Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 01

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Hachette (tome Ip. 241-252).


DEUXIÈME PARTIE.

TROIS-PATTES.

Séparateur


I

L’Aigle de Meaux, no 2.


Derrière la basilique de Saint-Denis, grand trait qui est toute la physionomie de la plaine, les nuages tumultueux s’amassaient pour former le lit d’or, de pourpre et d’émeraude, où se couche notre soleil d’été. Tout ce brocart violent donnait au ciel, du côté du sud-ouest, des tons étranges et faux, dont la splendeur hardie encadrait les profils de Montmartre. Au loin, Paris s’enveloppait déjà d’une vapeur laiteuse au-dessus de laquelle apparaissait encore le dôme du Panthéon, qui semblait assis dans une gloire argentée.

Vers le nord, la campagne plate et laide étendait au loin ses marais, coupés par de longues avenues d’ormes au feuillage mélancolique et poudreux. Çà et là, parmi la verdure déteinte, un village montrait son clocher ; Çà et là, une usine déployait au vent la noire chevelure de sa cheminée. Tel se présentait le décor : à droite, la tristesse morne des coteaux calcaires de Noisy ; à gauche, l’avenue d’Aubervilliers, le Bourget tout nu dans son champ de légumes, et entre deux, à perte de vue, la ligne sombre de la forêt de Bondy qui fermait l’horizon.

C’était le dernier dimanche du mois de septembre, en l’année 1842. Il faisait chaud, mais les deux berges du canal de l’Ourcq, mouillées par une récente averse, brillaient aux rayons obliques du soleil et semblaient chargées de paillettes. Le vent du nord-ouest emportait vers les hauteurs de Romainville les perfides parfums de Pantin, et à la station de Bondy où nous touchons, sans avoir encore le grand bon air de la vraie campagne, on ne subissait déjà plus qu’à moitié l’influence délétère de Paris.

J’ai dit la station de Bondy, non qu’il y eût alors un chemin de fer dans ces parages, mais parce que, du bassin de La Villette à Meaux, le service des bateaux-poste venait d’être organisé, excitant une joie folle et des espérances exagérées sur les deux rives de l’Ourcq, qui aspirait sérieusement à devenir un fleuve. Entre toutes les idées industrielles que nous avons vues fleurir et se faner depuis quelque vingt ans, celle-ci était une des plus charmantes ; elle vint seulement un peu trop tard, et la terrible concurrence de la vapeur l’étrangla dès son jeune âge : c’est pourquoi l’Ourcq est resté un cours d’eau moins considérable que le Danube.

Six heures du soir sonnaient au lourd clocher de Bondy ; l’Aigle de Meaux no 2, filait entre deux plates-bandes de gazon, à cinquante pas de son fougueux attelage. Il y avait des curieux sur les rives pour le regarder passer, mais son pont, hélas ! était presque désert. Le capitaine, revêtu pourtant d’un galant uniforme, riche et guerrier, avait compté trois fois son personnel payant, avec mélancolie. Ses rêves n’étaient pas couleur de rose, et il ne faut point s’étonner de la distraction qui l’empêcha de répondre à l’un de ses voyageurs, demandant à quelle distance on était encore du château de Boisrenaud.

Ce voyageur n’était pas, il faut le dire, de ceux dont le costume et la tournure imposent. Il eût peut-être attiré le regard d’un observateur, mais l’observation n’est pas le fort des capitaines de vaisseau qui montent et redescendent le canal. C’était un homme de trente ans ou à peu près, de taille moyenne, maigre dans la partie supérieure de son corps, mais possédant une paire de mollets admirables qu’il mettait en évidence avec une naïve fierté. Sa physionomie, peu accentuée et très douce, exprimait sur toutes choses le contentement de soi-même. Il portait, malgré la chaleur, un paletot de peluche frisée, de nuance tendre, usé aux coudes et trop étroit, une cravate noire, roulée sur un col de baleines, si haut et si raide que ses joues, un peu flasques, retombaient de chaque côté comme des linges mouillés ; une chemise invisible et un pantalon noir collant dans des chaussons de lisière. Sur sa tête, coiffée de cheveux blondâtres, un vieux chapeau gris perchait, ombrageant le sourire de ses traits longs et plats. Il se tenait droit, cambrait le jarret et souriait aux dames discrètement.

