Les Guerres contemporaines/Guerre d’Italie

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Pichon-Lamy (p. 40-57).

GUERRE D’ITALIE.

Nous n’avons sur les pertes de la guerre d’Italie aucun de ces travaux d’ensemble, qui nous ont été si précieux pour la Crimée. En attendant que le travail que prépare actuellement le docteur Chenu ait vu le jour, nous sommes réduits aux contradictions des différents relevés officiels faits avec trop de hâte et de confusion. Nous prendrons principalement pour guide le mémoire lu par le baron Larrey à l’Académie de médecine, tout en le corrigeant par les évaluations postérieures, provenant soit de médecins et statisticiens distingués, soit de nouvelles données ministérielles.

On a précisé de la manière suivante le chiffre des pertes, comprenant tués, blessés et disparus dans les trois armées : 38,650 Autrichiens, 17,775 Français, 6,575 Sardes. Total : 63,000. Tels sont les résultats obtenus par l’un de nos statisticiens militaires les plus distingués, M. Boudin, directeur des Mémoires de médecine et de chirurgie militaire. L’état général des pertes n’est que de 61,978, d’après les relevés officiels réunis sous la direction de M. le colonel Saget, chef des travaux historiques de la statistique militaire, au ministère de la guerre. L’écart entre ces deux, chiffres n’est que de 1,022 hommes ; et il faut dire que dans les relevés du colonel Saget on n’a pu tenir compte d’un nombre variable de disparus ou de blessés, dont la présence n’a pas été notifiée aux hôpitaux.

La confusion des chiffres officiels est d’ailleurs des plus grandes. À Magenta, par exemple, certains relevés officiels portent à 3,223 seulement le nombre des tués et des blessés ; des relevés postérieurs élèvent ce nombre à 4,535 en y comprenant, il est vrai, les disparus, qui, pour la plupart, furent retrouvés parmi les morts. Il en est de même pour Solferino, où la première évaluation pour l’armée française est de 8,530 tués ou blessés, chiffre qui s’élève dans des documents postérieurs à 11,670 soldats, plus 720 officiers. En pareille matière les chiffres les plus gros et les plus récents sont les plus vrais.

« La statistique des décès, dit le docteur Larrey, nous semble plus difficile à établir que celle des blessures. Formant d’abord, d’après les relevés officiels du ministère, un total de 8.084 hommes, tant Français, que Sardes et Autrichiens tués seulement sur le champ de bataille, cette statistique confond ensuite pour l’armée française, les hommes qui, pendant la durée de la campagne, sont morts, soit de blessures, soit de maladies. Mais combien sont morts plus tard, combien même ont été portés comme disparus, et qui ont pu périr soit en se noyant dans les fleuves, soit autrement » (Larrey, page 61).

Pendant la campagne même, les maladies n’eurent qu’une faible influence sur notre armée, mais pendant l’occupation et au retour, elles firent de nombreuses victimes. La mortalité qu’elles causèrent « semble avoir dépassé pour l’armée française le nombre des hommes tués sur le champ de bataille. » (Larrey, page 62.) « Nous semons nos hommes dans les hôpitaux sur toute la route, » écrivait au retour un médecin de régiment.

Une publication émanée du bureau de la statistique générale de France nous donne les renseignements suivants sur les décès dans l’armée française en 1869 :

Nombre des soldats décédés en :

France. Algérie. Italie. Rome. Total.
Morts sur le champ de bataille ou aux ambulances 
32 54 5,872 » 5,868
Morts dans les hôpitaux 
5,835 2,361 4,360 84 12,640
Suicidés 
112 24 31 » 167

5,979 2,439 10,263 84 18,675

Les 10,263 soldats, morts en Italie, ne sont certainement pas les seules victimes de la guerre ; il y faut joindre ceux qui, la campagne finie, vinrent succomber dans les hôpitaux de France aux blessures ou aux maladies contractées pendant l’expédition, et ceux-ci durent être nombreux, si l’on tient compte des observations du docteur Larrey ; il y faut ajouter, suivant l’usage adopté par tous les statisticiens militaires, par le docteur Chenu, par le docteur Lœffler et par les auteurs des relevés anglais sur la guerre d’Orient, ceux qui périrent pendant l’année suivante des suites de la campagne. On n’hésitera pas alors à admettre que la guerre d’Italie a coûté la vie à 15,000 Français au moins.

