Les Grotesques/Pierre de Saint-Louis

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Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (p. 125-149).


IV.

LE PÈRE PIERRE DE SAINT-LOUIS.


Vous avez peut-être cru, ami lecteur, en lisant l’article du sieur Scalion de Virbluneau, que c’était le comble du ridicule, les colonnes d’Hercule du mauvais goût, et qu’il n’était pas donné à la sottise humaine d’aller au delà ; vous vous êtes étrangement trompé : l’esprit de l’homme n’a point de bornes en ses aberrations.

Voici un poème de la Magdelaine au désert par le père Pierre de Saint-Louis, religieux carme, qui laisse bien loin derrière lui, pour le bouffon et le drolatique, tout ce que Scalion de Virbluneau a pu faire de superlatif en ce genre. Le ridicule du père Pierre de Saint-Louis, est un ridicule énorme et titanique qui n’admet aucune comparaison. Le sieur d’Ofayel est un Lilliputien à côté de lui, et ne lui va pas seulement à la cheville. Pour pousser le mauvais aussi loin et avec un parti pris aussi complet, il faut une espèce de génie, déjeté et bossu il est vrai ; mais, à coup sûr, une organisation ordinaire n’aurait pas cette puissance de détestable et cette fécondité prodigieuse d’inventions burlesques et baroques. Les sonnets du Virbluneau sont des chefs-d’œuvre de bon sens ; ses allégories sont les plus simples et les plus naturelles du monde ; ses concetti sont du goût le plus pur, si on les compare à la Magdalenéide du pauvre carme. Le pauvre carme a eu, du reste, plus de bonheur que l’élégant cavalier à moustache pointue et à fraise goudronnée. Il s’est fait avec son œuvre un nom aussi impérissable que s’il avait été effectivement un très-grand et très-excellent poète. Sa mémoire embaumée dans le ridicule ira jusqu’à la postérité la plus reculée. — Hélas ! quel est celui de nous qui peut se flatter qu’une bouche prononce notre nom dans cent ans d’ici, ne fût-ce que pour s’en moquer ? les plus grands génies de maintenant n’oseraient l’espérer.

Heureux père Pierre de Saint-Louis ! On ne sait pas où est né Homère ni où il est mort ; on n’est pas même bien sûr qu’Homère ait existé ; et ce que l’Iliade et l’Odyssée n’ont pas fait pour le Melesigène, ta Magdalenéide et ton Eliade l’ont fait pour toi, pauvre religieux carme ! On a sur ta vie plus de détails que sur celle du prince des poëtes ; on sait ton nom de famille et de religion, on sait le nom de ton père et même celui de ta mère, et celui de ton frère, et celui de ton professeur ; on connaît l’année, le mois, le jour, le lieu où tu es né ; combien de temps tu as mis à faire la Magdalenéide ; combien à faire l’Éliade ; rien de ce qui te regarde n’a été oublié, ô grand homme !

Ce fut à Vaureas, diocèse de Vaison, dans le comtat, un mercredi 5 avril de l’an de grâce 1626, que naquit l’enfant qui plus tard devait faire le glorieux poème de la Magdeleine, de Jacques Barthélémy d’une part, et d’Anne Canal de l’autre : je ne sais si les mouches lui emmiellèrent la lèvre comme au divin Platon, et si sa mère, pendant sa grossesse, vit un laurier en songe comme la mère de Maron ; mais je le croirais assez volontiers, car le petit Ludovic, c’est ainsi qu’il s’appelait, était un enfant précoce, une véritable merveille, et montrait les dispositions les plus étonnantes pour son âge. À cinq ans, il témoigna le désir d’apprendre à lire ; son père s’y refusa parce qu’il était frêle et délicat, déjà pâle de son génie futur. Avant que d’appliquer son fils à l’étude et de perfectionner sa raison, il voulait que sa santé devînt plus ferme et son corps plus robuste ; mais le petit Ludovic, impatient d’apprendre et curieux de mordre à la pomme de la science, s’en alla tout seul et sans en rien dire à personne chez un maître d’école du voisinage. Il s’assit avec les autres sur le banc, ouvrant les oreilles et les yeux et tâchant de profiter. Par malheur, le maître, qui n’était pas ami avec son père, ayant aperçu cette brebis qui n’était pas des siennes, furtivement introduite dans le bercail, entra dans une belle colère rouge, prit le bambin, le fouetta et le mit honteusement à la porte. C’est bien ici le cas, ou jamais, de s’écrier : La racine de la science est amère, si les fruits en sont doux !

