Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 09

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Hachette (tome Ip. 338-354).
Deuxième partie


IX

Cocotte et Piquepuce.


Aucun regard indiscret n’essaya de déchiffrer la poésie du voyageur taciturne : c’est tout au plus si le rayon de lune passant par la portière permettait de suivre le mouvement de ses doigts. La chose certaine, c’est qu’il écrivait parfaitement à tâtons et que c’est là talent de poète.

« Autre chanson ! poursuivit Adolphe qui s’animait à décrire son système de précautions : j’ai supposé les portes ouvertes, mais minute ! Pour ouvrir celle de la rue, il faut le concierge qui est un ancien gendarme, et dont le fils est tambour dans ma compagnie. C’est solide comme du fer. La porte de mon antichambre, sur le carré, a trois serrures, dont deux à secret, et deux verrous de sûreté, le tout fourni par la maison Berthier. Dans mon antichambre, il y a le lit de Médor. Je n’ai pas connu Cerbère, mais je n’aurais pas parié pour lui contre Médor. On l’entend aboyer de la caisse, comme s’il était sous la table ; pourquoi ? Parce qu’il y a deux judas acoustiques, pratiqués par mes soins. Hé ! hé ! mauvais pour Cartouche ! La porte du salon s’ouvre au loquet et n’est défendue que par un quadruple verrou, mais celle de la caisse est une fermeture Berthier à pênes croisés et à double secret. Devant la porte, il y a une grille qui coupe la chambre en deux, et la caisse elle-même, un vrai monument, est à défense et à surprise, comme l’ancien carillon du pont Neuf. J’en ai la clef pendue au cou, nuit et jour, à poste fixe. Mazette ! pauvre Mandrin ! Je couche d’un côté de la caisse, la chambre de madame est de l’autre, et notre garçon, un mâle, je l’ai choisi pour ça, dort entre nous deux. Madame a ses pistolets, moi les miens et le garçon deux paires. Hein ? les Habits Noirs ! Quant aux fenêtres, fermées comme des devantures de boutiques, quatre barres à chacune. Toutes les cheminées ont des grilles. Nous ne craignons que la bombe !

— Seigneur Dieu ! dit l’huissière, autant vivre chez les Bédouins !

— Nous sommes bien heureux dans ce pays-ci ! appuya l’adjoint. Quelle galère !

— Monsieur, ajouta le beau parleur, s’est bâti un château-fort au milieu de la Forêt-Noire ! »

Le mot fut généralement approuvé. Céleste, dont les lourdes paupières se fermaient, reçut un quinzième avertissement au sujet du poisson. Ce diable de muet continuait d’écrire à l’aveuglette.

« Écoutez donc ! Écoutez donc ! reprit Adolphe. Je ne suis pas un âne, mais je porte des reliques. Diable ! j’ai les dépôts, le portefeuille courant et les espèces. J’ai eu chez moi la fortune du vieux colonel Bozzo, le grand-père de la comtesse Corona, et je ne vous en souhaite pas davantage. Dans quelques jours, j’aurai, avec notre fin de mois, la dot de Mlle Blanche… Eh ! eh ! feu Lacenaire n’aurait pas donné pour deux ou trois millions comptant l’affaire qu’on pourrait traiter avec moi, ce jour-là, à coups de couteau ! »

Cette allusion au mariage de la fille unique de l’opulent banquier changea subitement le cours de l’entretien. Chacun glosa. Le baron Schwartz n’était pas très aimé dans ce pays-ci, selon l’expression favorite de l’adjoint Tourangeau, mais on s’intéressait énormément à ses moindres actions. Quoique la jolie Blanche sortît à peine de l’enfance, ses deux millions de dot avaient produit leur effet : on ne donnait que la moitié aux filles du roi Louis-Philippe. Deux millions ! Il avait été question d’un duc. Voyez-vous cela ! un duc pour l’héritière de cet Alsacien, né sous un chou de Guebwiller ! Il avait été question du neveu d’un ministre, et question aussi d’un filleul de la cour. Deux millions ! Le daguerréotype était tout jeune, le fil électrique restait dans les limbes, on ne connaissait qu’une douzaine de planètes ; le siècle était enfant, malgré ses quarante-deux ans. Depuis lors, le million a fait comme le cachemire : tout le monde en porte ; il y en a de Ternaux.