Il y avait des dames, entre autres une très belle jeune fille à l’air souffrant, timide et fier qui venait de rabattre son voile de tulle noir, pour ne point répondre aux politesses intempestives de deux malotrus, appartenant à la jeunesse dorée de Pantin. Elle lisait ou plutôt elle rêvait, en faisant semblant de lire, sous son voile ; sa toilette, d’une extrême simplicité, n’était pas loin de parler d’indigence, et cependant toute sa personne, depuis ses pieds charmants, chaussés de trop fortes semelles, jusqu’à ses doigts mignons, déplorablement gantés, trahissait, en dépit de son costume, un tel cachet de distinction, qu’un lovelace parisien eût regardé à deux fois avant de se lancer contre elle : seul, don Juan campagnard, bronzé contre les avanies, ose à tort et à travers.

Ses grands yeux d’un bleu obscur, frangés de longs cils noirs, hardiment recourbés et contrastant avec les riches nuances de ses cheveux blonds, s’étaient relevés à demi quand notre voyageur, au vieux chapeau gris, avait prononcé le nom du château de Boisrenaud, et autour de ses paupières quelque chose brillait qui ressemblait à des larmes.

« Conducteur, répéta le chapeau gris en s’adressant de nouveau à l’audacieux navigateur de qui dépendaient les destinées de l’Aigle de Meaux no 2, j’ai l’avantage de redemander si nous sommes encore bien loin du château de M. Schwartz ? »

Je crois que c’est Bossuet, l’aigle de Meaux no 1, qui le premier traduisit en français l’étonnement du poète latin, admirant le triple airain dont était revêtue l’âme de l’inventeur de la navigation. M. Battu, le capitaine, habitué à regarder d’un œil froid les tempêtes du canal de l’Ourcq, fut blessé au vif par ce mot de conducteur.

« À qui croyez-vous parler, l’homme ? » répliqua-t-il fièrement.

Le chapeau gris repartit avec la dignité courtoise d’un raffiné d’honneur qui entame une querelle :

« Je ne méprise personne, mais je veux qu’on m’appelle Monsieur, devant mon nom de Similor, quand j’ai payé ma place intégralement comptant, au bureau ! »

Le capitaine haussa les épaules, tourna le dos et alluma un cigare à paille pour arpenter le pont. M. Similor le suivit ; il ôta son vieux chapeau gris avant de l’aborder et découvrit ainsi un de ces fronts terreux où la chevelure semble collée par le poids du mouchoir qui, désertant la poche percée ou déjà pleine, va chercher un asile sous le couvre-chef inamovible : habitude de sauvage ou de soldat, née de ce double fait que le sauvage n’a personne à saluer et que le soldat salue sans se découvrir.

« Conducteur, dit M. Similor cette fois avec une politesse tout-à-fait exagérée, quoique versé plus spécialement dans la danse des salons, dont j’ai tous les brevets, on a cultivé aussi la contre-pointe et l’adresse française à ses moments de loisir. On vous offre conséquemment une tripotée, comme quoi je suis mécontent de votre conduite grossière à l’égard d’un artiste tel que moi ! »

Le premier mouvement du capitaine fut un geste vif qui prouvait du nerf. Il était vigoureux et bien taillé. La conscience seule de la haute position qu’il occupait à bord de l’Aigle de Meaux no 2 l’arrêta.

« L’homme répliqua-t-il en baissant la voix, mes passagers ouvrent l’œil ; pas de scandale ! Vous avez ravalé un officier jusqu’au conducteur, ça mérite explication en lieu convenable. Vous me trouverez, soit à Meaux, soit à Paris, de deux jours l’un, au siège de l’administration, de midi à deux heures ; le soir, à l’hôtel du Cygne-de-la-Croix, à Meaux, et à Paris, à l’estaminet de l’Épi-scié, derrière la Galiotte du boulevard du Temple.

— C’est bien, conducteur, on a saisi ! dit avec gravité Similor qui remit son chapeau sur sa tête. Vous aurez votre compte en règle, avec les quatre au cent !

