Les Habits noirs/Partie 1/Chapitre 12

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Première partie


XII

Fera-t-il jour demain ?


Par trois fois, leur effort combiné, suivant la cadence des travailleurs du bagne, pesa sur le grillage, qui ouvrit avec le plan du mur, par trois fois aussi, un angle considérable, à la façon d’une porte tournant sur ses gonds ; mais la robuste élasticité du fer, dès que leur effort cessait, ramenait la fermeture entière à la position verticale.

« Halte ! » fit Lambert qui lâcha le drap.

Il passa le revers de sa main sur son front et lança de côté une volée de sueur.

« C’est mal engagé, monsieur Maynotte, reprit-il. Quand on est dans la chose, on sait comme cela bien des petits détails. L’Habit-Noir fut donc détenu ici, le vrai, le maître à tous. Il avait scié les barreaux pour le cas où il serait condamné, vous comprenez ? Mais jamais on ne peut le condamner : c’est arrangé à la papa, toute leur mécanique… Et voyez-vous, je fis l’affaire du messager de Fécamp avant d’être avec eux ; sans ça, je serais blanc comme neige… Il avait donc tout coupé, excepté les deux barreaux, à gauche… et comme il fut acquitté, il laissa la besogne aux trois quarts faite. Montez voir encore, toujours sans vous commander ; Ça pèse de travers… Attachez le drap aux barreaux, à droite, et la grille va s’ouvrir comme une tabatière. »

Comme la première fois, André sauta et se prit à l’appui de la fenêtre.

Le cabaretier continuait :

« J’étais chargé de tenir le cheval tout prêt pour l’évasion, à droite en sortant par la route de Pont-l’Évêque. L’homme devait me dire : Fera-t-il jour demain ?… Censé pour se faire reconnaître. Quoi ! ça ne servit pas, puisqu’il sortit blanc comme neige, à l’ordinaire… mais la connaissance était faite avec l’Habit-Noir no 2… le vôtre, monsieur Maynotte… y sommes-nous ? »

André venait de retomber.

« Et vous attend-on aujourd’hui, demanda-t-il, sur la route de Pont-l’Évêque ?

— Parbleu ! répliqua le cabaretier. Aujourd’hui ou jamais. »

Il ajouta avec un gros rire quelque peu contraint :

« Dites-donc, l’enflé, demain il serait un peu tard…. À nous deux ! »

Comme André saisissait le drap, une heure du matin sonna.

« Tonnerre de Brest ! gronda Lambert d’une voix altérée, comme ça marche, ces horloges !… Tiens bon ! »

Mais, au lieu d’obéir lui-même à ce commandement, il s’arrêta, la tête inclinée et l’oreille tendue. Un bruit venait du dehors et s’entendait distinctement parmi le silence de la nuit.

C’était le choc des maillets frappant le bois. Un tremblement agita les membres du cabaretier.

« Qu’est-ce que cela ? demanda André. Depuis que je suis en prison, je n’ai jamais rien entendu de pareil.

— On ne guillotine pas tous les jours, » répondit Lambert qui tâchait de rire.

Il ajouta, prenant décidément le dessus, et d’un air fanfaron :

« C’est l’échafaud qu’on dresse pour le roi de Prusse ! »

André eut froid dans les veines.

« Compagnon, s’écria-t-il, à la besogne ! »

Le drap, empoigné par une quadruple étreinte, se raidit, et Lambert, dirigeant le mouvement, chanta :

« Appuie, matelot !… Hé là ! ho !… Hé là ! ho !… Hé là ! oh !… »

Au troisième effort, un des deux barreaux qui restaient intacts se rompit au ras de la pierre et l’autre céda aussitôt. Selon l’expression du cabaretier, le grillage s’ouvrit comme une tabatière.

La lune qui tournait prenait la fenêtre obliquement et montrait le passage que rien ne défendait désormais. Lambert fit un bond de joie.

