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Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 03

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Hachette (tome Ip. 262-278).
Deuxième partie


III

Le château.


Le château de Boisrenaud, où l’abbé de Gondi fit sa résidence et que la duchesse de Phalaris choisit un instant pour retraite, à cause de son voisinage du Raincy, compte encore parmi ses hôtes célèbres le danseur Trénitz, qui eut l’honneur d’y recevoir, en 1798, Mmes Tallien et Récamier. À l’époque où se renoue notre histoire, le château et ses magnifiques dépendances étaient, depuis quelques années, la propriété de M. le baron Schwartz, qui se proposait d’y faire de nombreux embellissements. Embellir est un traître mot, fils de ce Mieux qui est l’antique ennemi du Bien, selon le proverbe. Aux choses comme aux hommes, il faut laisser leur costume, et l’histoire de l’art cite des monuments, embellis à grands frais qui, de chefs-d’œuvre incomplets qu’ils étaient, sont devenus complètes platitudes.

Nous dirons tout de suite que le vieux château de Boisrenaud n’a point subi un si malheureux sort : on l’a tout simplement démoli pour construire, en son lieu et place, une très belle maison moderne. Le baron Schwartz était un esprit net et tranchant qui ne faisait pas les choses à demi.

En ce temps-là, quand on arrivait le long du canal, et qu’après avoir dépassé le dernier feston des futaies, la plaine cultivée se déployait aux regards, la première chose qui les frappait, la seule, c’était ce petit castel aux profils mutins et cavaliers, avec ses six tourelles coiffées à la mauvais et ses trois corps de logis disparates dont l’un parlait du moyen âge, tandis que les deux autres semblaient raconter quelque anecdote batailleuse et galante de la Fronde. Le parc s’étendait en éventail derrière le manoir et confinait partout à la forêt, dont il n’était séparé que par un large saut de loup. L’avenue qui conduisait du château à Vaujours était un rideau de peupliers deux ou trois fois séculaires, dont chaque branche valait un arbre de cinquante ans ; on se souvient encore dans le pays de ce gigantesque mur de verdure et des chênes énormes qui ombrageaient l’allée tournante, menant à Montfermeil par les hauteurs de Clichy-en-l’Aunois.

Le baron Schwartz, un jour de baisse, avait acheté tout cela très bon marché, sans le visiter en détail et dans un but de pure spéculation. Quand il y vint pour aviser aux moyens d’en tirer parti, le site s’empara de lui du premier coup. Ce n’était pas un homme dépourvu de goût, tant s’en fallait, et, à sa manière, il avait de la grandeur dans l’esprit. Le château seul lui déplut, parce que le baron Schwartz était fils du présent qui déteste le passé. Au lieu de morceler ce paradis et de le débiter à quinze sous le mètre pour en faire un de ces aimables séjours où les gens de Paris viennent bâtir des petites maisons délicieuses, avec un entourage comme les tombes au Père-Lachaise, il eut fantaisie de dépenser là une couple de millions ou davantage, selon les proportions que prendrait son caprice.

Ce n’était pas beaucoup pour lui ; sa maison de banque était la rivière du proverbe, où l’eau va toujours ; bien que sa noblesse financière ne remontât pas aux croisades, c’était déjà une vieille fortune, solide, sincère et largement basée sur un crédit européen : on disait de lui qu’il prêtait aux rois à la petite semaine.

Un palais tout neuf, voilà ce qui plaît ! un peu le style de la Bourse : cela rappelle d’émouvants souvenirs. Les choses gothiques, d’ailleurs, semblent railler l’argent, quoique l’argent se prenne parfois de passion pour l’ogive, pour les créneaux et même pour le blason. Autour de ce palais d’un blanc de marbre, les merveilles d’un parc dessiné à l’anglaise, le velours vert des gazons, brossé soir et matin, de l’eau diamantée dans un grand lac, propre comme un saladier, et dont la naïade habite un tuyau de fonte, des oiseaux vernis, des poissons peints, du gibier savant, enfin la nature décrassée et digne de nous : voilà ce qui enchante !