— Il fera jour demain ! » grommela le capitaine, en réponse à cette dernière menace.

Ces simples paroles produisirent sur M. Similor un effet qui tenait du prodige. Il pâlit, puis le sang vint à ses joues ; un étonnement mêlé d’effroi remplaça l’expression provocante de son visage ; ses yeux, ornés de cils incolores, se prirent à battre comme si un coup de soleil les eût frappés. Il voulut parler, mais il ne put ; il essaya de marcher pour rejoindre le capitaine qui s’éloignait, ses chaussons de lisière étaient rivés au plancher du pont. C’était un homme foudroyé.

Tout le monde a pu lire des histoires intéressantes où il y a de ces mots qui sont des talismans. De grandes révolutions se sont faites à l’aide de certaines paroles cabalistiques, servant de signes de ralliement à des conjurés inconnus les uns aux autres. Ce sont des moyens très vieux, mais les conspirateurs de notre ère n’ont point usé leur intelligence à inventer des mécaniques nouvelles. Dans le siècle du télégraphe électrique, dès qu’on veut faire une grande cachotterie, on reprend imperturbablement l’antique scénario des mystères d’Isis qui, malgré le progrès de l’esprit humain, est resté le meilleur programme des nocturnes confréries.

C’était un mot ou plutôt c’étaient quatre mots qui avaient fait pâlir et rougir M. Similor : Il fera jour demain. Chez nous, en tous temps, on conspire plus ou moins ; en 1842, on conspirait beaucoup, et le dernier mois de mai avait même vu des barricades. Ces quatre mots, on ne doit pas le dissimuler, avaient la physionomie voulue et ressemblaient assez à ces formules, insignifiantes en apparence, mais terribles au fond, qui sonnent plus haut qu’un tocsin à des heures funestes.

M. Similor, sous ses haillons, le capitaine Patu, sous sa livrée, n’avaient pas l’air d’être des hommes politiques ; mais en ces matières, peut-on se fier aux apparences ? Leur style lui-même ne prouvait rien : six ans plus tard, l’estaminet devait fournir à la tribune où tonna Mirabeau l’élégante familiarité de ses métaphores.

« Il en mange ! » telle fut la première pensée du chapeau gris, qui ajouta en lui-même avec un frisson :

« Dire qu’on ne peut pas faire un pas dans Paris sans marcher dessus quelqu’un qui en mange ! »

M. Similor, tel que vous le voyez, était un ancien maître à danser de la barrière d’Italie. Jamais il n’avait choisi ses élèves parmi les princes ni parmi les banquiers : sa clientèle était au régiment et à l’atelier : il n’avait pas fait fortune. Doué d’une âme ambitieuse, Similor avait mis de côte son art pour entreprendre les affaires. Il a été jusqu’à présent impossible de savoir au juste ce que Similor entendait par « les affaires ; » mais il est certain qu’il voyait la vie en large et visait à un crédit illimité au restaurant du Grand-Vainqueur, avec trois cents francs de loyer quelque part et l’argent de poche pour trôner au balcon du théâtre Montparnasse. Des aspirations aussi folles peuvent mener loin, et nous ne répondons plus de Similor.

Peut-être descendait-il d’une famille historique par les femmes ; le mystère le plus absolu enveloppait sa naissance. Son nom ressemblait à un sobriquet ; il nourrissait en secret l’espoir de le rendre célèbre. Comment ? Les mémoires du temps sont muets à cet égard. On peut dire seulement qu’il appartenait, par ses talents, à cette école réaliste, si haut placée dans l’art, mais qui, en dehors de l’art, vend honnêtement des contremarques et rabat avec complaisance, pour un salaire facultatif et modeste, le marche-pied des voitures. Ce n’était pas un oisif, car tantôt il distribuait des prospectus de restaurant au coin des rues et tantôt il arrachait nuitamment les affiches de spectacle. On l’avait vu aussi parfois retenir des places à la queue des théâtres et guetter les Anglais dans la cour des diligences pour leur apprendre le chemin des lieux suspects. Peu à peu, cependant, il s’était retiré de cette existence laborieuse. Le mystère se faisait autour de lui. Il travaillait encore, mais à quoi ? Encore un secret !

