Les Habits noirs/Partie 1/Chapitre 15

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Hachette (tome Ip. 197-210).
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Première partie


XV

À Paris.


André se leva.

« Je suis venu pour savoir où je trouverai ma femme, prononça-t-il d’un accent ferme et triste. Je ne vous en veux point, Madeleine ; les apparences étaient contre moi.

— L’adresse est à la maison, dans mon livre d’heures, répondit la bonne femme ; le nom de la rue à la première page, le numéro à la dernière. Vous trouverez le livre sur la fenêtre. Bon voyage, monsieur Maynotte… et si vous avez de l’argent de trop, on dit que la veuve et les enfants de M. Bancelle demandent la charité, à l’heure qu’il est, dans Paris. »

André s’éloigna lentement, et la bonne femme se remit à piocher ses pommes de terre. En travaillant, elle pensait :

« Non, non, je n’aurais pas cru cela de lui dans le temps… Et tout de même il est devenu à rien !… Et si pâle !… Tout comme elle !… Bien mal acquis ne profite pas, c’est sûr… J’aime mieux qu’il ne revienne pas… ni elle non plus… quoique l’enfant n’est pas cause. »

Le brigadier et son gendarme étaient partis à la recherche de l’incendier des meules à Poisson. André trouva le livre d’heures sur la fenêtre. Il le prit sous prétexte de montrer l’image du commencement au petit. À la première page, il y avait rue de la Sourdière, à la dernière se lisait no 21.

André cacha une larme pendant qu’il embrassait le petit et partit, sa balle sur le dos.

À deux jours de là, vers dix heures du matin, à Paris, André, plus pâle encore et marchant avec peine, sortait de la cour des messageries et demandait la rue de la Sourdière au commissionnaire du coin.

C’était une belle journée de la fin de l’été. Paris vaquait à ses affaires matinales et semblait une ruche en travail. Étourdi, au milieu de ce mouvement inconnu, André allait le long de la rue Saint-Honoré, suivant les indications de l’Auvergnat ; il dépassa l’église Saint-Roch, dont le cadran bleu marquait dix heures et demie ; à l’angle d’une voie droite, étroite, solitaire, triste, il lut cet écriteau : Rue de la Sourdière.

Il s’arrêta. Une main d’acier lui serrait le cœur.

Et quelle était donc cette angoisse qui pouvait le saisir ainsi au moment de retrouver Julie ?

Il y avait alors à Paris, et bien près de là, des quartiers infects, des quartiers infâmes ; il y a encore à Paris des zones lugubres où la misère couvre le crime. Et, certes, cette rue de la Sourdière, où je n’ai jamais pu passer sans avoir le frisson, n’est ni infâme, ni précisément infecte, ni misérable, ni criminelle. Elle est terrible tout uniment, terrible de froid, d’abandon, de silence. C’est comme une oasis de la mort, au milieu des exubérantes vitalités qui l’entourent. Il y a là de très beaux hôtels perclus, des jardins qui moisissent ; le soleil passe au-dessus sans y entrer, et chaque fois qu’une voiture égarée cahote sur son pavé, qui a cent ans, et qui est tout neuf, des créatures étranges, penchées à de mélancoliques balcons, regardent avec des étonnements chinois cette chose qui se meut et qui fait du bruit. La voiture passée, les fenêtres se referment ; il y en a pour longtemps ; les araignées savent cela et raccommodent, pleines de confiance, leurs toiles, qui ne seront pas dérangées avant six mois.

Son nom lui va bien ; elle est muette et sourde. Elle ne vient de nulle part, elle ne mène à rien. Entre les deux rangs de ses maisons mornes, le ciel lui-même est en deuil et s’ennuie.

André n’était pas de Paris. Cette prodigieuse désolation n’est bien sentie que par les Parisiens. Ce ne fut donc pas le désespérant aspect de cette nécropole qui le fit reculer, mais il recula. Il eût fallu un peu de calme, c’est vrai, mais de calme riant, pour lui donner courage.

Il recula et se replongea tout peureux dans les fracas de la rue Saint-Honoré.

Il n’osait plus. Son malaise avait désormais un nom dans sa conscience et s’appelait pressentiment. Il voyait grandir en lui un effroi qui était déjà de la folie et sentait sur sa tête la menace d’un affreux malheur.

Quel malheur ? N’était-il pas meurtri assez par les coups du sort ? Que pouvait-il craindre et quelle souffrance nouvelle pouvait s’ajouter à son martyre ?