Si, d’autre part, nous observons que par diverses raisons, la plus grande précision de nos armes, le calibre plus fort de nos projectiles, le désarroi inséparable de la défaite, la mortalité par suite de blessures a été dans l’armée autrichienne infiniment plus considérable que dans l’armée française (Larrey, page 59) ; si nous nous rappelons qu’il en a été de même pour la mortalité par maladie, que l’excès de fatigue, le défaut de vivres ont beaucoup plus frappé le camp ennemi que le nôtre, qu’après Solferino, les hôpitaux de Vérone encombrés ont été envahis par la pourriture d’hôpital et le typhus (Larrey, page 57) ; si, passant à l’armée italienne, nous tenons compte de l’observation du docteur Cazalas que les blessures par des causes diverses occasionnèrent chez les Italiens une mortalité plus grande relativement que chez les Français ; le nombre de nos morts par le feu et les maladies étant de 15,000, nous pouvons par des inductions légitimes porter la perte des trois armées à 45 ou 50,000 hommes, tués par le feu, morts par les fatigues, les privations et les maladies diverses.

Des pertes d’hommes nous allons passer aux pertes d’argent. Nous ne trouverons pas là ces formidables lignes de chiffres que nous avons rencontrées dans l’examen de la guerre de Crimée. Mais nous entrerons dans quelques détails sur les expédients désastreux auxquels dut avoir recours un empire aux abois pour suffire à des dépenses funestes qu’un orgueil déplacé l’avait entraîné à faire. Nous analyserons de près toutes ces inventions ruineuses que le mauvais génie financier de l’Autriche lui suggéra. Nous verrons l’abîme du papier-monnaie et du déficit s’ouvrir et se creuser de plus en plus, et la guerre de Lombardie être pour l’Autriche, comme pour l’Italie, la cause, si ce n’est première et unique, du moins principale de ce désarroi économique et financier qui arrête l’essor commercial et industriel de deux grands peuples, leur enlève tout esprit d’entreprise et les condamne à l’inaction et à la misère. Nous verrons aussi le contre-coup de la guerre atteindre les puissances neutres ; nous verrons les emprunts et les crédits extraordinaires gagner de proche en proche tous les États d’Allemagne, et la contagion des armements et des folles dépenses guerrières envelopper ceux-là même que leur situation mettait à l’abri de toute crainte de guerre.

En ce qui concerne la France, les crédits accordés d’abord par la loi de budget au ministère de la guerre en 1859 s’étaient élevés à 337,447,500 francs. Divers décrets impériaux y ont ajouté les crédits supplémentaires suivants :

Décret 
du 2 juillet 1859 
 850,000 fr.
aam 
du 14 
 131,360,000 fr.
aam 
du 17 août 
 24,470,000 fr.
aam 
 
 23,500,000 fr.
aam 
du 11 décembre 
 26,380,000 fr.
aam 
du 18 février 1860 
 9,380,000 fr.

  
Ensemble 
 215,940,000 fr.
Dont il y a à déduire pour crédits annulés par les décrets des 18 et 28 février 1860 
 30,122,000 fr.

Reste en crédits ouverts par décrets 
 185,818,000 fr.
Deux crédits antérieurs ouverts par des lois spéciales (31 mars et 4 juin 1859) se montaient à 
 90,158,691 fr.

 
276,018,691 fr.
Ce qui donne, avec le budget, un total de 
 613,466,191 fr.
À quoi s’ajoutent pour dépenses d’exercices clos 
 7,350,475 fr.

faisant monter le budget de la guerre en 1859 au chiffre de 
 620,816,666 fr.