Secret profond, même pour Échalot !

Tel était le nom de l’ami fidèle et dévoué qui lui donnait présentement asile, car Similor avait vendu son lit pour briller. Ses mœurs n’étaient pas pures ; il prodiguait follement ses ressources.

Échalot, son Pylade, nature plus solide, avait au moins une position sociale ; il tenait une agence générale, à son sixième étage du carré Saint-Martin et faisait, mais en vain, tous ses efforts pour être honnête.

Depuis quelques jours, Échalot nourrissait des soupçons contre Similor. Gelui-ci faisait de longues absences et laissait Saladin à la garde de son ami. Ultérieurement nous saurons ce que c’était que Saladin. Quand on interrogeait ce Similor, ses réponses, habilement évasives, laissaient entendre que d’immenses intérêts dépendaient de sa discrétion :

« J’en mange ! » disait-il avec une emphase qui redoublait la fièvre curieuse d’Échalot.

Et quand on le pressait, il ajoutait mystérieusement :

« J’ai levé la main que je me couperais la langue ! »

Au milieu d’un groupe de passagers, petits négociants de Meaux et campagnards des villages situés sur la route, un personnage fort bien couvert tenait le dé de la conversation, dont le château de Boisrenaud, nommé à l’improviste, faisait justement les frais. Ce personnage, petit, mais doué d’une figure majestueuse qu’embellissait encore une paire de lunettes d’or, parlait avec l’heureuse abondance qui s’acquiert au Palais, prenait pour s’écouter des poses nobles et marchait dans des souliers bavards qui criaient à chaque pas comme des lapins d’un sou.

« Je vais précisément dîner au château, disait-il. Le baron et moi nous sommes de vieux camarades, et je lui donne ma soirée du dimanche. Il n’a pas toujours roulé sur l’or, ce garçon-là.

— On dit qu’il a pêché ses premiers cent mille francs dans la bouteille au noir ! interrompit un natif de Vaujours, jaloux à la fois des millions du baron et de la faconde du passager bien couvert.

— On dit ça et ça, répliqua ce dernier.

— Ça quoi et ça qu’est-ce ? demanda aigrement le natif.

— Ça et ça, monsieur, je dis bien. Il y a un fait curieux et qui étonne le vulgaire. Moi, j’ai eu l’honneur d’appartenir à des assemblées délibérantes. Avec mille francs, vous m’entendez, avec mille pièces de vingt sous, M. Schwartz a gagné, à Paris, en quinze mois, quatre cent mille francs.

— Absurde ! dit l’indigène avec franchise.

— Permettez… si vous connaissiez l’art de grouper les chiffres…

— Je connais le commerce honnête !

— Permettez !… vous parlez à un ancien député… M. Cotentin de la Lourdeville… et vous parlez d’un capitaliste qui possède maintenant plus de vingt millions liquides…

— Et solides ? demanda insolemment le natif.

— Comme les tours de Notre-Dame. Voulez-vous que je vous explique ?…

— Le gain de quatre cents capitaux pour un en quinze mois ? Je veux bien.

— C’est simple comme bonjour. Prenez seulement la peine d’écouter. »

M. Cotentin de la Lourdeville fit un pas et ses souliers vagirent. La galerie attentive l’entoura.

« Pour faire fortune à Paris, reprit-il, il faut ça et ça… et puis ça. En 1825, je me souviens de cette date, parce que je plaidais l’affaire Maynotte à la même époque, et je l’aurais gagnée haut la main, sans l’accusé qui était un nigaud première qualité, en 1825, M. Schwartz arriva à Paris avec mille francs. Connaissez-vous les Halles ? Je suppose bien que vous connaissez les Halles : ceci est purement une forme oratoire. M. Schwartz avait son idée. Dans la rue de la Ferronnerie, il loua une chambre au prix de quatre-vingts francs l’an, suivez bien. Il y avait aux Halles un vieux Schwartz qui donnait des leçons de petite semaine. Notre Schwartz à nous prit pour cent sous de leçons.

