Les Habits noirs/Partie 1/Chapitre 17

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Hachette (tome Ip. 222-237).
Première partie


XVII

La dernière affaire du colonel.


Le colonel était de ces hommes qui ne s’étonnent de rien. Il avait bravé en sa vie tous les dangers, excepté peut-être ceux qu’on rencontre sur le chemin de la gloire. Dans une confrérie de gens résolus froidement et absolument, il passait à bon droit pour le plus résolu de tous. Ce sang-froid l’avait fait chef d’un clan mystérieux qui vivait de guerre et qui vivait bien.

Mais on n’est pas parfait, dit le proverbe. Ce conquérant, dont la ténébreuse puissance tenait en échec la police de la Restauration, ce légitime successeur du grand Coësre, du roi de Thunes, de l’archiduc d’argot et de tous les Pharaons qui, depuis Clopin Trouillefou, ont gouverné le fantastique royaume de Bohème, — car si les apparences et les noms sont changés, croyez-le bien, la chose reste ; la cour des Miracles est comme le temple de Jérusalem dont la destruction a donné l’univers aux Juifs ; tant que le monde sera monde, l’immense commandite du pillage existera et florira ; — ce souverain, disons-nous, ce pape de la religion des bagnes, ce demi-dieu, fort par lui-même et par l’association énorme dont il résumait en lui les forces, devenait faible comme un enfant devant Mlle Fanchette, petite fille de dix ans, dont il était l’aïeul.

Il se tourna vers M. Lecoq, et, le voyant blême d’effroi et de colère, il sourit avec triomphe :

« Hein, L’Amitié ?… murmura-t-il. Quel démon ! Par où a-t-elle passé ? Y en a-t-il deux comme cela dans Paris ? »

M. Lecoq haussa les épaules.

Fanchette les regardait en face tour à tour. Ses grands yeux hardis brillaient étrangement parmi la pâleur de son visage.

« Range-toi, dit-elle à Lecoq, pour que je voie le mort.

— Cela ne se peut pas… commença notre commis-voyageur.

— Je le veux ! » l’interrompit-elle.

Et sa petite taille se redressa si raide que le grand-père eut un sourire d’orgueil.

« Quel démon ! répéta-t-il.

— Range-toi ! » ordonna pour la seconde fois Mlle Fanchette.

Comme Lecoq n’obéissait pas assez vite, les yeux de l’enfant brûlèrent, et sa voix trembla pendant qu’elle disait :

« Grand-père est le maître, et tu n’es qu’un valet, toi, L’Amitié. Range-toi ! »

En même temps, elle l’écarta d’un geste de reine et passa.

Lecoq fit un mouvement pour la retenir, mais le colonel joignit les mains, disant avec la naïve admiration des grands papas :

« Où nous mènera-t-elle ? Ah ! quel démon ! quel démon ! »

La fillette était déjà en contemplation devant le mort.

Au premier aspect, on eût pu croire que la vue du mort éveillait en elle un souvenir. Elle le considéra longtemps en silence, mais sans autre émotion apparente que la surprise.

« C’est drôle ! » dit-elle enfin.

Puis expliquant aussitôt sa pensée :

« Ça ressemble à ceux qui dorment.

— As-tu fini, Manchette ? demanda le colonel.

— Non, répondit-elle. Explique-moi : celui-là ne dort donc pas ?

— Si fait, chérie, repartit le vieillard dont la voix était grave malgré lui ; seulement, il ne s’éveillera plus jamais.

— Ah ! fit-elle. Plus jamais ! »

Sa tête s’inclina sur sa poitrine. Autour de son front et dans ses yeux il y avait des pensées au-dessus de son âge, mais sa parole était d’un enfant.

Involontairement, les deux spectateurs de cette scène suivaient sur son visage la marche de ses impressions.

« Il était tout jeune, reprit-elle. Je trouve qu’il était bien beau. »

Là-dedans, aucun symptôme de sensibilité ne se montrait. C’était purement une opinion exprimée.

Et, pourtant, le caractère de sa physionomie changeait. Son regard, moins mutin, trahissait de vagues rêveries.

