Les Héroïdes/Épître XIV

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Texte établi par Désiré NisardFirmin-Didot (p. 63-66).

HYPERMNESTRE À LYNCÉE

Hypermnestre envoie cette lettre au seul qui lui reste de tous les frères que naguère elle avait : la foule des autres a péri par le crime de leurs épouses[1]. On me tient enfermée dans une prison, et chargée de chaînes pesantes. La cause de ces tortures, c’est ma vertu. Parce que ma main a craint de plonger un glaive dans une poitrine, je suis coupable ; on me louerait, si j’avais osé ce forfait. Mieux vaut être coupable, que d’avoir, à ce prix, plu à mon père. Je ne puis rougir d’avoir les mains pures d’un meurtre. Que mon père me brûle des feux que je n’ai point voulu profaner, qu’il agite contre mon visage les torches qui servirent aux cérémonies nuptiales ou qu’il m’égorge avec l’inutile glaive qu’il me livra, afin que la mort que n’a point reçue mon époux, moi épouse, je la reçoive ; il n’obtiendra cependant point que ma bouche mourante dise : "Je me repens". Tu ne peux pas, toi, regretter d’avoir été vertueuse. Que Danaüs et d’inhumaines sœurs éprouvent le remords de leur forfait ; c’est la suite, la conséquence inévitable des actions criminelles.

Mon cœur reste épouvanté au souvenir de cette nuit marquée de sang, et un tremblement soudain vient arrêter ma main. Celle que tu croirais capable d’avoir consommé le meurtre de son mari craint de retracer un meurtre qu’elle n’a point commis. Je l’entreprendrai pourtant. Le crépuscule venait de poindre sur la terre : c’étaient les derniers instants de la nuit et les premiers du jour. On nous conduit, petites-filles d’Inachus, sous le toit du puissant Pélage, et le beau-père reçoit dans son palais ses brus armées. De toutes parts étincellent des flambeaux enrichis d’or ; on jette un sacrilège encens sur les brasiers, qui l’exhalent à regret. La foule crie : "Hyménée ! Hyménée ! " L’Hymen fuit ces invocations ; l’épouse même de Jupiter a quitté sa ville[2]. Alors, ivres et chancelants, les époux accourent ensemble à la voix de leurs compagnons ; les fleurs du matin couronnent leurs cheveux parfumés ; on les conduit pleins de joie dans leurs chambres nuptiales, dans ces chambres leurs tombeaux ; et leurs membres foulent bientôt des couches funéraires. Chargés de mets et de vin, ils étaient déjà plongés dans le sommeil ; un calme profond régnait dans la tranquille Argos. Il me semblait entendre autour de moi les voix plaintives des mourants, et je les entendais en effet ; mes appréhensions étaient réelles. Mon sang se retire, et la chaleur abandonne mon esprit et mon corps ; je reste immobile et glacée sur ma couche nuptiale. Comme un léger zéphyr balance les frêles épis, comme un vent frais agite la tête des peupliers, ainsi, et plus encore, je tremblais moi-même. Toi, tu sommeillais ; les vins que je t’avais donnés étaient soporifiques.

Les ordres affreux d’un père ont banni la crainte ; je me lève et je prends mon arme d’une main tremblante. Je ne le cacherai pas : trois fois ma main leva le glaive homicide, trois fois elle retomba avec glaive levé pour le crime. J’approchai de ta gorge (permets-moi de t’avouer la vérité), j’approchai de ta gorge l’arme que m’avait donnée mon père ; mais la crainte et la pitié s’opposèrent à cette cruelle audace, et mon chaste bras se refusa à l’exécution d’un tel ordre. Je déchire ma poitrine, d’où coule le sang ; je m’arrache les cheveux, et je prononce ces mots à voix basse : "Tu as, Hypermnestre, un père cruel ; fais ce qu’il t’a ordonné : que ton époux accompagne ses frères. Mais je suis femme et vierge encore : mon naturel et mon âge me conseillent la douceur ; une arme sanguinaire ne convient pas à de faibles mains. N’importe ; allons, et tandis qu’il repose, imite le courage de tes sœurs : il est croyable qu’elles ont toutes égorgé leurs époux. Si cette main pouvait commettre quelque meurtre, c’est celui de sa maîtresse qui devrait l’ensanglanter. Comment ont-ils mérité la mort pour occuper, la place de leur oncle, un trône qu’il eût cependant fallu donner à des gendres étrangers ? En supposant que nos époux aient mérité la mort, qu’avons-nous fait nous-mêmes ? Quel crime ai-je déjà commis, pour qu’il ne me soit plus permis d’être vertueuse ? Qu’ai-je à faire d’un glaive ? Pourquoi des armes guerrières dans les mains d’une jeune fille ? la laine et le fuseau conviennent mieux à mes doigts.