Malgré un si malencontreux début, le pauvre enfant ne se rebuta pas ; il s’en alla chez un religieux carme qui faisait des éducations, et qu’il avait vu plusieurs fois chez son père ; il lui exposa naïvement sa requête : le bon père le fit d’abord déjeuner, et ensuite il lui donna une leçon de lecture ; l’enfant revint le lendemain et puis le surlendemain, et si souvent, que non-seulement il sut bientôt lire, mais encore écrire ; qu’il apprit le latin, le grec, l’histoire, la géographie et les belles-lettres, enfin tout ce qui constitue la meilleure et la plus brillante éducation. — Par manière d’exercice et de divertissement, le bon religieux lui faisait composer des anagrammes, des logogriphes, des devises, des charades et des rébus, charmantes inventions fort à la mode et du plus bel air en ce temps-là. Ludovic y devint de la plus désespérante habileté, et il aurait mis le sphinx à quia plus aisément qu’Œdipe. Ces belles choses faisaient les délices des salons provinciaux, alors réceptacles de mauvais goût et de faux bel esprit, asiles de toutes les niaiseries et de toutes les préciosités tombées en désuétude, et l’élève du carme obtint une espèce de célébrité dans un rayon d’une ou deux lieues : il avait alors dix-huit ans. Ce fut à peu près vers cette époque qu’il s’énamoura d’une demoiselle de Vaureas, nommé Magdelaine. Pendant cinq ans entiers il lui rendit les soins les plus assidus et n’oublia rien pour s’en faire aimer. On pense bien qu’il ne se fit pas faute de chanter sa belle en vers latins, en vers grecs, en vers français, en vers provençaux, en vers du toutes les longueurs et de toutes les mesures : il la compara au soleil et à la lune, et célébra ses perfections en sonnets acrostiches ; il fit plus de mille fois l’anagramme de ce nom dont il avait l’imaginative si doucement blessée ; il en composait jusqu’à trois douzaines par jour, qu’il allait porter lui-même, en sorte que le nom de Magdelaine est incontestablement, de tous les noms du monde, celui qui a été le plus tourné et retourné.

Ludovic avait besoin de faire des anagrammes. Il n’était pas précisément beau : il avait la tête énorme, la taille ramassée ; il était bossu, les uns disent par devant, les autres par derrière, quelques-uns disent par derrière et par devant ; son nez était taillé de façon que, n’était la place qu’il occupait, on l’aurait pris pour tout autre chose ; la seule partie qu’il eût de bien, c’étaient ses yeux, qui étaient grands et doux. Ainsi fait, Ludovic parvint néanmoins à se faire aimer, tant l’amour vrai est contagieux ; et il était près d’obtenir la main de sa maîtresse quand celle-ci tomba malade de la petite-vérole et mourut en 1651 : cette mort décida de la vie de Ludovic ; il ne pouvait rester dans un monde d’où ses amours s’en étaient allés, et il résolut d’entrer en religion. — En ce temps-là c’était la ressource de toutes les grandes douleurs : un couvent était le port où venaient aborder les naufragés du monde et ceux qui ne voulaient pas se consoler parce que leurs amours n’étaient plus. Maintenant l’on s’asphyxie ou l’on se fait sauter. — Quelques jours avant sa maladie, sa maîtresse lui avait donné un scapulaire en souvenir d’elle, don chaste et simple d’une pure tendresse : il crut voir là-dedans un avertissement du ciel, et, au lieu d’entrer chez les dominicains comme il en avait l’intention, il se décida pour les carmes. À ce motif si puissant pour lui il s’en vint joindre un autre non moins puissant : ayant fait l’anagramme de son nom (Ludovicus Bartelemi), il se trouva qu’il donnait en latin carmelo se devovet, et en français il est du Carmel ; car le père Pierre de Saint-Louis, que nous appellerons désormais toujours ainsi, croyait que la destinée de chaque homme était contenue dans son nom, et qu’on en avait le mot en faisant l’anagramme. Il accordait une pleine et entière confiance aux songes et était infatué de mille superstitions qu’il avait prises en lisant les cabales des rabbins et des massoreths. Il reprit ses études interrompues, et fit sa théologie à Aix ; ensuite on l’envoya à Aiguelades, couvent de l’ordre, près de Marseille : ce fut là qu’il rencontra le père Groslier. Heureuse rencontre ! Ces deux hommes si différents ne se furent pas plus tôt vus qu’ils se prirent l’un pour l’autre d’une amitié non pareille : on eût dit un de ces beaux groupes d’amis antiques, Castor et Pollux, Thésée et Pirithoüs, Oreste et Pylade. Ce sobriquet leur en resta, et dans la commuuauté on ne les appelait pas autrement que les RR. PP. Oreste et Pylade. Autant le père Pierre de Saint-Louis était fantasque, inégal, d’humeur inquiète et vagabonde, autant le père Groslier était tranquille, sage et réglé. C’était lui qui faisait le Pylade ; le père Pierre de Saint-Louis était l’Oreste. Ces deux hommes s’aimaient d’une amitié si tendre qu’ils ne pouvaient vivre séparés. Lorsque leurs supérieurs les changeaient de résidence ils avaient soin de les mettre tous les deux ensemble pour ne les point chagriner. Depuis sa profession le père Pierre de Saint-Louis s’était soigneusement abstenu de poétiser, croyant les vers chose trop mondaine et profane pour qu’un religieux pût s’en occuper ; mais le feu dormait sous la cendre et n’était pas éteint, au contraire, il prenait plus de force par la concentration. Qui a bu boira, qui a versifié versifiera, c’est une de ces mauvaises habitudes qu’il est bien difficile de perdre, et la conversion d’un poëte à la prose n’est jamais sincère ni sans restriction intérieure. Le père Pierre de Saint-Louis se remit à faire des vers, mais il ne travailla plus sur des sujets profanes.


