Les Habits noirs/Partie 1/Chapitre 13

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Hachette (tome Ip. 178-186).
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Première partie


XIII

André à Julie.


Jersey, Saint-Hélier, 25 décembre 1825.

Bonne année, Julie, voici la Noël. Le petit a-t-il mis ses souliers dans la cheminée hier au soir ? Et quels joujoux Jésus lui a-t-il apportés ?

Moi, j’ai mes étrennes, Julie ; Noël m’a donné ce que je cherchais depuis si longtemps, un messager sûr qui te remettra le gros paquet de mes lettres. Je me tins à quatre, en quittant la France, au mois d’août dernier, pour ne pas confier mon journal de prisonnier au brave paysan qui me fournit une monture. Mais je fis bien de résister à la tentation. De près ou de loin, ce paysan appartenait à une confrérie dont mes lettres te parlent bien souvent. Il était là, ce paysan, par les ordres de l’homme qui fut notre perte et qui m’a ainsi sauvé sans le savoir.

Depuis une semaine, je cherchais avec plus d’ardeur encore qu’à l’ordinaire le messager qui doit mettre un baume sur la blessure de ton pauvre cœur. Dimanche dernier, en effet, il m’est tombé sous la main un journal français du mois de septembre. Je lis avec avidité tout ce qui vient de France ; tout ce qui vient de France me parle de toi.

Juge, cependant, ce que j’ai éprouvé en lisant mon nom, notre nom à tous deux, imprimé dans cette feuille qui se publie à Paris. J’ai eu comme un éblouissement. Les malheureux sont fous ; incessamment ils espèrent ; j’ai cru à quelque miracle, à une révélation, à une réhabilitation. Puisqu’on parlait de nous, c’était sans doute pour dire que le bandeau était tombé des yeux de nos juges.

La France, l’Europe, le monde entier n’auraient-ils pas intérêt à écouter ce cri qui proclamerait l’innocence d’un condamné ? Un fait pareil, connu et publié largement, ne devrait-il pas remuer le grand cœur de l’humanité ?

Une âme qui remonte des profondeurs de l’enfer ? n’est-ce donc pas une belle fête ?

Ma pauvre chère femme, ce n’était pas notre réhabilitation ; je dis notre, car tu étais accusée comme moi, et comme moi tu as été condamnée. C’était tout uniment l’annonce de ma mort.

Un fait-divers, comme on appelle cela.

Et j’ai songé tout de suite que tu avais pu lire ce fait-divers, que tu avais dû le lire au moment où le journal s’imprima, c’est-à-dire au mois de septembre, et que, depuis plus de trois mois, tu me crois mort peut-être.

Si j’avais su… Mais peut-être aussi les autres journaux n’ont-ils pas répété cette nouvelle insignifiante. Peut-être la bonté de Dieu t’a-t-elle gardé ta pauvre tranquillité.

Peut-être. En attendant, je souffrais le martyre, et si je n’eusse pas trouvé le messager qu’il me fallait, je crois que je serais parti pour Paris, au risque de tout perdre.

Car il y a des craintes qui sont en moi et que je ne t’ai dites qu’à demi. Lambert, ce malheureux qui fut un instant mon compagnon, m’avait fait une demi-révélation. Notre bourreau te connaissait ; il t’avait vue souriant à notre petit endormi ; il te trouvait belle…

Mais que je te dise, car je ne veux pas rester sur une pensée qui me rend fou, que je te dise ce qu’il y avait dans le journal français du mois de septembre.

Ce démon, Julie, je le connais. C’est celui qui… Mais le reconnaîtrais-tu, cet insulteur de nuit ?… Il pourrait, à Paris, s’approcher de toi sans exciter ta défiance. Le malheur est sur nous. J’ai fait un rêve horrible.

Ah ! nous avions bien deviné ! la distance est longue de Caen à Sartènes, mais le malheur a des ailes !

Et voilà que je parle encore de ce que je voudrais taire ! C’est du journal qu’il s’agit. Le journal raconte la double tentative d’évasion, dont tu trouveras la vraie relation dans mes lettres. Il rapporte les faits à sa manière, selon la physionomie du résultat, et après avoir constaté que le cabaretier Lambert devait être exécuté le lendemain, il ajoute :

« Selon les apparences, les deux condamnés avaient pu s’entendre à travers la muraille qui séparait leurs cachots. Chacun avait son rôle. L’assassin Lambert s’était chargé de percer le mur en pierre de taille et de fournir la corde ; le voleur Maynotte avait scié les barreaux de sa fenêtre donnant sur le préau no 2.