« Oui, oui ! s’écria-t-il dans l’exaltation de son triomphe, il fera jour demain, ou que le diable m’emporte ! Le cheval sur la route de Pont-l’Évêque, le chasse-marée à l’embouchure de la Dive ! Allez, les agneaux ! Le cap sur Jersey et nage partout ! »

André avait déjà poussé son grabat sous la fenêtre. Son intention de fuir était parfaitement arrêtée, mais l’instinct de sa bonté native plaçait en première ligne l’homme qui était menacé de mort. Il aida Lambert à monter jusqu’à l’appui de la croisée.

Lambert prit sous sa chemise une corde de soie qui s’enroulait à nu autour de ses reins.

« C’est mince, dit le jeune ciseleur avec doute.

— Ça porterait trois hommes, répliqua le cabaretier. Nous pourrions descendre ensemble si nous voulions, ma minette, mais ma mère n’en fait plus ; il faut de la prudence… Regardez voir comment on souque un nœud marin ! »

Il fit au bout de sa corde ce lac doublement contrarié que les pêcheurs de saumon passent trois fois autour de leur hameçon sans tête, et le fixa au tronçon du barreau cassé. Ce point d’appui, donnant un très court bras de levier, était solide comme la pierre elle-même.

« Voilà ! poursuivit-il, c’est paré ! Le vent est d’amont, bonne brise. Nous coucherons ce soir chez les goddams… Dites donc, monsieur Maynotte, est-ce que votre petite femme n’est pas quelque part par là, du côté de l’Angleterre ? »

André ne répondit pas. Il faisait ses préparatifs de départ. Lambert, qui était assis commodément sur l’appui de la lucarne, les jambes pendantes au dehors, tourna la tête et dit :

« Ça m’amusera tout de même, monsieur Maynotte, de vous lancer dans les jambes de Toulonnais-l’Amitié ! »

André comptait sur cette bonne rancune, et ne se pressait plus d’interroger. Les renseignements devaient venir à leur temps. Le cabaretier cependant avait lancé sa corde au dehors pour sonder la distance à parcourir, car un bourrelet de la muraille, régnant à six pieds au-dessous de la lucarne, empêchait de voir le sol où la lune n’arrivait point, arrêtée qu’elle était par des constructions diverses et les arbres du préau. La sonde toucha terre ; le cabaretier avait encore plusieurs pieds de corde dans la main. C’était bien. Il examina une dernière fois son nœud, et se lança résolûment dans le vide.

André ne s’était pas encore aperçu de son départ qu’il était déjà debout sur le bourrelet inférieur.

« À tout à l’heure, monsieur Maynotte ! » prononça-t-il avec précaution.

Et comme le jeune ciseleur n’entendait pas, il siffla doucement et ajouta :

« Hé ! Bibi ! veille au chicot du barreau, que la corde ne glisse pas. »

André sauta aussitôt sur l’appui de la croisée. Il venait de plier bagage. Tout ce qu’il possédait au monde, y compris la longue lettre écrite à Julie, tenait dans les poches de sa veste.

Le cabaretier était encore sur le bourrelet.

« Hein ! fit-il gaiement, s’en donnent-ils là-bas avec leurs mailloches et leurs chevilles ! Les gens de Caen vont se déranger pour rien… Nage, Fifi, vous allez voir comme on s’y prend pour voltiger, monsieur Maynotte, quand on entend clouer les planches de son propre échafaud ! »

Ses deux pieds à la fois abandonnèrent le bourrelet ; il se prit à descendre avec adresse et résolution, mais très lentement, parce que la moindre hâte eût fait glisser ses mains sur la corde de soie. André veillait au tronçon du barreau. Une fois, il toucha la corde, qui rendit un son de luth, violemment tendue qu’elle était sur le renflement qui servait de chevalet. Les secondes lui semblaient si terriblement longues qu’il ne put s’empêcher de regarder, se tenant d’une main à la muraille et le corps incliné au-dessus de la saillie. Il ne vit rien que ce mince fil, un cheveu, en vérité, qui allait se perdre dans le noir inconnu.

Lambert ne parlait plus. La corde était immobile, car tout mouvement s’arrêtait au bourrelet. André entendit un petit bruit sec au tronçon du barreau, un bruit imperceptible et semblable au pétillement d’une bougie dont la mèche est humide. Il se leva et regarda. Le barreau ne bougeait pas, mais son arête supérieure tranchait un à un, tout doucement, les fils de la corde, qui éclataient en produisant ce petit bruit.

