Les Habits noirs/Partie 1/Chapitre 10

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Première partie


X

André à Julie.

2 juillet 1825.

Je t’ai promis de t’écrire souvent. J’ai passé quinze longs jours à me procurer une plume, de l’encre et du papier. Je suis au secret, dans la prison de Caen. Quand je me tiens à bout de bras à l’appui de ma croisée, je puis voir le haut des arbres du grand Cours et les peupliers qui bordent au loin les prairies de Louvigny. Tu aimais ces peupliers ; ils me parlent de toi.

Va, je ne suis pas si malheureux qu’ils le supposent. Tout me parle de toi. Je vis avec toi ; ta pensée ne me quitte jamais un seul instant. Je sais que tu te gardes à moi, et j’ai confiance en la bonté de Dieu.

Ce qui me fait souffrir, c’est que je ne connais pas Paris. Je ne vois rien de ce qui t’entoure. Je ne puis bien me figurer ce que tu fais, où tu vas, la rue que regarde ta fenêtre, l’église où tu pries pour notre cher enfant. Je suis obligé de me retourner vers le passé ; je te cherche où je t’avais, dans notre maison des Acacias. Comme je t’aimais, Julie ! Et cependant ce n’est rien auprès de la façon dont je t’aime ! Non, c’est le plus grand miracle, le seul miracle digne de ce nom : l’affection peut donc grandir encore quand déjà elle emplit tout le cœur ! Le cœur grandit pour la pouvoir contenir. Je suis sûr que j’aime davantage chaque jour. Je sens les progrès de ce divin mal, qui est ma vie. Je t’aime comme jamais on n’aima, et je sens que je t’aimerai mieux encore demain. Ils ne peuvent rien contre cela. Je ne suis pas si malheureux qu’ils le pensent.

L’homme qui est chargé de me garder m’a donné une plume, de l’encre et du papier pour de l’argent. Il n’est pas riche ; il a deux enfants ; il aime sa femme. Pendant les grands froids de l’année dernière, tu avais envoyé des petites chemises de laine aux enfants. Il s’est souvenu de cela, et ne m’a pris que deux louis pour me procurer une main de papier, une bouteille d’encre et trois plumes.

Ma pauvre belle Julie, quand j’ai vu tout cela, j’ai pleuré comme un fou. Il m’a semblé que tu étais là et que j’allais te parler. Figure-toi : la souffrance ne me fais pas pleurer, mais, à la moindre joie, j’ai des larmes.

Et je ne savais par où commencer ni comment te dire cette chose cruelle : Tu ne liras point cette lettre, Julie, du moins il s’écoulera longtemps avant que tu la lises. J’ai réfléchi, depuis que j’ai de quoi t’écrire, et il y a une chose terrible ; si c’était un piège ! Je pense que Louis, mon gardien, est un brave homme, mais il me croit coupable comme les autres, et tout est permis contre les coupables. Ce doit être un piège. Si je t’adressais une lettre maintenant, ce serait dévoiler ta retraite, à toi, mon adorée complice. Ils iraient tout droit à toi, ils te saisiraient, ils te mettraient en prison.

Toi en prison ! toi, ma Julie, toi l’honneur, la dignité, la pureté ! Je puis tout supporter ; ce que j’endure est loin de dépasser mes forces, et j’éprouve même une bonne et profonde joie à penser que ta part du fardeau est sur moi. Mais si je te savais dans la peine, adieu mon courage qui est encore toi. Je ne connaîtrais plus la Providence, si la Providence te frappait. Je blasphèmerais.

C’est un piège, vois-tu, quelque chose me le dit : je n’y tomberai pas. Je sais où cacher cette lettre qui s’allongera sans cesse, et où, quelque jour, tu trouveras tout mon cœur. Comme ils se demanderont ce que je fais de mon papier, j’écrirai d’autres lettres que j’enverrai à Londres, où ils te croient. Tout à l’heure, je vais t’expliquer ceci. Ces lettres-là, qu’ils les lisent, s’ils veulent, qu’ils y cherchent ta trace. J’ai mon secret dans mon cœur.

Ils sont mes ennemis, et c’est une chose bien singulière, ils n’ont pas de mauvais vouloir contre moi. Je n’ai pas beaucoup étudié ; il me serait impossible d’expliquer certaines pensées que j’ai, pourtant, et qui sont claires, au dedans de moi. Ma personne leur inspire une sorte d’amitié, c’est mon crime qu’ils détestent. Mais peut-on séparer l’homme de son acte ? Et si j’ai commis le crime qui m’est imputé, ne suis-je pas de tout point haïssable !

Je sais qu’il est bien difficile de dire ce qu’on ferait soi-même, dans tel cas donné, à la place d’autrui. À deux points de vue divers, le même objet peut changer de telle sorte qu’on ne le reconnaît plus. Tu te souviens du grand frêne qui était à Chiave, de l’autre côté de Sartène ; la foudre l’avait mutilé ; en venant de Chiave, c’était un débris de bois mort ; en arrivant de Sartène, ses branches vertes et vives le drapaient dans un glorieux manteau de feuillage. Tout est ainsi : la face ne ressemble pas au profil, et notre voisine, Mme Schwartz, ne passerait pas pour louche, si elle voulait ne montrer à la fois qu’un de ses yeux.

Tu vois, je plaisante. C’est pour te dire que le juge d’instruction est doux et bienveillant à mon égard. Tu seras bien aise d’apprendre son nom, car il n’y a pas au Palais de conseiller plus probe et plus digne ; je suis entre les mains de M. Roland, le frère du président, un homme pieux et doux que les pauvres connaissent.

Mais voilà mon malheur, et je crois, malgré mon ignorance, que c’est la maladie même de notre loi française. Un crime commis suppose nécessairement un coupable, et M. Roland a pour mission de trouver le coupable. Chacun tient à honneur de remplir la mission qui lui est confiée. Les petits enfants qui jouaient sur la place, devant notre magasin, avaient un mot qui me fait souvent réfléchir maintenant. Ils disaient de celui qui ne mettait aucune bille dans la fossette, qu’il faisait chou-blanc. Et quels rires !

On est enfant à tout âge. Nul ne veut faire chou-blanc. M. Roland ferait chou-blanc si je n’étais pas coupable.

Il faut un coupable, tel est le point de départ. C’est la vérité même, c’est aussi la fatalité.

Il faut si bien un coupable qu’il ne faut qu’un coupable. La loi ne veut pas que le même fait motive deux condamnations, et sa logique, rigoureuse jusqu’à l’enfantillage, laissera le vrai criminel en repos, si quelque bouc émissaire a déjà payé la dette fictive que tout crime contracte envers la répression.

Je n’ai pas seulement du papier, une plume et de l’encre, j’ai un livre que Louis m’a vendu : ce sont les cinq Codes. Notre curé disait qu’il n’est pas bon pour tous de lire la Bible, et que la parole de Dieu, dénuée d’explications, est un breuvage trop capiteux pour certaines intelligences. Je pencherais à croire qu’il en est ainsi du Code, raison plus humble, mais bien haute encore sans doute pour ma simplicité, puisqu’elle m’étonne souvent, et que parfois elle m’épouvante. Je ne parle pas de tout le Code ; ce que j’y cherchais, c’était moi ; je n’ai donc étudié que la partie pénale et l’instruction criminelle. Ceux qui ont établi cela étaient les premiers parmi les hommes ; ils ont mis dans la loi tout leur génie et l’expérience de soixante siècles ; leur œuvre m’inspire du respect, mais combien je remercie Dieu de te sentir loin d’ici ! L’artillerie de la loi qui te protégeait hier est braquée aujourd’hui contre toi. Il faut un coupable, nous sommes les coupables qu’il faut, non pas parce que la loi malveillante et injuste nous choisit, mais parce qu’une certaine somme de probabilités suffisante nous dénonce à la loi. Du camp des protégés nous passons dans le camp des ennemis.

Et tu serais comme moi, seule, ne pouvant communiquer même avec moi. C’est la loi. Dans cette lutte de la vérité contre les apparences, tu te présenterais sans armes, affaiblie par la torture morale. Nul bruit du dehors ne pénétrerait dans la tombe où tu mourrais vivante ; je me trompe : un écho sinistre viendrait, je ne sais d’où ni par où, et cette voix en deuil dirait à ton sommeil comme à tes veilles : tu seras condamnée ! Point de défenseur, nul conseil, le blocus de l’esprit, la famine appliquée à l’âme !

Mon bien aimé amour, ton absence est ma consolation et ma force. Tu es libre, tu resteras libre : tant qu’ils n’ont que moi, la moins chère moitié de mon être, je suis comme un prisonnier dont l’âme privilégiée aurait le don de s’élancer au dehors dans les joies de la liberté.

Il faut un coupable, n’est-ce pas l’évidence ? Et que dire à la loi ? Le crime endurci raillerait la miséricorde. Que serait une loi, chargée de museler les bêtes féroces et qui laisserait échapper un tigre, de peur de serrer trop fort ? La loi ne deviendrait-elle pas complice du tigre et des orgies de carnage qui célébreraient sa fuite ?

Je ne suis pas révolté contre la loi, non ; sa raison d’être me saute aux yeux : on la fit contre les tigres. Ses armes conviennent à cette terrible chasse. Or, dans les bois, quand le jour est sombre et le fourré épais, n’arrive-t-il pas qu’une balle s’égare et jette bas un passant au lieu du sanglier qui poursuit paisiblement sa route ?

On était là pour le sanglier. Tout ce qui remuait sous bois devait être sanglier. Il fallait un sanglier. Il faut un coupable.

