Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 08

La bibliothèque libre.
Hachette (tome Ip. 326-338).
◄  Le Pacte
Deuxième partie


VIII

Histoires de voleurs.


Dans l’intérieur, les conversations allaient se croisant. Les voyageurs venant de Vaujours continuaient leur entretien, commencé en traversant la forêt de Bondy. Ils étaient trois : une dame, un monsieur beau parleur, et un monsieur taciturne.

« C’est fini, disait la dame, toutes ces histoires de la forêt de Bondy. Les voleurs sont maintenant dans les villes.

— Ah ! ah ! s’écria l’adjoint de Livry, pris entre deux colonnes de paquets, nous en sommes aux brigands ?… Serviteur, madame Blot, comment vous va ?

— Je ne vous avais pas remis, monsieur Tourangeau. Et votre dame ?

— Toujours ses rhumatismes… une boîte à douleurs !

— Vaujours est plus sain que Livry ! s’écria Mme Blot, abusant aussitôt de l’aveu.

— Permettez ! interrompit M. Tourangeau vivement ; je prétends, au contraire, que Livry…

— As-tu les poissons, Céleste ? » demanda Adolphe, dont le front gardait un nuage.

Il pensait sans doute :

« Les coquins m’ont coûté assez cher !

— Mon Dieu oui, j’ai les poissons, répondit Mme Champion, à la torture sous l’abondance de son butin ; j’ai tout. Ne trouvez-vous pas qu’on étouffe, ici ?

— Les soirées sont fraîches, riposta Mme Blot, de Vaujours. Moi, je ne déteste pas la chaleur. »

Et l’adjoint continuant :

« Pour la pureté de l’air, Livry est, Dieu merci ! bien connu. Les meilleurs médecins de la capitale en conseillent le séjour aux poitrinaires.

— Eh bien ! plaidait cependant le beau parleur, les brigands avaient du bon ; cela mettait de l’émotion dans les voyages. On entendait soudain un coup de sifflet…

— Jolie émotion, merci !

— Les hommes rassuraient les dames qui s’évanouissaient, et plus d’un suave roman d’amour a commencé…

— Ah ! monsieur ! interrompit Mme Blot, rentière et veuve de M. Blot, en son vivant huissier, épargnez-nous le reste.

— Monsieur n’est pas de ces pays-ci ? demanda insidieusement l’adjoint. Je ne crois pas avoir eu encore l’honneur de voyager avec monsieur ?

— Je suis venu en flânant voir une propriété à vendre.

— Celle du général, peut-être ? Voilà un militaire qui avait un bien bel avenir dans l’armée ! Bel homme ! bien conservé, de la fortune….

— Et pas d’héritier, dit Adolphe ; un pêcheur assez distingué, du reste.

— Ce sera vendu à bon compte, ce bien-là. Les cousins de province ont hâte de dépecer la succession.

— Un charcutier de Caen, dit-on.

— Et un nourrisseur de Bayeux. Le général était Normand.

— Ah ! les Normands !…

— Ne dites rien de désagréable, prévint Céleste, M. Champion est de Domfront, natif.

— Quand je dis pêcheur assez distingué, je m’entends, reprit ce dernier, je m’entends. Jamais il n’a fait de ces grands coups… de ces coups mémorables…

— Parlez-moi de la pêche en mer ! s’écria l’adjoint J’ai un parent à Dieppe qui m’envoie des homards. Il les prend tout frais, et cela m’arrive…

— Gâté, acheva Mme Blot qui était agaçante.

— Adolphe, dit tout bas Mme Champion, vois dans ma poche si j’ai ma boîte. »

Mais Adolphe répondait :

« Il y a dans nos fleuves des produits en quelque sorte supérieurs à ceux de l’océan lui-même ! »

Le beau parleur :

« Les chemins de fer ont tué le côté pittoresque des voyages ; c’est l’avis de tous les penseurs.

— Monsieur, lui dit l’adjoint, à propos de chemins de fer, nous allons en avoir un dans ce pays-ci… et, pour peu que vous ayez sérieusement l’idée d’acquérir une propriété, je vous engage à vous hâter, car le terrain monte, monte. Voici le baron Schwartz, par exemple, dont vous avez sans doute entendu parler.