« Oui, oui, dit le colonel ; le pauvre diable était assez joli garçon. »

Elle se tourna vers lui, puis elle poursuivit son examen.

« Sortons, insinua M. Lecoq.

— Pas encore, fit-elle. Je ne me figurais pas que la mort était comme cela.

— Quel raisonnement pour son âge ! admira le grand-père.

— Il y a des cheveux blancs parmi ses cheveux noirs, reprit la fillette avec étonnement. Est-ce que les jeunes gens ont des cheveux blancs quelquefois ?

— Quand ils ont éprouvé beaucoup de chagrin…. commença le colonel.

— Ah ! s’écria-t-elle en relevant la tête avec une soudaine colère, on lui a donc fait beaucoup de chagrin ?

— Allons ! trésor, allons ! ordonna le vieillard. Tu l’as regardé assez.

— Non, répliqua fermement Fanchette. J’ai ouï dire qu’on mourait de chagrin.

— Qu’est-ce que cela te fait ? » voulut objecter M. Lecoq dont la mauvaise humeur augmentait.

Les yeux énormes de l’enfant se fixèrent sur lui.

« C’est toi qui lui as fait du chagrin ! » prononça-t-elle tout bas avec un étrange accent de menace.

L’embarras naissait dans la contenance du colonel.

Fanchette reporta ses regards sur le mort.

« Je suis fâchée d’être venue, murmura-t-elle d’une voix tremblante. Je n’ai jamais été si triste de ma vie.

— C’est pour cela qu’il faut t’en venir, dirent ensemble ses deux compagnons.

— Non… je ne veux pas m’en aller… quelque chose me retient… Es-tu bien sûr, père, qu’on ne pourrait pas l’éveiller ?

— Quelle idée ! » s’écria M. Lecoq.

Et le vieillard, plus calme :

« Très sûr, petite fille. »

Fanchette soupira.

« Si j’essayais, pensa-t-elle tout haut. En lui faisant mal… bien mal !…

— On ne fait pas mal à une pierre, » dit M. Lecoq.

La fillette lui jeta un regard de rancune et demanda en s’adressant à son aïeul :

« C’est vrai que les morts sont comme des pierres ?

— Tout comme, » répliqua le vieillard.

Fanchette saisit le bras d’André. Ce contact lui donna un frémissement. Pourtant, elle murmura :

« Non, ce n’est pas tout comme ! Les pierres sont froides et dures. »

Son teint s’était animé légèrement. Elle souleva le bras d’André à deux ou trois reprises ; la troisième fois, le bras d’André lui échappa et retomba inerte. Elle recula de plusieurs pas. Lecoq venait de dire au colonel, tout bas :

« S’il s’éveillait… »

Le colonel, en sa vie, tel que vous le voyez, avait soulevé des montagnes. Dans le ténébreux pays où il était roi, la faveur n’existe pas et le népotisme est inconnu. Chaque coquin vaut juste sa valeur vraie, et nous saurons bien quelque jour ce que valait au juste l’Habit-Noir, ce bandit déguisé en bon bourgeois.

Quoi qu’il en fût, cependant, et quoi qu’il pût faire, le colonel n’était pas capable d’emmener la petite Fanchette malgré elle.

C’est ainsi dans ce bas monde : les choses microscopiques jouent contre les grandes choses je ne sais quelle étrange partie et souvent la gagnent. La paille imperceptible fait éclater la lourde enclume, et tel vil coquillage, insecte des abîmes sous-marins, va ronger la cuirasse du vaisseau de guerre que le canon rayé n’a pu mordre.

Dans l’ordre moral, qui pourrait nier cela ? Les drames les plus larges sont chevillés par des hasards menus, et telle royale tragédie eut pour pivot un enfantillage.

Dès que Fanchette se fut éloignée du lit, M. Lecoq et le colonel s’emparèrent d’elle, disant :

« Voilà ce que c’est que de toucher aux morts ! »

Ils l’entraînèrent vers la porte. Fanchette se laissa faire sans mot dire. Les longs cils de sa paupière voilaient son regard incertain. Nul n’aurait su deviner quelles réflexions passaient dans cette petite tête qui jamais n’avait remué que des pensées d’espièglerie ou de caprice.

