, est restée à jouer à la marelle et à la fossette. Il n’y a pas moyen de réveiller ces bons provinciaux de leur torpeur de marmotte. Le plan plan de la caisse et le sangodemi de Harlequin n’y ont pas plus fait que les menteries de l’affiche. — La troupe court grand risque d’être privée pour ce soir de la réparation de dessous le nez, et d’aller se coucher sans avoir mâché autre chose que le brouillard et la bise d’automne.

Enfin on voit poindre une honnête et bénigne figure qui longe la muraille d’un air de désœuvrement qui promet assez : — cela a l’air d’un père noble ou d’un oncle : cela est un oncle qui cherche son mauvais sujet de neveu, occupation digne d’un oncle ; — l’oncle lève le nez, lit l’affiche, et demande à quel prix sont les places. — C’est huit sous, lui répond Belleombre, qui n’est autre que le neveu du susdit oncle, lequel, après avoir parcouru toutes les formes de vie où la débauche peut réduire un jeune homme, s’est engagé dans une troupe de comédiens ambulants. — Ah ! fait le neveu, c’est mon diable d’oncle ; je suis perdu, perdu ! — L’oncle lui fait une semonce comme un vrai oncle qu’il est. Son neveu l’engage à entrer tout de suite et à marquer sa place ; car s’il n’y a personne, c’est que toute la compagnie est là dans le jeu de paume à côté, et qu’elle attend que la pièce commence pour entrer tout d’un coup. L’oncle ne prend pas le change ; et comme tout oncle de comédie, quoique grondeur et bourru en apparence, est foncièrement bon enfant, il invite son neveu et toute la troupe à venir souper à l’hôtel de la Pomme-du-Pin, où il loge.

Le souper est fini, on a donné à laver ; M. Blandimare (l’oncle), qui est galant, présente la main aux dames pour passer dans la salle, et aftecte malicieusement de se tromper de nom en leur parlant ; sa faute est en effet excusable, et les noms des comédiens ont tant de rapport, qu’il est bien difficile qu’on ne les prenne point l’un pour l’autre. M. de Bellerosse, de Belleville, Beauchâteau, Belleroche, Beaulieu, Beaupré, Bellefleur, Belleépine, Beauséjour, Belleombre, Beausoleil ; enfin eux seuls possèdent toutes les beautés de la nature ; malgré tout cela, M. Blandimare aime au fond la comédie et les comédiens ; mais c’est un amateur difficile, et il estime que les acteurs doivent être comme les vers, les melons et les vins, c’est-à-dire excellents, sans quoi ils sont détestables, et il trace un portrait idéal du comédien qui paraît assez difficile à réaliser. « Il faut tant de qualités à un comédien pour mériter le titre de bon, qu’on ne les rencontre que fort rarement ensemble ; il faut premièrement que la nature y contribue, en lui donnant la bonne mine, car c’est ce qui fait la première impression dans l’âme des spectateurs ; qu’il ait le port du corps avantageux, l’action libre et sans contrainte, la voix claire, nette et forte ; que son langage soit exempt des mauvaises prononciations et des accents corrompus qu’on acquiert dans les provinces, et qu’il conserve la pureté du français ; qu’il ait l’esprit et le jugement bons pour l’intelligence des vers, et la force de la mémoire pour les apprendre promptement et les retenir, après, toujours ; qu’il ne soit ignorant ni de l’histoire, ni de la fable ; car autrement il fera du galimatias quoi qu’il en ait, et récitera des choses bien souvent à contre-sens, et aussi hors de tout qu’un musicien qui n’aurait point d’oreille. Les actions mêmes seront d’un mauvais baladin qui saute une heure après la cadence, et de là viennent tant de postures extravagantes, tant de levers de chapeaux hors de saison, comme on en voit sur les théâtres ; enfin il faut encore que toutes ses reparties soient accompagnées d’une hardiesse modeste qui, ne tenant en rien de l’effronté ni du timide, se maintienne dans un juste tempérament ; et pour conclusion, il faut que les pleurs, le rire, l’amour, la haine, l’indifférence, le mépris, la jalousie, la colère, l’ambition, et bref que toutes les passions soient peintes sur son visage, toutes les fois qu’il le voudra. — Or, jugez maintenant si un homme de cette espèce est beaucoup moins rare que le phénix. »

