Les Habits noirs/Partie 1/Chapitre 09

La bibliothèque libre.
Hachette (tome Ip. 99-108).
◄  La fuite
Première partie


IX

Une heure d’amour.


Il est des victoires trop complètes qui font mal. Toutes les surprises ne sont pas joyeuses. Il m’a été conté un fait bizarre. Dawsy, le fameux dompteur de serpents, se vantait de mettre la main à première vue et sans préparation sur tout reptile. Un Américain facétieux, car la France n’a pas le monopole des « bonnes farces, » plaça un matin un petit serpent noir terriblement taché de jaune, dans la ruelle de Dawsy, son ami, et s’établit à fumer son cigare, guettant les sensations que devait trahir le réveil du dompteur. Celui-ci s’éveilla, vit le petit serpent et sourit. C’était vraiment un homme intrépide, car il ne manifesta d’autre souci que la crainte d’effrayer l’animal. Il avança la main avec précaution et empoigna la bête au cou. Mais à peine l’eut-il touchée qu’il tomba sans connaissance.

Le petit serpent était de carton.

Le contact d’une matière inerte, la surprise, avaient foudroyé cet homme qui venait de sourire froidement à la pensée d’une lutte mortelle.

Dans un ordre d’idées beaucoup moins excentriques, interrogez votre médecin et demandez-lui ce qui arriverait si, en proie à quelque soupçon jaloux, à quelque brutale colère, vous donniez aux muscles de votre jambe l’élan qu’il faut pour enfoncer une porte et que, — je suppose qu’il fasse nuit, — la porte se trouvât grande ouverte.

C’est un proverbe fallacieux que celui qui raille les enfonceurs de portes ouvertes.

Votre médecin vous répondra, en effet, que, neuf fois sur dix, à ce jeu, vous vous casseriez la jambe.

Ce n’est pas sans chagrin, il faut l’avouer, que nous déduisons ces fâcheuses paraboles à propos de Julie Maynotte, la suave et noble créature ; mais il faut bien confesser que le jeune ciseleur était un peu dans la position de l’Américain Dawsy et de l’homme qui lancerait un puissant coup de pied dans le vide.

Julie, au lieu de se défendre, avait dit :

« Comment aller à Paris ? Et comment m’y cacher ? »

Et notez que, depuis bien des minutes déjà, elle n’accordait aux naïves éloquences d’André qu’une attention distraite.

Cependant, notre André ne s’évanouit point comme Dawsy et il n’eut rien de luxé dans le cœur.

Non. C’était une âme jeune et vigoureuse, une âme naïve aussi, le mot nous est venu tout à l’heure. Il aimait sérieusement, amplement, saintement, ajouterons-nous, sans souci de la banale emphase. Il y avait en lui du géant, mais de l’enfant. Il ne vit rien que le salut de son idole et il fut heureux.

— Ne te rétracte pas ! s’écria-t-il quand Julie essaya de ressaisir au vol les paroles échappées, ce serait indigne de toi. »

La joue de Julie avait pâli de nouveau, mais elle ne releva pas les yeux.

André reprit presque aussitôt :

« Tu te rendras à Paris par la diligence tout directement et tout paisiblement, fie-toi à moi. Tu y vivras comme tu voudras ; notre argent sera entre tes mains.

Aurai-je le petit ? l’interrompit Julie.

— Non, répondit André, cela ne se peut pas. Ce serait un indice. Il faut que je sois tranquille à ton sujet. À Paris, tu seras une jeune fille. On cherchera une femme, une mère. Ta sûreté est là.

— Mais notre enfant ?…

— As-tu confiance en Madeleine, qui l’a nourri de son lait ? »

Julie releva enfin ses grands yeux. Ils étaient mouillés.

« J’étais trop heureuse !… murmura-t-elle….

— Ah ! je sais bien cela ! s’écria le jeune ciseleur avec angoisse. J’aurai beau faire : c’est encore toi qui souffriras le plus ! »

Elle éclata en sanglots ; elle eut alors cet élan qui aurait dû venir plus tôt.

« Je t’en prie, je t’en prie, supplia-t-elle, ne m’envoie pas à Paris ! »

André sortit de sa poche le portefeuille que nous connaissons et qui contenait les quatorze billets de 500 fr.