Cependant, on disait : « Faut-il qu’un duc ait besoin ! »

Allez, il y en a qui ne sont pas à leur aise !

Mais qui remplaçait le duc, le neveu du ministre et le filleul de la cour ? M. Champion, de plus en plus heureux de son importance, nomma M. Lecoq avec emphase.

Vous vous attendez peut-être à voir ce nom ultra-bourgeois suivi d’un désappointement général. Erreur. Il y eut au contraire un de ces silences qui dénoncent un grand effet produit. Nul ne demanda ce qu’était M. Lecoq. On doit croire que chacun, ici, le connaissait au moins de réputation.

L’adjoint toussa, l’huissière déploya son splendide foulard, Céleste tint ferme le poisson. Le taciturne remit en poche son papier avec son crayon. Le beau parleur seul murmura :

« Il y a de drôles d’animaux dans la forêt de Paris ! »

Il disait vrai ; forêt ou non, Paris renferme les plus curieuses individualités qui soient au monde. Le fond de la mer, dévoilant un à un ses mystères, jette à la grève, de temps en temps, quelque bête apocalyptique qui fait parler pendant six mois les académies. Paris est plus profond que la mer ; Paris contient des êtres vivants, baptisés et même électeurs, capables d’étonner à meilleur titre que le serpent marin, mesurant soixante-sept mètres entre tête et queue, ou le grand calmar, monstre de gélatine, nageant avec des tuyaux d’orgue. Ces prodiges, niés par les uns, colportés par les autres, ont, par places et selon les quartiers, des réputations légendaires. Leur nom ne dit rien en soi : c’est la plupart du temps un nom innocent : Martin, Guichard ou Lecoq. Mais la gloire, doublée de mystère, peut donner aux plus vulgaires syllabes une foudroyante sonorité. Le nom de M. Lecoq était dans ce cas sans doute, car il produisit l’effet du quos ego de Virgile. La conversation, frappée d’un coup de massue, tomba et ne se releva point.

Sur l’impériale, Échalot et Similor, Arcades ambo, dialoguaient l’églogue sentimentale de leurs rêves. On ne sait pas bien quelle candeur peut s’allier, chez ces Osages de la grande ville, à l’absence complète de tout sens moral. C’étaient deux douces natures, pleines d’illusions enfantines et capables peut-être de bien faire, à la rigueur. Ils ne demandaient qu’à travailler ; seulement, ils voulaient choisir leur travail, attirés qu’ils étaient par une vocation commune et irrésistible vers cette chimère qui affole Paris et qui a nom la liberté. La liberté, comme ils l’entendent, consiste à ne pas subir le joug d’un métier. Ils se désignent eux-mêmes sous le vague nom d’artistes. Artistes de quel art ? Ils l’ignorent et peu importe. Ils vivent et meurent, tristes comiques du grand drame parisien, pauvres bonnes âmes, damnées par le mal de ce siècle qui répand ses contagions à toutes les profondeurs de la couche sociale.

Ils voulaient faire des affaires, ils voulaient parvenir, et, si modeste, si burlesque même que fût le but de leur ambition, ils n’avaient rien de ce qu’il faut pour l’atteindre. Fils bâtards de la féerie théâtrale qui tue le bon sens et met un voile idiot au-devant de la réalité, ils allaient poursuivant je ne sais quel idéal si extravagant, si impossible, que le lecteur ne le devinera pas sans un peu d’aide.

« Ça se trouve, disait Similor en soupirant gros, c’est la chance. Un bourgeois qui nous chargerait de tuer un petit enfant, pas vrai, pour empêcher le déshonneur de la famille… connu… des nobles, quoi ! Et alors on l’emporte, on a le bon cœur de l’épargner, on le met avec Saladin.

— Il aurait bien une marque à son linge, le petit noble, suggéra Échalot.

— Ou la croix de sa mère pendue au cou… Quelque chose, enfin…

— Une médaille, parbleu ! avec sa chaîne ! Pas malin !