La sueur froide vint sous les cheveux d’André. La lune éclairait vivement le barreau, dont la cassure scintillait comme si elle eût été faite de petits diamants. André aurait pu compter ces fils de soie qui se rompaient l’un après l’autre, formant déjà deux petites franges…

Il se frotta les yeux et regarda de plus près. L’arête supérieure du tronçon était vive et nette : elle coupait.

« Plus vite ! prononça-t-il d’une voix étranglée, descendez plus vite, au nom de Dieu ! »

On ricana dans le noir et la voix de Lambert monta, disant :

« Tu es pressé, Bibi ? Pourtant, cet échafaud-là ne t’est de rien ! »

André cria encore, répétant le même avertissement. La voix répondit :

« Je n’ai plus que deux étages. Tu prendras le tour. »

Les deux franges s’épaississaient, formées de fils de soie ébouriffés et crispés. Les derniers mots d’André s’étranglèrent dans sa gorge. Il regardait l’arête où la lune mettait un long reflet blanc comme à la lame d’un couteau. Il était fasciné. Pour lui, ces houppes de soie dégageaient des aigrettes électriques qui piquaient ses yeux éblouis. La corde, horriblement amincie, se tendait et s’allongeait comme un-cheveu qui va rompre…

Cet homme qui pendait là-bas, au bout de la corde, était un misérable assassin, mais c’était un homme ; entre lui et André, une sorte de communauté existait. Naguère, André comptait se servir de lui comme d’un instrument, mais il ne songeait plus à cela. Il n’y avait plus rien en lui qu’un impérieux besoin de sauver cette créature entraînée vers la mort : un besoin aussi vif, le même besoin que s’il se fût agi d’un saint ou d’une personne aimée.

Ces choses, que le récit fait durer, sont, en réalité, rapides comme l’éclair. Si André avait eu le temps d’obéir à l’instinct qui porta ses deux mains en avant pour saisir la corde au-dessous du tronçon, il eût été précipité en avant, la tête la première.

Mais il y eut une petite détonation sèche, presque rien : la corde disparut avec une prestigieuse vitesse, et il ne resta au barreau qu’une houppe de soie révoltée.

En bas, la terre sonna sourdement. Un cri court, et qu’on eût dit coupé en deux, monta.

André s’était rejeté violemment en arrière.

Il écouta. Le vent murmurait dans les arbres du préau. Il appela. Répondit-on ? André ne savait pas. Il ne pouvait faire taire le bruit de ces maillets attaquant le bois de l’échafaud.

Il se pencha en avant. Des voix venaient avec le tapage des charpentiers. Les charpentiers chantaient.

« Lambert ! appelait André, Lambert ! »

Le chien qui gardait la cour intérieure hurla.

Ce fut comme un memento. André avait oublié qu’il était prisonnier et condamné.

La pensée de lui-même lui revint avec la pensée de Julie, qui était la meilleure moitié de son propre cœur. On aurait beau exagérer, nulle folie de langage ne saurait exprimer ce que dure une minute en ces instants suprêmes.

En une minute, l’affaissement d’André devint fièvre, et son cerveau franchit tous les degrés qui séparent l’anéantissement de l’exaltation.

La liberté l’appelait. À l’aide du drap qui avait tordu le grillage, il se laissa glisser sur le bourrelet. C’était six pieds de gagnés. À l’aide du drap encore, il put se pencher et surplomber le vide.

Il réfléchissait. De deux choses l’une : ou Lambert avait trahi, fuyant tout seul à cette heure et déjà loin, ou il était là, en bas, écrasé par sa chute et très probablement mort.

Impossible de voir. On ne distinguait rien, sinon la cime rabougrie des arbres du préau, dont les feuillages moutonnaient vaguement dans la nuit. Cela pouvait du moins servir à mesurer la distance qui séparait le bourrelet du sol. Il y avait plus de vingt pieds du bourrelet à la tête des arbres.