Phœbus, je n’attends pas que ta Daphné m’apprête
Un rameau de laurier pour m’en ceindre la tête,
Et je ne puis briguer ton secours prétendu
Pour un livre d’amour qui n’est point défendu.
Mes larmes, mes amours et mes guerres sont saintes,
Ma matière n’est point un rang des choses feintes ;
Je rejette Médor, Angélique et Roland,
Mon style n’étant point cavalier ni galant.
Je me rétracte ici de quantité d’ouvrages
Satiriques, impurs, impertinents, volages,
Non plus que s’ils étaient des contes d’Amadis :
Ou je les désavoue, ou bien je m’en dédis.

Ce n’est plus sur les noms des seigneurs et des dames
Que je pense à trouver des justes anagrammes,
Et ne m’amuse plus, pour me mettre en renom,
Toujours morne et rêveur, à renverser un nom ;
Je ne suis plus touché d’une sotte tendresse
Aux mignardes douceurs de la voix de Lucrèce,
Et je ne décris point combien elle me plut
Quand je la vis jouer des yeux et de son luth.

Valberinthe n’est plus, ayant rompu ses chaînes,
Le sujet de mes vers ni celui de mes peines,

Et je ne chante plus Laure à la tresse d’or,
Laure, la chère sœur de mon cher Alidor ;
Je quitte ces beautés qu’enfin le temps efface,
Ou que la mort détruit pour prendre une autre face.
Des yeux plus innocents ou de meilleurs desseins,
Des sentiments meilleurs et des sujets plus saints, etc., etc.


Ces vers soit agréablement tournés et d’un meilleur goût que beaucoup d’autres du même poème que nous citerons pour égayer le lecteur ; ils font partie du début de la Magdalénéide, et montrent dans le poème l’intention de renoncer au monde et de ne plus traiter désormais que des sujets pieux et édifiants : intention qu’il a exécutée fidèlement. Depuis son entrée en religion il fit deux poèmes, tous deux sacrés : l’un qui est la Magdalénéide, l’autre qui est l’Éliade, à la gloire d’Élie, patron de l’ordre du Carmel, qui n’a pas été imprimé, et la Muse bouquetière de Notre-Dame de-Lorette, imprimée en 1672, à Viterbe, in-8o qu’il nous a été impossible de trouver, quelques recherches que nous ayons faites. Le seul auteur qui en fasse mention est le père de Villiers, dans sa Bibliotheca carmelitana. Nous ne l’avons jamais vue sur aucun catalogue ; et c’est dommage, car le titre, à la fois galant et mystique, promettait quelque chose de peu commun et de singulièrement bouffon.

En mémoire de son ancienne maîtresse, il choisit d’abord la Magdelaine, et y travailla pendant quelques jours avec beaucoup de feu et d’assiduité ; mais il lui prit un scrupule : il se reprocha la secrète douceur qu’il avait à écrire le nom de celle qu’il avait autrefois tant aimée, et bon esprit s’apercevant du subterfuge que son cœur avait pris pour célébrer, sous le voile de l’ancienne Magdelaine, sa Magdelaine à lui, il crut trouver en cela un retour condamnable vers les choses et les passions du monde, — et, bien que ce ne fût que le regret d’une ombre et que la tombe sanctifiât ce pieux souvenir d’un chaste amour, il laissa là son poème et se mit à faire l’Éliade, dont la ressemblance de nom avec l’Iliade le flattait d’ailleurs particulièrement. Mais étant allé faire un pèlerinage à la Sainte-Beaume avec son inséparable le père Groslier, il lui arriva une chose qui le frappa singulièrement et le détermina à reprendre le poème de la Magdelaine. Après avoir fait ses dévotions, avoir bu à la fontaine, adoré le crâne de la sainte, où l’on voit encore l’empreinte du doigt de Dieu, et contemplé le rocher qui pleure éternellement, pénétré qu’il a été des larmes intarissables de la grande repentie, le sommeil le gagna ; il eut un songe qui l’effraya et le troubla on ne peut plus. Sa maîtresse morte, la pauvre Magdelaine de Vaureas, celle pour qui il avait fait tant d’anagrammes et qui l’avait aimé quoiqu’il fût bossu, se dressa lentement devant lui, aussi belle qu’au temps où elle était vivante, mais plus pâle que de la cire, un chapeau de roses blanches sur la tête, enveloppée d’une longue draperie qui tenait le milieu entre un linceul de trépassée et un voile de mariée ; elle avait ses mains transparentes croisées sur la poitrine, et regardait son amant, sans rien dire, d’un air à la fois triste et doux. Quand elle l’eut bien contemplé quelque temps en silence, elle décroisa ses mains et se mit à lui parler avec sa voix connue, et l’appelant du nom qu’il portait avant d’avoir renoncé au monde : « Ô Ludovic ! il ne te souvient donc plus de la pauvre Magdelaine qui t’aimait tant ? je suis donc morte aussi dans ton cœur ; il ne reste donc plus rien de moi ! mon nom s’est donc effacé de la terre des vivants ! Quoi ! parce que mon corps est retourné à la poussière dont il était venu, on m’abandonne, on m’oublie ! — Mon âme n’est pas morte, si mon enveloppe est morte : c’était donc cela que tu aimais en moi, puisque tu ne m’aimes plus maintenant que je suis en proie au ver. Moi, je t’aime toujours, je souffre, au fond de ma froide demeure, quand je te vois abandonner le soin de célébrer le nom de ma patronne, le doux nom qui te plaisait tant. La Magdelaine qui est là-haut, assise aux pieds de son bien-aimé Jésus, n’a pas été contente de te voir célébrer avant elle le vieux prophète Élie. Au nom de Magdelaine qui est le mien, au nom de l’amour que tu as eu pour moi, ô Ludovic ! pendant ces jours que je regrette même au ciel où je suis, je t’en supplie, reprends l’œuvre que tu as laissée, continue ton poème si tu veux rentrer en grâce auprès de ma sainte patronne ; sinon, tu mourras dans l’année. Voilà ce que j’avais à te dire. Adieu, ô mon chéri ! »