Que venait faire le passant dans cette forêt ? J’ai connu des chasseurs qui donnaient tort au passant, et lui faisaient encore la leçon pendant qu’on l’emportait au cimetière. — Moi, je ne sais comment nous sommes entrés dans la forêt. Te souviens-tu de ces deux paysans d’Argence, l’homme et la femme ? Dès ce temps-là, je me disais : cela peut tomber sur nous. C’est comme la foudre. Et dès ce temps-là, dans ma pensée, je t’abritais contre la foudre.

Ma-raison me criait : tu es fou. Peut-être étais-je fou, car ce qui est arrivé chez nous touche à l’impossible. Mais, encore une fois, Dieu soit loué, j’étais prêt ; j’avais prévu l’impossible, et tu es sauvée !

Elle était belle, cette pauvre jeune paysanne. Quand je t’ai vue déguisée en paysanne, le soir de ton départ, il m’a paru que tu lui ressemblais. Le mari avait l’air doux et triste. Tout était contre eux, excepté mon cœur qui me criait : ils ne sont pas coupables.

Le mari est au bagne, la femme en prison : tous deux séparés l’un de l’autre pour toujours !

Julie, je n’irai pas au bagne. Il y a des moments où je me sens la force de terrasser dix hommes. Est-ce la fièvre ? Je ne crois pas que ce soit la fièvre…

… Mon juge est venu avec son greffier. C’est la sixième fois. Je me défie de Louis, car M. Roland a vu de l’encre à mon doigt, et il a souri.

C’est encore un jeune homme. L’étude a fatigué ses yeux et pâli sa joue. Il est marié depuis cinq ans ; depuis quatre, il est père. Une fois, comme il entrait, mon gardien lui a demandé des nouvelles de sa femme, et à la façon dont il a répondu, j’ai vu qu’il l’aimait.

C’est lui qui portait la parole dans l’affaire des époux Orange. Il n’était alors que troisième avocat général. On disait qu’il irait loin, et ce procès lui fit honneur. Cependant, il y a au pays d’Argence une bête féroce qui se vante d’avoir tué le vieil homme.

Il est doux, je le crois bon. Il apporte un soin extrême à savoir, mais à savoir que je suis coupable. Sa conviction est faite ; il cherche seulement à l’étayer par un surcroît de preuves.

Il a la religion de sa mission, et je ferais serment qu’il n’y a rien en sa conscience sinon un pur dévouement à son devoir. Il faut un coupable, je suis le coupable : nous ne sortons pas de là dans mes interrogatoires.

Mes dénégations ne sont qu’une forme. Il les accepte comme la lettre du rôle que je dois jouer nécessairement, comme nécessairement il joue le sien.

Je puis bien te dire cela, Julie, puisque de longtemps tu ne liras cette lettre. — Quand tu la liras, tout sera fini. — Je puis bien te dire que ton absence est à ma charge. Dès mon premier interrogatoire, j’affirmai que tu avais trouvé passage à bord d’un caboteur au petit port de Langrune, et que tu étais en route pour Jersey. Dans leur pensée, tu emportes les quatre cent mille francs. Et comment leur pensée serait-elle autre ? Je suis coupable.

Pourtant M. Roland a une femme qu’il aime.

Mais il est homme d’honneur, et pour se rendre raison de la conduite d’un criminel, un honnête homme doit-il replier sa pensée sur sa propre conscience ? Évidemment non. Je suis coupable, toute ma conduite est d’un coupable. Une fois ceci admis, les choses changent de nom. La femelle d’un cheval est une jument. La femme d’un malheureux tel que moi est une complice.

Entre mon juge et moi, la question n’a pas marché depuis le premier jour. Mes réponses ne lui ont rien appris. J’étais coupable, je suis coupable. L’unique moyen d’améliorer ma position est un aveu sincère. Il n’y a pas de doute en lui. Son travail est de rendre clair pour autrui ce qui, pour lui-même, est manifeste.

Quand je le quitte, je puis l’affirmer du fond du cœur, je n’ai ni rancune ni colère. Cet homme, plus intelligent que moi, savant autant que je suis ignorant, probe jusqu’à l’austérité, n’ayant d’autre passion qu’une ambition légitime, n’a pas la volonté de me nuire. L’idée d’un tort qu’il pourrait me causer en dehors de l’accomplissement de son devoir lui ferait horreur, j’en suis sûr. Il est rouage, il tourne dans le sens normal de son mouvement. À une heure, mon avocat viendra ; rouage aussi, qui tournera en sens contraire.

M. Roland m’a demandé aujourd’hui si j’avais à me plaindre de Louis, de ma nourriture. Il veut que je sois bien.

Je suis bien, puisque aucune des cellules de la prison n’est pour toi, ma Julie ; je suis bien, puisque tu m’as donné cette preuve de tendresse de garder ta chère liberté ; je suis bien ; je ne me plains pas ; et qui sait si, dans cette salle du palais de justice, où ils seront assis au-dessous du crucifix, la lumière ne se fera pas ?…

… J’ai dîné, on m’a apporté du vin. La dernière fois que j’ai bu du vin, nous étions deux pour le même verre. Tu te souviendras longtemps de cette heure, ma femme chérie ; moi, je m’en souviendrai toujours. Pleures-tu ? J’ai peur de tes larmes. Je voudrais tant te donner au moins la consolation de me lire ! Je suis tout content, ce soir, parce que j’ai trouvé un moyen de te faire parvenir des nouvelles du petit. Je vais dormir plus tranquille.

Mais, avant de dormir, je veux entamer au moins mon récit. Les jours sont longs, et il y a encore du soleil là-bas, à la cime des peupliers. Jusqu’à présent, j’ai parlé de choses qui sont au-dessus de ma portée. Pour une triste exception, que la loi brise, elle sauvegarde la société tout entière. Il y a de l’égoïsme dans mon fait.

Je raconte. En te quittant, je ne saurais pas dire tout ce que ressentait mon pauvre cœur. J’éprouvais à la fois de la joie et de l’angoisse. Mais, d’abord, ce voyageur de l’impériale, qui a le même nom que notre commissaire de police ! Un moment je fus terrifié. Puis je me souvins de ce jeune homme pâle et maigre qui était venu la veille, dans notre magasin, demander M. Schwartz. De temps en temps, il en arrive comme cela d’Alsace, et ils s’en vont chercher fortune ailleurs. Celui-là s’en allait comme les autres.

Quel bon cheval que ce Black ! En une demi-heure, il me conduisit à la maison de la bonne Madeleine, notre nourrice. Je lui dis tout uniment que le petit était malade par le mauvais air de Caen, et qu’il fallait venir le chercher. Elle prit ta place dans le tilbury sans demander d’autre explication. Avec celle-là, tu n’as rien à craindre ; elle est la mère du fiot presque autant que toi.

Black reprit le galop, et la bonne femme se mit à bavarder. Je n’avais pas le cœur à lui donner les explications qu’elle voulait. Je lui dis seulement que l’enfant pourrait bien rester du temps chez elle.

« Toujours, s’il veut, » répondit-elle.

Nous arrivâmes à Caen après la nuit tombée. Dans les rues basses, personne ne remarqua le tilbury, mais il fut reconnu vers la préfecture, et les gens commencèrent à le suivre. J’allais bon train, la foule aussi ; quand je débouchai aux Acacias, la cohue criait derrière moi.

« Qui qui veulent, les fainéants ? demandait Madeleine. C’est-i aujourd’hui carnaval ?

— Ma femme est en Angleterre, répondis-je ; moi, je vais être arrêté ; l’enfant n’a plus que vous. »

Elle resta bouche béante et me saisit le bras, puis elle dit :

« On a donc fait un méchant coup, l’homme ? »

Je répliquai :

« Nous sommes innocents, ma bonne Madeleine. »

Black s’arrêtait devant la porte cochère qui était fermée. J’avais parlé ainsi machinalement, dans la préoccupation où j’étais que l’accusation allait éclater. Madeleine est de Normandie ; elle s’écria :

« Ah ! les malheureux, ils disent tous cela ! »

Ainsi, Madeleine elle-même, notre bonne Madeleine ! Les bras me tombèrent. Madeleine ne savait rien de cette série de hasards qui nous déguisent en coupables, et Madeleine était prête à admettre l’accusation, n’importe laquelle.

Il est vrai qu’elle ajouta :

« Le petit fiot n’est pas cause. »

La foule arrivait. Comme je descendais, le loueur et son palefrenier s’élancèrent contre moi. M. Granger s’écria :

« Ah ! scélérat ! tu as voulu nous faire tort du cheval et de la voiture ! »

Le moyen de voler un cheval et une voiture n’est pas de les ramener l’un traînant l’autre à la porte de leur maître. Madeleine sentit cela et prit le loueur au collet en l’appelant ibécile et innocent de raison ; comme le palefrenier vint au secours de son maître, elle tira de ses poumons le grand cri des bagarres normandes :

« À la force ! à la force ! »

Et subsidiairement, comme elle le dit tout au long, car ils apportent en naissant le don de procédure, elle menaça nos voisins d’une plainte pour injures, voies de fait, mauvais traitements ; elle fixa le taux des dommages-intérêts exigés, lançant comme autant de Montjoie-Saint-Denis les noms de son avocat, de son avoué et de son huissier.

La force appelée était là ; elle n’avait pas loin à courir. C’était d’abord la cohue qui nous suivait, toujours grossissant depuis les environs de la préfecture ; c’étaient ensuite les gens de notre maison et les voisins qui s’élançaient hors de chez eux en tumulte ; c’était enfin la gendarmerie, doublée de la police, qui sortait de la promenade, car, depuis le matin, le logis n’avait pas cessé d’être cerné.