Le sang monta au visage d’André, ses tempes se prirent à battre. On ne saurait dire si l’idée de tenter ce saut extravagant était née en lui au moment où il avait quitté la fenêtre. Il voulait voir d’abord, et la vue du gouffre sombre pouvait l’arrêter. Mais le vertige était là désormais, autour de lui, devant lui surtout, le vertige qui sollicite l’homme comme l’aimant attire le fer. Des flammes passaient devant ses yeux, ses oreilles chantaient, une force irrésistible le poussait.

Ce n’était plus la liberté, ce n’était plus même Julie, c’était le vertige. Il lui fallait plonger dans ce vide aussi nécessairement que la pierre détachée doit tomber tout au fond de l’abîme. Rien ne le retenait plus, sinon le vague et impuissant effort de sa conscience expirante. Il avait déjà la sensation de celui qui est précipité ; ses mains, crispées en vain, allaient lâcher le drap…

Il avait une volonté robuste, une vraie vaillance ; il était homme dans toute la beauté du mot.

Ce qu’on peut demander à un homme, en effet, tout ce qu’on peut demander, c’est de rester homme et de regarder son destin en face, comme le chrétien se tenait droit et doux, les yeux grands ouverts, au milieu des bêtes lancées par le belluaire. Le destin est un lion qui parfois reconnaît son maître et respecte l’héroïsme du fort.

André lâcha le drap qui seul le défendait contre les entraînements du gouffre ; mais ce fut pour se redresser, non pour tomber. Un instant, il se tint en équilibre, préparant son cœur contre la défaillance de la terrible traversée, assouplissant ses muscles contre la violence du choc. Il eut le temps de faire le signe de la croix.

Ce n’était pas un suicide.

Il ne s’affaissa point, il sauta, délibérément, l’esprit présent, les membres libres, la conscience gardant un espoir.

On dit que ceux qui sont ainsi précipités de haut meurent avant de toucher le sol. Quand un désespéré enjambe, par exemple, la balustrade de Notre-Dame, ce n’est plus qu’un cadavre qui fend l’air et qui vient se broyer contre le pavé.

On dit cela. On dit beaucoup de choses, et la science aime à ratiociner gravement, assise sur ce fauteuil aux quatre pieds d’argile qu’on nomme l’hypothèse.

J’ai connu, quand j’étais enfant, un noble et beau vieillard, compagnon de La Rochejaquelein : j’entends le La Rochejaquelein d’autrefois, qui disait : « Si je recule, tuez-moi. » Il se nommait le comte du Plessis de Grénédan. Au temps de sa jeunesse, il s’était trouvé une fois, lui troisième, prisonnier de la république au château de Saumur, un fier donjon dont les créneaux sont à quatre-vingts pieds de l’herbe.

Une nuit, les trois prisonniers tirèrent au sort à qui sauterait le premier. Le comte du Plessis de Grénédan eut le numéro deux. Le premier sauta et se tua raide ; le comte du Plessis sauta le second ; le troisième ne sauta pas et fut passé par les armes le lendemain matin.

Quarante ans après cette aventure, le comte du Plessis de Grénédan nous la racontait volontiers au dessert, ce qui prouve à tout le moins qu’il n’était pas mort entre ciel et terre.

André, lancé comme une bombe à une assez grande distance du mur, traversa un tilleul aux rameaux duquel il laissa des lambeaux de son vêtement et de sa peau ; puis le coup d’une énorme massue le laissa foudroyé : c’était le baiser de la terre. Son évanouissement dut être court, car il faisait nuit encore quand il fut éveillé par les aboiements furieux d’un chien qui hurlait de l’autre côté du mur. Il se retrouva à demi-enfoui dans un tas d’herbages et de feuilles sèches amoncelées sous le tilleul et qui attendaient le tombereau. Le souvenir lui revint tout de suite. Le nom de Julie jaillit de son cœur et monta vers Dieu avec d’ardentes actions de grâces ; beaucoup d’honnêtes gens prennent encore la liberté de dire : « Merci, mon Dieu, » tout au fond de leur âme, malgré l’injurieux abus du mélodrame.