Quand onze heures sonnèrent à l’horloge de Saint-Roch, il les compta machinalement des marches de l’autel de la vierge, où il s’agenouillait. Il était entré sans trop savoir ; sans trop savoir, il avait remonté toute la nef, de la grand’porte à l’abside, et il était là, priant, et peut-être ne savait-il pas bien qu’il priait.

Ce fut un réveil ; il joignit ses deux mains, et son cœur s’éleva vers Dieu ardemment. La prière des enfants, l’admirable prière, plus grande que l’homme, la prière contenant ces mots, adressés à Notre Père qui est aux Cieux : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, » tomba de ses lèvres.

Et quand il eut prononcé ces mots, il ne pria plus, il réfléchit.

Il y avait un homme à qui il ne pouvait pas pardonner.

Un inconnu, c’est vrai ; mais il avait juré en lui-même d’employer, s’il le fallait, sa vie entière à le connaître.

Pourquoi ? pour se venger.

Cette prière miraculeuse n’admet pas la vengeance. Elle se retourne contre ceux qui veulent se venger. Ceux qui veulent se venger prononcent, en la récitant, leur propre condamnation. André, agenouillé, la tête entre ses deux mains, songeait ainsi.

Et il y avait en lui quelque chose de plus fort encore que la vengeance, c’était l’amour.

André avait une frayeur, faut-il dire superstitieuse ? de cette condamnation prononcée par sa propre bouche contre ceux qui haïssent. Sa haine était juste, sa vengeance était légitime ; mais devant Dieu, auteur de la prière, il n’y a point de juste haine ni de légitime vengeance.

Selon la loi de Dieu, le pardon est un rigoureux devoir.

André s’interrogeait. Il avait demandé au ciel le talion ; il avait dit : « Ayez la même pitié que moi. » Et quelle pitié, si par hasard il eût trouvé en sortant, sur les degrés de l’église, l’homme qui avait pris tout son bonheur ?

Si l’Habit-Noir, si Toulonnais-l’Amitié, car il n’avait que ces bizarres dénominations pour désigner l’objet de sa haine, s’était présenté à lui tout à coup et qu’une voix révélatrice eût crié à son oreille : « Le voilà ! »

Il n’est personne parmi les chrétiens croyants, et André avait apporté de Corse un fond de foi robuste, il n’est personne qui n’ait parlementé ainsi une fois en sa vie avec la Providence, discuté, marchandé pour ainsi dire et posé ses conditions. En Bretagne, les naïfs pèlerins disent à la bonne sainte Anne d’Auray : « Si tu fais ceci, je ferai cela. » C’est un marché. Pourquoi non ? Dieu, plus clément que la philosophie, ne va pas chercher l’impiété dans ces simplesses du cœur.

André Maynotte, profondément absorbé dans sa méditation, docile aux conseils de la prière, mais plaidant pour son droit humain, n’était pas un impie. Il écoutait Dieu avec la candeur de la force, et sa passion soutenait ce débat. Jacob aussi lutta contre le Seigneur.

Son front était mouillé, sa joue pâle ; il ne voyait rien de ce qui était autour de lui. Dieu le tenait, si l’on peut ainsi dire, et la question mystique se posait en sa conscience avec une extraordinaire netteté. Il y avait d’un côté sa haine, de l’autre son amour. Au point de vue humain, ces deux sentiments se seraient confondus, car c’était pour l’amour de sa femme qu’André haïssait surtout le ténébreux agent de sa chute : cet homme était l’assassin de toutes ses belles joies d’amour ; cet homme avait arraché aux yeux de Julie leurs premières larmes ; cet homme, pour les deux époux-amants, s’appelait la séparation et l’exil. Mais, au point de vue religieux, ces subtils mélanges n’existent pas ; il y a le mal et il y a le bien, séparés profondément, parce que l’égoïsme ne leur sert plus de trait d’union. Il faut choisir.

Et André choisissait, laborieusement, douloureusement.

L’espoir de se venger avait en lui déjà de terribles racines ; c’était une part de sa vie : pardonner lui sembla d’abord quelque chose d’impossible et d’impie.

Mais la prière lui criait comme la voix d’un maître : foule aux pieds ta haine, Dieu te rendra ton amour !

L’église, tout à l’heure déserte, s’emplissait cependant. Il y avait un grand mouvement du côté de la sacristie, et les cierges s’allumaient à l’autel.

André ne prenait pas garde.

La fatigue des jours précédents l’affaissait. Il croyait méditer encore, et déjà un voile flottait autour de sa pensée.

Le travail de la réflexion se faisait rêve peu à peu.