Je ne connais pas ma vigueur. As-tu oublié cette soirée où les gens du comte Bozzo-Corona, ton cousin de Bastia, voulurent me jeter hors du chemin que suivait son carrosse ? Je n’avais pas dix-huit ans. Il y eut trois valets couchés dans la poussière et la voiture fut renversée au rebord du talus. Je n’aurais pas su dire moi-même comment cela s’était fait. L’insulte avait envoyé du sang chaud à mon visage, et j’avais frappé d’instinct, sans le vouloir, comme on marche et comme on respire. Il y eut ici quelque chose de pareil ; seulement, j’ai pris de la puissance depuis ma dix-huitième année. La foule, les voisins et les gendarmes se ruèrent sur moi tous à la fois. J’étais là pour me livrer prisonnier, mais je n’avais pas deviné une semblable attaque ; elle me surprit et je la repoussai malgré moi. Il y eut des blessés ; j’avais frappé ; un large cercle se fit autour du tilbury.

Madeleine me criait :

« Pas les gendarmes ! ne touchez pas aux gendarmes, monsieur Maynotte : c’est sacré, ça ! »

Puis elle ajoutait, fière et heureuse :

« Ah ! c’est un gars, celui-là ! Ne faut pas le tutoyer, sarpejeu ! »

J’entrai sous la voûte qu’on venait d’ouvrir, et d’un temps je montai l’escalier du commissaire. Je poussai la porte. M. Schwartz était absent, mais Éliacin, dont la toilette me parut être un peu en désordre, tenait un fleuret boutonné à la main ; la servante avait une broche, et Mme Schwartz portait une paire d’énormes pistolets.

« Je viens parler à M. le commissaire de police, dis-je.

— Feu ! s’écria Mme Schwartz, folle de terreur. Il va m’assassiner. Je vous ordonne de faire feu ! »

Fort heureusement, son bataillon n’avait que des armes blanches, et elle ne songeait point elle-même à décharger ses deux pistolets ; sans cela, mon heure avait sonné. Je croisai mes bras sur ma poitrine, après avoir détourné la broche dont la servante me portait vaillamment un coup en plein visage. J’ouvrais la bouche pour déclarer que je renonçais à toute résistance, quand notre ami le palefrenier, me prenant par surprise, noua ses deux bras autour des miens par derrière. Dix personnes se jetèrent sur moi aussitôt, et je fus terrassé, presque étouffé.

J’entendais qu’on disait :

« Ah ! le coquin !

— Ah ! l’enragé !

— Il aurait fait la fin de quelqu’un !

— Des pistolets plein ses poches !

— Et pas d’argent !

— Où sont les quatre cent mille francs !

— Cet autre filou de Bancelle prendra cette occasion de faire faillite !

— Et tout le moyen commerce de Caen est ruiné du coup !

— Ah ! l’enragé ! ah ! le coquin ! ah ! le bandit ! Liez, garrottez, enchaînez. Il faut le garder vivant pour le voir à la guillotine ! »

La voix aiguë de Mme Schwartz perçait comme une vrille ce vacarme confus. C’était elle qui disait : « Liez, garrottez, enchaînez ! » Je ne saurais nombrer combien de cordes on me mit autour du corps. Quand tout fut fini, elle arriva avec la chaîne du puits et me la fit serrer autour des jambes en grommelant :

« Ça fait des yeux en coulisse à tout le monde ; ça se coiffait en cheveux ; ça attirait tous les galouriaux de la ville ! »

C’était toi, ma pauvre femme, qu’elle garrottait et qu’elle accablait. Tu étais trop belle ! Elle me punissait de ta beauté.

Je n’avais pas prononcé une parole. On me jeta comme un paquet dans le bureau d’Éliacin, où on me laissa couché sur le carreau. Le tumulte était à son comble : chacun se vantait bruyamment de la part qu’il avait prise à la victoire, et la servante répétait avec triomphe :

« Un peu plus, je l’embrochais comme un carré de veau ! »

L’arrivée de M. Schwartz mit fin à l’orgie. Il revenait du cirque Franconi à son heure ordinaire. L’hymne des vainqueurs l’effraya comme une émeute. Il renvoya la foule, gronda sa femme et me fit enlever les trois quarts de mes liens. Avec le quart restant, on aurait garrotté trois hommes dangereux.

Éliacin fut chargé de rédiger un rapport constatant que j’avais été arrêté armé jusqu’aux dents. La maison était en fièvre. M. Schwartz m’interrogea, et je vis bien qu’il avait grand’peine à ne pas se prendre pour un héros. Le message qu’il envoya au parquet avait la courte emphase d’un bulletin du Moniteur en temps de guerre. Veni, vidi, vici, écrivait César, premier inventeur des bulletins : la dépêche de M. Schwartz traduisait habilement ces trois prétérits et laissait percer un légitime espoir d’avancement. Il était désormais le créancier de la société.

Du reste, il ne me fit subir aucun mauvais traitement et imposa plusieurs fois silence à sa femme, qui ne pouvait se consoler de la fuite de la coquine. La coquine c’était toi.

Madeleine avait perdu sa fierté. Une fois passé le premier mouvement de colère, elle s’était accotée dans un coin. Neuf paysannes sur dix auraient pris la clef des champs à sa place, mais c’est une digne femme. Malgré sa frayeur et le peu de fond qu’elle fait assurément sur notre innocence, elle resta fidèle à son mandat.

« Mon commissaire, dit-elle avec une humble fermeté, le fiot n’est pas cause. Je vas l’emporter à la maison. »

Il y eut conseil. Mme Schwartz était d’avis qu’on la chargeât de fers jusqu’à ce qu’elle révélât la retraite de la coquine ; mais M. Schwartz fit observer que la mère essayerait bien quelque jour de se rapprocher de son enfant, et qu’alors…

Souviens-toi de ce que tu m’as promis, ma Julie. Je t’ai confiée à toi-même et je n’ai que toi. L’enfant est en sûreté, je te réponds de lui. N’essaye pas !

Ce ne sont pas de méchantes âmes, pourtant. Devine où notre petit avait passé la journée ? Chez le commissaire, avec Mme Schwartz, qui l’avait comblé de sucreries et de caresses. Je l’ai vu sur ses genoux. Quand Madeleine est partie, Mme Schwartz a embrassé notre cher enfant, et ses yeux me semblaient moins dépareillés, car j’y voyais briller une larme.

« Ah ! si c’était à nous ! » disait-elle.

Ils ont un fils pourtant.

Mais je crois qu’elle disait cela à ce rousseau d’Éliacin.

L’adieu de Madeleine fut ainsi :

« Quand même vous seriez fautifs de ceci ou de cela, le fiot n’est pas cause ! »

Je couchai, cette nuit, dans le bureau de police, gardé par trois gendarmes. Tu roulais vers Paris. Chaque fois que l’horloge sonnait, car j’entendis toutes les heures, je pensais :

« Elle a fait deux lieues. »

Cette voiture, c’est encore Caen. J’attendais le moment où je pourrais me dire : « Elle est hors de cette diligence et plongée au plus profond de Paris, qui est grand comme la mer. »

Si grand qu’il soit, dès que je serai libre, oh ! je saurai bien t’y trouver ! Il me semble que j’irais droit à toi dans la nuit même, comme les Mages allaient à Bethléem. Notre amour a son étoile.

Le lendemain, dès le matin, je fus conduit sous escorte au palais de justice. La ville était encore déserte ; il n’y eut pour m’insulter que de rares passants. Sais-tu à quoi je pensais ? à ces Bancelle, qui étaient si heureux ! À toutes les invectives qu’on me lançait se mêlaient des injures contre M. Bancelle.

« Il est ruiné, disait-on, et sa ruine rejaillit sur cent familles ! »

C’était un honnête homme ; sa femme avait de la hauteur, mais elle se montrait charitable ; et te souviens-tu de ses beaux enfants ?

Au palais, je subis le premier interrogatoire légal. Le conseiller instructeur, M. Roland, me demanda l’emploi de mon temps dans la nuit de la veille. Je répondis que j’avais dormi dans mon lit. Le greffier secouait la tête et souriait discrètement.

Mais j’omets le début : je donnai mon vrai nom d’Andréa Maynotti, mon âge et le lieu de ma naissance. Quant à ce qui te regarde, je déguisai complètement la vérité, parce que le nom corse que tu portes à Paris eût découvert ta trace. Je dis, prenant pour toi le nom de la pauvre douce fille qui est morte à notre service en Provence :

« Ma femme est Julie Thièbe, des îles d’Hyères. »

Voici l’interrogatoire :

« Où avez-vous été mariés ?

— À Sassari de Sardaigne.

— Pouvez-vous fournir votre acte de mariage ?

— Ma femme a en sa possession tous nos papiers.

— Où est votre femme ?

— Sur la route de Londres.

— Pourquoi a-t-elle pris la fuite ?

— Parce que je l’ai voulu.

— Pourquoi l’avez-vous voulu ?

— Parce que j’avais vu, à la cour d’assises, une fois, la femme Orange assise auprès de son mari. »

M. Roland fronça le sourcil à cette réponse. Le greffier écrivait. L’interrogatoire continua.

« Aux environs de minuit, vous étiez sur un banc de la place des Acacias, avec votre femme ?

— Cela est vrai.

— Vous comptiez de l’argent et vous parliez de la caisse Bancelle ?

— Je comptais des billets de banque et je rapportais une conversation qui avait eu lieu entre M. Bancelle et moi.

— Vous vous exprimez nettement, vous avez reçu de l’éducation ?

— J’ai souvent désiré m’instruire.

— Où est l’argent que vous comptiez ?

— Je l’ai confié à ma femme.

— Pourquoi comptiez-vous de l’argent à cette heure et en ce lieu ?