« On s’étonne que de tels faits aient pu se produire sous la surveillance des gardiens. Une enquête administrative est ouverte, et justice sera sévèrement rendue. Le nommé Louis, employé à la geôle et gardien d’André Maynotte, a été mis sous clef, le lendemain de l’évasion.

« Selon toute apparence, André Maynotte, plus jeune et plus dispos, tenta le premier la descente. Il parvint sans encombre jusqu’au sol du préau et put franchir les deux enceintes ; Lambert, beaucoup plus lourd, se suspendit le second à la corde, déjà fatiguée ; le poids de son corps la rompit au ras de la fenêtre, et le malheureux fut précipité d’une hauteur sans doute énorme, car on trouva le lendemain son corps littéralement écrasé.

« Quant à Maynotte, toutes les recherches de la police ont été vaines pendant plusieurs jours ; le succès de son évasion semblait être un fait accompli, lorsqu’une dépêche du maire de Dives, arrivée à Caen samedi soir, est venue prouver une fois de plus l’action directe de la Providence.

« On avait des raisons de croire que Maynotte avait pris la route de la mer pour tenter le passage en Angleterre. Des détachements de gendarmerie avaient été dirigés sans résultat aux embouchures de l’Orne et de la Dive, et, chaque jour, les abords de la côte étaient fouillés avec un soin minutieux. On apprit ainsi qu’un homme à cheval était parti de Caen, le matin de l’évasion, et que le bidet avait été remisé chez Guillaume Menu, métayer au bourg de Dives.

« L’homme avait un pantalon de toile brune, une blouse grise et un bonnet de coton blanc.

« Or, sur les grèves de la Divette, samedi matin, un cadavre a été trouvé, la figure mangée, il est vrai, et le corps terriblement mutilé (les marsouins sont en troupes le long de la côte, cette année), mais revêtu de lambeaux qui avaient été un pantalon brun, une blouse | grise et un bonnet de coton blanc.

« Tout porte à croire que Maynotte (André), le hardi malfaiteur, avait détaché quelque barque aux environs et qu’il a trouvé la mort en essayant de passer en Angleterre. »

Julie, ceci peut être un bien, car on ne poursuit pas les morts.

Mais qu’as-tu pensé, toi, ma femme chérie ? Oh ! si tu as vu cela, que de larmes ! car tu m’aimes, j’en suis sûr ! C’est mon dernier bien que cette certitude. Je me souviens de tes adieux.

Depuis dimanche, je ne vis pas. Il faut que je te parle, il faut que tu m’entendes. Béni soit Dieu qui m’a envoyé enfin un homme en qui je puis avoir confiance !

Il a nom Schwartz et ce nom d’abord m’a fait peur, — mais plaisir aussi, car il me rappelait notre chère maison de la place des Acacias. La première fois qu’il entra chez mon patron (je suis ouvrier chez un arquebusier), ce fut pour acheter une paire de pistolets. Un débiteur qu’il vient poursuivre jusqu’ici avait annoncé de mauvaises intentions contre sa personne. Tout cela ne me plut pas. Ces grandes peines que l’on se donne pour un peu d’argent m’étonnent toujours.

Te souviens-tu ? Il y avait aussi un Schwartz sur l’impériale de la diligence, le soir de ton départ. Un pauvre voyageur avec un tout maigre paquet ? Mais on trouve tant de ces Schwartz ! Et ce ne peut être le même, car celui-ci affirme qu’il n’a jamais été à Caen et il est riche.

Je ne sais pourquoi je pense à ce voyageur au maigre paquet. Il était venu la veille chez notre voisin, le commissaire de police. Si petits qu’ils soient, tous les événements de cette journée me paraissent énormes. Je les ai mis tous ensemble dans ma mémoire ; je les y garde en tas, mais je les rangerai ; une heure viendra où je me pencherai sur une piste pour la suivre ardemment et jusqu’au bout ; je sens cela, j’ai du sang corse plein les veines.

Et figure-toi que l’idée m’était venue une fois que ce pauvre voyageur de l’impériale, ce Schwartz, pouvait bien être l’Habit-Noir.

Toutes les idées du monde me sont venues tour à tour. Je cherche !

Mais voici une circonstance qui m’a réconcilié avec ce brave M. Schwartz ; s’il veut de l’argent, c’est pour épouser une femme qu’il aime.

Il a fait la connaissance du patron et je les entends causer. Il aime, il veut tout l’or de la terre pour la reine de son cœur !

Je ne lui ai encore rien demandé ; mais je compte sur lui, car je le prendrai par son amour. Il part demain matin, je lui parlerai ce soir.