Il voyait la tête charmante de Julie, dont les beaux yeux souriants l’appelaient. C’était bien son amour. Entre elle et lui, un abîme se creusait qui était sa haine.

Ainsi se symbolisait la loi de la prière. Il implorait pitié : la prière restait implacable : « Je te pardonnerai tes offenses comme tu pardonneras à ceux qui t’ont offensé ! »

Des bruits couraient dans la nef où la foule curieuse s’entassait. L’orgue frappa un long accord. Tout cela, dans le rêve d’André, voix de la foule et sons de l’orgue, disait l’arrêt de la prière.

Ce n’était pas jour de dimanche, pourtant, ni fête publique. Pourquoi ces cierges à midi ? cette musique ? cette foule ? André ne savait pas, et que lui importait ? Rêvant ou pensant, il se débattait à la fois contre sa passion et contre Dieu.

Non loin de lui, entre la sacristie et le calvaire, dans l’un des bas côtés de la chapelle de la Vierge, un homme se tenait debout, dirigeant ses regards curieux vers la nef principale. Il y a longtemps que nous n’avons rencontré M. Lecoq, le commis-voyageur en coffres-forts, qui avait fait un si beau cadeau à notre J.-B. Schwartz ; nous l’eussions néanmoins reconnu tout de suite à sa figure ouverte et crânement effrontée. Son costume de voyage était remplacé par une très élégante toilette de ville aux couleurs un peu hasardées. Il était là en curieux, évidemment, et il semblait guetter l’arrivée de quelqu’un.

De l’endroit où il était, il pouvait voir le milieu de la nef et surtout les abords de la sacristie, où les assistants commençaient à former une double haie au-devant de la porte.

La porte de la sacristie s’ouvrit à deux battants : une sorte de procession passa, puis la foule s’agita tout à coup immodérément ; un couple suivait les prêtres : des mariés, l’épousée en robe blanche, coiffée de la couronne de fleurs d’oranger, le fiancé en habit noir. Malgré la présence imposante du suisse, on monta sur les chaises. M. Lecoq ne put glisser qu’un coup d’œil au travers de la cohue. Ce fut assez, car sa prunelle brilla et ses lèvres eurent un singulier sourire.

L’orgue chantait. C’était une noce : une noce riche.

Paris, le vieil enfant, a beau être la capitale du monde intelligent, il garde toute la curiosité du village.

Paris veut voir la mariée ; Paris qu’on dit si chargé de besogne ! Il cesse de s’occuper des destinées de l’univers dès qu’un chien habillé passe dans la rue, et, si attachant que soit ce spectacle, il détournera les yeux de la girouette révolutionnaire, si vous lui montrez une charretée de singes.

Pour voir la duchesse ou la banquière entrer au bal, Paris bravera la fluxion de poitrine ; pour contempler la mariée, il grimpera sur les chaises de l’église. Au fond, pourquoi pas ? Il ne veut pas de mal au bon Dieu.

Dès que la noce fut placée, les deux haies se replièrent le long des bas-côtés, afin de regarder mieux. M. Lecoq, qu’il ne nous est pas permis de confondre avec les simples badauds, ne changea point de place et garda son sourire gaillard. Un instant, il resta immobile, les mains croisées derrière le dos, et sa large bouche ébaucha un bâillement ; mais, à cet instant même, ses yeux, tournés par hasard vers la chapelle de la Vierge, qui était vide, tombèrent sur André, agenouillé devant l’autel. Il tressaillit ; le rouge lui monta au visage, et, d’un mouvement instinctif, il fit deux pas pour se mettre à l’abri d’un pilier.

De là, il glissa vers André un second regard cauteleux et rapide. Sa joue changea une seconde fois de couleur.

« De par tous les diables ! murmura-t-il avec un étonnement profond, c’est lui ! c’est bien lui ! Voilà une aventure ! »

Les précautions qu’il prenait étaient tout à fait superflues, car André n’était plus de ce monde et ne se rendait aucun compte de ce qui se passait autour de lui. La lutte qui avait lieu dans son cœur ne pouvait être incertaine ; sa haine était robuste et tenace, parce qu’il s’y mêlait une juste volonté de châtiment ; mais son amour était son être tout entier : son amour devait vaincre.

