Les Grotesques de la musique/ch50
Madame Lebrun.
Je me rappelle avoir vu M. Étienne à l’Opéra, un soir où l’on y jouait une terrible chose nommée le Rossignol, dont M. Lebrun (quelques-uns disent Mme Lebrun) a fait la musique, et dont lui, M. Étienne, confectionna le poëme. L’illustre académicien était au balcon des premières loges et attirait sur lui l’attention de toute la salle par la joie expansive qu’il paraissait éprouver à entendre chanter ses propres vers. Quand vint ce beau passage d’un air du bailli :
Le père de tous les enfants,
M. Tienne laissa échapper un tel éclat de rire que je
me sentis rougir et que je sortis tout attristé. Ce fut la
dernière fois qu’il m’arriva de voir presque jusqu’au
bout ce célèbre ouvrage, dans lequel le rossignol chantait
avec tant de verve qu’on eût juré entendre un
concerto de flûte exécuté par Tulou. On devrait remettre
en scène cette belle chose ; je suis sûr que beaucoup
de gens encore y prendraient plaisir.
J’y prendrais un plaisir extrême,
a dit le Bonhomme. Les habitués de l’Opéra qui connurent
Mme Lebrun seraient certes charmés d’une telle
attention. C’était une femme si énergique, dans sa conversation
surtout. Son rossignol fut cousin germain du
perroquet de Gresset. Les F et les B étaient ses deux
consonnes favorites. Je ne me rappelle pas sans attendrissement
le compliment qu’elle m’adressa dans l’église de Saint-Roch, le jour de l’exécution de ma première
messe solennelle. Après un O Salutaris très-simple
sous tous les rapports, Mme Lebrun vint me serrer la
main et me dit avec un accent pénétré : « F…, mon
cher enfant, voilà un O Salutaris qui n’est point piqué
des vers, et je défie tous ces petits b… des classes de
contrepoint du Conservatoire d’écrire un morceau aussi
bien ficelé et aussi crânement religieux. » C’était un
suffrage, l’opinion de Mme Lebrun étant alors fort
redoutée. Et comme elle descendait bien du ciel sous
les traits de Diane, au dénoûment d’Iphigénie en Aulide
et à celui d’Iphigénie en Tauride ! car, dans les deux
chefs-d’œuvre de Gluck, l’action se dénoue par l’intervention
de Diane. Je l’entends encore dire avec une
majestueuse lenteur et d’une voix un peu virile :
Vous avez trop longtemps, dans ces climats sauvages,
Elle était si bien assise dans sa gloire, avec son carquois de carton sur l’épaule gauche ! Elle lisait la musique à première vue sur une partition renversée, elle accompagnait sur le piano les airs les plus compliqués, elle eût au besoin conduit un orchestre, enfin elle passait pour avoir composé la musique du Rossignol. Elle n’avait qu’un défaut, celui de ressembler un peu trop, dans les dernières années de sa vie surtout, à l’une des trois sœurs du destin de Macbeth. Eh bien ! Mme Lebrun est morte à peu près inconnue, ou tout au moins oubliée de la génération actuelle.