L’ombre disparut, et le religieux se réveilla.

Nous avons dit que le père Pierre de Saint-Louis ajoutait une foi implicite aux songes et aux visions. L’apparence et la réalité étaient choses semblables pour lui. Il regarda ce rêve comme un avertissement d’en haut, et il se remit à son poème avec plus d’ardeur que jamais. Il montrait ses vers, à mesure qu’il les composait, à tous les frères de la communauté. Les uns en faisaient des gorges chaudes, les autres les prenaient au sérieux, selon qu’ils avaient plus ou moins de littérature ou de goût. Le père Pierre de Saint-Louis, du reste, ne semble pas attacher une grande importance à ce qu’on pensait de son livre, si l’on doit ajouter foi à ce qu’il dit dans sa préface, où se trouve ce quatrain :


Ce livre est à la bonne foi ;
Mais au reste, si tu t’en fâches,
Je veux bien, lecteur, que tu saches
Qu’il n’a pas été fait pour toi.


Cependant, malgré toute cette belle modération apparente, l’orgueil du bon père était aussi irritable qu’un autre. Il montra le premier chant à Balthazar de Vias, célèbre poète latin de ce temps-là, qui en fit devant les religieux les plus outrés éloges, et s’en moqua de la manière la plus impitoyable dans les sociétés de Marseille, et particulièrement chez M. de Ruffi. On rapporta cette palinodie au père Pierre de Saint-Louis, qui, pour s’en venger, fit l’anagramme du nom patoisé de Balthazar de Vias, Baoutaza de Vias, en ces termes : Dia uro, aze basta ! (marche droit, âne bâté !) et la lui envoya. Balthazar répondit par un joli billet latin que voici :


« Asinus clitellarius Petro carmelitæ asinario suo salutem.

« Ita est, Petre carmelita optime, neque enim ire inficias possum, poema tuum egregium, alterum Eneida, midius tertius irrisi apud Ruffum cænans. Hoc mihi ignoscas velim, quamquam ego minime hic in culpa sim ; in culpa est coqua mea quæ mihi hodie bilem moverat quod pultem meam vino madida male condidisset. Hanc tibi plectandam et anagrammatibus lacerandam trado. Quod ut facere possis hujus tibi nomen mitto, ea est Elisabetta de Santo Marcello quod nomen cum fere omnia litterarum elementa complectatur tantum tibi anagrammatum quantum toti obruenda sis satis facile sufficiet. — Vale. »


Après avoir passé quelque temps dans différentes maisons de l’ordre, le père Pierre de Saint-Louis fut envoyé régenter à Saint-Marcelin. Le soin de sa classe lui prenait presque tout son temps, en sorte qu’il ne pouvait que très-peu travailler à son poème, ce qui le contrariait fort. Il mit cinq ans à l’achever et parachever, et ce ne fut pas sans peine qu’il le guinda à cette hauteur de ridicule souverain et inaccessible où nous le voyons. Il restait quelquefois des jours entiers et plus sur un vers : ceux-là sont probablement les plus mauvais de tous, ce qui n’est pas peu dire.

Le poème fini, le plus difficile restait à faire, c’est-à-dire de le faire imprimer. Les supérieurs craignaient qu’une pareille publication ne jetât du ridicule sur l’ordre, et que les libertins n’en prissent sujet pour faire de mauvaises plaisanteries sur les religieux et la religion. Ils n’auraient cependant pas voulu chagriner et désobliger le père Pierre de Saint-Louis, qui, à ce travers près, était le meilleur homme qui fût au monde : humble, exact à ses devoirs, et de tout point un très-digne religieux. Aussi le père provincial, à qui il demanda la permission d’aller à Lyon faire imprimer son livre, la lui accorda, à cette condition qu’il obtiendrait l’agrément du père préfet, croyant intérieurement qu’il lui serait refusé, et s’imaginant se débarrasser ainsi d’un refus direct et désagréable. Le père Pierre de Saint-Louis partit aussitôt pour Lyon, muni de l’approbation de trois docteurs de l’ordre.

Le préfet n’eut pas plutôt lu deux pages du poème que son jugement fut porté, et il fit remettre le manuscrit au frère portier, avec ordre de dire à celui qui le viendrait chercher qu’il ne fallait point qu’il y pensât et que son livre ne pouvait être imprimé. Le père Pierre de Saint-Louis, suivi de son fidèle Achate, le père Groslier, qui ne le quittait non plus que son ombre, s’en vint le lendemain, pâle et tremblant, savoir le mot de sa destinée.