— Je crois bien !

— Il n’est pas très aimé dans ce pays-ci, vous savez ?

— Monsieur, interrompit Adolphe avec fierté, des querelles funestes ont commencé ainsi par imprudence. J’ai l’honneur d’être le sous-caissier principal de la maison Schwartz.

— On peut bien dire que cet homme-là n’a pas pris dans le pays ! » riposta aigrement Mme Blot.

Mais l’adjoint conciliant :

« Monsieur a raison de défendre son administration. Loin de moi la pensée de parler avec légèreté d’un propriétaire de cette importance ! Il m’invite à ses soirées. Ce que j’allais ajouter fait son éloge. En effet, grâce au chemin de fer projeté, auquel il n’est pas étranger, on offre à M. le baron Schwartz, maintenant, quatorze cent cinquante mille francs de sa terre. Et voici trois ou quatre ans, il l’avait achetée six cent mille : cent vingt pour cent en quatre ans, c’est sévère !

— C’est joli ! Mon pauvre Blot a-t-il assez protesté pour cet homme-là !

— Moi, je trouve que la vapeur est une bien belle invention, » observa innocemment Céleste.

Le beau parleur répondit en s’inclinant :

« Madame, il faut avouer que nous appartenons à un grand siècle.

— Rapprocher les distances, dit aussitôt Adolphe, économiser le temps, tel est le résultat d’une idée aussi vaste qu’ingénieuse, qui doit avoir les meilleurs résultats pour le commerce et la politique.

— Sans compter, ajouta l’adjoint, que les vols à main armée sur les grandes routes….

— J’étouffe positivement, gémit Céleste en tournant un regard vers la portière close.

— Les soirées sont fraîches, constata Mme Blot. Je préfère avoir chaud que de gagner un catarrhe.

— Et comme le disait si bien madame, ajouta le beau parleur en saluant de nouveau la rentière, Paris est devenu le rendez-vous de tous les malfaiteurs expulsés de nos campagnes. Paris est une forêt…

— La forêt noire, en vérité !

— L’année dernière, en plein omnibus, oh m’a volé une tabatière d’argent. »

Ici, Mme Blot, rentière, atteignit sa boîte, et Céleste lui dit :

« Voulez-vous permettre, madame ? Je suis si embarrassée que je ne peux pas prendre la mienne. Et vous savez, quand on a l’habitude…

— Comment donc, madame ! »

Tous ceux qui faisaient usage de tabac en poudre se satisfirent aux dépens de Mme Blot, excepté le monsieur taciturne qui, à la sournoise, puisa une large prise dans un cornet de papier.

« Elle était moins belle que celle-ci, reprit Mme Blot en refermant sa boîte, mais j’y tenais, à cause de mon pauvre Blot qui me l’avait achetée, quoiqu’il désapprouvât le tabac chez les dames.

— Celle de ma femme coûte quatre-vingts francs, déclara Adolphe, en fabrique. Prends garde au poisson, madame Champion.

— La forêt noire ! répéta le beau parleur, c’est le mot. Et voyez comme il existe en toutes choses une sorte de fatalité. Paris a commencé par être une forêt…

— Pas possible ! se récria la rentière.

— Si fait, madame, affirma l’adjoint, la forêt de Bondy ou plutôt de Livry, dont nous traversons les restes.

M. Tourangeau vous rapportez tout à Livry !

Libriacum, ci-devant abbaye de Saint-Augustin… antérieure à la capitale, madame !

— Et Vaujours ?

— Néant ! Avez-vous parcouru les commentaires de César ?

— Une forêt, poursuivait le beau parleur, rien qu’une forêt. On chassait le cerf et le sanglier rue de Richelieu….

— La pêche, désormais, y est seule possible, dit Adolphe, le long du fleuve.

— Et à la place où est maintenant la Bourse, des bandes de brigands effrontés… »

Tout le monde éclata de rire. Quelles qu’elles soient, les plaisanteries qui attaquent la Bourse ont toujours un énorme succès.

« Ah ! s’écria la rentière, mon pauvre Blot avait de ces mots sur la Bourse !