Sans trop de peine, André se mit sur ses pieds ; il n’avait aucune blessure. Les aboiements du chien provoquaient déjà un certain mouvement de mauvais augure dans la cour voisine ; mais un silence complet régnait dans cette partie des bâtiments que couronnait son ancienne cellule. Son premier souci fut de fuir ; il fit un pas vers le mur de clôture ; la pensée du cabaretier le ramena en arrière.

Il ne chercha pas longtemps ; à une toise tout au plus de l’endroit où il était tombé, une masse sombre tachait le pavé gris qui bordait le préau. Cela était informe ; André, pourtant, n’eut pas même un doute : ce devait être le malheureux Lambert.

Lambert était là, en effet, représentant vaguement la posture d’un homme accroupi ; sa tête pendait en avant et si bas que sa nuque formait le sommet de son corps. Ses deux mains crispées tenaient la corde. Un de ses pieds s’enfonçait en terre profondément, tandis que l’autre, qui avait rencontré le rebord des pavés, était littéralement broyé.

Évidemment, Lambert n’avait pas bougé depuis sa chute. La mort avait dû être instantanée.

André lui tâta les poignets pour chercher son pouls ; les deux mains étaient déjà rigides ; il tâta le cœur qui ne battait plus.

En cherchant le cœur, sa main rencontra un papier, le passeport. Il le prit.

Il y avait un arbre dont les branches touchaient le mur. André nous l’a dit une fois : il ne connaissait bien ni son agilité, ni sa force. Quelques minutes après, il marchait dans la rue, d’un pas paisible et tranquille. Il avait franchi deux enceintes.

La prison, cependant, s’emplissait de tumulte. Deux heures de nuit avaient sonné depuis longtemps, et les acteurs du drame funèbre avaient enfin fait leur entrée dans la cellule du condamné à mort. L’évasion était découverte.

Dans la rue, malgré l’heure matinale, des passants circulaient déjà, la plupart venant de la campagne. Ceux-là ne s’étaient pas couchés pour avoir de bonnes places autour de la guillotine. Ceux qui avaient été assez heureux pour voir déjà la guillotine la décrivaient à leurs compagnons plus jeunes. Il y avait des charrettes qui venaient de très loin, des bidets tout boiteux de fatigue, des piétons sincèrement harassés. L’espoir de la guillotine soutenait tous les courages. Les vrais musulmans ne sentent pas la fatigue tant que dure le pèlerinage de la Mecque.

Tout le long de son chemin, André n’entendait que ce mot : guillotine, guillotine, guillotine. En Normandie, nous avons une façon amoureuse de prononcer cela ; nous disons : gueillotaine, c’est joyeux et caressant.

Peut-on penser sans chagrin à la déception qui attendait tant de vertueux villageois ? Tel bon père amenait sa jeune famille par six lieues de bas chemins ; tel jeune métayer bien épris voiturait sa métayère en exécution d’une promesse faite le jour du mariage.

Et le cadeau de noces allait manquer ! Et ces enfants allaient verser des larmes devant un mécompte immérité. Injuste sort ! Tant de chemin gaspillé ; et quand, désormais, reverrait-on fleurir la guillotine ?

À mesure qu’il s’éloignait du quartier de la prison, André hâtait le pas. Un grand trouble était maintenant dans son esprit. Il n’avait point préparé cette aventure ; tout plan lui faisait défaut ; il essayait de mettre de l’ordre dans ses idées et ne pouvait pas.

Sans savoir, il s’était dirigé d’abord vers la ville basse et le pont de Vaucelles ; c’était par là, d’ordinaire, qu’autrefois il sortait de Caen pour promener Julie, de l’autre côté de l’Orne, en face des prairies de Louvigny ; mais il se souvint vaguement de l’itinéraire tracé par le cabaretier : la route de Pont-l’Évêque.

Il rebroussa chemin d’instinct en ayant soin de faire un large circuit autour du Palais, et gagna les abords de l’église Saint-Pierre. Il était dans la peau de Lambert, il sentait cela d’une façon confuse, mais persistante. La protection occulte qui entourait l’assassin, affilié à de mystérieuses confréries, lui appartenait au moins pour une nuit.