Je préférerais de beaucoup t’envoyer tout mon cœur sans que le messager sût ton nom. Il ignorera en tous cas le lien qui nous unit, et j’ai encore jusqu’à ce soir pour résoudre mon problème. Tu trouverais cela en te jouant, toi, Julie.

En attendant, adieu. Je joins ici mon adresse. Je t’embrasse mille et mille fois. Viens, si tu veux, avec le petit : j’ai des bras, vous ne manquerez de rien.

Et réponds-moi surtout, réponds-moi bien vite. Je vais compter les heures. Encore mille baisers. Je t’aime bien plus qu’autrefois. Bonne année !

Saint-Hélier, Jersey, 30 janvier 1826. — Ma chère femme, j’ai compté les jours, trente-quatre longs jours. Deux fois, trois fois le temps de recevoir ma lettre et de me répondre ! Je t’ai envoyé tout ce que j’avais écrit depuis six mois ; tout ce que j’avais pensé, tout ce que j’avais souffert. N’as-tu donc pas reçu le paquet ? Ce M. Schwartz avait bien promis pourtant !

Il y a peut-être de ma faute. J’ai hésité la moitié d’une année avant de t’adresser une ligne, et quand il ne m’a plus été possible de résister à la passion que j’avais de te parler enfin, après un si long silence, j’ai frémi jusqu’au fond de mon cœur. Tu es condamnée ; la moindre imprudence pourrait te coûter la liberté. Et, mon Dieu ! pour te conserver la liberté, j’ai si cruellement souffert !

Aussi, je n’ai pas osé aller franchement. Je ne me défiais plus de ce M. Schwartz, qui semble être un bon jeune homme ; mais quand il s’agit de toi, je ne ferais pas fond sur mon propre frère !

J’ai pris des biais. Je ne crois pas que je sois bien habile. J’ai multiplié les obstacles. M. Schwartz ne sait pas à qui il porte les lettres. J’avais inventé une mystérieuse combinaison, qui serait trop longue à t’expliquer et que je trouve absurde maintenant, plus absurde de jour en jour, à mesure que le temps s’écoule et que je ne vois point la réponse venir.

Fallait-il t’exposer, cependant ? Je ne sais pas si j’étais aussi malheureux que cela dans ma cellule de la prison de Caen !

J’aurais dû aller tout de suite à Paris. Paris est grand ; on s’y cache mieux que partout ailleurs. Je t’aurais retrouvée, nous serions réunis.

Qu’est devenue ma lettre ? Ce Schwartz est-il un galant homme ? Ne t’a-t-il point trouvée ? Car jamais, oh ! jamais, dans mes heures de désespoir et de folie, je ne vais jusqu’à te soupçonner, ma femme !

J’ai foi en toi, c’est mon dernier refuge.

L’idée que tu as reçu mes lettres et que tu aurais négligé de me répondre ne me vient même pas. Elle me tuerait, si elle venait.

Voilà deux jours que je garde la chambre. Je n’ai pas de maladie déclarée, mais je suis très malade. La peur me prend de mourir sans te revoir.

Mon patron a de grandes bontés pour moi. Si je voulais, il me prêterait bien l’argent qu’il faut pour aller en France.

14 juin 1826. — Rien de toi, Julie. J’ai été bien près de la mort. Je m’éveille après un sommeil qui a duré des mois. Que. ne suis-je mort dans cette fièvre où j’oubliais ! Ah ! Je t’ai revue et je t’ai eue encore entre mes bras.

Rien de France ! Rien ! rien ! Me voilà si faible que je ne peux même plus songer à entreprendre un voyage.

J’ai peine à me convaincre : c’était il y a un an ; nous sommes à l’anniversaire de notre malheur. Un an ! Que fais-tu ? Qu’es-tu devenue ?

Parfois, je te vois morte. Que Dieu me donne donc la force de partir !

3 juillet. — Julie, la maladie m’a repris. Ces trois ou quatre mots que je viens d’écrire ont épuisé ma force. Viens, oh ! viens. Je t’aime.

8 septembre. — Rien de toi ! Je suis debout. J’ai pu marcher hier jusqu’au rivage. Mon regard cherchait la côte de France. J’ai là toutes mes lettres sur mon cœur. Je les écris pour te les envoyer, mais ce serait te perdre. Les lettres ne valent rien ; elles amusent tout au plus mon angoisse. J’irai.

12 septembre. — Que Dieu soit avec moi, Julie, je pars. Dans quelques jours tu seras dans mes bras !

Oh ! que la mer est joyeusement belle ! Je pars, j’espère, je t’aime ! Voici la première heure que je vis depuis douze mois ?