À deux pas du seuil, elle s’arrêta et repoussa brusquement la main de M. Lecoq.

« Toi, s’écria-t-elle, je te déteste ! »

Et sautant au cou du colonel :

« Bon papa, bon papa, je suis sûre qu’en le battant, on l’éveillerait !

— Chère follette ! balbutia le vieillard, » ému par cette caresse.

Fanchette n’en abusait pas, et, pour un baiser d’elle, le colonel aurait fait des extravagances.

Elle se redressa, grandie et cambrant la gracieuse hardiesse de sa petite taille.

« Je veux essayer ! » déclara-t-elle.

Lecoq et le colonel firent le même mouvement pour la retenir, mais elle glissa entre leurs mains comme une anguille. Quand ils purent la rejoindre auprès du lit, sa fantaisie était satisfaite. Par deux fois et avec une incroyable violence, sa petite main crispée convulsivement avait frappé le mort au visage.

Le colonel arriva juste à temps pour la recevoir entre ses bras où elle tomba, demi-pâmée.

Sur la joue livide d’André Maynotte, deux marques bleuâtres ressortaient, dessinant deux fois les cinq petits doigts de Fanchette.

Elle fixa ses grands yeux désolés sur ces marques. Tout son sang lui monta d’un coup au visage pour céder bientôt la place à une pâleur plus mate. Ses larmes jaillirent abondamment, et un spasme, fait de sanglots, souleva sa poitrine.

« Je l’ai blessé ! Tu vois bien ! cria-t-elle d’une voix entrecoupée, tu vois bien que je l’ai blessé ! »

Ses deux compagnons restaient muets d’étonnement. M. Lecoq serra le bras du colonel. Une imperceptible contraction venait de crisper les lèvres d’André Maynotte.

Il fallait brusquer le dénouaient. M. Lecoq enleva Fanchette dans ses bras et s’élança vers la porte. D’instinct, Fanchette eût résisté, mais l’émotion la brisait. M. Lecoq disait :

« Tu as beau me détester, fillette, je ne veux pas que tu te rendes malade ! »

Le colonel approuvait, secouant sa vénérable tête blanche. C’était plausible, et rien dans cette paternelle violence qu’on lui faisait n’excitait la défiance de Fanchette. M. Lecoq touchait déjà le seuil, quand il la sentit tressaillir. Il voulut passer outre, mais les deux mains de l’enfant, qui tout à coup reprenait sa précoce énergie, s’accrochèrent au montant de la porte.

« Il remue ! cria-t-elle, folle qu’elle était de joie ; il remue ! il n’est plus mort ! je savais bien que j’allais l’éveiller ! »

M. Lecoq se retourna. Il déposa Fanchette assez brutalement, sur le carreau et croisa ses bras sur sa poitrine en regardant le colonel.

« Voilà de la jolie besogne, » dit-il.

André s’agitait sur sa couche. Les deux empreintes laissées par les doigts de Fanchette tranchaient maintenant en pâleur au milieu de sa joue, où remontait un peu de sang. Le colonel piqua M. Lecoq d’un seul coup d’œil qui valait de longues phrases ; puis, appelant sur sa physionomie docile un air de profond contentement, il s’écria :

« Un médecin, L’Amitié, sur-le-champ ! Vos jambes à votre cou, s’il vous plaît ! L’enfance a de ces inspirations ! Notre petite Fanchette a produit un miracle ! »

Fanchette riait et pleurait.

« Va-t-il parler ? » demandait-elle.

Puis elle répétait dans son triomphe délirant :

« Je savais bien ! Je savais bien ! »

Elle s’enfuit tout à coup comme un trait.

« Suis-la ! ordonna le colonel.

— Qu’elle aille au diable ! gronda Lecoq. Où tout cela va-t-il nous mener ? »

Les yeux d’André Maynotte essayaient de s’ouvrir. Le colonel mit un doigt sur sa bouche et s’approcha du lit.