— Alors, on garde l’objet avec soin, crainte que l’enfant l’égare dans les jeux de son âge ou autres, et quand, plus tard, on découvre la mère éplorée, c’est une preuve comme quoi on peut réclamer la récompense fastueuse. »

Échalot avait l’eau à la bouche ; il regarda d’un air chagrin Saladin suçant sa bouteille.

« Ça s’est vu, pourtant ! murmura-t-il. C’est dommage qu’on sait la source de ton petit.

— Faut trop attendre ! dit Similor avec dédain. Le moutard du prologue est officier dans la pièce. Le père est mort. C’est le même acteur qui joue les deux rôles. Je préférerais mieux un secret que je découvrirais et qui ferait qu’une personne à son aise me donnerait mes étrennes à volonté tous les jours.

— Pas malin ! répliqua Échalot. Si vous me refusez, je divulgue !

— Et il file doux, quoiqu’il grince des dents. C’est à quoi je fais la chasse dans le quartier…

— Part à deux ! on mettrait le petit en culottes !

— Et appointements à perpétuité, la vie bien rangée, pas de dettes ni bamboches, estimé dans son domicile par les voisins, dont la fille de l’un d’eux peut vous distinguer pour le mariage… »

Échalot, qui l’écoutait, souriant et bouche béante, devint triste.

« Sans-cœur, qui se marie ! s’écria-t-il. Ça nuit aux droits de l’amitié ! »

Similor n’accepta pas la discussion sur ce point, toujours si brûlant entre Oreste et Pilade, et fit un riant tableau des douceurs qu’on peut se procurer avec l’argent d’un dentiste « dont on a surpris la coupable habitude qu’il a de chloroformer les femmes dans le silence de son cabinet. »

Le ciel étendait au-dessus de leurs têtes son dôme d’azur, parsemé d’étoiles. Par delà cette splendide coupole, ils devinaient le Dieu des bonnes gens dont le Sinaï est la butte Montmartre et qui aime les chansons bien mieux que les cantiques. Ils élevaient leurs âmes simples vers cette divinité, protectrice du mélodrame et protégée par la goguette, pour lui demander l’enfant du crime ou le dentiste infesté de mauvaises habitudes.

Ainsi, dit-on, dans quelque lande perdue de notre pauvre Bretagne, sur ces côtes où les fureurs du vent laissent la terre aride et nue, quelques bourgades barbares font des neuvaines pour obtenir la tempête qui amène les naufrages.

À l’étage au-dessous, dans le coupé, ce personnage aux allures tranquilles et robustes, que nous avons appelé M. Bruneau, écoutait les dernières paroles du récit d’Edmée Leber. La jeune fille, demi-couchée, s’était épuisée à parler. La lanterne de la voiture, glissant un rayon oblique jusqu’à son visage, éclairait ses traits pâles et défaits. Il n’y avait point de larmes dans ses yeux.

M. Bruneau restait froid et croisait ses bras sur sa poitrine. Ses yeux portaient dans le vide une fixité de regard qui leur était particulière. Tout semblait engourdi en lui, même la pensée.

Edmée Leber, obéissant strictement aux ordres de cet homme, avait tout dit.

Il ne lui donna ni consolations ni conseils.

Cependant la voiture avait passé la barrière et cahotait déjà sur le pavé du faubourg. Quelques minutes après, elle franchissait le boulevard et entrait dans la cour du Plat-d’Étain.

Il y eut dans l’intérieur un moment de confusion pénible. Voyageurs et paquets, mis en branle trop brusquement, s’entrecognèrent à qui mieux mieux. Un instant, Adolphe en fut réduit à veiller lui-même au poisson.

Puis tout le monde à la fois cria :

« Trois-Pattes ! où est Trois-Pattes ! »

D’ordinaire, l’estropié se tenait derrière la voiture, la tête au niveau du marchepied, et ses deux robustes bras recevaient les paquets à la volée, sans qu’il y eût jamais perte ou accident. Mais, aujourd’hui, Trois-Pattes manquait à son poste.

« Voilà, bourgeois, voilà ! » dit Similor avec son sourire le plus agréable.

Et Échalot, empressé à bien faire, Saladin au dos pour avoir les mains libres :

« Bourgeois ! voilà, voilà ! »

Le voyageur taciturne, qui descendait le premier, les écarta des deux coudes. Il n’avait point de paquet.