Donc, à deux cents pas de l’ancien manoir, en situation belle et bien choisie, les maçons étaient en train de bâtir le palais ; on traçait dans le parc le méandre des nouvelles allées, on comblait le saut de loup pour le reporter plus loin et enclore cent hectares de futaies, acquis récemment ; on battait la glaise au fond du lac déjà creusé ; le sol lui-même commençait à se modeler (il faut des accidents), et l’endroit qui devait être montagne recevait des brouettées de terre aux dépens du lieu qui allait être vallée. Ce sont jeux de prince, écoutez, et jeux de millions ; il ne s’agit pas de dresser le mont Blanc, ni de creuser les gorges du Dauphiné ; la montagne n’aura que vingt mètres au-dessus de la vallée : pensiez-vous qu’il nous fallait les neiges éternelles ? Le cèdre du Liban sera bien là, et cela suffit pour placer les roches qui viendront de Fontainebleau : des roches terribles, reliées au ciment romain ! Si vous voulez rire, riez de notre agent de change qui n’a que soixante arpents à Verrières, avec quelques tonnes d’eau de Bièvre dans ce qu’il appelle une rivière : notre agent de change rit bien de son notaire qui se contente de cinq hectares à Colombes et qui tue un vieux cheval à monter l’eau de son bassin !

Chacun fait ce qu’il peut ; toutes les vanités sont respectables.

Le soleil allait se couchant derrière les arbres qui cachent au loin le clocher d’Aulnay-le-Bondy, quand notre jeune fille au voile noir du bateau-poste se dirigea vers la grille dorée de M. le baron Schwartz. Elle suivait l’avenue d’un pas assez rapide, mais mal assuré, presque pénible ; à la voir par derrière, vous eussiez dit une convalescente à sa première sortie. Tout en elle, du reste, confirmait cette pensée ; la fatigue courbait sa taille gracieuse, mais trop grêle, qui ne semblait plus faite pour la robe qu’elle portait. Deux ou trois fois, le long du chemin, elle fut obligée de s’arrêter pour reprendre haleine.

L’équipage de Trois-Pattes la rejoignit, quand elle n’était encore qu’à moitié de l’avenue, quoique M. Cotentin de la Lourdeville eût fait déjà son entrée. L’estropié la connaissait sans doute, car sa figure immobile ébaucha un sourire, mais il ne lui parla pas en la dépassant.

La jeune fille le suivit d’un œil distrait et morne.

Trois-Pattes et son équipage étaient entrés déjà quand elle arriva devant la grille. Elle reprit haleine, et sa main mit à toucher le bouton une certaine hésitation.

« Comme vous voilà maigrie, mademoiselle Edmée ! dit une voix derrière elle. Parole d’honneur, je ne vous reconnaissais pas. »

La jeune fille se retourna vivement, comme si elle eût été prise en faute, et une nuance rosée vint à son pâle visage.

« Bonjour, Domergue, répliqua-t-elle. J’ai été un peu malade. Comment va-t-on au château ? »

Elle souriait, et il y avait je ne sais quoi qui faisait peine dans la charmante douceur de son sourire.

Nous connaissons Domergue, l’important valet qui ressemblait à un receveur de la Banque de France. Son entrevue avec notre ami Similor n’avait pas été, paraîtrait-il, de très longue durée, car il avait rejoint la jolie voyageuse en se promenant et sans presser le pas. Mais, en affaires, il ne faut point juger la gravité d’une entrevue par sa durée.

Cette fois, Domergue ôta sa casquette et sa figure austère se radoucit notablement. À le regarder mieux, il avait l’air du plus brave homme du monde. Seulement, il savait garder son rang. Il s’agissait ici d’une femme, et personne n’ignore que la galanterie ne fit jamais déroger un haut personnage.

« Un peu malade ! répéta-t-il. Tout le monde va assez bien chez nous, merci, malgré les démolitions et le tremblement. Vous êtes pâle comme un linge, parole d’honneur !… Un peu malade !… Il y a du nouveau, ici, vous savez ?

— Non, Domergue, je ne sais rien.