— Parce que j’annonçais à ma femme que nous étions en état de quitter Caen pour monter une maison à Paris.

— D’où vous venait cet argent ?

— De mon commerce.

— Il y avait une somme très considérable ?

— Il y avait quatorze billets de cinq cents francs. »

Ici, une pause assez longue, pendant laquelle M. Roland prit lecture de la rédaction de son greffier.

« Vous étiez possesseur, poursuivit-il, d’un brassard d’acier damasquiné ? »

Le brassard était sur la table du greffe, avec plusieurs clefs et la mécanique de la caisse Bancelle.

« Le voici, dis-je en le désignant, je le reconnais.

— Ce brassard a servi à la perpétration d’un crime.

— Je l’ai su.

— Comment l’avez-vous su ?

— Je me trouvais par hasard à portée d’entendre une conversation qui a eu lieu chez mon voisin, le commissaire de police.

— Par hasard ? » répéta M. Roland.

Je répétai, moi aussi :

« Par hasard. »

Il me fit signe que je pouvais parler, si j’avais une explication à fournir. J’exposai la situation des lieux et leurs conditions acoustiques. J’ajoutai :

« C’est par suite de ce que j’entendis que l’idée me vint de mettre ma femme à l’abri.

— Votre conscience vous criait de prendre garde ?

— Ma conscience était tranquille, mais je voyais surgir des circonstances capables d’égarer la justice.

— Vous saviez que vous seriez arrêté ?

— Le commissaire l’avait dit en propres termes. »

M. Roland réfléchit encore une fois et murmura, comme s’il n’eût parlé que pour lui-même :

« Ce système de défense ne réussira pas, bien qu’il ne manque ni de convenance ni d’adresse : »

Puis il reprit :

« André Maynotte, vous paraissez bien décidé à ne faire aucun aveu ?

— Je suis décidé à dire la vérité tout entière.

— Quelqu’un vous a-t-il acheté ce brassard ?

— Non. Quand je me suis éveillé hier, je me croyais sûr de l’avoir dans ma montre.

— Alors vous allez dire qu’on vous l’a volé ?…

— Je le dis en effet et je l’affirme sous serment.

— Cela est tout naturel, quoiqu’il eût mieux valu ne point vous parjurer… M. Bancelle ne vous avait-il pas fait le compte des valeurs que renfermait sa caisse ?

— J’ai déjà répondu oui.

— N’avait-il pas frayeur du brassard ?

— Il en avait frayeur.

— N’était-il pas sur le point d’acheter ce brassard ?

— Je devais le lui porter le lendemain.

— Il était donc opportun d’opérer cette nuit-là même… Quels moyens avez-vous employés pour forcer la caisse ? »

C’était ici la première question impliquant brutalement ma culpabilité. M. Roland vit le rouge que l’indignation portait à mon visage, et son œil attentif exprima une sorte de surprise. Il ajouta :

« Vous avez le droit de ne pas répondre.

— Je répondrai ! m’écriai-je. Je n’ai pas ouvert la caisse de M. Bancelle ! Je suis un honnête homme, mari d’une honnête femme ! Et si c’est assez dire pour moi, cela ne suffit pas pour elle. Ma femme…

— On assure qu’elle a des goûts de luxe au-dessus de son état, » m’interrompit-il.

Puis il me demanda, après avoir consulté sa montre :

« André Maynotte, refusez-vous de reconnaître ces fausses clefs ? »

Je refusai. Sur un signe, le greffier fit à haute voix lecture de l’interrogatoire que je signai. M. Roland se retira. Le greffier me dit :

« Elle aura de quoi s’acheter des fanfreluches et des perles aussi, là-bas ! »

Il n’y a qu’un pas du palais à la prison. Je fus écroué au secret.

Quand je me trouvai seul dans ma cellule, une sorte d’hébétement me prit. Les événements de ces quarante-huit heures passèrent devant mes yeux comme un rêve extravagant et impossible. Je faisais effort pour m’éveiller. À chaque instant, il me semblait que j’allais entendre ta douce voix qui chassait loin de moi le cauchemar, cette saison où j’eus la fièvre lente. J’attendais ton cri secourable :

« André ! mon André ! je suis là ! »

Tu étais là ; c’était ma maison. Mon premier regard tombait sur les rideaux blancs qui entouraient le petit berceau. Je sortais de je ne sais quels dangers horribles, mensonges de ma fièvre, pour rentrer avec délices dans la réalité qui était le bonheur.

Mais aujourd’hui, j’eus beau appeler le réveil, il ne vint pas, désirer ta voix, elle ne se fit pas entendre. Il n’y avait ni songe ni mensonge. J’étais ici à ma place tout au fond de mon désespoir.

Tu étais là, pourtant, toujours là, ange qui présides à mes douleurs comme à mes joies. Dans la nuit de mon découragement, la première lueur qui brilla, ce fut toi. Je me dis :

« À cette heure, elle est à Paris ! Elle est sauvée ! »

Et je me mis à bâtir un château dans l’avenir.

J’ai relaté mon premier interrogatoire tel qu’il fut et aussi complètement que mon souvenir me le rappelle, parce que je ne veux pas y revenir. Tous les autres furent à peu près semblables, sauf des détails que je noterai. Ce qui me resta de cet interrogatoire, ce fut le sentiment, la saveur, si j’osais m’exprimer ainsi, de ma perte. Mon affaire se posait sous un certain jour qui déplaçait si fatalement l’évidence, que tous mes efforts devaient être inutiles. J’avais conscience de cela ; je l’avais eue, du reste, avant la fuite et dès le premier moment. La ferme incrédulité de mon juge me sautait aux yeux avec une navrante énergie. Ce que je disais n’existait pas pour lui. Mes prétendus mensonges n’excitaient pas sa colère : j’étais dans mon rôle, mais ils allaient autour de son oreille comme un vain son.

J’avais attendu de sa part moins de mansuétude ; je le remerciais en moi-même de son calme en face du crime manifeste, car mon malheur était de sentir jusqu’à l’angoisse la force des indices accumulés contre moi. Il arrivait avec sa science de jurisconsulte, avec son expérience de magistrat, avec la certitude de sa méthode, servant d’auxiliaire à une très notable faculté de pénétration naturelle. Il était sûr de lui-même. Il n’avait pas les défiances des faibles. Il entrait d’un pas solide et sans tâtonnements dans un ordre de faits qui excluait jusqu’au doute.

Son devoir était tracé : je mentais, il fallait me confondre.

Et cette tâche était si facile qu’elle n’excitait point sa verve ; il suivait sans passion la route trop battue, hors de laquelle, pour le jeter, il eût fallu un miracle.

Ce fut une soirée cruelle, une nuit lente. Dormais-tu ?

Vers trois heures après minuit, quelques instants après le passage de la dernière ronde, un bruit sourd commença de se faire quelque part autour de moi : je n’aurais pas su dire si c’était à droite, à gauche ou à l’étage inférieur. C’était, je crus le deviner, un travail de prisonnier minant la pierre de taille de sa cellule, œuvre lente et patiente. Cela s’arrêtait par intervalles, pour reprendre et s’arrêter encore.

J’écoutais ; ce bruit me berçait. Je m’endormis comme autrefois je m’éveillais ; j’allai à ta voix qui m’appelait ; ton sourire sortit de l’ombre et tout l’essaim de mes pauvres bonheurs voltigea autour de mon sommeil.

Louis m’apporta ma soupe : un garçon de bonne humeur qui sait toutes les chansons à boire et qui les chante sur des airs de psaumes. Il lui est défendu de me parler ; aussi m’a-t-il raconté une demi-douzaine d’histoires qui ont eu pour lieu de scène la cellule même où je suis. Cette cellule, selon lui, a logé bien des victimes innocentes : des guillotinés, des forçats, pauvres bibis ! c’est son mot. Il m’appelle Bibi et me chante : Remplis ton verre vide, sur l’air du Magnificat,

La cellule a aussi logé un personnage légendaire sur le compte de qui Louis ne s’explique pas. L’Habit-Noir, tel est le sobriquet que Louis donne à cet homme qui dépensait, dit-il, bien de l’argent dans son trou et qui fut acquitté, faute de preuves. Te souviens-tu qu’on nommait ainsi, chez nous : Veste nere — les-Habits-Noirs, — les faux moines du couvent de la Merci ?

La soupe était bonne.

« L’appétit n’est pas trop déchiré, mon Bibi ? me dit Louis pour entrer en matière. Ça prouve qu’on est en paix avec sa petite conscience, pas vrai ? Je parie un sou que nous sommes innocent comme l’enfant Jésus ! »

Il n’y avait aucune espèce de méchanceté dans cette raillerie, et je ne m’en fâchai point.

« Tous innocents ! reprit-il. Ah ! mais ! le monde est à l’envers, c’est sûr ! Je n’ai jamais gardé que des saints… Dites donc ! il a fait beau cette nuit ; la petite femme doit être à Jersey, maintenant !… Bon ! bon ! qui est-ce qui vous demande vos secrets ? Mais pour quant à ça, puisque vous aviez la clé des champs, ce n’était pas le cas de revenir chercher votre parapluie ou votre mouchoir de poche… quoiqu’on est très bien ici dedans, ce n’est pas l’embarras, surtout quand on a sauvé quelque petit argent pour se payer les douceurs de la vie, café, liqueurs, tabac et autres. Mais, mon état n’est pas de bavarder, pas vrai ? À revoir, mon Bibi. L’ouvrage ne manque pas par ici… L’Habit-Noir fumait des cigares de cinq et buvait du champagne ! »

Il s’éloigna, non sans m’avoir adressé un bienveillant salut, et je l’entendis marcher dans le corridor en psalmodiant sur le plain-chant des vêpres : « Si je meurs, que l’on m’enterre dans la cave où est le vin… »

Le café, les liqueurs et le tabac m’étaient positivement indifférents. Je n’avais pas osé encore lui demander ce qu’il fallait pour écrire, et c’était là pourtant la seule douceur qui pût me tenter.