« Tiens ! tiens ! murmura Échalot. Piquepuce est remplumé depuis le temps.

— Et voilà M. Cocotte, dans le fond, ajouta Similor ; il est habillé comme un rentier !

— Ce sont les chaussons de lisière ! » dit Mme Blot, de Vaujours, non sans un certain effroi.

Adolphe dit, en montrant du doigt son ennemi Échalot :

« En voici un qui a l’air d’un malfaiteur de la plus dangereuse espèce !

— Au large, coquins ! ordonna l’adjoint de Livry. Dans ce pays-ci, la mendicité est prohibée ! »

Échalot et Similor n’étaient peut-être pas précisément des coquins, et ils avaient tous deux la tête près du bonnet ; cependant, ils se retirèrent, et l’adjoint put se croire un vainqueur. Il se trompait : ce n’était pas à son commandement que les deux amis modèles avaient obéi. De l’autre côté de la voiture, un appel discret avait frappé leurs oreilles. M. Bruneau, debout près de la portière du coupé, leur faisait signe de la main.

M. Bruneau leur dit :

« Accompagnez Mlle Leber jusque chez elle. »

Et il s’éloigna rapidement, sans attendre leur réponse, en homme sûr d’être obéi.

L’intérieur se vidait. Céleste, chargée à couler bas, prit terre en soufflant comme une baleine. Mme Blot, veuve de son pauvre Blot, eut la cruauté de lui dire en passant :

« Bien le bonsoir, madame. Les soirées sont fraîches. »

Elle offrit son bras à Tourangeau qui l’accepta, malgré la rivalité des deux communes.

Adolphe descendit, libre de ses mouvements, fier de son costume, fier de ses formes, fier de son sexe, fier de tout. L’Apollon parisien, quand son obésité reste contenue en de certaines bornes, est l’image du parfait bonheur. Adolphe avait envie d’appeler les passants pour leur montrer ses guêtres. Il choisit le moment où il pouvait être entendu pour dire à haute voix :

« Madame Champion, c’est trop lourd pour toi ; ne te fatigue pas à porter le poisson ! »

En tournant l’angle du boulevard Saint-Denis :

« C’est une lutte très intéressante entre moi et ce brochet. Je l’aurai. Aujourd’hui, sur les bords du canal, mes voisins ne prenaient rien, absolument, et enviaient mon adresse. Je n’ai pas pêché que des goujons, ma femme. As-tu vu quelle publicité j’ai faite dans la voiture ? Il faut être de son siècle. Tu peux compter que ces deux inconnus, le bavard et le muet, vont aller dire partout : « La maison Schwartz a un bijou de caissier. » C’est de la graine d’augmentation !

— Mais quelle chaleur, Adolphe ! soupira Céleste, renonçant sous le faix. Je n’en peux plus !

— C’est une bonne température pour le poisson, répondit M. Champion. J’irais comme cela jusqu’à Pontoise. »

À quelques pas de là, une scène fort immorale, mais assez gaie, avait lieu. Le voyageur taciturne, à qui Échalot avait donné le singulier nom de Piquepuce, était arrêté devant la devanture d’un liquoriste. Il avait retrouvé son mouchoir, sans doute ; du moins déployait-il avec complaisance un magnifique foulard tout neuf. Le beau parleur l’aborda, celui que notre Similor appelait M. Cocotte.

Tous deux étaient passablement couverts ; la toilette de Cocotte avait plus de brillant, celle de Piquepuce plus de sévérité. On pouvait prendre Cocotte pour un membre de la jeunesse dorée du boulevard du Crime ; Piquepuce ressemblait davantage à un troisième clerc d’avoué. Quant à leurs figures, les types s’effacent de plus en plus dans notre forêt parisienne, depuis que les maisons y ont remplacé les broussailles ; à chaque pas, nous rencontrons des visages qui embarrasseraient Lavatér lui-même. J’ai beau chercher, je ne vois plus d’auréole au front des saints, et j’ai connu des filous qui avaient l’air de notables commerçants.

Cocotte était joli garçon ; Piquepuce, moins agréable à voir, tournait au père noble.