— On parle d’un mariage….

— Avec M. Maurice ? » interrompit Edmée presque joyeusement.

Domergue haussa les épaules.

« Ce ne serait pas un mariage, cela ! reprit-il. Le cousin Maurice est en disgrâce, comme M. Michel. J’ai bien cru que M. Michel deviendrait notre gendre. M. le baron n’aurait pas dit non, malgré la différence de fortune. Mais il se rencontre des impossibilités… Avez-vous sonné, mademoiselle Edmée ? »

Pendant les dernières paroles du valet, la jeune fille avait changé plusieurs fois de couleur.

« Pas encore, » répondit-elle d’une voix qui tremblait.

Puis elle ajouta, pensant tout haut :

« Blanche ! un mariage, déjà !

— Seize ans, reprit Domergue en poussant le bouton de cuivre qui mit en mouvement une cloche au timbre sonore et plein ; jolie comme un amour ! Écoutez donc ! Les dots de deux millions comptant n’ont pas l’habitude de moisir en magasin. M. Lecoq est dans la quarantaine, mais beau cavalier… »

La jeune fille répéta avec stupéfaction :

« M. Lecoq !

— Oui, oui… on dit ça… et qu’il a le bras long… Quoique j’aurais cru qu’on aurait pris un banquier… ou au moins un duc… On avait parlé d’un duc, vous savez ?

— Je ne sais rien, répéta la jeune fille.

— C’est juste. La chose se faisait par M. Lecoq. En voilà un qui abat de l’ouvrage ! Du reste, tant qu’on n’a pas été à la mairie, n’est-ce pas ?… Mais, entrez, mademoiselle Edmée : vous savez que nous sommes de bon monde et pas fiers. Ça va faire plaisir à mademoiselle de vous revoir, j’en suis sûr… Madame Sicard ! »

Mme Sicard était une femme de chambre de digne apparence, entre deux âges, tirée à quatre épingles, qui portait aussi haut que M. Domergue, mais qui ne souriait pas. La voix de son collègue l’arrêta comme elle montait le perron.

« Tiens ! fit-elle. Mademoiselle Leber ! »

Elle ajouta, non sans une certaine bienveillance qui, chez elle, avait beaucoup de prix :

« On a justement fait sa chambre aujourd’hui.

— Je viens seulement pour saluer ces dames, murmura la jeune fille avec un embarras que ne justifiait point l’accueil reçu. Si vous voulez bien prévenir mademoiselle…

— Entrez au salon en attendant. Je vais dire qu’on mette votre couvert.

— Mais j’y songe ! s’interrompit Mme Sicard, Mme la baronne m’a dit… voyons !… que si vous veniez, c’était elle qu’il fallait avertir… Au fait, c’est toujours tout de même. »

On avait traversé le vestibule. Mme Sicard monta l’escalier, pendant que Domergue introduisait Edmée au salon. La pâleur de celle-ci avait augmenté subitement et à tel point qu’elle semblait prête à se trouver mal. Elle s’affaissa sur un siège et porta son mouchoir à ses lèvres.

« Le plus souvent qu’on vous laissera partir à ces heures-ci et dans un état pareil ! dit l’honnête valet qui prit, ma foi, ses mains froides et les réchauffa dans les siennes. Vous êtes comme qui dirait de la maison, ma chère enfant, et j’ai plus d’une fois entendu répéter à Mme la baronne qu’une maîtresse de piano comme vous c’était une amie.

— Un verre d’eau, » murmura Edmée,

Et, comme pour s’excuser, elle ajouta :

« Je viens d’être un peu malade. »

Domergue sortit aussitôt en courant. Ce n’était pas un septembriseur, et peut-être ne lui était-il jamais arrivé de concevoir une pensée aussi hardie ; il pensa :

« Un peu malade ! Parole d’honneur, c’est trop pour les uns, pas assez pour les autres. Il y a de la misère dans le fait de cette enfant-là. »

Mal terrible et qui ne se peut cacher ! Il est je ne sais quels symptômes mystérieux qui toujours te trahissent, ô misère ! d’autant plus vite et plus sûrement que ta victime semblait mieux faite pour rester hors de tes atteintes.