Ce chiffre n’a été dépassé antérieurement que par deux exercices, ceux de 1855 et 1856 ; le premier, où les dépenses du budget de la guerre se sont élevées à 865 millions, le second à 693 millions. Les dépenses totales du budget de la marine ont été, dans l’année 1859, de 213,8 millions ; celles de l’Algérie et des colonies, de 39,6. C’est 92 millions de plus que pendant les années de paix précédentes ; le ministère de la guerre, de son côté, avait réclamé 283 millions de plus que le chiffre normal en temps de paix, ce qui nous permet d’évaluer les dépenses de la guerre d’Italie pour la France à 375 millions et demi. On le voit, l’emprunt de 500 millions fut loin d’être absorbé. Le budget extraordinaire des travaux publics, voté le 26 juin 1860, décida l’affectation à de grands travaux d’utilité générale « des fonds restant libres sur l’emprunt. »

La guerre d’Italie exigea de l’Autriche des sacrifices bien autrement considérables. Le jour même du passage du Tessin (29 avril), la Gazette de Vienne annonçait aux populations autrichiennes qu’un décret en date du 11 avril dispensait la banque de Vienne de l’échange de ses billets contre argent et donnait cours forcé à son papier. La banque avait payé cette faveur par un prêt de 134 millions de florins (335 millions de francs) qualifié d’avances sur le compte d’un emprunt public de 200 millions de florins à contracter dans un moment plus opportun. Ce n’était là qu’une mesure initiale, comme une sorte d’entrée en matière.

L’impossibilité d’avoir recours à l’emprunt public forçait de surélever les impôts. L’aggravation des charges contributives fut poussée à ses dernières limites : on épuisa la matière imposable. Les décrets du mois de mai atteignent toutes les provinces : la Hongrie avait été exemptée jusque-là des taxes sur le vin et sur la viande, on l’y soumet : dans toute la monarchie, les impôts de consommation sont augmentés de 20 pour 100. Or il en est des nations comme des ménages individuels, moins la richesse publique est développée, plus grande est la quote-part que les dépenses de consommation proprement dite, de consommation de bouche, prélèvent sur le revenu total des individus ou de la masse. Ces impôts excessifs sur la viande, sur la mouture, sur le vin, sur la bière sont bien plus lourds pour les populations de l’Autriche qu’ils ne le seraient pour celles de France ou d’Angleterre. L’impôt du sel, fortement aggravé depuis 1850, fut surélevé par le décret du 7 mai. Les populations pauvres de l’Autriche payaient déjà, en moyenne, 33 millions de florins sur le sel, on voulait leur en faire payer 38, c’est-à-dire 85 millions de francs.

Les décrets du 7 mai, qui frappaient si rigoureusement la consommation, atteignaient aussi les transactions en surélevant le taux de tous les droits (Gebühren), timbre, enregistrement, greffe. L’augmentation variait de 15 à 40 pour 100 : et cela au moment où la stagnation des affaires, la dépréciation et les variations des signes monétaires rendaient déjà les transactions si difficiles et si périlleuses.

Un décret du 13 mai vint surélever également les impôts directs pour la durée, non-seulement de la guerre, mais « des circonstances extraordinaires amenées par les événements de la guerre. » L’impôt foncier, qui prélevait déjà de 12 à 16 pour 100 du rendement moyen des terres, fut augmenté d’un sixième ; il en fut de même pour l’impôt de loyer (zinsteuer). L’impôt sur les maisons dans les campagnes ou impôt de classes (classensteuer) fut augmenté de moitié. L’impôt industriel qui pèse sur les fabricants, commerçants, artistes, et l’impôt du revenu, furent haussés d’un cinquième. Quelles souffrances et quelles misères imposées aux populations par l’honneur prétendu de la maison de Hapsbourg !