Noyé qu’il était dans ce rêve extatique qui n’était pas le sommeil, et d’où cependant la froide raison humaine semblait exclue, il revint tout à coup à la pensée de sa présence à Paris, sans que les objets extérieurs fussent pour rien dans ce réveil. Le but de son voyage, Julie, l’appela et chassa ses dernières incertitudes. Il joignit les mains dans une passionnée ferveur et dit à Dieu :

« J’oublierai celui qui m’a fait tant de mal. Je ne chercherai ni à savoir son nom ni à connaître son visage. Je ne me vengerai pas. Je promets cela et je le jure, afin de retrouver ma Julie, afin qu’elle m’aime toujours et que nous soyons heureux ! »

Il se releva, le cœur plein d’un calme extraordinaire. Que le fait semble ou non puéril, le pacte était conclu. Toutes les inquiétudes, toutes les angoisses qui avaient agité André pendant son voyage et depuis son arrivée à Paris disparaissaient. Littéralement, il venait d’acheter son bonheur.

Et, sa nature étant donnée, il avait payé un haut prix.

En se retournant, après avoir fait le signe de la croix, il vit l’heure, au cadran de la grand’porte, à travers les colonnes du maître-autel. L’horloge marquait midi et demi. Il s’étonna du long espace de temps écoulé et n’eut plus d’autre désir que de quitter l’église pour se rendre enfin à la maison de Julie.

La route était toute tracée pour quelqu’un qui ne connaissait pas les particularités de Saint-Roch. La porte latérale, située auprès de la sacristie, ne semble nullement communiquer avec le dehors. André se dirigea vers la grand’porte donnant sur la rue Saint-Honoré.

Dès les premiers pas, lui qui naguère était entré dans une église déserte, il s’arrêta étonné à la vue de la foule qui emplissait les bas côtés. M. Lecoq avait fait le tour du pilier pour ne se point montrer à lui et le regardait désormais par derrière avec une avide curiosité. Il avait autour des lèvres ce sourire narquois qui semble dire : « Nous allons avoir la comédie ! »

André était à cent lieues de croire qu’on l’observait, à cent lieues aussi de penser que, le long de ces bas côtés encombrés, un événement l’attendait qui pût exciter la curiosité d’autrui.

Les gens qui étaient là debout ne priaient point ; ils causaient, et André traversa les premiers rangs sans prêter la moindre attention aux propos croisés qui bourdonnaient autour de ses oreilles. La première chose qu’il entendit fut ce mot :

« Pas le sou, monsieur Jonas, pas le sou ! »

Le mot était prononcé en forme de vigoureuse affirmation par une grosse femme sanguine, plaidant contre un homme doux et blême. La grosse femme ajouta, pendant qu’André essayait de faire le tour de sa rotondité :

« Et venue sous un chou, c’est certain ! Ni parents ni famille ! Leçons de guitare au cachet, quoi ! ça dit tout ! »

M. Jonas, homme maigre, occupant une de ces boutiques de marchandes à la toilette qui abondent dans le quartier de Saint-Roch, répondit :

« Sage comme une image, aussi, faut dire. Il en est assez entré chez nous pour nous demander ci et ça sur son compte. Elle aurait gagné ce qu’elle aurait voulu, plaisant aux hommes et se tenant roide. »

Mme Coutant, la grosse femme rouge, haussa les épaules.

« Affaire de cacher son jeu ! grommela-t-elle. Pour jolie fille, ça y est. Mais la vertu ! une femme en a et en i, qui n’est ni propriétaire, ni rentière, ni marchande. Vas-y voir ! »

André parvint à dépasser Mme Coutant, qui lui dit avec aigreur :

« On ne pousse pas dans les églises ! Et qu’il y en a plus d’un, ajouta-t-elle, qui viennent là pour s’approcher des dames !

— Ou pour entrer dans les poches, appuya M. Jonas.

— Elle est splendide ! » déclara un jeune commis, guindé sur la pointe de ses pieds pour apercevoir la mariée.

Un homme sérieux et bien couvert, parlant au nom de la saine morale, édicta :

« Dans les affaires, il n’est jamais maladroit d’épouser une très belle femme.

— Farceur ! » répliqua un sans-gêne.

André n’avait pas encore tourné la tête du côté de la nef. Le sens de tous ces bavardages glissait sur sa préoccupation. Il avait gagné un mètre ou deux péniblement, et se trouvait à la hauteur du maître-autel.

Deux paroles se croisèrent à droite et à gauche de lui, un chiffre et un nom. Il se sentit frissonner.

À sa droite, on disait :

« C’est un homme de quatre cent mille francs ! »

À sa gauche :

« Vous ne connaissez donc pas M. Schwartz ? »

La gaieté lugubre du proverbe défend de parler de corde devant les pendus. Quand la dent du malheur a mordu profondément un homme, il est une foule de mots, d’alliances de mots, de noms, de dates, de chiffres, qui sont pour lui ce qu’est la corde au pendu du proverbe.

