Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 05

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Hachette (tome Ip. 291-301).
Deuxième partie


V

Bouton de diamant.


Mme la baronne Schwartz était encore très belle. Il y avait maintenant plus de douze ans que la couleur avait séché sur la toile de son portrait, pendu, avec celui de M. Schwartz, aux côtés de la cheminée. Le temps semblait avoir eu peu d’action sur cet heureux et serein épanouissement : elle ressemblait toujours au portrait : les yeux brillaient du même éclat intelligent et doux ; nulle ride n’était venue, à son heure sillonner le large contour de ce front, les joues gardaient la fermeté de leur ovale, chose rare, et, chose encore plus rare, les attaches du cou restaient irréprochables.

C’est dans toute la rigueur du mot qu’il faut dire cela : Mme la baronne Schwartz était très belle, et sans ajouter « pour son âge, » ce correctif désolant.

Il y avait maintenant seize ans pour le moins que Julie Maynotte avait changé de nom.

Dix-sept ans s’étaient écoulés depuis cette heure de deuil et d’amour où son sourire stoïquement docile éclairait la tristesse de l’adieu, dans le silence et la solitude des grands bois.

Dix-sept ans ! La rose est d’un matin, la femme est d’un printemps.

Et cependant Mme la baronne Schwartz ressemblait toujours à Julie Maynotte.

L’eau du ciel peut glisser pendant des siècles sur la pure beauté des marbres antiques. Il y a des femmes qui sont sculptées dans le marbre.

Elle était belle ; le baron Schwartz l’aimait d’une folie éperdue, ardent comme un jeune homme, jaloux comme un vieillard.

Lui, le baron Schwartz, le dompteur de millions !

Elle était jeune sincèrement, et sans le secours de cet art auquel tant d’autres demandent en vain la menteuse jeunesse.

Elle était jeune, au point de paraître jeune à côté d’Edmée Leber, cette fleur nouvelle qui venait d’ouvrir sa corolle au caressant soleil de la dix-huitième année. Vous eussiez dit, à les voir, deux compagnes, deux rivales plutôt ; car il y avait entre elles à ce moment un mystérieux souffle de colère.

Et ce mot « rivales » n’est pas tombé de notre plume au hasard. Nous avons voulu éclairer brusquement le secret de cet entretien étrange. Edmée aimait : elle avait peur.

Il y eut de part et d’autre un silence. Le visage de la baronne exprimait le chagrin, l’étonnement et peut-être aussi une nuance d’embarras. La jeune fille restait froide comme un bronze.

Un détail qu’on ne peut omettre ici, malgré son apparence frivole, c’est que, depuis le commencement de l’entrevue, le regard d’Edmée s’était porté plusieurs fois vers la magnifique chevelure de la baronne, dont les masses ondées et rabattues, selon la mode de l’époque, retombaient en deux coques symétriques beaucoup au-dessous des oreilles. Il semblait que l’œil d’Edmée voulût percer et écarter ces voiles qui lui cachaient un témoignage. La baronne avait surpris ce regard.

Ce fut elle qui reprit la première la parole.

« Se pourrait-il, demanda-t-elle, que ma fille eût manqué aux égards ?…

— Non, madame, interrompit Edmée, cela ne se pourrait pas, car mademoiselle votre fille est très bonne et très bien élevée.

— Ma chère enfant, dit la baronne en lui prenant la main de nouveau et d’un accent tout à fait maternel, j’avoue que je ne vous comprends pas. Vous nous avez montré jusqu’à présent beaucoup de dévouement et d’amitié. Ma fille est à l’âge des étourderies ; il eût fallu excuser chez elle un manque de tact ou une parole imprudente, mais si c’est moi qui suis la coupable, je me le pardonnerai moins facilement. Voyons ! soyez franche : vous avez quelque chose sur le cœur ?

— Absolument rien, madame, prononça Edmée avec effort.

— Alors, pourquoi nous quitter ? Pourquoi refuser des offres de service si naturelles ? Je sais que vous avez connu des temps plus heureux, et qu’une fierté bien concevable…

— Vous vous trompez, madame. J’avais un frère et une sœur qui avaient pu voir, en effet, notre maison heureuse. Ils sont morts tous les deux. Moi, je suis née au lendemain de notre malheur et je n’ai jamais connu que la pauvreté.