Cet être délicat et charmant, Edmée Leber, était pauvre ; son costume propre, mais si modeste, ne l’aurait pas dit que sa timidité l’eût crié. Les domestiques comprennent mieux cela que les maîtres ; les domestiques ont un sens tout spécial et d’une subtilité diabolique pour flairer l’indigence. C’est à leurs yeux la première et la plus profonde de toutes les douleurs ; peut-être ont-ils raison, car, de ce mal, tant d’autres maux découlent ! L’idée était venue à Domergue qu’Edmée avait faim.

Il se trompait. Le pain ne manquait pas encore chez la mère d’Edmée, quoique tout le reste y manquât. Et si Edmée n’avait pas eu de pain, sa fièvre l’eût nourrie.

Dès qu’elle se vit seule, deux grosses larmes que sa fierté contenait roulèrent lentement sur sa joue. Elle releva son voile et montra un visage de dix-huit ans aux lignes exquises, mais que déjà la souffrance avait touché. Edmée était à la fois jolie et belle. Je ne saurais dire pourquoi le trait, cette chose caractéristique qui donne au peintre le moyen de faire la ressemblance parlante, n’était pas, pour Edmée, dans la pureté souveraine des contours, non plus que dans la chère délicatesse des détails. Vous n’auriez pu voir sans être ému ces grands yeux humides, sous ce front couronné d’adorables cheveux blonds, ce nez fin aux arêtes précises, mais suaves, cette bouche, hélas ! sérieuse, mais où l’on devinait un trésor de sourires, — et pourtant ce n’était pas là Edmée. Ce qui frappait en elle et ce qui ravissait planait au-dessus de tout cela comme une âme, rayon, harmonie et parfum, une émanation presque divine, et que dire de plus : une âme de douceur et d’honneur.

Le salon était grand, somptueux et meublé à la romaine, selon une mode qui revient, mais qui était alors vaincue par la fantaisie des choses de la renaissance et du moyen âge. Le regard mouillé d’Edmée en fit le tour et s’arrêta un instant sur le piano.

Le piano lui parla, car elle murmura en souriant amèrement :

« Blanche épouse M. Lecoq ! »

Au-dessus du piano était un portrait de fillette : une brune, espiègle et rieuse.

« Cela est-il possible ! ajouta Edmée. Blanche, le cher petit cœur ! »

Des deux côtés de la cheminée étrusque, en marbre violet, ornée de mosaïques et chargée de curiosités pompéiennes, deux autres portraits pendaient, dont les cadres, d’une richesse extrême, écrasaient la peinture, bien qu’ils fussent signés par un des bons maîtres de la restauration. L’un représentait un homme de vingt-cinq ans, étroit d’épaules, petit, maigre, aux traits intelligents et pleins de volonté ; l’autre, une très jeune femme, presque aussi belle qu’Edmée, et qui, comme elle, avait son charme dans l’expression, plus encore que dans la parfaite régularité de ses traits.

Quand le regard d’Edmée tomba sur cette dernière toile, sa prunelle eut un éclair, et un peu de sang vint à ses joues. Elle se leva, malgré la fatigue extrême qui, tout à l’heure, l’avait jetée sur ce siège ; elle traversa d’un pas pénible toute la largeur du salon, et s’arrêta devant la cheminée. Le portrait semblait exercer sur elle une sorte de fascination. Était-ce le portrait ? Une partie du portrait, plutôt ; car son œil fixe concentrait tous ses rayons sur un point qui n’était pas même le visage, mais qui était auprès du visage. Mme la baronne Schwartz était posée de trois quarts ; elle portait un costume d’apparat. Un turban, jeté de côté, la coiffait, cachant une de ses oreilles, tandis que l’autre, blanche, fine et ornée d’un simple bouton de diamant, sortait des masses noires de son opulente chevelure. C’était l’oreille que regardait Edmée, moins que l’oreille encore, car l’oreille se voyait parfaitement, et la jeune fille, chose étrange dans son état de souffrance et de lassitude, monta sur une chaise pour examiner de plus près.