Mais rien n’égalait la plaie du papier-monnaie et les souffrances dont il était cause. La dépréciation du papier-monnaie, a-t-on dit avec raison, semble soumise à une loi analogue à celle qui règle la vitesse de chute d’un bloc de rocher tombant d’une montagne. Elle va toujours croissant comme par une progression géométrique. Le papier des États-Unis, pendant la guerre de sécession, se maintint longtemps avec une perte d’un cinquième ou d’un quart ; de là il descendit assez vite à une dépréciation de moitié, beaucoup plus vite à une dépréciation des deux tiers. Si le Sud moins exténué avait pu continuer la guerre un an de plus, la perte sur les greenbacks eût été vraisemblablement des cinq sixièmes (Michel Chevalier, Revue des Deux-Mondes du 1er juin 1866). L’Autriche, en 1859, se trouvait dans une situation analogue ; il lui fallait se procurer des ressources effectives, c’est-à-dire de l’or et de l’argent. Le 25 mai 1859, elle imposait aux populations lombardes et vénitiennes un emprunt forcé de 75 millions en espèces ; la ville de Venise ne put payer le premier terme qu’en augmentant de 85 pour 400 les impôts industriels et du revenu, et en ajoutant des kreutzers additionnels à l’impôt foncier. Que d’expédients n’imagina-t-on pas pour s’emparer de tout l’or et l’argent de l’empire. L’État qui ne payait qu’en papier, a exigé par une ordonnance du 29 avril, que les droits de douane fussent payés en espèces. Ce fut la ruine du commerce extérieur. Le négociant qui supportait déjà un agio de 30 à 50 pour 100 sur le prix des marchandises achetées à l’étranger, dut supporter encore le même agio pour se procurer l’argent nécessaire au payement des droits de douane. La dernière de ces mesures ruineuses devait être la banqueroute : l’État y était invinciblement porté ; le 11 juin une ordonnance suspendait le payement en espèces des métalliques pendant tout le temps que dureraient les circonstances extraordinaires amenées par les événements de la guerre. Il était temps qu’arrivât Villafranca.

Au retour de la paix, la banque était plus que jamais incapable de reprendre ses payements en espèces ; avec un encaisse de 79 millions de florins elle se trouvait en face d’une circulation de 433 millions. Les augmentations d’impôts qui nous ont paru si terribles, étaient maintenues indéfiniment par le décret de décembre 1859. Le budget de guerre avait été démesurément enflé. Il était de 106 millions de florins en 1858 ; en 1859 il monta à 292 : l’augmentation était donc de 186 millions de florins, ou 480 millions de francs environ. Mais ce n’étaient là que les dépenses déjà liquidées en 1859. Le budget de la guerre en 1860 offre 138 millions de dépenses ordinaires et 36 millions de dépenses extraordinaires, en tout plus de 174 millions ; il dépasse par conséquent de 68 millions de florins ou de 175 millions de francs le budget de la guerre de 1858 ; le budget de 1861, au contraire, se rapproche sensiblement du budget de 1858, que l’on peut considérer comme budget normal du département de la guerre en temps de paix. Les dépenses extraordinaires de la guerre d’Italie pour l’Autriche sont donc de 186 millions de florins liquidés en 1889, plus 68 millions qui ne furent payés qu’en 1860, en tout 254 millions de florins, ou environ 650 millions de francs. Mais ces chiffres ne donnent pas une expression exacte des charges des populations. Le désarroi économique et industriel, la matière imposable dévorée par le fisc, les variations des signes monétaires, le désavantage du change, tous ces fléaux allaient devenir pour l’Autriche des maladies chroniques ; voilà ce que coûtait un faux point d’honneur. Pour juger de l’état de ruine auquel le régime militaire qui aboutit à la guerre de 1859 avait conduit ce bel et grand empire, il faut comparer la situation financière pendant les douze années qui s’écoulent de 1848 à 1859 à la période précédente. La période de six ans qui s’écoule de 1842 à 1848, s’était soldée à peu près en équilibre. « On peut donc conclure que les dépenses étaient établies dans cette période sur un pied raisonnable, et que si elles ne s’étaient accrues dès lors que proportionnellement aux recettes, la période duodécennale de 1848 à 1859 aurait donné un résultat non moins satisfaisant. La différence entre cette dépense pour ainsi dire permise et la dépense effective, représente donc la part qui revient à chaque chapitre dans le déficit total. Des calculs établis sur cette base feraient voir qu’au déficit total de 1232 millions de florins, ont contribué les charges d’administration civile pour 153 millions de florins, le département de la guerre pour 868 et les dépenses de la dette pour 211. Cette dernière augmentation, ayant surtout été nécessitée par l’accroissement exagéré des dépenses administratives et militaires, devrait être répartie entre ces deux chapitres proportionnellement à leur déficit. Les quotes-parts dans le déficit général s’établiraient alors à 185 millions pour l’administration civile, et à 1047 millions de florins (2 milliards 700 millions de francs) pour l’administration militaire. » (Horn, Annuaire du crédit et des finances, t. III, Autriche.)