— La bourse ou la vie ! » risqua Adolphe, qui n’était pas dépourvu de mémoire.

Céleste dégagea une de ses mains pour lui pincer le genou, en témoignage d’admiration.

« Veille au poisson ! recommanda Adolphe.

— C’est pour vous dire, continua le beau parleur, que rien ne change. La forêt de Paris existe toujours, moins les arbres. On y trouve des cerfs en quantité, à en croire le Vaudeville, des sangliers à foison, sauvages ou domestiques, des serpens, qui le niera ? et aussi des roses pour les cacher, des oiseaux charmants qui chantent, à tous les étages de toutes les maisons, les gais refrains de la jeunesse. Il y a bien quelques petites différences : dans les forêts, l’amour ne fait des siennes qu’au printemps, et ici, c’est un roucoulement des quatre saisons…

— Vous êtes léger dans vos paroles, monsieur, devant des dames ! »

Ces huissières le sont parfois dans leurs actions : Mme Blot, de Vaujours, n’eut pas pour elle la majorité qui protesta :

« Mais non, mais non ! C’est amusant, cette machine-là ! allez toujours !

— Et voyez, en revanche, combien de ressemblances ! Les loups abondent…

— Tous réfugiés à Paris, les loups !

— Pour mettre le petit Chaperon-Rouge à Clichy !

— Monsieur, dit Tourangeau, je serais flatté de votre connaissance, si vous achetiez quelque chose dans ce pays-ci.

— Dans une forêt, il faut des garde-chasse : nous avons les sergents de ville…

— Et les braconniers !

— Et les chiffonniers qui ramassent le bois mort !

— Et les Anglais touristes comme à Fontainebleau !

— Forêt ! forêt ! forêt !

— Nous ayons les larges avenues pour les carrosses de prince, et les sombres sentiers courant tortueusement au travers des taillis, où le bandit guette sa proie.

— Les boulevards et la cité !

— Forêt, forêt !

— Il s’exprime avec élégance, ce monsieur, dit Céleste à Adolphe. C’est un homme bien. »

Adolphe répondit :

« Trop bavard. Tiens bien le poisson.

— Quant aux bandits eux-mêmes, reprit le voyageur éloquent, quelle forêt peut se vanter d’une collection pareille à celle de Paris ? On parle de Sénart et de Villers-Cotterets. C’est une pitié ! La forêt de Paris les mettrait dans sa poche !

— J’ai gardé l’abonnement de mon pauvre Blot à la Gazette des Tribunaux, soupira la rentière.

— Moi, j’ai le Droit, déclara l’adjoint, en tiers avec M. le curé et le capitaine rapporteur ; c’est un prêtre libéral : à la bonne heure !

— Le capitaine ?

— Eh ! non, le curé. Hier, dans le feuilleton, nous avions justement l’histoire de l’épicier de la rue Saint-Jacques, dont les caves servaient de magasin à la bande de Poulain…

— J’ai vu cette affaire-là, moi, monsieur Tourangeau ! Mon pauvre Blot était jury.

— Jolie société ! apprécia le beau parleur en connaisseur. Moi, j’ai le Droit et la Gazette. Vous souvenez-vous, mesdames, de la bande Monrose ?

— Ah ! le coquin, s’écria Céleste. C’était à l’époque de mon mariage. Adolphe pêchait moins souvent.

— Le poisson ! dit M. Champion ; prends garde !

— Et les Nathan ! poursuivit l’érudit voyageur. Côté des dames : Minette et Rosine ! Nous avons un auteur qui fait ces choses-là bien adroitement : M. de Balzac : lisez Vautrin. Il doit avoir quelque bonne connaissance tout au fond des taillis… Toujours côté des dames : Lina Mondor ; voilà une dégourdie ! et Clara Wendel ! on a fait des drames là-dessus ; ça flatte beaucoup ces gens-là quand on les met au théâtre… Mais c’est depuis Louis-Philippe que la forêt se peuple. Vertubleu ! en 1833, la bande Garnier, soixante-quinze d’un coup ! La bande Châtelain : les casse-tête et les chaussons de lisière pour ne pas faire de bruit sur le pavé.