On dit que certains objets sautent aux yeux ; il y a des choses qui sautent à la mémoire. Au détour de la rue Froide, la mémoire d’André lui cria tout à coup ces banales paroles qui avaient l’importance d’une formule cabalistique :

« Fera-t-il jour demain ? »

Lambert lui avait promis l’histoire de Fera-t-il jour demain ? histoire que lui, André, pouvait rattacher déjà à la plus importante de ses aventures de jeunesse, au fait qui lui avait laissé les plus vivants souvenirs. Mais Lambert n’avait pas eu le temps de la lui raconter.

Lambert lui avait promis bien d’autres choses.

Je ne peux pas dire comme André regrettait Lambert.

Car son idée fixe se réveillait en lui violemment dès ce premier quart d’heure de liberté ; il devinait que ce serait la passion de toute sa vie, à voir comme elle se mêlait étroitement, cette idée, au seul sentiment qu’il eût dans le cœur : son amour pour Julie.

Lambert s’était chargé de faire la lumière sur cette route, au bout de laquelle était son démon, l’homme qui ne laissait rien derrière lui, l’homme qui passait toujours impuni en jetant une proie à la justice, l’inventeur machiavélique d’une assurance contre les dangers du vol et du meurtre, — le sauvage, habile à cacher sa trace comme un Huron des forêts vierges, au beau milieu de notre civilisation, — l’Habit-Noir, — Toulonnais-l’Amitié…

Un sobriquet appartenant à plusieurs, un faux nom appartenant à celui qui avait des douzaines de noms !

Rien, en un mot, ou presque rien ! Et le cabaretier Lambert était mort, emportant son secret tout entier !

André s’arrêta en face de l’église Saint-Pierre. Ici, une rue conduisait à la route de Paris, l’autre à la route de Pont-l’Évêque. On pouvait aller à droite ou à gauche.

À droite, c’était Julie et un danger presque inévitable.

À gauche, c’était l’exil, l’inconnu, et je ne sais quelle chance de se venger.

André prit la gauche et se mit à courir.

Quand il dépassa les dernières maisons de Caen, l’aube blanchissait une mince bande de l’horizon.

Sous le premier arbre de la route, il y avait un homme avec un cheval. L’homme le vit venir et ne bougea pas.

« Holà ! garçon ! cria résolûment le jeune ciseleur, fera-t-il jour demain, que tu saches ?

— Hié ! Bijou ! » fit le rustre en détachant son cheval. Puis il répondit :

« Demain, pour sûr, not’ maître, et aujourd’hui aussi… C’est-il vous qu’êtes monsieur Antoine ?

— Parbleu ! » répliqua André.

Le paysan avait un bon bonnet de coton blanc ramené sur ses yeux.

« Faut bien savoir, reprit-il paisiblement. Demander n’est pas offenser. »

Il ôta son bonnet, ce qui ne le décoiffa point, car il en avait deux l’un sur l’autre ; il ôta sa blouse, ce qui ne montra point sa chemise, la blouse étant double comme le bonnet. Il tendit le tout à André avec un pantalon de toile brune, qu’il portait roulé sous le bras.

En un clin d’œil, André eut dépouillé son costume de prisonnier et fait sa toilette.

Le paysan le regardait en bâillant.

« C’est de remettre Bijou à Dives, chez Guillaume Menu, dit-il en tendant la bride à André qui sauta en selle. La marée est à neuf heures ; la barque sera là au bon de l’eau. Y a-t-il pour boire ? »

André lui jeta une pièce d’argent, et le paysan ôta son second bonnet en disant :

« Bon voyage, not’ maître ! »

Ce matin, les gendarmes à cheval galopèrent sur toutes les routes des environs de Caen. Ils ne trouvèrent rien, sinon les populations en deuil qui revenaient sans avoir vu la guillotine.

Bijou était un rude bidet. À neuf heures, il mangeait l’herbée au râtelier de Guillaume Menu, à Dives. Le vent d’amont soufflait toujours. Une barque de pêche courait déjà grand largue au delà des grèves, et gouvernait à ranger les rochers du Calvados. André s’asseyait à l’arrière ; il était là chez lui, parce qu’il avait demandé au patron de la barque : Fera-t-il jour demain ?