Si les paupières d’André se fussent soulevées en ce moment, il aurait vu un apôtre à son chevet. Mais la comédie était prématurée. André devait mettre plus de temps que cela à s’éveiller.

« L’Amitié, dit le colonel d’un ton impérieux et froid, quand il eut constaté l’état du malade, il n’y a plus rien ici qui soit de votre compétence. La chose devient difficile et, par conséquent, me regarde. Ce sera ma dernière affaire. J’entends ma petite Fanchette : quel trésor ! Réflexions faites, L’Amitié, ce garçon-là pourra nous être utile un jour ou l’autre. Si M. Schwartz gagnait trop de millions et s’il devenait trop puissant…

— A-t-il parlé ? » s’écria Fanchette qui bondit, toute rouge de sa course, au milieu de la chambre.

Le colonel avait près du lit la posture d’un homme occupé à donner des soins. Fanchette lui sauta au cou.

« J’ai envoyé prévenir un médecin, dit-elle, n’importe lequel, et j’ai été chercher une voiture.

— Quelle enfant ! chanta l’aïeul.

— Et pourquoi une voiture ? demanda aigrement M. Lecoq.

— Parce qu’il est à moi, répondit Fanchette d’un ton péremptoire, parce que, sans moi, il serait encore mort, parce que je l’aime bien… autant que je te déteste, entends-tu, L’Amitié ?… parce qu’il va venir chez nous, n’est-ce pas, père, et que je lui donnerai tout ce que j’ai pour l’amuser !

— Tout va pour le mieux ! » dit M. Lecoq en ricanant.

Et le colonel avec admiration :

« Il n’y a pas deux enfants comme cela dans l’univers ! »

André Maynotte fut transporté à l’hôtel de la rue Thérèse et soigné par le célèbre docteur qui guérissait M. de Villèle. Fanchette le veilla pendant trois jours comme une grande personne. Pendant ces trois jours, elle ne joua pas une seule fois et ne dit pas à L’Amitié une seule injure.

Ce fut seulement le soir du troisième jour qu’André Maynotte recouvra la parole. Il avait été en sérieux danger de mort. À son chevet était assis un vieillard à physionomie austère et patriarcale. Sur les genoux du vieillard s’appuyait une pâle tête d’enfant, bizarrement belle avec sa forêt de cheveux touffus et ses yeux trop grands.

Il voulut ouvrir la bouche, l’enfant la ferma de sa petite main et lui dit :

« Pas encore. »

Le docteur vint. Il se rendait aux Tuileries et portait ses croix. André crut rêver.

Il rêvait, en effet, car la conscience de son malheur n’était pas en lui. Un voile restait sur sa mémoire.

Le lendemain matin, André pleura. On fut obligé d’emmener Fanchette, qui pleurait plus haut que lui. Le vieillard à mine de patriarche dit avec une grande simplicité :

« Mon fils, vous êtes ici chez de bonnes gens. Voilà trois fois vingt-quatre heures que vous avez été recueilli, évanoui, dans l’église Saint-Roch. Nous avons fait de notre mieux. »

André fut deux semaines avant de se lever. Son hôte lui inspirait une reconnaissance mêlée de vénération, et les gaietés de Fanchette amenaient parfois un sourire jusqu’à ses lèvres. Fanchette et lui avaient ensemble de longs entretiens ; il semblait qu’un commun souvenir fût entre eux, mais Fanchette, malgré son âge, savait garder un secret.

Pendant son séjour à l’hôtel de la rue Thérèse, André ne vit pas M. Lecoq une seule fois. Celui-ci venait pourtant chaque matin et chaque soir, mais il était reçu dans le cabinet du colonel.

Il y avait souvent du vague dans les idées d’André, car c’était un coup de massue qui avait frappé sa tête et son cœur. À ces heures-là, sa passion de punir l’entraînait dans des voies étranges. On eût dit alors qu’il cherchait un secret derrière le calme qui brillait sur le vénérable visage de son hôte.

Au bout d’un mois, il parla de son départ.

« Je vous remercie, dit-il au vieillard, de votre généreuse et noble hospitalité. Vous ne m’avez point demandé qui je suis.

— Je le savais, » interrompit le colonel avec son bienveillant sourire.