« Quelle spéculation, messieurs, si on la connaissait bien ! Mais il faut tenir dur et veiller au grain ! Cinq francs prêtés le lundi, six francs rendus le dimanche. Voilà l’élément. Il est joli. M. Schwartz, sortant des mains du vieux Schwartz, fit un bureau dans sa mansarde. Ici, appelons le calcul à notre aide. Ses mille francs, prêtés jusqu’au dernier sou, produisirent, au taux légal de la petite semaine, mille deux cents francs ronds le premier dimanche ; le second dimanche, ses mille deux cents francs lui rapportèrent mille quatre cent quarante francs ; le troisième, il eut mille sept cent vingt-huit francs ; le quatrième, deux mille soixante-treize francs cinquante centimes… Admettez-vous cela ? Oui. On ne va pas contre les chiffres. Négligeons, si vous voulez, les soixante-treize francs cinquante centimes pour les frais, non-valeurs, etc. Le principe reste celui-ci : capital doublé en vingt-huit jours. Eh bien ! accordons le mois rond, pour désarmer toute objection… j’aime mieux concéder ça et ça que d’être taxé d’exagération. Y êtes-vous ? Quatre mille francs le deuxième mois, n’est-ce pas ? huit mille francs le troisième, seize mille francs le quatrième, trente-deux mille francs le cinquième, soixante-quatre mille francs le sixième, cent vingt-huit mille francs le septième, deux cent cinquante-six mille francs le huitième, cinq cent douze mille francs le neuvième… Je vous fais observer que nous avons déjà dépassé le but. »

Le natif voulut protester.

« Permettez ! s’écria Cotentin de la Lourdeville. Au quinzième mois, en suivant cette progression géométrique, nous obtenons trente-deux millions sept cent soixante-huit mille francs, ce qui est un agréable résultat. Je prévois vos objections ; je fais plus, je les approuve. Il y a les mécomptes… Ça et ça… En outre, arrivé à un certain chiffre, on trouve difficilement dans l’enceinte des Halles deux ou trois millions de marchandes des quatre saisons qui vous empruntent cinq francs par semaine. Tel est l’écueil. Aussi, après quinze mois, M. Schwartz, quand il se maria, n’avait encore que quatre cent mille francs, c’est-à-dire la quatre-vingt-deuxième partie de ce qu’il aurait dû avoir en suivant le principe dans sa rigueur. Et encore, bien des gens l’accusèrent d’avoir trouvé, pour parfaire la somme, quelque objet qui n’était point perdu… »

Pendant que la galerie riait ou s’étonnait, Similor avait suivi avidement ces calculs aussi exacts qu’avantageux. Depuis bien longtemps, il cherchait un moyen de se baigner dans l’or. Il allait aborder poliment M. Cotentin de la Lourdeville, pour lui demander où l’on se procurait les premiers mille francs, lorsqu’un singulier attelage, qui longeait, en trottinant, les bords du canal, attira tout à coup l’attention des passagers. C’était une manière de panier, posé sur deux roues de brouette et traîné par un vieux chien de boucher.

L’automédon de ce char était un bonhomme à barbe fauve, dont le costume ressemblait à celui des commissionnaires.

En un clin d’œil, tous les passagers furent à la balustrade regardant et répétant :

« Trois-Pattes ! Voilà Trois-Pattes et son carrosse !

— Trois-Pattes, l’estropié de la cour du Plat-d’Étain !

— C’est dimanche : il va dîner chez son banquier.

— C’est dimanche ; il va souper chez sa belle.

— Le baron Schwartz…

— La comtesse Corona…

— Bonjour, Trois-Pattes !

— Hue ! mendiant ! »

Ainsi s’exprimaient les marchandes de légumes de Sevran et la jeunesse dorée du Vert-Galant. Similor seul, il faut le dire à sa louange, souleva son vieux chapeau gris et dit avec courtoisie :

« Salut à vous, monsieur Mathieu ! »

M. Mathieu ou Trois-Pattes, comme on voudra l’appeler, ne tourna même pas la tête.

Seulement, quand le bateau l’eut dépassé, son regard moqueur enfila le pont. La vue de la belle jeune fille qui rêvait tristement adoucit l’expression de ses traits et le fit sourire.