Les pauvres comédiens de campagne avouent humblement à l’amphitryon, qu’ils sont effectivement fort loin de posséder toutes ces qualités ; mais que pour ne pas les posséder toutes, ils ne sont pas cependant privés de toutes, et que si M. de Blandimare veut avoir la bonté de les entendre, il verra qu’ils ne sont point tant à mépriser. — Quelles pièces avez-vous ? dit M. de Blandimare. — Toutes celles de feu Hardy, la Pirame de Théophile, la Sylvie, la Chryséide et la Sylvanire, les Folies de Cardénio, l’Infidèle confidente, et la Philis de Scyre, les bergeries de M. Racan, le Lygdamon, le Trompeur puni, Mélite, Clitandre, la Veuve, la Bague de l’oubli, et tout ce qu’ont mis en lumière les plus beaux esprits du temps. — Pour le moment, on pense qu’il suffira d’une églogue pastorale de l’auteur du Trompeur puni (Scudéry). — M. de Blandimare accède volontiers à cette proposition, car il est fort des amis de ce gentilhomme, qui, à son gré, entre tous ceux qui portent une épée, est celui qui s’aide le mieux d’une plume. — On récite l’églogue ; M. de Blandimare enchanté veut céder sa propre chambre et son lit aux comédiennes, et loin de blâmer son neveu, il s’engage lui-même dans la troupe, et prend un rôle dans la tragi-comédie que l’on doit jouer le lendemain, et qui est intitulée l’Amour caché par l’Amour. — L’on se sépare, et le théâtre représente le Théâtre. — C’est le troisième acte et en même temps le premier, et, comme celle d’Hamlet, prince de Danemark, cette pièce en a une autre dans le ventre. La première était en prose, chose extraordinaire à cette bienheureuse époque, où les poèmes dramatiques étaient tous rimés. La seconde est en vers. — Messieurs, dit le Prologue. — Mesdames, dit l’Argument. — Cet ancien philosophe grec avait raison… — Taraminte, berger de Forez… — Qui disait que les hommes… — N’ayant qu’un fils nommé Florintor… — Quel est cet épouvantail de chenevière qui me vient ici interrompre ? — Et quel est ce revêtu de la friperie qui me le demande de si mauvaise grâce ? — Je suis le Prologue. — Je suis l’Argument.

L’Argument et le Prologue se disputent et se prouvent réciproquement leur inutilité. Le Prologue envoie l’Argument se cacher dans la foule, et lui dit qu’il n’est bon qu’à se barbouiller d’encre d’imprimerie et à s’habiller de papier ou de parchemin. L’Argument l’appelle selle à tous chevaux, écho, perroquet, et ils se retirent sans rien conclure, comme ils étaient venus. — Adieu, monsieur l’Argument ; — Adieu, monsieur le Prologue.

Le théâtre change de face et paraît bocager. Nous sommes dans le Forez, en plein Honoré d’Urfé, sur les bords doucereux du Lignon, cette galante rivière qui roule des flots de petit lait ; c’est un charmant pays que celui-là, et que je regrette fort pour ma part. Les arbres y ont des feuillages en chenilles de soie vert-pomme ; les herbes y sont en émail, et les fleurs en porcelaine de la Chine ; du milieu des buissons bien peignés, de grandes roses, grosses comme des choux, vous sourient amicalement de leurs lèvres purpurines, et vous laissent lire leurs innocentes pensées au fond de leur cœur écarlate. Des nuages en ouate bien cardée flottent moelleusement sur le taffetas bleu du ciel ; de petits ruisseaux faits des larmes des amants, se promènent, avec un gazouillis élégiaque, sur un fond de poudre d’or ; de jeunes zéphirs agitent doucement leurs ailes en guise d’éventail, et répandent dans l’air une fraîcheur délicieuse ; les échos y sont fort ingénieux et les mieux appris du monde ; ils ont toujours à répondre quelque assonance réjouissante aux stances qu’on leur adresse, et ne manquent jamais de répliquer à l’amant qui leur demande si sa maîtresse est sensible aux tourments qu’il endure — dure. Car dans ce pays fabuleux, la rime naturelle de maîtresse est tigresse. — D’adorables petits agneaux crêpés et poudrés, avec un ruban rose et une clochette d’argent au cou, bondissent en cadence et exécutent le menuet au son des musettes et des pipeaux. Les bergers ont des souliers à talons hauts, ornés de rosettes prodigieuses, un tonnelet avec des passequilles, et des rubans partout ; les bergères étalent sur le gazon une jupe de satin relevée de nœuds et de guirlandes. Quant aux loups, ils se tiennent discrètement à l’écart et ne font guère paraître le bout de leur museau noir hors de la coulisse, que pour donner à Céladon l’occasion de sauver la divine Astrée. Cette heureuse région est située entre le royaume de Tendre et le pays de Cocagne, et, depuis bien longtemps, l’on a oublié le chemin qui y conduit. — C’est dommage ! j’aurais bien voulu l’aller voir. Rousseau eut longtemps cette envie. Mais il paraît que le véritable Forez est tout prosaïquement une province où il y a des forges, et où un garçon serrurier trouve facilement de l’ouvrage. — Ô imagination des poètes, quelles cruelles déceptions vous nous préparez !