Quand le portier lui eut dit ce qu’il en était, il entra dans un désespoir horrible, et, malgré la consigne, monta droit chez le père préfet, parvint à son cabinet, se jeta à ses pieds tout en pleurs, le supplia et le pria en tant de manières que le bon père se laissa aller à l’attendrissement et lui accorda la bienheureuse permission. Muni de cette pièce importante, il courut chez l’imprimeur, et l’ouvrage parut bientôt sous ce titre, dont nous reproduisons ici la configuration typographique pour lui laisser toute sa baroque originalité.


LA
MAGDELAINE
AU DÉSERT
DE LA SAINTE-BEAUME
EN PROVENCE ;
POÈME SPIRITUEL ET CHRÉTIEN
PAR LE P. PIERRE DE SAINT-LOUIS, RELIGIEUX
CARME DE LA PROVINCE
DE PROVENCE.


Avec cette triple épigraphe, tirée de l’Écriture :

Erat in desertis usque in diem ostensionis.
Dedit ei Deus locum pænitentiæ.
In foraminibus petræ, in cavernâ maceriæ.


Les premières pages sont remplies par des anagrammes, un vœu de l’auteur à Notre-Dame-de-Lumière, une préface assez cavalière, ma foi, et où le public est traité du haut en bas ; une dédicace à madame de la Blache Gabrielle de Levi, dont la maison prétendait descendre de la Vierge ; un sonnet acrostiche à la même dame, des sonnets élogieux, des distiques latins, des galanteries spirituelles par différents religieux et plusieurs petites pièces à la louange de l’auteur. Puis vient le poème, qui a douze chants, ni plus ni moins. Le volume finit comme il a commencé, par des anagrammes et des sonnets tantôt en l’honneur de Magdelaine, tantôt, en l’honneur du père Pierre de Saint-Louis. C’est assurément une naïveté rare et charmante que cet usage que l’on avait alors de faire imprimer en tête de son livre les éloges de ses amis, et de les rendre ainsi solidaires du succès de l’ouvrage. Il y a là-dedans une bonhomie et une franchise vraiment regrettables. Parmi ces anagrammes quelques-unes sont réellement très-belles et très-poétiques ; ces deux-ci sont parfaites pour le genre :


Sancta Maria Magdalena.
Anagramme.
Es alta, magna ac miranda.



Sancta Maria Magdalena.
Anagramme.
Magna et clara dei amans.


Le père Pierre de Saint-Louis avait la passion des anagrammes ; il avait mis en anagrammes les noms des papes, des empereurs, des rois et de beaucoup d’autres personnages illustres. Je ne pense pas qu’on les ait conservées. Cette passion lui fut même funeste : ayant fait une anagramme injurieuse sur un certain carme d’un caractère brutal et emporté que tout le monde haïssait dans la communauté, il eut la faiblesse de la montrer : le religieux en fut informé, — la haine d’un moine est tenace, et quelques années après, étant devenu supérieur, il relégua le père Pierre de Saint-Louis à Pineti, couvent de l’ordre, au milieu des Alpes, dans un site triste et désolé, où il mourut d’une hydropisie de poitrine, à 58 ans, entre les bras du père Groslier, qui ne l’avait pas quitté, un an avant la fortune de son poème, qui était d’abord resté dix ans dans la boutique du libraire sans qu’il s’en fût débité un seul. — Le libraire, désespérant de s’en défaire et, ayant besoin de la place que l’édition occupait, allait la faire passer chez l’épicier, quand tout à coup les acheteurs se présentèrent en si grand nombre qu’elle fut bientôt entièrement épuisée et que l’on fut obligé d’en faire promptement une seconde. La cause de ce succès inespéré est douteuse. Les uns l’attribuent au père Baillet, jésuite ; d’autres à M. Nicole, qui, ayant trouvé le poème de la Magdelaine à la bibliothèque des Billettes, le parcourut, et, singulièrement réjoui par la verve burlesque et extravagante qui l’anime d’un bout à l’autre, le mit dans sa poche et l’emporta à Port-Royal-des-Champs, où il en fit part aux solitaires. Ceux-ci rirent au éclats des incongruités et des baroqueries qui se hérissent à chaque vers de cet étonnant poème, et le firent acheter par tous leurs amis. Voilà comment l’édition s’enleva, et comment le nom, auparavant obscur, du père Pierre de Saint-Louis acquit subitement une énorme célébrité. L’ouvrage eut tout d’abord une très-grande vogue dans les communautés, principalement chez les bénédictins de Saint-Maur, puis chez les pères de l’Oratoire, les jésuites, les pères de la doctrine chrétienne, où il y avait beaucoup d’Italiens qui l’admiraient le plus sérieusement du monde, et estimaient les concetti dont il fourmille à l’égal de ceux du célèbre cavalier Marin. Lamonnoye l’inséra dans son Recueil de pièces choisies, tant en prose qu’en vers, qui parut en 1714. Rien ne manquait au triomphe que le pauvre Pierre de Saint-Louis, qui s’était trop dépêché de mourir. Quelle joie pour lui s’il avait pu assister à un succès aussi colossal ! et que ses derniers moments durent être amers ! car il n’est pas, que je sache, de situation plus affreuse que celle d’un poète qui meurt ayant sur la conscience une édition qui ne s’est pas vendue et laissant un poème inédit que personne n’aura peut-être la pitié de faire imprimer. Le père Pierre de Saint-Louis, sans se laisser décourager par le peu de réussite de son premier ouvrage, avait vertueusement terminé son grand poème de l’Éliade, qu’on assure être beaucoup au-dessus de la Magdelaine. Il y travailla huit ans, un an de moins seulement qu’Horace n’en demande. Une telle opiniâtreté et un tel dévouement se rencontrent souvent chez des poètes, médiocres d’ailleurs ; car, ainsi que le dit avec tant de justesse Alfred de Musset,