« Tes papiers sont là, dit-il, les seuls qui doivent te servir jusqu’au moment où Dieu nous réunira. Tu redeviens ce que tu étais, Giovanna Maria Reni, des comtes Bozzo. Tu ne t’es jamais mésalliée. On traiterait d’insensés les imposteurs qui voudraient établir quelque chose de commun entre toi et le pauvre Andréa Maynotti, dont le père n’aurait pu être admis parmi les valets de ton père. Tu n’es pas riche, tu n’as pas à le dissimuler, puisque les malheurs de ta famille sont connus, mais tu n’es pas pauvre non plus, car, pour passer quelques mauvais jours, tu as toute notre petite fortune. Tu possèdes à Paris des alliés, des parents, le colonel, entre autres : comme tu n’as pas besoin de leur bourse, ils te seront secourables. Tu ne m’écriras pas, parce que cela t’exposerait, — et que pourrais-tu me dire, sinon la noble bonté de ton âme ? Je te connais, je sais que tu m’es dévouée, cela me suffit. Moi, je t’écrirai à ton nom de Giovanna-Maria Reni, poste restante, afin que tu aies des nouvelles de notre enfant. Ces choses sont réglées et décidées. Maintenant, j’attends que tu me dises, comme une bonne femme que tu es ; mon mari, je suis prête.

— Mon mari, je suis prête, » balbutia Julie parmi ses larmes.

Puis, se pendant à son cou, et du fond de l’âme assurément, elle ajouta :

« Oh ! tu es grand ! tu es bon ! Je t’aime ! »

Un instant, ils restèrent embrassés.

« J’ai une faim d’enfer ! » dit joyeusement André.

Julie ne bougea pas et devint plus triste.

Il reprit, les deux mains sur ses épaules et les yeux dans ses yeux :

« Nous revenons aux débuts de cet entretien, ma femme, à cette fête solitaire, au milieu de la forêt, qui célébra nos fiançailles. C’est encore le danger autour de nous et nous sommes encore tout seuls, sous le regard de la Providence. À présent comme alors, notre pauvre avenir est couvert d’un nuage que Dieu seul peut dissiper. Ce que je te disais dans nos grands bois de myrtes, je vais te le répéter. Regarde. — Il s’agenouilla. — À présent comme alors, je suis à tes pieds, Julie, mon espérance, mon bonheur bien aimé. Exauçant ma prière, tu me donnas un jour, oh ! un beau jour joyeux, amoureux, insouciant et valant toute une longue vie. Le temps nous presse et voici le soleil qui nous avertit. Je ne te demande pas tout un jour, je ne te demande qu’une heure de contentement et d’amour afin que mon trésor doublé se compose de deux adorés souvenirs.

Julie se leva ; il la retint et séchant de deux baisers ses yeux humides, il ajouta :

« Je ne veux plus qu’on pleure. »

Julie dit :

« Aujourd’hui comme alors, je suis à toi, mon André chéri, et je ferai ta volonté. »

Elle prit le panier et l’ouvrit. Le pain, le vin, les fruits et quelques mets rustiques furent étalés sur l’herbe. André suivait d’un regard ému ses mouvements gracieux. Il croyait lire au fond de son cœur et lui savait gré passionnément du cher sourire qu’elle mettait comme un déguisement sur ses pleurs.

Et que dire ? ses pleurs n’étaient-ils pas sincères ? Dieu nous garde d’en douter ! André était l’homme de son choix, son premier, son unique amour. Elle s’était mise un jour dans ses bras avec enthousiasme et sans réserve.