Au reste, ces bergers ne ressemblent en rien aux antiques bergers de Théocrite et de Virgile. Ce n’est plus de Philis, ni d’Amarillis, ni de Thestilis, qui broie des gousses d’ail pour les moissonneurs, qu’il s’agit ; ce n’est pas même de la Chloé du roman de Longus, ni de Théano, ni d’aucune de ces dames. — C’est un cycle tout différent que le cycle dont le livre d’Urfé est le point central. C’est la période espagnole et romanesque ; c’est une tout autre population de bergers. Les noms ont d’autres racines, et ne sont pas composés de la même manière : Daphnis s’appelle Florintor, et Ménalque, Taraminte ; Tityrus devient Alphause ou Lisimant. La Galathée qui se sauve derrière les saules se change en Isomène ou en Luciane ; la simplicité alternée de l’églogue antique semblerait un peu bien fade à ces raffinés. Leurs conversations sont de véritables entretiens pointus où la préciosité la plus exquise pousse à droite et à gauche ses vrilles capricieuses et ses fleurs bizarres aux parfums enivrants. — La préciosité, cette belle fleur française qui s’épanouit si bien dans les parterres à compartiments des jardins de la vieille école, et que Molière a si méchamment foulée aux pieds dans je ne sais plus quelle immortelle mauvaise petite pièce.

L’idée de la pastorale intercalée dans la Comédie des Comédiens est assez jolie. — Pirandre adore Melisée, qui, pour éprouver la force de son amour, feint d’accueillir favorablement un autre berger nommé Florintor. — Pirandre, de son côté, afin d’éveiller la jalousie de Melisée et de piquer son amour-propre, rend des soins à la belle Isomène, qui le reçoit fort doucement, en apparence du moins ; car ce qu’elle en fait n’est que pour cacher son jeu, et son véritable amant est le même Florintor, amant fictif de Melisée, et que les parents d’Isomène ne voient pas d’un bon œil. On conçoit facilement les scènes et les situations qui résultent d’un pareil imbroglio. Les parents de comédie se résolvent à faire le bonheur de leurs enfants et à les marier sans différer plus. — Pirandre épousera Isomène, — Florintor, Melisée. — La nouvelle n’est pas reçue avec un grand enthousiasme par les pauvres amants, qui se trouvent pris dans le piège qu’ils ont tendu, et englués de leurs propres finesses. Comme dans ce temps-là l’idée du devoir était toute-puissante, et que le père était extrêmement redouté, les amants n’osent pas déclarer leurs tromperies à leurs parents réciproques, et se donnent rendez-vous sur les bords du Lignon pour s’y voir une dernière fois et faire leurs noces dans son lit froid et humide : heureusement les parents, qui se doutent de quelque chose, les ont suivis, et, cachés derrière un de ces arbres touffus et propices qui ne font jamais faute dans les comédies, ils ont entendu leur conversation. Touchés de tant d’amour, ils sortent de leur retraite, et unissent les quatre amants dans leur ordre naturel, c’est-à-dire, Pirandre avec Melisée, et Florintor avec Isomène. — Ils ont eu beaucoup d’enfants. L’auteur n’en dit rien ; mais je le présume.

M. de Blandimare fait au public une espèce de compliment en prose qui amène le couplet final, et la pièce est terminée.

Je pense que l’on verra avec plaisir le tableau d’une Loge d’actrice en 1635. C’est un morceau complet qui se peut facilement détacher de l’ensemble. C’est la Beausoleil qui parle :

« Comme nos chambres tiennent des temples en ce qu’elles sont ouvertes à chacun, pour un honnête homme qui nous y visite, il nous faut endurer les impertinences de mille qui ne le sont pas. L’un viendra branler les jambes toute une après-dînée sur un coffre, sans dire mot, seulement pour nous montrer qu’il a des moustaches, et qu’il les sait relever ; l’autre, un peu moins rêveur que celui-ci, mais non plus habile homme, fera toute sa conversation de bagatelles aussi peu considérables que son esprit ; et tranchant de l’officieux, il voudra placer une mouche sur la gorge, mais à dessein d’y toucher ; il voudra tenir le miroir, attacher un nœud, mettre de la poudre aux cheveux, et prenant sujet de parler de toutes ces choses, il le fait avec des pointes aussi nouvelles que Laguimbarde et Lanturlu. Le troisième, prenant un ton plus haut et trop fort pour son haleine, s’engage inconsidérément à la censure des poèmes que nous avons représentés. L’un sera trop ennuyeux pour ses longueurs, l’autre manque de jugement en sa conduite. Celui-ci est plat et stérile en pensées ; celui-là au contraire, à force d’en avoir, s’embarrasse et parle galimatias. L’un est défectueux en ce qu’il ne s’attache pas aux règles des anciens, ce qui témoigne son ignorance ; l’autre, pour les avoir trop religieusement observées, est froid, et presque du tout sans action. Celui-ci ne lie pas son discours, et fait des fautes au langage ; celui-là n’a pas la politesse de la cour. L’un manque des ornements de la poésie ; l’autre est trop abondant en fables, ce qui sent plus le pédant que l’honnête homme, et plus l’huile que l’ambre gris. Enfin il n’en échappe pas un à la langue de ce critique qui, faisant ainsi le procès de tant de bons esprits sans les ouïr en leur défense, montre qu’il est aussi mauvais juge en matière de vers, que le sont en la connaissance de l’honnêteté des femmes, ceux qui nous soupçonnent d’en manquer. »