La muse est toujours belle,
Même pour l’insensé, même pour l’impuissant ;
Car sa beauté pour nous c’est notre amour pour elle.


Un frère vint dans la cellule du père Pierre de Saint-Louis au moment où il allait mourir et emporta le manuscrit de l’Éliade. Il en traita secrètement à Lyon avec un libraire ; mais le supérieur des carmes, en ayant eu vent, s’y prit de telle manière que l’opération manqua, et l’ouvrage ne parut pas. Cette satisfaction fut refusée à la pauvre ombre du père Pierre de Saint-Louis, qui, s’il n’eut pas les qualités d’un véritable poète, eut du moins tous les diagnostics à quoi l’on reconnaît un attaqué du mal de poésie. Il était distrait, rêveur, d’humeur inquiète, et ne pouvait tenir dans la même place. Il était si sensible à la beauté des femmes que, pour n’être point tenté, il s’en allait par les rues les yeux fermés, ce qui l’exposait aux chocs les plus désagréables et mettait souvent sa vie en danger : aussi fût-ce pour une peine d’amour, comme nous l’avons dit, qu’il quitta le monde et se jeta dans le cloître.

Le père Groslier se trouva bien seul quand on eut emporté au cimetière son inséparable. Depuis le jour où ils s’étaient connus ils ne s’étaient pas éloignés une fois l’un de l’autre. Amitié touchante et respectable ! Le père Groslier mourut à Lyon, dans un âge très-avancé, parlant toujours de son ami les larmes aux yeux, et c’est à lui qu’on doit la plupart des détails qui remplissent cette notice. Il n’a voulu les donner à celui qui les lui demandait qu’à condition qu’on ne s’en servirait point pour tourner en ridicule celui qui lui avait été le plus cher au monde ; et, chose remarquable, il mourut le lendemain même qu’il eut remis les notes, comme s’il n’avait plus rien à faire au monde après avoir assuré la mémoire de son ami contre l’oubli des hommes et l’ignorance des biographes.

Maintenant que vous savez de point en point l’histoire du père Pierre de Saint-Louis, nous allons examiner, j’en demande bien pardon à l’ombre du père Groslier, les vers abracadabrans du poème de la Magdelaine, le seul de ses ouvrages qui nous soit parvenu.

C’est une singulière tête que la tête du père Pierre de Saint-Louis, et c’est une chose incroyable que la vigueur d’imagination qu’il a dépensée à trouver les plus mauvaises choses du monde. La Magdalenéide est dans son genre une chose aussi complète que l’Iliade ou l’Odyssée.

Je suis convaincu qu’il serait impossible à qui que ce soit de faire volontairement dix vers aussi étranges que ceux du père Pierre de Saint-Louis, car son détestable n’est jamais commun, ni facile ; c’est un détestable exquis, savant, consciencieux, admirablement soutenu d’un bout à l’autre. Il n’y a pas un seul vers faible dans tout le poème (par vers faible j’entends un vers raisonnable ou insignifiant) ; chacun renferme un concetti inattendu, une bizarrerie inexplicable. On marche de surprise en surprise, et rien au monde n’est plus difficile que de se rendre compte de la formation et de la cristallisation de pareilles idées : ni l’analyse ni la critique ne sont possibles pour de semblables œuvres ; on ne peut que les raconter. C’est comme ces anciens tableaux que l’on rencontre le long des quais et des ponts, où le ciel est vert-pomme, les lointains rose-clair, les arbres blonds et roux, comme s’ils allaient prendre feu ; où tous les tons et tous les plans sont tous déposés de la façon la plus baroque ; où des personnages démesurés se dressent à côté de maisons deux fois plus petites qu’eux ; qu’on regarde avec surprise et non sans quelque plaisir, et avec plus d’intérêt qu’on ne ferait d’une chose raisonnable et médiocre. Le poème du père Pierre de Saint-Louis est une véritable forêt vierge où il est impossible de faire un pas sans être arrêté. Autant le Scalion est sec, incolore et abstrait, autant le père Pierre de Saint-Louis est hyperbolique, enflé jusqu’à l’hydropisie, excessif, touffu et plantureux ; chez lui les métaphores poussent en tout sens leurs branchages noueux. Les parenthèses filandreuses se pendent avec leurs doubles crochets au tronc de chaque phrase comme des plantes grimpantes avec leurs vrilles. Les rébus et les concetti s’entrecroisent inextricablement. Parmi les hyperboles et les jeux de mots, sautent, comme des crapauds, des adjectifs bouffis et coassants. Les antithèses se choquent à coups de tête comme les boucs des bas-reliefs antiques. Les plus simples fleurs de rhétorique prennent une dimension monstrueuse, ainsi que les fleurs de l’île de Java, et répandent un parfum étrange qui porte à la tête comme l’assa fœtida ; la moindre efflorescence de langage y devient sur-le-champ agaric ou champignon. Chaque mot vous tire la langue, vous fait la moue et vous regarde avec des yeux de basilic, et, jusqu’aux simples particules, tout y a l’air louche et venimeux. Les objets vus à ce prisme ont un aspect des plus extraordinaires. Le lieu de la scène est on ne peut plus étrange : ce sont des rochers barbus et chassieux qui font suer de grosses larmes de leurs yeux de pierre, de grands arbres centenaires et chenus qui se haussent contre le ciel comme des titans, et accrochent au passage les nues floconneuses ; des buissons qui cherchent à vous blesser de leurs mille poignards, ou rampent hideusement comme des scolopendres ou des serpents ; une source obscure et miroitante, moitié eau, moitié pleurs, défigure les formes qu’elle réfléchit et les change en spectres ou en figures grimaçantes. La Magdelaine est là, toute nue, n’ayant pour voile que ses cheveux qui rampent jusqu’à ses talons comme autant de couleuvres. Sa main repose sur un crâne ras que les larmes que ses yeux distillent incessamment ont rendu blanc et poli comme l’ivoire. Des anges en perruque blonde et en dalmatique de brocard viennent prendre la sainte repentie et l’enlèvent au ciel sept fois par jour. Il y a des dialogues de deux cents vers avec l’écho sur des questions théologiques. L’écho répond en vers monosyllabiques et contrepetes. La voix du monde cause avec la voix de la solitude, et la tête de mort fait des leçons de morale à Magdelaine dans le style le plus hétéroclite qui ait jamais été donné à un vivant de lire ou d’entendre. Voici quelques vers du dialogue du monde et de Magdelaine ; ils ne sont que bizarres.