Vers une heure après midi, je fus mandé au greffe, où m’attendait M. Roland. Quand je revins, j’entendis pendant quelques instants ce bruit mystérieux dont j’ai parlé. En mettant mon oreille contre les carreaux, puis contre le mur, il me sembla que le travail se faisait à la droite de mon lit et à l’étage même où j’étais.

À midi, j’avais eu mon second repas, à sept heures du soir j’eus le troisième. Je pensais qu’on me ferait prendre l’air sur quelque terrasse. Il n’en fut rien.

Le lendemain, ce fut de même, et aussi le surlendemain.

Sauf les visites chantantes de Louis et mes interrogatoires, je suis avec toi toujours. Il y a, cependant, une autre chose qui m’occupe : ce bruit de travail souterrain. Je l’entends plusieurs fois dans la journée et la nuit, toujours à la même heure, après le passage de la troisième ronde…

3 juillet. — Mon sommeil a été lourd et plein de rêves. Est-ce que tu souffres davantage, Julie ? Moi il me semble que j’étais plus fort les premiers jours. Il y a des instants où la marche de cette instruction me jette dans des colères véritablement folles. Puis je retombe à plat. Je n’ai plus ni vigueur ni ressort. En d’autres moments, j’attends avec une impatience d’enfant l’heure où je dois être mandé au greffe ; je souhaite la présence de M. Roland ; j’ai besoin d’entendre la voix d’un homme.

Les visites de Louis sont mes parties de plaisir.

J’ai sollicité quelques minutes de promenade dans le préau et M. Roland n’a opposé à mon désir aucune résistance. Seulement, on fait retirer tout le monde du préau quand j’y descends, et ce préau est plus triste que ma cellule elle-même.

Louis a laissé tomber ce matin quelques mots d’où j’ai conclu que, pour de l’argent, il se chargerait volontiers d’une lettre. Je n’ai pu cacher qu’une vingtaine de napoléons. Pour causer avec toi, Julie, comme je les donnerais joyeusement, et avec eux une palette de mon sang ! Mais j’ai fait la sourde oreille. Je subirai jusqu’au bout ce supplice de Tantale. Une imprudence pourrait les mettre sur ta trace. — L’Habit-Noir entretenait une correspondance suivie avec des personnes comme il faut.

Mes interrogatoires roulent dans un cercle ; M. Roland ne sort pas de la fiction qu’il a adoptée. Je ne dis pas qu’il l’ait créée, note bien cela, car mon estime pour son caractère grandit, et il est certain qu’il subit la fatale pression des apparences ; il les groupe, il les consolide, il les appuie, et quand elles présentent quelques lacunes, il s’efforce de faire une reprise à ce tissu troué. Il y a des heures où je vois cela sans passion. Chaque art a son entraînement, et ceci est un art.

Il y a aussi des heures où je suis pris d’un amer dédain pour notre misérable nature. Qu’y a-t-il au monde de plus grand que la société elle-même, de plus haut montés que les hommes qui la gardent ? Que respecter ici bas, si l’on découvre tout-à-coup des défaillances dans la loi ? Dieu reste, il est vrai ! Dieu ! l’éternelle promesse, auprès de qui, hommes et choses ne sont que poussière…

Mais je suis triste, mais je prie mal ; j’avais besoin de toi pour prier bien.

Ce n’est peut-être qu’un moment, et demain j’aurai mon courage.

5 juillet. — Je n’ai rien écrit hier. Je t’ai dit tout. Il n’y a de nouveau que ma fièvre. On m’a envoyé un médecin. Le médecin a commandé qu’on me donnât du vin de Bordeaux et des viandes rôties. Louis est jaloux de moi. Je n’ai ni soif ni faim.

Il a fait de la pluie, ce matin, et j’ai senti l’odeur lointaine des arbres mouillés, car c’est l’air libre qui entre par ma fenêtre grillée. Bonté du sauveur ! tu aimais ce parfum et tu sortais sur la porte de notre maison pour voir les gouttelettes briller au feuillage des tilleuls. Pleut-il où tu es ? et cela te fait-il penser à moi ? Je souffre.

14 juillet. — Je ne crois pas avoir été en danger de mort, mais la maladie m’a cloué sur mon lit. Le médecin de la prison est venu me voir jusqu’à trois fois le jour. M. Roland m’a témoigné de l’intérêt. — Mais il me croit coupable. C’est désormais chez lui une foi robuste, comme celle du chrétien à la loi divine. Le doute lui semblerait monstrueux ; il a peur de douter.

Je me suis levé aujourd’hui pour la première fois. Pendant ma fièvre, j’entendais mieux ce bruit sourd qui vient de la cellule voisine.

Il n’est pas difficile de faire parler ce bon Louis. L’hôte de la cellule voisine est le nommé Lambert, cabaretier, impasse Saint-Claude, qui est accusé d’assassinat et qui doit être jugé à la prochaine session, comme moi.

Je crois qu’il est de ces instants de fièvre où l’esprit est plus lucide. C’est là quelquefois, j’en suis sûr, ce que les spectateurs froids appellent le délire. Ce n’est pourtant pas la fièvre qui donne ces idées, mais elle les couve et les développe.

À la suite d’un de mes derniers interrogatoires, j’avais eu comme une vague perception de ce fait qu’un homme hardi pouvait exploiter cette fatalité judiciaire : il faut un coupable, résumée et complétée par l’axiome : il ne faut qu’un coupable. Je ne saurais me rappeler ni dire quelle parole de M. Roland avait fait naître en moi cette idée. — Si fait pourtant ! M. Roland avait prononcé ces mots ou quelque chose d’analogue avec une dédaigneuse pitié :

« Pour admettre votre système de défense, il faudrait supposer un homme ou plutôt un démon, poussant la scélératesse jusqu’au génie et se préoccupant, au moment même où il commettait le crime, des moyens d’égarer la justice.

— Est-ce impossible ? demandai-je, frappé aussitôt par cette idée.

— Non, me fut-il répondu. Le germe de cette préoccupation existe chez tout malfaiteur. Quiconque va fuir a, comme le gibier, l’instinctif besoin de cacher sa trace… »

Et c’est étrange comme, en ce moment, la mémoire ses propres paroles du magistrat me revient précise et nette. Il ajouta :

« Mais ce sont là de pures spéculations, et dans l’espèce, on serait obligé de faire à l’impossible des concessions énormes. Ainsi le coupable de fantaisie aurait dû, non-seulement combiner ce plan de spoliation, ingénieux déjà jusqu’à paraître romanesque, mais encore choisir ses moyens, de telle sorte que l’instrument employé vous accusât précisément, vous, innocent, et qu’aussitôt l’accusation née, une réunion de vraisemblances accablantes… »

Il s’arrêta et haussa les épaules.

« Et cependant, reprit-il en prévenant ma réplique, nous ne nous reconnaissons jamais le droit de mettre notre raison à la place de l’enquête. Nos investigations ont dès longtemps devancé vos soupçons. Il y avait deux hommes… non pas dans la situation où vous êtes, pris en flagrant délit moral, si l’on peut ainsi s’exprimer, tant l’évidence vous étreint et vous terrasse… mais enfin deux hommes qui pouvaient nous être suspects. Il n’y avait rien contre eux, sinon des coïncidences. Passant par dessus ce fait que votre culpabilité les absout et échappant à toute pétition de principe, nous avons tourné vers eux l’œil de la justice. L’un, le plus important, voyageur du commerce, qui a vendu la caisse à M. Bancelle, était absent de Caen à l’heure du crime ; M. le commissaire de police a connaissance personnelle de son alibi. L’autre, jeune homme nécessiteux, à la recherche d’une place, avait demandé asile pour la nuit à ce même fonctionnaire, ce qui exclut toute idée d’expédition nocturne ; l’autre… Tenez, Andréa Maynotti, voyez la différence : pendant que votre femme se cache comme si la terre se fût ouverte pour nous la dérober, l’autre a repris sous son vrai nom, le chemin de Paris, où il vit, sous son vrai nom encore, dans une condition modeste et très voisine de la gêne. Celui-là, je vous l’affirme, moi qui m’y connais, n’a pas emporté de chez nous quatre cent mille francs… D’ailleurs, comprenez bien : nous ne sommes ni la cour ni le jury, nous sommes l’instruction : vous aurez des juges. »

Ce fut tout. Et c’est de là que l’idée naquit, puis grandit, puis devint l’obsession de ma fièvre.

Ma fièvre donna un corps à l’idée : elle vit un homme, l’homme de l’alibi, — ou l’autre, le chercheur de places qui était à Paris, — entrer avec préméditation dans mon magasin, le soir du crime, et voler le brassard, non pas seulement comme instrument tout particulièrement propre à la perpétration du vol, mais aussi, mais surtout, comme arme défensive contre le châtiment.

Cet homme se glissait dans l’ombre de ma pauvre maison. Il souriait ; il était sûr de son fait ; il emportait de chez nous bien plus que le produit du crime, il emportait l’impunité.

Il ne faut qu’un coupable. Cet homme me garrottait dans son forfait comme on lie un malheureux, surpris à l’heure du sommeil…

16 juillet. — Ma fièvre va tous les deux jours maintenant. Je sens la guérison venir. Je suis très calme. Je comprends qu’il soit difficile d’admettre cet échafaudage de raisonnements, reposant sur une hypothèse. J’en suis toujours à mon idée, Julie, ma pauvre femme. Hier, c’était ma fièvre : l’idée était si nette à mes yeux que je ne concevais plus la possibilité du doute.