André baissa les yeux.

Le colonel reprit doucement :

« Votre femme n’est pas coupable ; elle a été trompée.

— Qui vous l’a dit ?

— Elle-même. Je suis l’ami et l’allié de sa famille. J’ai aidé au mariage… on vous croyait mort… et peut-être eût-il mieux valu pour elle…

— C’est vrai, interrompit André. Cela eût mieux valu. »

Le colonel lui tendit la main.

« Écoutez-moi, monsieur Maynotte, reprit-il. J’ai bien de l’âge. La fatalité vous a frappé ; vous appartenez à la loi, mais la vie et l’honneur de Mme Schwartz sont entre vos mains.

Mme Schwartz ! répéta André en un gémissement.

— C’est son nom désormais. Et c’est ce nom seul qui la sauvegarde contre la loi qui vous tient tous les deux.

— Cet homme… M. Schwartz, sait-il ?… prononça André péniblement et tout bas.

— Non, répondit le vieillard. Il ne doit jamais savoir.

— Et elle… pour ce qui me regarde… est-elle instruite ? »

Le colonel répondit encore, mais d’un accent qui disait sa douloureuse sympathie :

« Non. »

Puis il ajouta :

« À quoi bon ? Ce qui est fait est fait.

— Est-elle heureuse ?… balbutia André d’une voix pleine de larmes.

— Oui, » repartit solennellement le vieillard.

La nuit tombait quand André se mit à faire ses paquets. Fanchette se jeta à son cou et lui dit :

« Bon ami, veux-tu que j’aille avec toi ?

Comme il la repoussait en souriant, elle ajouta :

« Je serai riche, bien riche, et belle aussi, quand je serai grande. Ne te marie pas, je deviendrai ta femme, et nous nous vengerons de tes ennemis. »

Ses grands yeux brillaient tout humides de larmes.

À neuf heures du soir, en cachette d’elle, André sortit de la maison. Il avait accepté, à titre d’emprunt, une petite somme des mains de son hôte.

M. Lecoq et le colonel, abrités derrière les rideaux du cabinet de ce dernier, le regardèrent traverser la cour.

« On ne pouvait pas contrarier l’enfant, dit le colonel ; mais sois tranquille, je me charge de tout : ce sera ma dernière affaire. »

André acheta un couteau-poignard et gagna la place Louvois où les nouveaux mariés avaient leur demeure. Ses renseignements étaient pris à l’avance. La place Louvois était alors encombrée de matériaux, destinés au monument expiatoire du duc de Berry. Les jambes d’André faiblissaient ; il s’assit sur une pierre de taille, en face du logis de J.-B. Schwartz.

Et il attendit. L’idée de tuer n’était pas en lui, nous pouvons l’affirmer, et cependant c’était par un machinal instinct de vengeance qu’il avait acheté le couteau.

Il avait quitté la maison de la rue Thérèse pour prendre la diligence de Caen, départ du soir, mais il ne songeait plus à cela.

Il attendait. Une douleur sourde, profonde, immense, lui engourdissait le cœur.

Il savait à quel étage les Schwartz demeuraient. Ses yeux restaient cloués sur les fenêtres du second où nulle lumière ne brillait.

Les Schwartz ! Cela faisait un tout : l’homme et la femme. On disait autrefois : les Maynotte…

En vérité, il n’est pas besoin que l’idée de tuer se formule explicitement. Cette sombre fièvre ne prémédite pas, elle frappe, soit que son acte s’appelle le meurtre, soit qu’il ait nom le suicide.

Il faisait beau. Vers minuit, un homme et une femme tournèrent l’angle de la rue Richelieu. Ils étaient jeunes tous deux et avaient cette élégance qui, d’ordinaire, ne va pas à pied, la nuit, dans Paris.

Le cœur d’André lui fit mal. Il serra le manche de son couteau-poignard.

La jeune femme parla. André lâcha le couteau pour joindre ses deux mains frémissantes.

Il voulut se lever, mais il était de pierre.