Les Schwartz pullulent, et vingt fois par heure le chiffre quatre cent mille peut revenir dans l’entretien de deux financiers. Néanmoins, André s’arrêta pour regarder son voisin de droite et son voisin de gauche. Le nom le frappait deux fois, le chiffre faisait renaître une heure d’angoisse ; le nom et le chiffre réunis, supprimant Paris et les jours écoulés, le ramenaient à Caen et recommençaient son martyre.

Le voisin de droite lui était inconnu aussi bien que le voisin de gauche. Comme il restait tout ébranlé, un troisième assistant dit derrière lui :

« L’Alsacien en tenait ! Si la belle Giovanna l’avait refusé, il se serait fait sauter la cervelle ! »

Un nuage passa devant les yeux d’André.

Julie aussi avait nom Giovanna. Quelqu’un avait dit tout à l’heure : « Une demoiselle en a et en i. » Le vrai nom de Julie, sa femme, qu’elle avait dû reprendre sur sa propre injonction, était Giovanna-Maria Reni.

Peut-on dire que ce fut une crainte ou un soupçon ? Quelle apparence ? André eut un rire d’enfant à qui l’on fait un conte impossible.

Et pourtant il tourna les yeux vers la nef, pris, pour la première fois, par l’envie de voir. Entre lui et l’autel où s’agenouillaient les mariés, un large pilier s’interposait.

Schwartz ! quatre cent mille francs ! La somme exacte renfermée dans la caisse de M. Bancelle !

« Écoutez ! disait-on dans la cohue, écoutez ! »

Un silence se fît, en effet, parce que le suisse paraissait à la porte de la sacristie et frappait contre le pavé la hampe de sa pacifique hallebarde. Le prêtre prononçait son allocution.

Schwartz ! On avait dit Schwartz ! — L’homme qu’il avait chargé de ses lettres, à Jersey, s’appelait aussi Schwartz.

« Ils s’écrivaient déjà, quand il a fait son voyage à Jersey, » reprit le dernier interlocuteur.

André regarda celui-là d’un air hébété.

« Écoutez ! écoutez donc ! fit-on parmi cette foule qui était au spectacle ; il a dit oui ! »

André n’entendit pas ce oui du fiancé ; mais, par contre, une autre voix, si faible pourtant qu’elle n’arriva pas jusqu’à ses voisins, frappa violemment son oreille. Sa tête plia entre ses deux épaules comme si un poids écrasant l’eût opprimée tout à coup. Il jeta un regard fou sur ceux qui l’entouraient, et se rua en avant, d’un élan furieux, pour arriver jusqu’à la grille, entre deux piliers.

Là, on pouvait voir.

En repoussant à droite et à gauche avec une irrésistible brutalité les hommes et les femmes qui lui barraient la route, André, l’œil sanglant et la lèvre blanche, disait d’une voix étranglée :

« Ce n’est pas elle ! vous mentez ! vous mentez ! »

Paris a grand peur des attaques d’épilepsie ; néanmoins, il s’attroupe volontiers à les regarder. C’est toujours un peu de comédie gratis, donnée en dehors des fêtes nationales. Il se fit autour d’André, instantanément, un cercle, composé d’un seul rang de corps au-dessus desquels pendait une quadruple couronne de têtes.

On constata qu’il écumait. Le suisse se mit en marche d’un pas processionnel pour sauvegarder le bon ordre. Mme Coutant dit à M. Jonas :

« L’an dernier, au bal de Tivoli, un Anglais enragé en a mordu trois comme ça : deux modistes et une levrette. »

Mais bien longtemps avant que le suisse eût percé la foule, André avait atteint la grille. Ses deux mains crispées en saisirent les barreaux, et il dirigea un regard aigu, plein d’angoisse et d’espoir, vers la balustrade au-devant de laquelle les deux nouveaux époux s’agenouillaient.

Il ne vit que l’homme, qui était bien J. B. Schwartz. Un râle s’échappa de sa poitrine. Le prêtre était entre lui et la femme.

Il répéta encore une fois :

« Ce n’est pas elle ! »

Ce fut l’affaire d’une seconde. Le prêtre, ayant changé de position, cessa de masquer l’épousée, dont le visage mélancolique et merveilleusement beau sauta aux yeux d’André, comme un éblouissement, sous sa couronne de fleurs d’oranger.

Les deux mains d’André lâchèrent prise. Un cri déchirant s’étrangla dans sa gorge, et il tomba foudroyé.