Mais fais donc réflexion : ils ont le coupable sous la main, tout paré des preuves qui le condamnent. Par quelle aberration, abandonnant sa proie pour l’ombre, la justice irait-elle poursuivre un feu follet, un démon comme dit M. Roland, un être invraisemblable et fantastique ?

Et pourtant, tout est étrange dans cette cause. Cela devrait mettre en garde ces esprits pleins de clairvoyance et d’expérience. Puisque la combinaison même du crime est ingénieuse jusqu’au romanesque, selon les propres expressions du conseiller instructeur, pourquoi s’arrêter au beau milieu du roman ? Celui qui a eu la pensée de laisser mon brassard dans les griffes de la machine a pu, a dû avoir aussi la pensée de me laisser moi-même entre les serres de la justice.

Ma tête est bien faible encore. Cette idée devient fixe et me rendra fou.

J’en ai parlé à Louis, qui m’a répondu : « J’ai ouï parler de ce truc-là. On disait que l’Habit-Noir en mangeait. »

Je ne l’ai donc pas inventé ! C’est un truc, comme on dit au bagne et au théâtre, une formule mécanique, un procédé connu, employé…

Oh ! que je suis seul, mon Dieu ! Que tu me manques douloureusement, Julie ! Il semble que je sois, au fond de cet abîme, devant un torrent qui me sépare du saut. Cette idée, qui est la vérité, cette révélation plutôt, car elle a l’autorité de ce qui vient d’en haut, cette idée est la planche à l’aide de laquelle je traverserais le gouffre. À nous deux, nous pourrions la soulever.

L’esprit s’effraye : c’est l’étude appliquée au mal, le perfectionnement scientifique de la perversité, la philosophie du crime. Et quoi de plus simple ? C’est élémentaire comme toutes les grandes inventions. Deux coups au lieu d’un, voilà tout, et l’assurance contre la justice est instituée. Un coup en avant pour le profit, un coup en arrière pour la sécurité. La comptabilité criminelle a ainsi sa partie double, la victime d’un côté, le coupable de l’autre, l’avoir et le doit, le crédit et le débit. L’autre méthode était l’enfance de l’art.

J’ai conscience de raisonner froidement, mais tous les aliénés sont dans le même cas : voilà l’angoisse.

19 juillet. — M. Roland me regarde comme un scélérat très habile. J’ai parlé, j’ai eu tort. Il m’applique à moi-même tout ce que je disais naguère des malfaiteurs philosophes.

Il y a un côté artiste dans le juge. Ceux qui sont connaisseurs ne peuvent manquer d’être amateurs. M. Roland a souri en me disant : c’est un système de défense très curieux.

Il m’étudie avec un certain plaisir.

L’instruction ne pouvait être bien longue, en présence des éléments qu’elle possède. Le brassard tout seul peut passer pour une évidence, et j’ai lieu de croire qu’il y a contre moi des témoignages accablants. Aujourd’hui, M. Roland m’a dit que je serais jugé à la session qui va s’ouvrir dans quelques jours.

Demain ou après demain, je connaîtrai l’acte d’accusation et l’on introduira près de moi le défenseur, nommé d’office, qui doit m’assister devant la cour.

Je sais son nom, c’est M. Contentin de la Lourdeville, un jeune homme presque mûr, assez riche, apparenté solidement et qui veut se hisser.

Il n’a pas la réputation d’être aussi éloquent que Mirabeau. Mon ami Louis ricane en parlant de lui et l’appelle Ça-et-ça. C’est, à ce qu’il paraît, son sobriquet au palais. Le choix de mon défenseur m’importe peu. Moi seul pourrais plaider ma cause, si l’usage le permettait et si j’avais le don de la parole.

L’homme travaille toujours à côté de moi. Il ne sait pas qu’il a un confident.

20 juillet. — L’homme a fait des progrès depuis que je suis ici. On entend bien plus distinctement le bruit du métal qui gratte la pierre. Je ne sais pourquoi je m’intéresse à son œuvre avec tant de vivacité. C’est un vulgaire assassin ; il a tué de sang-froid, pour quelques centaines de francs que le messager de Fécamp portait dans sa sacoche, mais si Louis est bien informé, voici une chose surprenante : ce malheureux, dont le cabaret sale et pauvre ne s’ouvrait qu’à des escrocs de bas étage, à de véritables mendiants, avait en sa possession une somme considérable en or et en billets de banque.

Je cherche l’affaire Bancelle partout. L’or et les billets de banque de la caisse Bancelle ont dû être cachés quelque part. Je voudrais voir cet homme.

22 juillet. — À trente pas en dehors de ma porte fermée j’ai reconnu M. Cotentin de la Lourdeville que je n’avais jamais vu. D’ordinaire, je distingue le pas de Louis à une bien plus grande distance ; le pas de Louis est du peuple ; avec le pas de Louis, il y avait aujourd’hui un pas pédant, solennel, dandiné, prétentieux. Les souliers avaient ce cri des canards de bois qu’on donne aux petits enfants et qui posent sur un soufflet trompette.

Pendant que la clef de Louis tournait dans la serrure, j’entendais une voix zézéyante qui déclamait de cet accent coupé, avantageux et plein de sonorités balancées qu’on prend, quand on sait son état, pour porter le toast de Lafayette dans les banquets politiques.

« Ce sont, disait cette voix, des restes odieux de la barbarie féodale. Je possède la question sur le bout du doigt. Les murs sont trop épais, les fenêtres trop étroites, les corridors trop noirs, les clefs trop grosses, les serrures trop massives. Nous appartenons à un siècle qui verra de grandes choses… et puis ça et ça : L’air malsain, les préjugés du moyen âge… D’un autre côté, s’il fallait démolir toutes les prisons de France par sensiblerie… Et puis à quoi servent toutes ces déclamations ?… Les libéraux ont beau jeu à égarer l’opinion…. Jamais les prisonniers ne vécurent dans des conditions si favorables… Et puis ça et ça… En un mot, il y a deux thèses bien distinctes.

La porte s’ouvrit. Entra un petit bonhomme demi-chauve, bien chaussé, bien couvert, propre, rose, dodu, ayant un nez tapageur, des yeux incroyablement vifs, mais qui ne disaient rien, une bouche énorme, dessinée en plaie et de grandes oreilles sans ourlet. Le bruit de canard de carton que faisaient ses souliers quand il marchait semblait être un ramage naturel.

« Maître Cotentin, votre conseil, annonça l’ami Louis.

— Cotentin de la Lourdeville, rectifia mon joli défenseur. Une drôle d’affaire, à ce qu’il paraît ! Entrons en matière, et sans préambule, s’il vous plaît. La journée n’a que vingt-quatre heures. Je vous dispense du soin de me dire que vous êtes innocent… et ce qu’ils chantent tous, et puis ça et ça… Avons-nous un alibi ? »

J’ouvris la bouche pour répondre, mais il me la ferma d’un geste bienveillant :

« Alibi est un mot latin qui signifie autre ici, ou ailleurs, si vous le préférez. Vous avez tous des alibis ; voyons le vôtre ou les vôtres.

— J’ai passé la nuit chez moi, » glissai-je pendant qu’il reprenait haleine.

Il examina ma couverture, l’épousseta légèrement de trois ou quatre coups de badine et s’assit sur le pied de mon lit.

« Farceur ! murmura-t-il. En petit jeune homme bien tranquille !… Et qui prouvera que vous avez passé la nuit chez vous ?

— C’est à l’accusation de prouver le contraire, ce me semble. »

Il enfla ses joues et assura ses lunettes d’un petit coup de doigt gracieux. Je n’avais pas d’abord remarqué ses lunettes, tant elles faisaient étroitement partie de lui-même.

« Farceur ! farceur ! répéta-t-il. Tous, les mêmes ! Ils couchent avec leur Code !… Quant à l’accusation, elle se porte bien, vous savez ? Si j’étais juré, moi je vous condamnerais les yeux bandés.

— Si telle est votre opinion… commençai-je.

— Mon garçon, m’interrompit-il, l’avocat exerce un sacerdoce. La veuve et l’orphelin, vous savez ? Ça et ça. Parlons raison. À votre âge, vous ne connaissez pas, dans toute la ville de Caen, quelque petite dame qui aurait été ou qui aurait pu être votre bonne amie et chez qui vous auriez pu passer la nuit en question ?

— Non, » répondis-je seulement.

Il m’eût semblé mal séant de dire à ce gros petit homme tout l’amour que j’ai pour toi.

« Voilà des mœurs ! grommela-t-il enlevant les yeux au ciel. À votre âge ! »

Puis, prenant un air régence qui lui allait à ravir :

« Ah ça ! cette belle petite Mme Maynotte avait donc bien bonne envie d’être une grande dame ?

M. Cotentin de la Lourdeville, lui dis-je sèchement, il ne s’agit ici que de moi. Je suis innocent, comprenez bien cela, et de plus honnête homme. Je ne veux pas être défendu au moyen d’alibis boiteux ou autres demi-preuves. Il me faut pour appui la vérité, il ne me faut que la vérité. »

Il m’adressa en signe de tête protecteur et répondit :

« Eh bien ! mon brave garçon, déboutonnons-nous. Je ne serais pas fâché de savoir un peu comment vous entendez être défendu, dans votre petite idée. »

Je songe maintenant à des choses qui jamais ne s’étaient approchées de mon intelligence. La captivité a dû faire des philosophes. Hier encore, malgré les souvenirs de mon éducation chrétienne, je ne distinguais pas nettement la Providence de la fatalité. Aujourd’hui, la fatalité me fait peur et je tends mes deux mains jointes vers la Providence ; car, séparés que nous sommes, Julie, par l’espace et par l’erreur, elle nous réunit tous deux sous son regard éternel.