Pendant plusieurs minutes, elle examina attentivement. Tout son être se concentrait dans sa vue. Elle tremblait et changeait de couleur.

Un bruit de pas se fît ; elle redescendit précipitamment, et ses lèvres s’entrouvrirent pour laisser tomber ces mots :

« C’était bien elle ! »

Domergue entra, portant un plateau.

« Je vous ai fait attendre, ma chère demoiselle, commença-t-il.

— Donnez ! interrompit Edmée de cette voix sèche et sans vibration qui trahit la fièvre aussi sûrement que l’accélération du pouls.

— Comment vous trouvez-vous ? ajouta le valet pendant qu’elle buvait à longs traits.

— Mieux, je vous remercie.

— Vous êtes si changée ! Et voyez comme votre main tremble !

— Beaucoup mieux ! » répéta Edmée avec impatience.

Elle ajouta plus froidement :

« Je voudrais voir Mme la baronne sur-le-champ. »

Puis encore :

« Dites qu’on ne fasse pas ma chambre et qu’on ne mette pas mon couvert. »

Domergue la regarda, étonné. Il y avait dans ses gros yeux de la tristesse et de la compassion. Il sortit.

Pour la seconde fois Edmée était seule. Elle s’assit auprès de la fenêtre et attendit.

Les fenêtres du salon donnaient sur le jardin et gardaient leurs jalousies fermées. Edmée Leber glissa son regard distrait au travers des planchettes, et vit les hôtes du dimanche disséminés par petits groupes sur la magnifique pelouse d’où le soleil s’était retiré. Blanche n’était point là, non plus que sa mère, la baronne. Deux dames d’un certain âge jouaient au volant avec une grande affectation de gaieté ; quelques messieurs faisaient cercle autour de M. Cotentin de la Lourdeville, qui tenait à la main le journal du soir.

Des promeneurs passaient le long du château sous les jalousies et causaient.

« Je ne vois là-dedans, dit l’un d’eux, rien que de parfaitement honorable. M. le baron se souvient qu’au début de sa carrière il fut le banquier des pauvres.

— Bon métier ! fut-il répondu.

— On gagne souvent gros avec les pauvres !

— On peut être à la fois habile et philanthrope, dit Cotentin. Ça et ça !

— Il y a des anecdotes étonnantes ! J’ai ouï parler d’un indigent qui achetait tous les ans mille ou douze cents francs de rentes.

— Un mendiant de Lyon, madame, a doté récemment sa fille comme les nôtres ne le sont pas.

— Et vous connaissez l’histoire de cet aveugle qui avait cinquante mille écus dans sa paillasse ?

— Ce Trois-Pattes est un animal fort curieux !

— Où donc se cache M. le baron ? » fut-il demandé du fond du parterre.

Une fenêtre du premier étage s’ouvrit, et M. le baron répondit :

« Je suis à vous ; je termine une affaire.

— Avec Trois-Pattes ! » acheva-t-on à demi-voix dans les groupes.

Edmée Leber n’écoutait déjà plus ; la rêverie l’avait prise. Ses yeux, demi-fermés, s’abaissaient vers le tapis, sans le voir, et sa belle tête pensive s’appuyait sur sa main.

« Allons un peu visiter l’attelage de ce capitaliste d’un nouveau genre, » dit-on encore sous les croisées.

La réponse et les gaietés qui la suivirent s’étouffèrent au lointain.

L’arrivée du nouveau client avait fait sensation parmi les convives du château de Boisrenaud. L’argent n’a pas d’odeur ; cette haute vérité fût-elle oubliée du reste de la terre, on devrait la retrouver inscrite sur la porte de toute maison de banque bien tenue ; si Trois-Pattes était un homme d’argent, il avait naturellement droit à bon accueil : pas de doute à cet égard. Mais l’argent se reçoit à la caisse ; il suffit pour cela d’un commis ; sous quel prétexte Trois-Pattes et son grotesque équipage passaient-ils le seuil de la somptueuse villa en ce jour de repos, où le millionnaire n’accueillait que ses amis ?