Ainsi c’étaient 2 milliards 700 millions qu’avaient coûté en douze ans, à l’Autriche, les fautes de la maison de Hapsbourg ; cette persistance à retenir malgré eux les peuples sous un sceptre despotique, cette susceptibilité excessive d’amour-propre et d’honneur, le peuple autrichien l’avait expiée par près de 3 milliards de francs dont sa dette s’était grossie, sans compter l’accumulation des pertes et des ruines particulières.

Nous voudrions que la jeune Italie pût servir de contraste à la vieille Autriche ; mais pour son malheur l’Italie libérale et une doit son origine à la guerre : elle porte et elle portera longtemps encore la peine de cette erreur ou de cette fatalité originelle. Elle aura pendant des années à lutter contre ce déficit que la guerre a créé, contre ce désarroi économique et industriel que les dépenses militaires ont amené. Cette désorganisation de toutes les forces productives de la Péninsule, c’est la lutte de 1859 qui l’a commencée, celle de 1866 qui l’acheva.

Depuis longtemps déjà le petit Piémont si plein de sève et de vigueur était consumé par les armements ; il était sans cesse l’arme au bras, distrait des travaux de la paix, l’œil, fixé sur le Tessin et sur le Pô, qu’il semblait prêt à franchir. Son état ordinaire était cet état voisin de la crise que les Allemands appellent la Kriegsbereitschaft. Le budget de 1859 calculé pour la paix, présenté le 22 février 1858 au parlement sarde, quand rien n’indiquait une guerre prochaine, se résumait en un déficit de 12 millions ; combien la guerre ne vint-elle pas l’augmenter ! Avant l’ouverture des hostilités, le gouvernement de Turin avait contracté un emprunt de 50 millions de lires ; l’Autriche avait fait de même à Londres, également avant l’ouverture de la guerre : ici commence un parallélisme vraiment curieux entre la conduite financière de l’Autriche et celle du Piémont. Le jour même où la Gazette de Vienne publiait un décret impérial établissant le cours forcé, le 29 avril 1859, le gouvernement de Turin, comme s’il s’était concerté avec celui de Vienne, dégageait la banque nationale de l’obligation de payer ses billets et leur donnait cours forcé, en échange d’un prêt de 30 millions de lires à 2 pour 100 ; plus tard le même privilége fut étendu à la banque de Gênes moyennant un prêt de 5 millions ; ainsi, le 29 avril, à Vienne et à Turin, les gouvernements infligeaient aux peuples les calamités du papier-monnaie. Ce n’était en Piémont comme en Autriche, qu’une mesure initiale ; il fallut élever les impôts : un décret royal les augmenta en masse de 10 p. 100 : ces augmentations, comme toujours, survécurent à la guerre.