Et, cependant, je crois de plus en plus à cette fatalité qui m’effraye. La menace de ce terrible malheur a toujours été sur moi. Tout enfant, je frissonnais à la vue d’une prison ; ce que j’écoutais le mieux parmi les récits de mon père, c’était l’histoire de Martin Pietri, notre grand oncle maternel qui mourut à Bastia, sur l’échafaud, en prenant Dieu à témoin de son innocence. Quand il fut mort et bien mort, on trouva chez un vieux prêtre atteint de démence les vases sacrés qu’il était accusé d’avoir dérobés dans l’église de Sartène.

La légende de la Pie Voleuse a des milliers de variantes, et je ne sais pourquoi j’allais cherchant à savoir tout ce qu’on a écrit et dit, depuis le commencement du monde, sur les erreurs judiciaires.

Tu étais bien jeune, et pourtant tu dois te souvenir de cette belle tête blanche qu’avait le vieux Jean-Marie Maddalène, l’avocat des pauvres. C’est une grande et noble chose que la fonction de l’avocat. Mon défenseur, M. Cotentin, ne ressemble pas beaucoup à Jean-Marie Maddalène, mais ce n’est pas non plus un homme sans intelligence : c’est un petit homme.

Pouvais-je ne pas lui dire mon idée ? Je la dis aux murs de ma prison. Il m’a écouté sans trop d’impatience, chantonnant parfois et se faisant les ongles avec des cartes de visite dont les angles lui servent à cela.

« Un coup de marteau ! m a-t-il répondu paisiblement ; un petit coup de toc ! On pourra plaider la folie.

— Mais je ne suis pas fou ! me suis-je écrié.

— Parbleu ! l’histoire du brassard le prouve bien, mon garçon. Mais cette imagination du fantôme qui travaille à votre place, laissant tout sur votre dos, est bonne à noter. En somme, nous ne sommes pas trop malheureux : il y a de l’effet à faire dans tout ça. C’est original en diable ! Et la belle Maynotte met là-dedans le quantum sufficit de romanesque… Nous dirons ça et ça, et puis ça… »

Il a sauté sur ses pieds en se frottant les mains, et je pense qu’il court encore.

23 juillet. — Ça-et-ça vient de revenir. La session commence mercredi. Il prétend qu’on ferait un roman avec mon idée.

« Mais, ajoute-t-il, ce n’est pas un plaidoyer. Pour un plaidoyer, il faut des choses palpables, des faits : ça et ça ! »

Il est jaloux du ministère public et se voit prononçant le réquisitoire.

Mais tout est donné à la faveur ! L’avocat général est le neveu d’une dame qui a été en pension avec la cousine du professeur de piano d’une nièce de l’ami intime de M. Martignac. Ça et ça ! Allez donc contre ça ! et ça !

Je ne sais pourquoi l’approche de la session me donne une confiance extraordinaire. Tous les soirs, je m’endors en songeant au jury. Les jurés sont des hommes choisis parmi les meilleurs de la cité. Quelle admirable institution ! Je te reverrai, Julie.

25 juillet. — M. Cotentin de la Lourdeville essaye depuis dix ans d’entrer dans la magistrature. Il m’a confié que l’injustice du pouvoir allait le jeter dans l’opposition. Il le déplore. Aveugle pouvoir ! Et puis ça et ça ! Il vient de me communiquer la liste du jury pour nos récusations. J’ai un jury excellent : tous honnêtes gens, la plupart commerçants. Je ne vois pas une seule récusation à faire.

On dirait que le travail de mine de mon voisin l’assassin est dirigé du côté de ma cellule. Le mur doit être singulièrement aminci entre lui et moi, car je l’entends chanter maintenant. Son avocat est M. Cotentin de la Lourdeville. Il a un alibi.

28 juillet, mercredi. — La session est ouverte. M. Cotentin n’est pas venu : il plaide ; mon voisin n’a ni travaillé ni chanté ; il est au palais ; son affaire ouvre la session. J’ai la fièvre. Je viens septième. Ce sera pour le 8 ou le 9 août.

Six heures du soir. — Le voisin rentre. Il chante.

29 juillet au soir. — Le voisin est condamné à mort.

1er  août. — Il a travaillé cette nuit plus longtemps et plus fort qu’à l’ordinaire. Qu’espère-t-il ? La prison a un cachot spécial pour les condamnés à mort.

M. Cotentin est venu me dire qu’il avait produit beaucoup d’effet dans cette affaire du cabaretier Lambert. Il interjette appel en cassation. Je suis plus abattu, et quand je te vois, Julie, tu n’as plus ton sourire. Je prie Dieu ardemment ; il me semble que je devine les heures où tu pries toi-même, car je sens alors la chaleur qui revient à mon cœur.

J’ai donné à Louis des lettres pour toi. Elles sont adressées à Londres et ne te parviendront pas, mais il fallait égarer ses soupçons. Déjà, plusieurs fois, il m’avait demandé ce que je faisais de mon papier. Celle-ci, ma femme bien aimée, la vraie lettre, quand donc la mouilleras-tu de tes larmes ?

Je fais de mon mieux pour qu’elle ne soit pas trop triste. Ah ! s’ils voulaient m’acquitter, que de joie !

4 août. — Je suis seul ! je suis seul ! Louis a un congé : c’était presque un ami. M. Roland n’a plus affaire à moi : qui expliquera cela ? je m’étais pris à l’aimer. Enfin, M. Cotentin n’est pas venu depuis trois jours. Je suis seul. J’écoute ce condamné qui travaille et qui chante. Il m’arrive de croire, tant son œuvre est sourde, qu’il use la pierre avec ses ongles. Serait-ce mon devoir de le dénoncer ? En aurais-je seulement le droit ? Je ne sais.

Je t’ai vue, cette nuit, dans le rayon de soleil qui passait entre les branches, là-bas, sous la futaie de Bourguebus. Pauvre dernier repas ! Lequel était le plus beau de ton sourire ou de tes larmes ?

Je suis avec toi toujours ; mais la plume me tombe des mains. J’ai trop de tristesse.

6 août. — Courage ! m’a dit M. Cotentin ; j’ai mes effets ! ça et ça ! ils ne s’attendent pas au moyen que j’ai trouvé. Ils éloignent de la magistrature les gens véritablement capables. Ils verront de quel bois on se chauffe !

J’ai voulu connaître ce fameux moyen qu’il a trouvé. Impossible !

Je me suis informé aussi pour mon voisin. On le laissera dans sa cellule actuelle, jusqu’à ce qu’il soit statué sur son recours en cassation.

C’est demain qu’on me juge. Courage, en effet, courage !

7 août, au soir. — Je sors de l’audience. Je ne suis pas malade. Tout s’est passé comme je l’avais prévu, exactement, rigoureusement. L’acte d’accusation est terrible par sa modération même. C’est dans cet acte qu’on voit bien l’homme, l’inconnu, le démon qui m’a choisi comme bouc émissaire, afin de donner le change à la justice. Oh ! celui-là n’en doit pas être à son coup d’essai ! Il est passé maître ! Je dis qu’on le voit. Moi, du moins, je le vois, je le suis, je le touche. Chacune de ses ruses m’est apparente. Il me semble impossible que cette œuvre de mensonge ne se trahisse pas aux yeux de tous.

Mais c’est le contraire qui arrive. On ne croit plus au démon. Je suis là, pourquoi chercher plus loin ? Il s’est mis dans ma peau, car je ne puis exprimer autrement ma pensée, et il m’a incarné dans son crime. Il est loin, je suis là. Personne ne voit que moi.

Je suis le fils de cette sombre terre où la vengeance est une religion. Chose singulière, jamais une pensée de vengeance n’était entrée en moi. Je portais une arme, là-bas, en Corse ; c’était pour te défendre. Pour te défendre, j’aurais tué, certain que j’étais de mon droit ; mais, le danger passé, ma haine était morte.

Un soir, il y a de cela deux semaines, je sentis mon cœur battre. Comment dire cela ? l’émotion qui me tenait, poignante et brûlante, me rappelait les premiers tressaillements de mon amour. Ici comme là, il y avait de l’angoisse et de la volupté. Mon idée naissait, l’idée fixe qui me montre notre ennemi préparant notre ruine. J’ai hésité avant de comparer ma haine et mon amour, mais c’est que tout mon amour est dans ma haine. Cet homme m’a séparé de toi.

Ce que j’appelle mon idée, Julie, c’est la vengeance de notre pays corse. Elle me tient ; elle n’a pas grandi depuis le premier moment, car elle emplissait déjà tout mon cœur. Mon cœur serait trop étroit pour deux amours ; il n’y faut que toi seule, et tu y gardes toute la place. La haine est entrée dans les pores de mon amour comme deux liqueurs se mêlent dans le même vase. C’est pour toi que ma justice à moi a jugé cet homme et l’a condamné.

Que ce soit demain ou dans vingt ans, la sentence sera exécutée.

Je le chercherai, je le trouverai, je l’écraserai.

8 août. — Ils ont témoigné contre moi. Aucun d’eux n’a menti. M. Schwartz, le commissaire de police, a dit qu’il nous avait rencontrés à onze heures du soir ; le père Bertrand, l’allumeur, a raconté l’histoire du banc ; M. Bancelle, lui-même, et si tu savais combien d’années le malheur de quelques jours peut accumuler sur la tête d’un homme ! M. Bancelle, que j’ai eu peine à reconnaître, a rapporté notre conversation au sujet du brassard.