Le couple passa sans voir André. Julie causait comme autrefois le soir, quand ils traversaient la place des Acacias, tous deux aussi, elle et André, les époux amoureux. C’était la même voix, pénétrante et douce ; peut-être étaient-ce les mêmes paroles.

La porte cochère s’ouvrit, puis se referma. André était seul.

Il tomba sur ses genoux, rugissant de colère et de douleur : « Julie ! Julie ! »

Comme pour répondre à ce cri d’angoisse qui râlait dans la gorge d’André, les fenêtres du second étage s’éclairèrent. Une ombre gracieuse se dessina sur les rideaux ; le chapeau jeté au loin, laissa libre une chevelure mobile et bouclée.

Puis une autre ombre vint, et la mousseline indiscrète groupa les deux silhouettes en un long baiser.

Les mains d’André déchirèrent sa poitrine.

Quand la lumière s’éteignit, il poussa un gémissement qui était encore le nom de Julie.

Un instant, il eut espoir de mourir. Il s’affaissa sur lui-même et resta, le visage contre terre, comme un cadavre, longtemps.

Au matin, un passant charitable le secoua du pied pour l’éveiller et s’éloigna en radotant la phrase sacramentelle de la prudhommie parisienne :

« La boisson ! si on peut se mettre dans des états pareils ! »

André quitta la place Louvois sans se retourner pour regarder la maison maudite.

Ses premiers pas furent chancelants, puis il se raffermit, et nul n’aurait pu désormais le prendre pour un homme ivre. Il se dirigea vers la rue Saint-Honoré ; les portes de l’église Saint-Roch s’ouvraient ; il fut le premier à en franchir le seuil.

Il prit ce même bas-côté par où il avait gagné, un mois auparavant, la chapelle de là Vierge. En passant devant le maître-autel, il tressaillit parce qu’il recon nut la place où il avait vu les mariés, mais il ne s’arrêta pas.

Il ne s’arrêta qu’à la place où il avait déjà parlé à Dieu.

Il regarda en face le crucifix et dit au-dedans de lui-même :

« Les hommes m’ont frappé innocent ; Dieu m’a brisé à l’heure où j’accomplissais la loi du pardon. Ce qui me reste du cœur est à l’enfant sans mère, mais ce qui me reste de force appartient à la vengeance. Je n’espère plus, je ne crois plus. L’enfant sera riche par moi ; par moi, l’assassin de mon bonheur sera puni, je le jure ! »

André partit de Paris ce jour-là.

Le surlendemain, à la brune, un homme pénétra dans le logis de Madeleine, la nourrice, et enleva l’enfant de Julie Maynotte.

André passa le détroit à la fin de cette même semaine et gagna Londres, la ville libre par excellence. Là, il était bien sûr de ne pas être inquiété.

André croyait qu’à Londres un ouvrier habile peut faire fortune. Pour accomplir le projet qui désormais était son but dans la vie, il fallait de l’argent. André se mit au travail avec ardeur.

Au bout du mois, il avait conquis une place de premier ordre dans le premier atelier du Strand. Tout allait bien. Un jour qu’il traversait la rue, il crut reconnaître, derrière les portières fermées d’un équipage, les vénérables cheveux blancs du colonel et les grands yeux de Mlle Fanchette, tout chargés d’étincelles.

Le lendemain de ce jour, au moment où il rentrait chez lui, un constable l’arrêta sur le pas de sa porte, au nom du roi.

La nuit précédente, un vol avait été commis chez l’armurier du Strand.

Comme André protestait de son innocence, le chef constable lui dit en ricanant du gosier :

« Je donnerais une guinée pour savoir vos rubriques à vous autres Habits-Noirs… et surtout votre histoire, là-bas, à Caen. Vous nous étiez recommandé par un riche gentleman de France, qui a le foreign-office dans sa poche, et nous savons que vous êtes un gaillard de talent ! »

Perquisition ayant été faite dans l’humble logis d’André, quatre paires de pistolets de prix furent trouvées entre le matelas et la paillasse de son lit.

Le colonel avait fait sa dernière affaire.

« Diable de garçon ! dit le chef constable. Avant d’être pendu, vous aurez bien le temps de nous conter l’histoire du brassard ! »