— Il y a dans tout ceci une énigme, ma chère enfant, reprit Mme Schwartz sans rien perdre de sa patiente douceur. Il dépend de vous que j’en sache le mot. Vous êtes dans une heure de fièvre ; je n’accepte pas du tout votre démission, ou, du moins, je vous engage à réfléchir. Votre mère n’a que vous, songez-y…

— Madame, interrompit pour la seconde fois Edmée, dont l’accent devint plus ferme et presque dur, jamais je n’ai été plus calme qu’à cette heure, et je vous parle au nom de ma mère. »

La baronne se leva brusquement, et son geste parut dire que l’idée d’avoir affaire à une folle naissait en elle.

À cela, Edmée répondit nettement :

« Madame, vous vous trompez encore : j’ai toute ma raison.

— En ce cas, chère demoiselle, répliqua la baronne qui se réfugia enfin dans sa position et le prit sur un ton de sévère dignité, permettez-moi de vous dire que notre entrevue a suffisamment duré. À supposer qu’il fût besoin, et je ne le crois pas, de nous signifier la décision que vous avez prise à notre égard, ces choses se font par lettre et en deux mots. Il m’a semblé tout à l’heure que vous désiriez une explication, et je me suis prêtée à votre fantaisie pour plusieurs raisons qu’il serait orgueilleux à moi de détailler. Telle n’était pas votre envie, à ce qu’il paraît. J’ai cru deviner ensuite dans vos paroles une sorte de provocation, une menace, même, tellement en dehors du bon sens et de votre caractère que j’ai voulu savoir. Ma curiosité ne va pas jusqu’à vous interroger plus longtemps. Je ne vous chasse pas, mademoiselle Leber, mais si votre volonté est de nous quitter, faites. À part cet entretien, où vous n’avez pas été vous-même, je ne garderai de vous qu’un excellent souvenir, et je serai toujours prête à témoigner… »

Pour la troisième fois, Edmée lui coupa la parole et dit en se levant à son tour :

« Madame, je ne vous demanderai jamais votre témoignage. »

La baronne laissa échapper un geste d’indignation et se dirigea vers la porte en disant :

« Soyez donc libre, mademoiselle. »

Au moment où elle tournait le dos, le regard d’Edmée, aigu et rapide, essaya encore de pénétrer sous les masses latérales de ses cheveux, mais cette coiffure, qui se nommait, je crois, bandeaux à la Berthe, tenait l’oreille entièrement cachée. Edmée ne vit rien de ce qu’elle voulait voir.

« Madame, prononça-t-elle tout bas, comme la baronne allait atteindre la porte, si j’avais voulu seulement prendre mon congé, j’aurais eu l’honneur de vous écrire. Vous avez bien raison : cela se dit en deux mots. Veuillez rester, je n’ai pas achevé. »

La baronne continua de marcher et sa main toucha le bouton. La jeune fille répéta d’une voix plus basse encore, mais plus stridente aussi :

« Veuillez rester, madame ! »

Et comme la baronne ne s’arrêtait point, Edmée poursuivit :

« Nous avons changé de logement. Nous demeurons depuis trois mois et demi rue Notre-Dame de Nazareth, la seconde porte à gauche en entrant par la rue Saint-Martin. »

Le bouton qui avait tourné déjà fit retour sur lui-même et la porte demeura fermée. Edmée continuait :

« Au fond de la cour : dans la maison qui donne, par ses derrières, sur les messageries du Plat-d’Étain. »

Elle reprit haleine comme on fait après un effort violent. La baronne était immobile au-devant du seuil ; on ne voyait point sur son visage, mais le corps aussi a sa physionomie révélatrice. L’apparence de Mme Schwartz trahissait un trouble subit. Il fallait qu’Edmée eût bien souffert, car l’azur sombre de ses yeux eut un rayon de cruel plaisir. Elle acheva :

« Au quatrième étage. Les fenêtres à rideaux bleus… Vous savez ? »

Mme Schwartz se retourna enfin, montrant sa belle figure si calme qu’un nuage où il y avait de la colère, mais aussi de l’espoir, passa sur le front d’Edmée.

« Oh ! dut-elle penser, si je me trompais ! »

Et cela voulait dire avant tout : « Combien je voudrais me tromper ! »

Car le cœur d’Edmée valait mieux que sa beauté même.