Il est là, figure-toi, le brassard, et chacun le regarde ; il est là parmi les pièces de conviction. Les gens se le montrent du doigt et l’on chuchote. C’est la partie mystérieuse et curieuse de l’affaire. On chuchote : « Quelle invention ! Il y a longtemps que la Cour d’assises n’avait été si divertissante ! »

Je le regarde, moi aussi. C’était lui qui complétait notre petite fortune ; c’était lui qui allait exaucer tes souhaits et te donner Paris…

On se bat à la porte pour entrer. Ce matin, tout l’auditoire a frémi et presque applaudi, quand M. Bancelle a murmuré de sa pauvre voix si changée :

« C’est peut-être moi qui lui ai donné l’idée du brassard ; je lui en ai proposé mille écus, parce que j’avais comme un pressentiment. Et c’est moi qui lui ai montré les quatre cent mille francs qui étaient dans ma caisse ! »

M. Bancelle était fier autrefois ; les gens de Caen ont été durs envers lui depuis sa chute, mais la Cour d’assises est le spectacle. Les crocodiles y pleurent. Le président a été obligé d’arrêter les malédictions qui tombaient sur moi de toutes parts.

Mme Bancelle a suivi son mari. Elle est enceinte. Elle fut bonne pour toi autrefois ; elle l’a rappelé. Tu as été maudite.

Toi, Julie ! Je te dis que cet homme a mérité la mort.

Il est venu cinquante-deux témoins. Chacun d’eux avait quelque chose de vrai à dire, et tout ce qu’ils ont dit est contre moi. Je cite un exemple : le mercier qui demeure en face de M. Bancelle a déclaré m’avoir vu, la veille du crime, regarder attentivement la fenêtre par où le voleur s’est introduit. Cette fenêtre est celle du boudoir de madame, et M. Bancelle m’avait chargé, le jour même, de lui trouver des vitraux pour l’orner.

J’ai répondu cela. L’auditoire a souri avec admiration. Je passe pour un scélérat bien habile !

9 août. — Aujourd’hui, j’ai souffert le martyre. J’ai entendu le réquisitoire et le plaidoyer de mon avocat. Le réquisitoire a vivement impressionné le jury, dont la conviction me paraît faite. L’éloquence de l’avocat général a groupé les probabilités de telle façon qu’une certitude en jaillit : je suis perdu, je le sais ; mon espoir est ailleurs désormais.

M. Cotentin a fait de l’effet.

Dieu est avare de miracles, et il faudrait un miracle pour me sauver.

10 août, au soir. — Ce matin, Louis m’a annoncé que le pourvoi du voisin était rejeté.

À quatre heures j’ai été condamné.

Je suis comme si je rêvais. J’ai été condamné à vingt ans de travaux forcés.

Il est sept heures du soir. Voilà deux heures que je suis rentré et que j’essaye d’écrire cette ligne.

Ce qui m’empêche d’écrire, ce n’est point la souffrance. Je ne souffre pas plus aujourd’hui qu’hier. Mais j’ai comme un cauchemar. Je vois quelqu’un entre toi et moi. Si je devenais fou, ma folie serait de croire que notre ennemi t’aime.

Comme tout s’expliquerait, alors !…


Ce fut le dernier mot. La plume demeura immobile et suspendue au-dessus du papier. L’encre eut le temps d’y sécher.

André Maynotte, pâle, amaigri, défait, avait la tête penchée sur sa poitrine. Ses yeux ardents regardaient le vide. La lueur du couchant qui venait d’en haut par la lucarne frappait sa chevelure en désordre, éclairant parmi des masses d’un noir de jais quelques fils révoltés et crispés qui semblaient être de cristal.

Les bruits de la ville venaient avec la voix du vent qui jouait dans les peupliers de la plaine. On n’entendait que cela. Par intervalles, pourtant, un murmure sourd s’élevait, chant monotone et enroué qu’une sorte de frottement régulier semblait accompagner.

Le frottement était si voisin que le regard d’un étranger se fût porté involontairement vers la partie de la muraille qui était en face de la croisée ; si voisin, qu’après avoir examiné, on se fût étonné de voir intactes les larges pierres de taille du cachot.

Ainsi arrive-t-il souvent dans les vieilles maisons de campagne, quand on écoute le travail invisible d’une souris, cachée derrière un lambeau de tapisserie.

Mais ici, point de tapisserie. La pierre grise était nue.

André Maynotte n’écoutait ni les murmures du dehors, ni ces bruits plus prochains qui semblaient sortir de la pierre. Sa méditation l’absorbait. Deux fois il mouilla sa plume et deux fois l’encre sécha.

L’horloge du Palais sonna huit heures.

André Maynotte poussa un long soupir et laissa tomber la plume.

« J’ai tout dit ! » prononça-t-il à voix basse, sans savoir qu’il parlait.

Il se leva et gagna son pauvre lit d’un pas plein de fatigue. Ces quelques jours l’avaient vieilli de dix ans.

Quand il se fut couché tout habillé, ses yeux restèrent grands ouverts et fixés dans le vague.

Neuf heures du soir sonnèrent ; la nuit était noire ; puis dix heures. André Maynotte dormait dans la position qu’il avait prise. Sans le souffle lent qui agitait faiblement sa poitrine, on aurait dit un mort.

À onze heures, le gardien ouvrit la porte et visita le cachot. André Maynotte ne s’éveilla point.

Le gardien sourit et dit :

« N’empêche que la petite femme a vingt mille livres de rentes, à présent ! »

Le bruit qui sortait de la pierre avait cessé quelques minutes avant la venue du gardien ; quelques minutes après son départ, il reprit.

Mais on ne chantait plus.

Et l’ouvrier semblait s’animer au travail.

Un rayon de lune passa par la lucarne, oblique d’abord et mince comme une lame ; puis il tourna, dessinant carrément l’ombre des barreaux sur le mur.

La lucarne avait cinq barreaux, deux dans la largeur, trois dans la hauteur : de beaux gros vieux barreaux portant des traits de lime, en barbe, pour déchirer les mains qui eussent voulu les secouer.

Le rayon descendait en même temps qu’il tournait, parce que la lune pleine montait au ciel. Un instant vint où il glissa sur le front blême d’André Maynotte.

C’était un beau jeune homme, et Julie l’eût aimé plus chèrement dans son martyre. Toute la noble bonté de son âme était sur son visage.

Non, il n’avait pas tout dit. Il n’avait pas dit quel était le grand moyen de son avocat. Après avoir plaidé toutes sortes de choses, et puis ça et ça, M. Cotentin avait abordé tout à coup ce chapitre qui brûle, dit-on, en Normandie et ailleurs : les ruses des banqueroutiers. C’est là un vaste champ. On y peut semer toutes les fantaisies comme en cet autre clos où se cultivent les roueries du vol émérite. Les journaux judiciaires arrosent incessamment ces marais fertiles, exposition permanente des plus gros fruits et des plus belles fleurs du mal. Le grand moyen de Cotentin consistait à montrer M. Bancelle placé entre une échéance écrasante et une caisse vide. M. Bancelle avait accueilli froidement autrefois une demande de crédit qui eût mis Cotentin à même de contracter un joli mariage. Cotentin gardait rancune. On voit des assurés qui mettent le feu à leur maison pour avoir la prime : M. Bancelle avait dévalisé sa propre caisse !

Ça et ça ! comprenez bien ! Une pareille machination n’est pas partout invraisemblable. Cotentin avait un homme à sauver, en définitive…

André Maynotte se leva et affirma que les quatre cent mille francs étaient dans la caisse du banquier. Il les avait vus.

Cotentin avait compté là-dessus. Son effet était tout prêt : mais je ne sais qui prononça le mot : comédie.

Or, si la défiance, cette chère denrée, manque jamais au marché, là où vous serez, faites un tour en Normandie. L’effet rata, selon la propre expression de Me  Cotentin de la Lourdeville.

Il resta acquis que l’avocat et l’accusé s’étaient entendus, les deux gaillards !

On leur en sut gré, au point de vue de l’art.

Mais quand, à la fin de son plaidoyer, l’avocat bas-normand, arrivant à l’émotion obligée, représenta son client comme un pauvre agneau, dominé, subjugué, mené par une femme ambitieuse et perverse, André Maynotte lui imposa silence avec tant d’énergie qu’un frisson monta de l’auditoire au banc des jurés. Autre effet manqué. Celui-là n’était pas un enfant qui se laisse conduire.

M. Cotentin put s’écrier dans le couloir :

« Je l’aurais sauvé s’il avait voulu ! Et sans alibi ! Rien qu’avec ça et ça ! »

André Maynotte avait vengé sa femme insultée.

Le rayon de lune, qui, maintenant, glissait sur son visage, allait frapper la muraille juste à l’endroit où s’entendait le travail mystérieux. Ces lueurs nocturnes sont immobiles en réalité, mais parfois, sous le regard, elles semblent vaciller. Il en était ainsi. On aurait dit, en ce moment, que la pierre de taille, large et carrée, sur laquelle tombait le rayon, remuait ; bien plus, on aurait dit qu’une rainure quadrangulaire se creusait autour d’elle à chaque instant plus profonde. Cela faisait illusion.

Et le son produit par le travail invisible aidait à l’illusion. L’ouvrier ne grattait plus, il frappait. Chaque coup donnait un mouvement à la pierre.

Était-ce une illusion seulement ? Sur la dalle, des graviers et des morceaux de ciment tombaient. La pierre chancelait ; la dalle blanchissait.

La pierre bascula ; ce n’était pas une illusion ; puis la pierre versa en dedans, ouvrant soudain un large trou noir.

Et tout aussitôt une voix joyeuse s’écria :

« Salut, la lune ! J’ai calculé juste ; nous voilà dehors ! »