Ceci était prétexte à gloser. Le règlement, au château de Boisrenaud, défendait de parler affaires. M. le baron Schwartz délaissait ses invités pour recevoir Trois-Pattes dans son cabinet. Était-ce pour parler politique ?

Personne ici n’ignorait la légende de Trois-Pattes, que les domestiques du baron avaient ordre d’appeler M. Mathieu. Trois-Pattes était un personnage dès longtemps célèbre dans le quartier de la porte Saint-Martin, et ses relations avec M. Schwartz étendaient désormais sa gloire jusqu’à la Madeleine.

Trois-Pattes était arrivé un jour, personne ne savait d’où, dans la cour du Plat-d’Étain, siège d’une entreprise de messageries qui, avant l’établissement des chemins de fer, desservait toute la banlieue de l’est. Il était descendu de son panier, traîné par un chien, et s’était rendu à pied, c’est-à-dire en rampant sur les mains et sur le ventre, au bureau. Là, il avait fait le nécessaire pour avoir le droit de s’installer dans la cour en qualité de facteur. Tout de suite après, manœuvrant ses mains, armées de palettes, et le reste de son corps, contenu dans une sorte de corbeille munie de roues, il avait pris position à l’endroit où s’arrêtent les voitures à l’arrivée.

Ses commencements avaient été difficiles. Il ne possédait, à vrai dire, aucune des qualités physiques du facteur, mais les qualités morales y suppléaient largement. À Paris, d’ailleurs, les choses bizarres font fortune, et tout manchot des deux bras qui peindra des tableaux d’histoire avec son pied obtiendra chez nous un joli succès d’estime.

Trois-Pattes, marchant avec ses jambes dans sa poche, comme disaient les plaisants du quartier, excita cet étonnement qui précède et prépare la vogue. Il avait installé sur son dos quatre crochets qui lui servaient de mains, et auxquels il fixait très adroitement les colis. À son côté pendait un sifflet que les cochers de la station du boulevard connurent bientôt : un coup de ce sifflet appelait un fiacre, deux une citadine, trois un cabriolet : au bout de huit jours, ceci fut réglé comme si Trois-Pattes eût touché des appointements du gouvernement. Pour la garde des objets, il n’avait pas son pareil ; quant aux discussions d’intérêt avec la buraliste, il vous arrangeait vos affaires en un clin d’œil. Vous savez la puissance de certains avocats sur le tribunal : Trois-Pattes gagnait toutes ses causes près de Mme Tourteau, maîtresse après Dieu de la cabane où s’inscrivaient les voyageurs et les bagages.

Et ne croyez pas qu’il mît beaucoup de temps à arpenter la cour du Plat-d’Étain. Ses mains étaient agiles, et il avait une merveilleuse façon de manœuvrer l’inerte fourreau qui renfermait ses jambes. Son allure ressemblait à celle d’un lézard, et les lézards vont vite, quoi qu’on ait dit sur leur paresse.

Un anonyme de génie lui trouva ce surnom : Trois-Pattes, qui peignait d’un trait sa lamentable infirmité. Personne n’ignore l’élan prodigieux qu’un sobriquet peut donner à une célébrité populaire. Mathieu l’estropié eût peut-être fait fortune ; Trois-Pattes fit tout uniment fureur, et ses collègues vaincus désertèrent la place.

Derrière la gloire, deux divinités viennent ; l’une rampe, montant du noir Tartare, et l’autre abaisse son vol, qui descend du ciel. Elles se nomment l’Envie et la Poésie.

L’Envie sema sur le compte de Trois-Pattes ces mille bruits qui tuent une faible réputation, mais qui enflent une grande renommée : elle accusa Trois-Pattes d’appartenir a la police ou de faire partie d’une association de malfaiteurs : deux allégations dont Paris est souverainement prodigue, à ce point que la rumeur publique les additionne souvent l’une avec l’autre, malgré leur apparente incompatibilité.