« Vous savez ?… murmura cependant Mme Schwartz, répétant la dernière parole prononcée. Comment saurais-je ? »

Puis, avec impatience et comme si elle eût déjà regretté cette question :

« Et que m’importe tout cela ? » demanda-t-elle.

Mais il était trop tard. Ces interrogations répétées donnaient un démenti au calme du visage. Le coup avait porté.

Comment et pourquoi ?

Mme Schwartz, sans attendre, cette fois, la réponse, appela sur ses traits une expression de douce pitié pour dire à demi-voix :

« Pauvre enfant ! j’oubliais !… »

Ce qui, littéralement, signifiait :

« Elle divague ! ayons compassion ! »

Les yeux ardents d’Edmée, fixés sur ses yeux, semblaient maintenant lire un livre ouvert.

« Madame, reprit-elle doucement et avec toute sa tristesse revenue, quand j’entrai pour la première fois dans votre maison, j’étais presque un enfant et je faisais grande attention aux objets de toilette. Jamais je n’avais vu de femme si belle, si élégante, si riche ni si simple que vous. Il s’est trouvé que bientôt j’ai connu chaque pièce de votre parure habituelle aussi bien que si ces choses eussent été à moi. Les jeunes filles sont ainsi, les jeunes filles pauvres. Entre mille boutons de diamants j’aurais distingué les brillants superbes qui jamais ne quittent vos oreilles.

Ici, Edmée jeta un regard oblique vers le portrait. Mme Schwartz suivit ce regard et traduisit fidèlement la pensée qu’il exprimait en disant :

« Depuis la naissance de Blanche, époque à laquelle mon mari me fit ce présent, je n’ai jamais porté autre chose, même au bal.

— Je savais cela, madame, répliqua la jeune fille, et j’ai dû penser qu’il vous peinerait d’autant plus d’en être privée. »

Mme Schwartz ouvrit de grands yeux.

Puis, mais pas assez vite peut-être, elle porta brusquement la main à ses oreilles.

Edmée avait atteint sa bourse, et y prenait ce petit papier qui enveloppait un objet gros comme un grain de maïs.

« Vous m’avez fait peur ! murmura Mme Schwartz, qui essaya de sourire.

— Mais vous voici rassurée, sans doute ? » prononça la jeune fille avec un sarcasme si amer, qu’un rouge violent remplaça la pâleur de la baronne.

D’un geste rapide et assurément involontaire, elle releva l’un de ses bandeaux, montrant ainsi le bouton qui brillait à son oreille.

« Et l’autre ? » demanda la voix froide d’Edmée.

La baronne hésita et la colère fit trembler ses lèvres qui étaient livides.

Cependant, au lieu d’appeler ses valets et de châtier comme elle le pouvait cette extravagante insolence, elle garda son sourire et souleva le second bandeau en disant :

« Je ne vous en veux pas, mademoiselle.

— Madame, répondit Edmée d’un ton lent, net, aigu comme la pointe d’un poignard, cet autre vous a coûté six mille francs, et vous aurez désormais trois boutons d’oreilles. »

En même temps, elle déplia l’enveloppe, pour montrer, dans le creux de sa main, un bouton tout semblable à ceux de la baronne, et ajouta :

« Voici le motif vrai de ma visite, madame. Les pauvres ne songent jamais du premier coup aux ressources des riches : je vous croyais dans l’embarras depuis trois mois, et c’est ici ma première sortie. »

La baronne était immobile comme une statue.

Edmée déposa le diamant sur une console, salua et se dirigea vers la porte d’un pas ferme.

Dans la cour du château, la cloche appela le dîner à toute volée et l’horloge sonna sept heures et demie.

La baronne fit un pas comme pour s’élancer après Edmée. Elle s’arrêta et chancela. Dans l’escalier, la voix du baron Schwartz disait avec un joli accent alsacien :

« À table ! heure militaire ! Prévenir ces dames ! »

La baronne porta les deux mains à ses yeux, aveuglés par des éblouissements. À l’étage au-dessus, le piano de Blanche lançait des fusées de notes. Au dehors, la grille s’ouvrit, puis se referma bruyamment.

Il faisait presque nuit, mais le diamant brillait sur la console, concentrant les rayons épars du crépuscule.

« Elle est partie ! pensa tout haut la baronne. Que lui ai-je fait ? »

D’une main convulsive elle saisit le diamant, comme si ses feux l’eussent blessée. Son regard était fixe et vitreux. Elle ne bougeait pas, bien que la voix de son mari la fît à chaque instant tressaillir.