Mais tout à l’heure elle était distraite. Ce sont des présomptueux ou des aveugles ceux qui vous font de ces traités intitulés : La femme. Si perçante que soit leur vue à leur propre gré, je vous le dis, en face de ces mystères et de ces caprices, de ces transformations et de ces mirages, ce sont des aveugles ; si grand que soit leur talent d’observation, si près qu’ils se croient d’atteindre à la divination, ce sont des enfants présomptueux. Tout à l’heure, elle était distraite ; une pensée était née au milieu même de son émoi, une pensée qui n’avait trait ni à son mari, ni à son enfant. Pensée coupable ? Non, certes ! Pensée égoïste peut-être. Il reste des plis profonds, des recoins obscurs dans ces âmes qui varient non-seulement entre elles, mais qui varient sans cesse par rapport à elles-mêmes : richesse prodigieuse de l’œuvre du créateur ! que votre creuset, si vous avez un creuset, analyse neuf cent quatre-vingt-dix-neuf de ces âmes avec intelligence et avec science, vous n’aurez rien fait, puisque la millième se rira de vous, montrant parmi le vice des trésors de vertu ou dans la vertu quelque gangrène cachée, morsure mystérieuse du vice. Dans aucune des autres âmes vous n’aviez trouvé celle-ci, ni rien qui pût vous servir pour la définition de celle-ci. Travaillez donc, dépensez un jour à ce labeur et retournez-vous vers votre trésor de connaissances acquises pour y ajouter cette conquête nouvelle, pour lui donner son rang dans votre collection et comparer, au moins, joie suprême de tous ceux qui colligent.

L’homme des Mille et une Nuits trouva des feuilles sèches à la place de ses sequins. Le vent est entré dans votre musée et a bouleversé vos étiquettes. Cela se peut-il, bon Dieu ! Vous voilà comme cette poule qui couva des œufs de cane. Il n’a fallu qu’un jour pour entraîner votre classification dans une carmagnole insensée. Voyez vos fioles si bien cachetées : des bouchons ont sauté, laissant le vide éventé à la place de la précieuse liqueur, telle verte cuvée est devenue grand vin, tel noble breuvage a tourné en vinaigre.

Malgré l’emphase des professeurs, la femme n’est pas : il n’y a que des femmes.

Miraculeux présents dû ciel, fleurs adorées qui contiennent, comme les simples dont fait usage la médecine, tantôt la vie, tantôt la mort !

Et, en vérité, connaître quelques-uns de ces simples, est déjà une grande œuvre ; ceux qui en sont là s’efforcent et doutent. Les écoliers seuls, vieux ou jeunes, ont cette naïveté de pousser le cri de triomphe et de penser, dans leur orgueil, digne de pitié, qu’ils possèdent la flore complète de ces redoutables parterres.

Julie avait mis le couvert sur un tertre moussu, autour duquel l’herbe des forêts, longue, grêle et toujours verte, même quand la chaleur l’a desséchée, formait un doux tapis. L’ardeur du jour était passée ; l’ombre des chênes s’allongeait pendant que le soleil descendait lentement dans l’azur sans nuage. La brise tiède agitait les feuillées. C’était le temps d’aimer.

Tout à l’heure elle était distraite : nous l’avons dit deux fois déjà et non sans amertume. Il n’y paraissait plus. Pourquoi ces sévérités ? Elle vint prendre André par la main et le conduisit près du tertre. Ils s’assirent l’un tout contre l’autre et commencèrent leur repas. André voulut, toast silencieux, que la première libation fût partagée et une larme de ce pauvre vin du village humecta leurs lèvres dans un baiser. Au premier moment, ce fut une fête stoïque et comme un défi jeté par le noble jeune homme aux angoisses de la séparation. Puis vint je ne sais quelle joie grave et sereine à mesure que se poursuivaient ces agapes dont la peinture nous serre le cœur. Agape est bien le mot : ceux-là étaient assis au banquet du martyre.

Ils mangeaient et ils buvaient ; tout était bon sous l’assaisonnement des divines caresses. Oh ! ils s’aimaient ; je ne parle plus d’André seulement, et qu’importe cette vague pensée qui traversait naguère le cerveau endolori de Julie ? Leurs yeux, qui toujours se cherchaient, parlaient bien maintenant le même langage. Ils s’aimaient d’un seul et grand amour ; leurs cœurs se confondaient et leur entretien n’était déjà plus dans les rares paroles qui tombaient de leurs bouches.

Le malheur exalte comme la joie ; il y a l’ivresse de la douleur. À qui apprendrai-je que nos sensations et nos sentiments se développent selon cette figure mystique du cercle brisé où les extrêmes se touchent ? L’histoire nous montre des sectes enthousiastes cherchant et trouvant la volupté dans la torture. Notre pouls, en somme, ne bat qu’une fièvre dont les modes divers sont la souffrance et le plaisir.