— Il y a deux hommes en haut avec des chaussons de lisière ! interrompit Mme Champion.

— Elle fait preuve, à chaque instant, d’un véritable esprit d’observation, dit Adolphe. Ne lâche pas le poisson ! »

L’adjoint fouillait sa mémoire, car il était bien jaloux du voyageur disert.

« Il y a eu la bande Hug ! accoucha-t-il.

— Les cinquante-cinq ! égrena l’huissière, la bande Chivat, la bande Jamet, la bande Dagory. »

L’homme taciturne éternua. C’était le premier bruit qu’il faisait. Il mit la main à sa poche pour atteindre son mouchoir, et resta tout penaud : le mouchoir était absent.

« Vous l’aurez perdu, monsieur, lui dit l’adjoint, car il n’y a pas de voleurs dans ce pays-ci. »

Cette scène nous a entraînés déjà bien loin, dans les sentiers du réalisme ; mais nous n’irons pas jusqu’à dire comment on se mouche quand on n’a plus de mouchoir. Le voyageur muet en fut réduit à cette extrémité. Les deux dames sourirent ; la rentière développa un vaste foulard tout neuf, et Céleste dit :

« Adolphe, donne-moi le mien. »

Ce que fit Adolphe, à condition qu’elle prît garde au poisson.

L’espèce humaine est cruelle. La voiture entière se moucha. Le voyageur silencieux ne parut pas humilié. L’inconnu à la langue bien pendue continuait :

« Hein ? quelle forêt ! Soixante-treize condamnations pour la bande Carpentier ! Et pour parler d’hier seulement, Courvoisier, Mignard, Gauthier, Souque, Chapon qui menait plus de deux cents soldats à la bataille, les escarpes de Poulmann, les Vanterniers de Marchetti… Et ceux qui ne sont pas encore sous la main de la justice, la plus belle bande de toutes : ces fameux Habits Noirs qui ont leurs soldats dans la fange des bas quartiers et leurs généraux dans les plus hautes régions sociales…

— Le journal n’en dit rien, interrompit la rentière.

— C’est défendu, crainte d’effrayer le commerce. La vérité, c’est qu’ils travaillent en grand et que la police n’y voit que du feu !

— On dit qu’ils sont protégés de haut…

— Et qu’ils ont le bras long…

— Et que la justice a peur d’eux !

— Comment ! comment ! s’écria Mme Champion, qui écoutait bouche béante ; mais savez-vous que ça fait frémir !

— Quand on me payerait, déclara M. Tourangeau, je n’habiterais pas ce Paris ! »

Adolphe se permit de hausser les épaules ostensiblement.

« Je suis sous-caissier, dit-il avec cette importance sereine qui le rendait si cher à Céleste, sous-caissier principal, et comme notre caissier en chef est un gentilhomme qui la passe douce, c’est moi qui ai toute la responsabilité ! Moi seul et c’est assez ! Attention au poisson ! Notre maison, vous le savez, est une des plus conséquentes de la capitale. Nous habitons un quartier désert, et qui passe pour être assez dangereux : notez ces diverses circonstances. Parmi les causes célèbres que vous venez d’énumérer, le nom de la rue d’Enghien a plus d’une fois retenti dans l’enceinte de la justice criminelle. Ça ne fait rien. Prenez un homme intelligent, instruit, prudent, adroit et courageux, il réussira dans la comptabilité comme dans l’art de la pêche. Et je dois vous faire remarquer ici en peu de mots qu’elle adoucit sensiblement les mœurs, comme les philosophes de l’antiquité l’attribuent à la musique, dont je ne dis pas non, quoique ne l’ayant pas éprouvé personnellement. À l’Opéra, ça braille, hein ? Je ne l’aime qu’entremêlée agréablement à un vaudeville qu’elle sait égayer par des airs connus… Pardon ! j’ai la parole… Je disais donc que je me moque des bandes, moi, comme de l’an quarante. Il n’y a pas plus fin que le poisson qui doit ses instincts à la nature. Celui qui s’adonne depuis longtemps à la pêche, le poisson lui enseigne mille ruses innocentes qu’il apporte dans sa vie privée. Je mettrais au défi Mandrin, Cartouche ou même ces Habits Noirs dont vous parlez de me piquer seulement un rouleau de mille dans mon entresol…

— Oh ! oh ! s’écria l’adjoint de Livry, heureusement qu’ils ne sont pas là pour vous répondre !