Je parlais ainsi. Pendant ce discours plaintif, des larmes en accompagnent tous les mots, et elles tombent de mes yeux sur ton corps. Tandis que tu cherches mes embrassements, et que tu agites tes bras encore engourdis, l’arme a presque blessé ta main. Déjà je craignais et mon père, et ses serviteurs, et la lumière. Ces paroles que je prononçai chassèrent de tes yeux le sommeil : "Lève-toi, descendant de Bélus, le seul qui survives de tant de frères : cette nuit, si tu ne te hâtes, sera pour toi éternelle." Épouvanté, tu te lèves ; toute la langueur du sommeil se dissipe. Tu aperçois dans ma timide main l’arme du guerrier ; tu m’interroges : "Tandis que la nuit le permet, fuis," te dis-je. Tandis que le permettent les ténèbres de la nuit, tu fuis ; moi, je reste.

C’était le matin. Danaüs compte le nombre de ses gendres ; des victimes que le massacre a faites, tu manques seul pour compléter le crime. Il ne peut supporter l’idée qu’un seul des époux de ses filles ait échappé à la mort ; et il se plaint que si peu de sang ait coulé. On m’arrache des pieds de mon père ; on m’entraîne par les cheveux, et (tel est le prix qu’a mérité ma tendresse) on me jette en prison.

Le ressentiment de Junon n’est sans doute pas encore apaisé, depuis le jour où une femme devint génisse, et de génisse déesse ; mais c’est être assez vengée, qu’une jeune fille ait mugi, et que, belle naguère, elle ne puisse plus charmer Jupiter. La génisse nouvelle s’arrêta sur les rives du fleuve son père[3], et vit dans les eaux paternelles des cornes qui n’avaient pas encore chargé son front. Elle s’efforce de parler ; sa bouche pousse un mugissement plaintif ; elle est épouvantée de sa forme, épouvantée de sa voix. Pourquoi cette fureur, malheureuse ? Pourquoi te contempler dans l’onde ? Pourquoi compter les pieds destinés à soutenir tes nouveaux membres ? Toi, l’amante du grand Jupiter ; toi, redoutable à sa sœur, tu soulages avec du gazon et des feuilles ta faim devenue insatiable ; tu bois à une source, tu considères avec stupeur ta figure ; et tu crains qu’elles ne te blessent, ces armes que tu portes. Toi naguère assez riche pour paraître digne même de Jupiter, tu reposes nue sur la terre nue. Tu cours à travers les mers, à travers les terres, et les fleuves tes parents ; la mer, les fleuves, la terre te livrent un passage. Qui te fait fuir ainsi ? Pourquoi, Io, errer sur la vaste étendue des mers ? Tu ne pourras te dérober à ta propre vue. Fille d’Inachus, où cours-tu ? Tu ne fais, en te fuyant, que te suivre ; tu es le guide qui t’accompagne, tu es la compagne qui te guide. Le Nil, qui, par sept embouchures, va se jeter dans la mer, rend à la génisse furieuse le visage qui l’a fait aimer.

Pourquoi rappeler le passé, que m’a raconté la vieillesse caduque ? Ma seule vie peut me fournir des sujets de plaintes. Mon père et mon oncle se font la guerre ; nous sommes chassés de notre patrie, de notre palais ; on nous repousse jusqu’aux limites du monde. L’usurpateur féroce[4] est seul maître du trône et du sceptre ; et nous, troupe indigente, nous errons avec un vieillard indigent[5]. D’un peuple de frères, tu es le moindre reste ; je pleure et ceux à qui fut donnée la mort, et celles qui la donnèrent : car autant j’ai perdu de frères, autant aussi j’ai perdu de sœurs ; que les uns et les autres acceptent mes larmes. Moi, maintenant, parce que tu vis, on me réserve pour les tortures du supplice : coupable, que me ferait-on, puisque, digne d’éloges, on m’accuse ! La centième de cette foule de parents, moi, infortunée, me faudra-t-il bientôt mourir, ne laissant qu’un frère ?

Mais toi, Lyncée, si tu rends à ta sœur un peu de l’attachement qu’elle te porte, si tu es digne du don que je t’ai fait, viens ou me secourir ou me donner la mort, et place mon corps privé de vie sur un bûcher furtif ; ensevelis ensuite mes os baignés de tes larmes fidèles, et que cette courte inscription soit gravée sur ma tombe : "Exilée, et ce fut là l’indigne prix de sa vertu, Hypermnestre subit elle même la mort dont elle préserva son frère."

Je voudrais en écrire davantage ; mais le poids de ma chaîne a fatigué ma main, et la crainte m’enlève mes forces.


  1. Voyez HORACE ( lib. III, od. II) :

    Impiae sponsos potuere duro
    Perdere ferro !
    Una de multis, face nuptiali
    Digne, perjurum fuit in parentem
    Splendide mendax, et in omne virgo
    Nobilis aevum……

  2. Les noces des Danaïdes furent, dit la fable, célébrées à Argos, ville où était née Junon.
  3. Le fleuve Inachus.
  4. Ovide veut désigner ici Égyptus, qui s’était emparé du trône, après en avoir chassé son frère Danaüs.
  5. Danaüs.