LE MONDE.

Que fais-tu, Magdelaine, en ce triste séjour
Qui prive tes beaux yeux de la clarté du jour ?
Pourquoi t’ensevelir en des lieux si funèbres,
Où tu ne sembles plus qu’un ange des ténèbres,
Qu’as-tu fait des souris, des grâces, des attraits
Qui te faisaient briller sur les plus beaux portraits ?
Quelle métamorphose en cette grotte sombre !
Tu fus un beau soleil, et tu n’es plus qu’une ombre
Qui semble être venue eu cet antre si noir
Du profond de l’abîme et damnable manoir.
Pour venir habiter cette affreuse demeure
Pourquoi n’attendais-tu que la vieillesse meure
Vînt déteindre ton teint et sillonner ton front,
Sans te faire loi-même un si cruel affront,
Comme pour empêcher qu’on ne te reconnaisse ?
Pourquoi flétrir ainsi la fleur de ta jeunesse
Dans la verte saison de tes plus doux appas.
Sachant que c’est un fruit qui ne se garde pas,
Que la beauté du corps et l’embonpoint de l’âge
Passent comme l’éclair transparent et volage,
Comme un cheval ailé qui va sans éperon,
Et mieux qu’aucun vaisseau de voile et d’aviron ;
Que c’est un cerf-volant qui court à toute bride

Pour te venir marquer d’une éternelle ride ?
Veux-tu savoir son nom ? Ce coursier que j’entends,
Qui galope toujours, n’est autre que le temps.
Pourquoi donc n’attends-tu pour faire ta retraite
Que l’hiver de ta vie ait neigé sur ta tête,
Et que ta tresse blonde, en te désobligeant,
Passe d’un âge d’or dans un siècle d’argent ?


Après ce bel exorde le monde lui demande, en vers alternés, à quoi servent ces disciplines, ces orties, ces haires, ces cilices, et engage Magdelaine à revenir à lui, alléguant qu’elle est trop délicate pour supporter de semblables macérations.


Magdelaine à cela, pour toute sa réponse,
Lui dit, le repoussant avec un coup de ronce :
« Sors d’ici, malheureux ! avec tes faux appas ;
Si je te fais pitié tu ne m’étonnes pas ;
Si tu n’as pas pour moi de ruse plus subtile,
Je n’entends point d’ici ta voix de crocodile ;
Et quoiqu’en me flattant tu me sembles pleurer,
Tu n’as d’autre dessein que de me dévorer.
Mais je suis du tout sourde à ta voix de syrène,
Et j’aime mieux servir qu’être ta souveraine,
Être plutôt esclave et ne rien posséder
Que d’être possédée, et de te voir céder
Le hérissé cilice et la chaîne pesante.
L’un me semble plus doux, et l’autre plus plaisante
Que mes colliers dorés, que ma gaze et mon lin,
Que mon drap d’or frisé, que mon linge plus fin.
Les cailloux que tu vois, comme mes pierreries,
Sont bons pour t’accabler avec les tromperies ;
Mes roses, mes plaisirs, mes passe-temps plus chers
Se trouvent aux chardons, aux ronces, aux rochers :
Ne me cherche donc plus parmi ces solitudes,
Des douillets comme toi les trouveraient trop rudes ;
Laisse qui t’a quitté, sans troubler mon repos.
Ce sont là les discours, entretiens et propos

Que Marie eut ici, dans sa grotte profonde,
Quand elle rejetait les amorces du monde,
Méprisant ses appas et ses allèchements,
Et se bouchant l’oreille à tous ses sifflements.