— Devant eux, reprit finement Adolphe, je ne communiquerais pas les détails que je vais donner librement entre gens comme il faut. Soutiens le poisson, madame Champion… Nous voici à Bondy, tenez ! »

La voiture venait de s’arrêter. Deux ou trois malheureux se présentèrent avec leurs paniers, mais le terrible mot : « Complet ! » tomba de la niche du conducteur, à qui la servante du cabaret apporta ce verre d’eau-de-vie que tout conducteur sachant son métier siffle pour aider les chevaux à souffler.

Échalot et Similor chantaient sur l’impériale ; on convint d’éviter leur contact à l’arrivée, parce qu’ils portaient des chaussons de lisière.

Ces histoires de voleurs laissent toujours quelque chose dans l’esprit des plus intrépides. Céleste, qui tenait les goujons à bout de bras pour conserver leur fraîcheur, demanda humblement qu’on entr’ouvrît enfin une portière, mais l’huissière se souvenait de son pauvre Blot, qui abhorrait les courants d’air.

Le méphitisme, d’ailleurs, ne déplaît pas absolument aux indigènes de la banlieue de Paris.

« Je ne renonce pas à la parole, reprit Adolphe aussitôt que la voiture marcha de nouveau. Ce que j’ai à dire contient des enseignements utiles, et je constate en passant que si, depuis plusieurs années, je travaille à fonder la société des pêcheurs à la ligne du département de la Seine, c’est que j’ai l’espoir d’introduire ainsi dans la capitale, ma patrie, un élément nouveau d’ordre et de civilisation. Je suis officier de la garde civique. Vous parlez de forêt : nous veillons. Passez en paix… Pour ceux que je n’ai pas l’honneur de connaître ici, j’occupe l’entresol de l’hôtel Schwartz, rue d’Enghien, 19, à Paris, faubourg Poissonnière, concurremment avec le caissier des titres : cela fait deux intérieurs distincts, quoique nourrissant des rapports de politesse entre eux. Mais il ne s’agit pas de cela. J’ai dit que je défiais Mandrin et Cartouche. J’y ajoute Poulailler, Barrabas et Lacenaire. Je suis comme ça. Voilà mes armes, je n’en fais pas mystère : d’abord, j’ai une maison de campagne où je ne couche jamais ; c’est le domicile de mes lignes ; les trois quarts et demi des malheurs viennent de cette faiblesse qu’ont les bourgeois de Paris de coucher à la campagne. La nuit est la même partout ; une fois dans mon lit, je puis rêver que je repose au sein de la nature la plus verdoyante. La porte de l’hôtel Schwartz ne peut s’ouvrir sans qu’un timbre sonne dans mon antichambre. C’est gênant, à cause du grand mouvement qu’il y a dans la maison ; mais cela donne un premier éveil qui défend toute espèce de surprise. Un second timbre, communiquant avec la porte de mon antichambre, sonne dès que celle-ci s’ouvre ; second éveil : le premier veut dire : « Garde à vous ! » le second : « Portez armes ! » Ce n’est pas tout : un troisième timbre, battant tout contre mon oreille, dans la ruelle de mon lit, tinte aussitôt que la porte de mon salon est touchée. Messieurs, mesdames, le premier timbre m’a mis sur mon séant, le second sur mes pieds ; le troisième me crie : « Champion, défends les diverses « valeurs confiées à ta vigilance ! »

— C’est très curieux, cela, fit l’adjoint de Livry.

— Très curieux ! » répéta le beau parleur qui échangeait, ma foi, des regards avec l’huissière.

Le voyageur taciturne prit dans sa poche avec gravité un crayon et du papier, sur lequel il écrivit une douzaine de mots.

« C’est un poète ! » murmura l’homme éloquent d’un ton moqueur.

L’adjoint répondit sérieusement :

« Monsieur, ça ne me surprend pas ; nous en avons plusieurs dans ce pays-ci. »