Ils étaient tout jeunes et la fièvre se gagne. La volonté d’André entraîna Julie, puis, la réaction se faisant, le premier élan de Julie provoqua chez André une sorte de religieuse ivresse.

Il est dans notre histoire de France une page qui semble arrachée aux tablettes de la Clio antique, une page gravée par le pur ciseau de Phidias sur un bloc sans tache du plus transparent marbre de Paros. Je ne veux pas écouler ceux qui nient, car chaque fruit a son ver et chaque lumière son aveugle, je veux croire et je vois sur le fond sanglant du tableau de la Terreur ces quelques figures sereines, fermement détachées. C’étaient aussi presque tous des jeunes hommes, ils s’appelaient Brissot, Vergniaud, Gensonné, mais on ne leur sait plus qu’un nom : les Girondins. Quand ils furent pour mourir, ils s’assemblèrent, dit-on, ces amoureux de la liberté ; ils rompirent le pain, ils partagèrent le vin, célébrant avec un doux enthousiasme, au beau milieu de l’orgie qui hurlait et demandait leurs têtes, la solennité de leurs prochaines funérailles.

C’est la légende de ces terribles jours, et l’éloquence mélancolique de leur dernier sourire est illustre.

Le malheur exalte, le péril suprême dégage une suprême poésie. Ils étaient là tous deux, assis à leur dernier banquet avec la solitude pour convive. Le rêve venait, l’extase naissait ; la forêt complice leur prodiguait ses harmonies et ses parfums ; Julie était si belle que l’éblouissement d’André la voyait au travers d’une sainte auréole. Ils rayonnaient d’amour ; leurs cœurs prodigues consumaient à la hâte, en cette héroïque débauche, tout le feu sacré d’une longue vie de tendresse.

Et n’ayez pas défiance : les deux âmes brûlaient bien à l’unisson. Julie avait tout oublié, immolant l’univers entier dans la pensée d’André. L’idée de mourir ainsi lui vint.

Le temps allait, cependant. Julie, languissante et pâlie, s’agenouilla dans l’herbe et appuya sa tête souriante sur les genoux d’André. Ses cheveux dénoués roulaient comme des flots la richesse de leurs boucles ; son sein battait, je ne sais quelle délicieuse fatigue éteignait la flamme de sa prunelle.

Comme les lèvres d’André cherchaient les siennes, elle dit :

« Il n’y a au monde que toi pour moi ; la toute puissance de Dieu elle-même ne pourrait me donner à un autre que toi ! »

La brise soufflait, mêlant leurs caressantes chevelures, la brise qui écoute et emporte ; les feuillages balancés rendaient leurs grands murmures sur lesquels le rieur concert des oiseaux brodait d’innombrables fantaisies ; le ruisseau donnait sa note monotone, et le soleil oblique perçait au loin sous la futaie noire de longues échappées d’or.

Faut-il que ces songes s’éveillent !…

À la tombée de la brune, la diligence de Caen à Paris changeait de chevaux au relais de Moult-Argences. Une jeune paysanne se présenta et prit une place de rotonde, pendant qu’un jeune homme ayant pour tout bagage un petit paquet grimpait maladroitement sur la banquette. La jeune paysanne avait une valise. Le conducteur, homme du monde comme tous ses pareils, la regarda sous le nez et dit avec une admiration non équivoque :

« Un fameux brin ! ça vaudra cher à Paris ! »

La belle paysanne donna pour la feuille un nom de terroir quelconque : Pélagie ou Goton. Le jeune voyageur de l’impériale, interpellé à son tour, déclara se nommer J.-B. Schwartz, ce qui fit tressaillir un bon gaillard en bras de chemise qui avait apporté sur son épaule la valise de la jeune paysanne.

La diligence, ainsi recrutée, s’ébranla. J.-B. Schwartz enfonça sur ses oreilles un bonnet de coton tout neuf qu’il avait. Un baiser passa par la portière de la rotonde où la belle paysanne pleurait ; sur la route, les deux mains tendues de l’homme en bras de chemise tremblaient un adieu.

Il reste là un peu de temps, immobile. Quand le bruit des roues se fut étouffé au loin dans la poudre, il monta dans un tilbury qui l’attendait à l’autre bout du village.

« Allez, Black ! dit-il d’une voix ferme et triste. Nous retournons à l’écurie ! »