On ne peut se faire une idée de l’intarissable verve d’incongruités que déploie le père Pierre de Saint-Louis. Voici un petit passage sur les yeux de la sainte qui n’est pas médiocrement agréable :


Voyez encore ses yeux qui ne veulent rien voir,
Dans une affliction qu’on ne peut concevoir ;
Ces glaces, ces miroirs, ces chandelles fondues,
Sur la joue, et de là sur les lèvres fendues,
Roulent jusqu’à sa bouche, autrefois de corail,
Et maintenant d’ébène et faite en soupirail ;
Bouche dont les souris découvroient avec gloire
Un petit double rang de perles d’ivoire ;
Lèvres dont l’incarnat faisoit voir à la fois
Un rosier sans épine, un chapelet sans croix.
Voyez ces mêmes yeux plus mourants que malades,
Abattus et noyés sous ces belles arcades,
Sous ces arcs de triomphe et des iris dorez,
Dont ils coulaient tirer leurs traits plus acérez !


Une chose fort curieuse, c’est la description de la traversée de la sainte. L’anachronisme de costume y est aussi fort que dans les compositions de Paul Véronèse, cet admirable ignorant. Cela respire un adorable parfum de prologue d’opéra, et s’agence dans le goût des tableaux de M. Ch. Lebrun, premier peintre du roi. Je ne connais rien qui soit plus Louis XIV et qui porte aussi distinctement le cachet de l’époque. N’oubliez pas, s’il vous plaît, que cette description fait partie d’un poème chrétien :


Sur un char azuré le dieu marin Neptune,
Tout interdit de voir cette bonne fortune,
Et sans pouvoir comprendre un pareil accident,
Arrête ses chevaux et laisse son trident,
Reconnaissant assez au cours de cet barque
Que la mer reconnoît un plus puissant monarque.
À son signal soudain les cornets des tritons
Font sauter et bondir les dauphins et les thons,
Et l’on voit tout autour les vertes néréides
Escorter le bateau sur les plaines humides
Où cette troupe court pour y paroître mieux,
Coiffée également de joncs et de glayeux.
Les syrènes ensuite embouchent les coquilles,
Et joignent leurs chansons à celles de ces filles
Qui toutes ont en main des branches de corail
Afin d’en augmenter la pompe et l’attirail.
On voit monter du fond les troupes écaillées,
De ce beau train naval toutes émerveillées,
Qui portent sur leur dos de leur pays natal
Les perles, l’ambre gris, la nacre et le cristal.
Sur son teint si poli qu’il semble être solide
Cette vieille Thétis n’a plus aucune ride ;
Et voyant son désir et plaisir accompli,
Paroît tout ajustée et ne fait pas un pli,
Les tempêtes sans bruit étant toutes allées
Troubler en autre part les campagnes salées.
................
Tous les vents attachés aux pieds de Magdelaine
Retiennent par respect leur souffle et leur haleine ;
Exceptez seulement quelques petits zéphirs
Qui la font avancer autant que ses soupirs,
Faisant flotter en l’air, d’une façon galante,
Le voile de sa tête et sa tresse volante ;
Tout superbes et fiers de baiser ce bel or
Et friser en passant cet ondoyant trésor.


Ne dirait-on pas du Triomphe d’Amphitrite ou du prologue des Amants magnifiques, du sieur Pocquelin de Molière, valet de chambre du grand roi ? Du reste, le père Pierre de Saint-Louis rencontre quelquefois de très-beaux vers et des mouvements singulièrement poétiques. Tel qu’il est, c’est-à-dire le poète du monde qui a eu le goût le plus monstrueusement dépravé qu’il se puisse voir, il est très-intéressant à lire pour les artistes : c’est une étude curieuse et qui sert à faire toucher au doigt le point d’intersection où le génie tourne à la folie, et comment ces meilleures qualités deviennent des défauts énormes en étant poussées à l’excès. Les gens inattentifs riront aux éclats, et certes on ne peut pas dire que ce soit à tort ; mais ceux que des barbarismes et des fautes de goût ne rebutent pas trouveront encore quelques perles dans ce fumier.

Le poème du père Pierre de Saint-Louis est indubitablement l’ouvrage le plus excentrique, pour le fond et la forme, qui ait jamais paru dans aucune langue du monde, et, à ce titre, quoiqu’il soit détestable, il méritait qu’on s’en occupât. Le suprême mauvais est aussi utile à connaître que le suprême beau. Avec l’un l’on apprend comme il ne faut pas faire, avec l’autre comme il faut faire : le jour n’existerait pas sans la nuit, car il faut à toute chose son contrepoids. Le père Pierre de Saint-Louis est le contrepoids d’Homère : il est aussi absolu et aussi complet que lui dans la chose qu’il représente ; c’est pourquoi ce n’est point un homme méprisable. Il est la personnification d’une des facultés de l’intelligence humaine. Homère est l’inspiration ; le père Pierre de Saint-Louis est la fièvre chaude poétique.