La Poésie, fille des dieux, secouant sur le nouveau favori les merveilleux bouquets de son jardin, l’entoura d’une auréole fleurie ; elle lui prêta la richesse, ce charme irrésistible ; elle affirma qu’il amassait quelque part un fabuleux trésor. On ne croit plus aux sorciers, mais le surnaturel a la vie dure ; la Poésie fit de Trois-Pattes une sorte de gnome, changeant de peau à de certaines heures, et quittant son misérable niveau pour s’élancer vers les sphères dorées de l’élégance aristocratique.

Spécifions : la Poésie prêta de mystérieuses amours à Trois-Pattes, le reptile humain. Ce fut quelque chose comme un de ces contes où Perrault accouplait les monstres avec les princesses. Il s’agissait d’une femme jeune et belle : jusque-là, rien d’impossible. Mais la femme était aussi noble — et riche.

Croyait-on à cet absurde rêve ? Je ne sais. Paris est trop enclin à ne rien croire pour ne pas croire à tout, en définitive.

La Poésie et l’Envie se cotisaient donc pour compléter la gloire de Trois-Pattes. Il n’en paraissait point affolé. Sérieux et modeste, il continuait d’accomplir son mandat avec un soin exemplaire, et vous eussiez dit qu’il ne se doutait même pas des fanfares que sonnait pour lui la renommée. Il n’était pas mendiant, mais il prenait de toutes mains, et remerciait gravement les bourses généreuses qui s’ouvraient à l’aspect de son infirmité ; il ne repoussait pas plus les aumônes que les salaires. Ses mœurs étaient pures, malgré la chronique ; il vivait seul et sobrement.

Et cependant la chronique ne mentait pas tout à fait. Il y avait assez de vrai sous les broderies légendaires de l’histoire de Trois-Pattes pour légitimer tous les étonnements.

Trois-Pattes était reçu chez M. le baron Schwartz ; dans l’humble escalier qui grimpait au taudis de Trois-Pattes, on avait rencontré, on avait reconnu une étoile du ciel parisien, la belle comtesse Corona. Telle était la charade, proposée aux curieux par le lézard du Plat-d’Étain.

Le baron Schwartz, aujourd’hui, était dans son cabinet, quand un domestique vint lui annoncer M. Mathieu.

« Qu’on fasse monter M. Mathieu ! » dit-il sans hésiter.

M. Mathieu descendit de son équipage sans trop de peine, et franchit le perron à l’aide d’une gymnastique originale : ses deux mains, cramponnées aux marches, halaient son torse et l’appendice qui renfermait ses jambes. Cela se faisait assez lestement, à la grande surprise des spectateurs qui contemplaient sa manœuvre. Au bas de l’escalier, un domestique obligeant ayant voulu soulever la partie paralysée de son corps, M. Mathieu le remercia et lui dit : « Inutile. »

Néanmoins, après son introduction dans le cabinet du riche banquier, et quand il eut rampé jusqu’à trois pas du bureau, M. Mathieu, poussant un soupir de soulagement, tira de sa poche un mouchoir fort propre et s’essuya amplement le front.

« Bien pressé donc, monsieur Mathieu ? » demanda le baron Schwartz en souriant.

Il avait un style à lui, quand il voulait, ce baron Schwartz. Les hommes arrivés sont excentriques à peu de frais. M. le baron s’était fait une réputation, parmi ceux qui avaient besoin de lui, par la brièveté de sa phrase. Selon les grammairiens, le mot principal, le mot par excellence est le verbe ; remarquez, cependant, que la suppression du verbe ne rend point la parole incompréhensible.

« Temps, argent ! » disait souvent M. Schwartz, traduisant à sa manière le fameux axiome de notre bien-aimée Angleterre.

En vertu de quoi il gagnait par année les appointements de trois ou quatre préfets, rien qu’à sous-entendre des verbes. Ceux qui le connaissaient bien savaient néanmoins que la moindre émotion le faisait parler comme tout le monde.

Trois-Pattes répondit en inclinant la tête avec une respectueuse politesse :

« J’avais envie de voir un peu la propriété de M. le baron ; mais je ne me serais pas permis d’y venir pour mon plaisir seulement. »