Malgré l’emprunt de 30 millions contracté avant l’ouverture des hostilités, malgré un nouvel emprunt de 100 millions contracté pendant la guerre, bien que la dette du petit Piémont qui était de 800 millions avant la guerre, eût été portée à près d’un milliard, en dépit de la surélévation de tous les impôts, comme pour l’Autriche, il y eut un déficit considérable. D’après le rapport présenté par M. Galeotti, au nom de la commission qui avait été chargée d’examiner la demande d’autorisation pour un nouvel emprunt de 150 millions en 1860, la gestion financière de 1859 s’était soldée par un déficit total de 104,399,956 fr. La guerre de 1859 avait coûté au Piémont 255 millions de francs, sans compter l’augmentation de 10 pour 100 sur tous les impôts, sans compter les maux incalculables du papier-monnaie.

La France avait dépensé 375 millions et demi, le Piémont 255, l’Autriche 650 ; c’est un total de 1280 : ce n’est pas encore là le solde des frais que suscita cette guerre. Il faut tenir compte des dépenses faites par l’Allemagne en armements extraordinaires.

On sait quelle fermentation la guerre de 1859 excita en Allemagne, comment, tout à coup, les vieilles rancunes se réveillèrent et comment un frémissement de colère agita les populations germaniques sur tout le territoire de la Confédération. De là des préparatifs considérables, qui exigèrent des crédits supplémentaires et des emprunts.

En Prusse la loi du 21 mai 1859, pour le cas où la mobilisation de l’armée deviendrait nécessaire dans le courant de l’année, autorisait le ministre des finances à surélever de 25 pour 100 l’impôt du revenu, l’impôt de classes, l’impôt de mouture et d’abatage ; l’ordre du cabinet du 14 juin qui prescrivait la mobilisation de six corps d’armée, fut suivi aussitôt de cette augmentation, qui subsista bien après la fin de la guerre. Une seconde loi également du 21 mai autorisait le gouvernement à faire toutes les dépenses extraordinaires qui seraient exigées par la Kriegsbereitschaft. À cet effet le gouvernement pouvait emprunter jusqu’à concurrence de 40 millions de thalers (150 millions de francs). Un ordre royal du 26 mai prescrivit aussitôt la négociation d’un emprunt de 30 millions de thalers (112 millions et demi de francs).

Les dépenses des petits États furent relativement bien plus considérables que celles de la Prusse. Dans le duché de Bade les dépenses extraordinaires de guerre, par suite de la Marschbereitschaft, s’élevèrent à 4,257,000 florins (9,109,980 fr.). On y pourvut au moyen de sommes destinées à la construction de chemins de fer, dont on retarda l’exécution. Le 7 juin, les chambres de Hesse-Darmstadt votaient à l’unanimité un emprunt de 4 millions de florins (8,560,000 fr.). La Hesse électorale avait voté un crédit de 700,000 thalers (2,625,000 fr.) qui se trouva épuisé à la fin de juin 1859 ; le gouvernement en demanda un nouveau de 1,300,000 thalers (4,275,000 fr.). Le Wurtemberg fit un emprunt de 7 millions de florins (14,980,000 fr.). Dans le Hanovre, les dépenses extraordinaires de guerre montèrent à 11 millions et demi de francs. En Saxe, les subsides votés furent de 5,636,725 thalers ou 21,137,718 f. En Bavière, les crédits pour les armements imprévus atteignirent 80 millions de francs. Tour ces sept États secondaires, c’est donc une dépense de 152 millions ; si l’on y ajoute les dépenses de la Prusse et celles des autres petits États de la Confédération, sur lesquels nous n’avons pu nous procurer de données positives, les dépenses des trois puissances belligérantes se trouvant être de 1280 millions, la dépense totale des belligérants et des neutres dépassera certainement 1500 millions.

Ainsi 1 milliard et demi de charges pour les finances de l’Europe centrale, des surélévations d’impôts, accidentelles par leur origine, mais que la force des choses fit permanentes ; l’augmentation des budgets de la guerre, qui ne revinrent jamais complètement à leur niveau antérieur ; la désorganisation économique et industrielle de l’Italie et de l’Autriche, voilà ce que coûta à l’Europe cette guerre si courte, qu’un peu de bonne volonté de la part du gouvernement de Vienne eût si facilement évitée.