Le piano de Blanche se tut. Un pas léger descendit l’escalier, et Blanche elle-même, une rose vivante, fit irruption dans le salon.

« Mère ! s’écria-t-elle. Es-tu là ?… sans lumière ?… Que m’a-t-on dit ? Edmée est venue ? Dîne-t-elle avec nous ? Où donc est-elle ? »

Vingt questions valent mieux qu’une pour les personnes troublées.

« Ne faisons pas attendre ton père, » répondit seulement Mme Schwartz.

Quand les lumières de la salle à manger éclairèrent son visage, vous eussiez admiré avec quelle possession d’elle-même, comme disent les Anglais, Mme Schwartz avait reconquis les apparences du calme le plus parfait. C’était un intérieur un peu patriarcal ; elle donna, devant tout le monde, son front au baiser de son mari, grondeur, défiant, despote, mais esclave, et lui dit, répondant ainsi d’un seul coup aux diverses questions de Blanche :

« C’est cette petite Edmée… Mlle Leber. Elle n’a pas voulu rester pour nous faire ses adieux.

— Ses adieux ? » répéta le baron.

Et Blanche, tout à coup triste :

« Elle nous quitte ? »

Mme Schwartz s’assit à sa place, au centre de la table, et ajouta négligemment :

« Elle part pour l’Amérique.

— Désintéressement de l’artiste ! dit M. Schwartz. Jolie, cette petite, très jolie. Alouettes toutes rôties, là-bas, à ce qu’elles croient… Bon, le potage… Reviendra vieille et sans le sou. Comique ! »

L’accent allemand de cet habile financier donnait à ces façons de parler elliptiques dont il ne se départait guère, une très agréable saveur.

Blanche aurait bien voulu interroger ; mais, autour de cette table, il n’y avait qu’elle pour s’intéresser à Edmée Leber.

C’était une maison montée supérieurement. Tous les jours, après le potage, Savinien Larcin, le vaudevilliste du Père-Lachaise, était chargé de faire un rapport verbal sur les meilleures pointes du Charivari, du Corsaire et des autres journaux d’esprit. On sait quel éclat jetèrent, sous Louis-Philippe, ces ingénieux organes, amour de la bourgeoisie. Les millions protègent le gouvernement, mais ils ont un faible pour l’opposition. Quels espiègles charmants !

Savinien Larcin, petite bête de lettres, noire comme une taupe, prenait son bien où il le trouvait. Il avait de la gaieté plus qu’un mirliton défoncé. Plutôt que d’inventer quelque chose, il eût refait la Pie voleuse pour le théâtre Comte. Mais comme c’eût été bien tourné ! Pour compiler un acte insignifiant, il vous saccageait vingt volumes. « Jolie nature, disait le baron Schwartz. Et originale ! »

Alavoy le définissait ainsi : « Un Scribe indélicat, » et, à propos de lui, M. Cotentin de la Lourdeville disait :

« Ça et ça : de l’anguille, de la chatte, du singe et de la fouine. Mais le génie de Molière ! »

Nous parlerons tout à l’heure d’Alavoy et de notre ancien ami Cotentin. Le croquis du salon Schwartz est à faire.

« Le Charivari, proclama Savinien Larcin, a publié le portrait de M. Romieu en hanneton. »

On rit. C’étaient des temps heureux.

« Le Corsaire, ajouta Larcin, a trouvé un nouveau nom pour M. de Montalivet. Les autres, ajouta-t-il, en riant, étaient vieux comme le Journal des Dégâts

« Raide ! opina M. Schwartz. Et comique !

La Mode appelle M. Thiers un petit foutriquet…. et la Caricature arbore au sommet de l’instrument Lobau le casque à mèche du Constitutionnel. »

Il fut donc une époque où la Erance avait toute cette radieuse finesse !

Blanche elle-même se mit à rire et montra deux rangs de perles. Rire est si bon ! Et comment résister à l’instrument Lobau, blason familier du juste-milieu ? On parla de Poulot, qui était M. le duc d’Orléans, de l’oreille du prince de Joinville, du nez de M. d’Argout, du toupet de M. de Salvandy. Le Larcin les savait toutes. Il gagnait fortement sa nourriture.

Mais pourquoi cette belle Mme Schwartz avait-elle dit à propos d’Edmée Leber :

« Elle part pour l’Amérique ! »