« Combien donnes-tu là-dessus ? demanda Cocotte en présentant à son compagnon la tabatière de Mme Blot, de Vaujours. Moi, je n’en use pas. »

Piquepuce mit dans sa poche le foulard neuf de cette même rentière et répondit :

« J’ai la mienne. »

En même temps, il s’arrêta en plein trottoir et, dépliant le cornet de papier que nous connaissons, il en versa le contenu dans une très belle boîte d’argent niellé.

Cocotte sourit et dit :

« J’ai été aussi, moi, dans la poche de la caissière, mais il n’y avait plus personne. Elle tenait bien le poisson ! »

Ils entrèrent chez le liquoriste et se firent servir l’absinthe sur le comptoir.

« Le coupé du baron Schwartz nous a dépassé sur la route, reprit Cocotte ; l’as-tu vu ?

— Oui, répliqua Piquepuce. Et aussi la calèche de Mme la baronne.

— Elle venait la seconde. C’est le mari qui est le bœuf !

— Qu’est-ce qu’ils peuvent manigancer à Paris, le dimanche au soir ?

— Demande au patron ! s’écria Cocotte en riant. Ceux-là ne pêchent pas aux foulards et aux tabatières ! »

Piquepuce prit un air grave.

« À propos de quoi, jeune homme, dit-il, vous êtes seul au monde à savoir que je continue de faire un doigt de contrebande en servant le patron. C’est puni sévèrement, et la semaine dernière on a encore fait passer la consigne de ne pas voler la moindre des choses en dehors des coups montés. Si la maison venait à savoir…

— Je t’en dis autant, vieux, l’interrompit Cocotte ; il n’y a qu’avec toi que je ne me gêne pas. Si tu causais… voilà !

— C’est assujettissant tout de même, fit observer Piquepuce. On est comme le soldat mercenaire : droite, gauche, front ! les yeux à quinze pas devant vous. Et, s’il se présente une bonne affaire, pas mèche !

— Pas mèche ! en principe, comme disait mon ancien avocat, M. Cotentin ; mais il y a ça et ça… on se rattrape à la sourdine… et on vit à l’abri des charançons.

— Ça, c’est vrai, répliqua chaleureusement Piquepuce. La maison doit être abonnée avec le gouvernement, car il n’arrive jamais d’accident. On dirait qu’il n’y a plus ni police, ni parquet, ni rien de rien !

— Et voilà l’agrément qui fait passer sur l’humiliation de la discipline ! » conclut Cocotte.

Ils trinquèrent et burent en hommes du monde. Combien ils étaient au-dessus d’Échalot et de Similor ! Après avoir reposé son verre vide sur le comptoir, Cocotte, qui avait un naturel généreux, ouvrit, pour payer, le porte-monnaie de M. Champion.

En sortant, il passa son bras sous celui de Piquepuce, et dit tout bas :

« Tu es plus ancien que moi dans la baraque. Combien sont-ils d’Habits Noirs en pied à ton idée ?

— Est-ce qu’on sait ? » répliqua Piquepuce avec importance.

Puis, d’un ton fier et sérieux :

« Ça prend de bien haut et ça descend en zig-zag jusqu’aux plus infimes profondeurs du marécage social ! »

Sur dix voleurs, il y en a neuf qui ont du style. Lacenaire n’était pas du tout une exception. Piquepuce avait une littérature sérieuse ; Cocotte, plus jeune et plus hardi, unissait la gaieté française à de bonnes études. C’étaient deux jolis sujets.

Cocotte reprit :

« Et, à ton idée, toujours, est-ce le patron qui est le maître à tous ?

— L’Habit Noir ? prononça Piquepuce en donnant à ce nom une intraduisible emphase.

— Oui, l’Habit Noir des Habits Noirs ? insista Cocotte. Le Mogol ? »

Piquepuce fut un instant silencieux, puis il grommela comme à regret :

« Moi, je n’ai jamais été que jusqu’au patron. S’il y a quelque chose au-dessus, cherche ! »

Mais il ajouta tout de suite après :

« Petit, c’est là le joint. Si on savait la chose, on serait riche. On est instruit, n’est-ce pas vrai ? et on a le fil. Eh bien ! ça fait mal au cœur de rester dans les subalternes.

— À qui le dis-tu ! s’écria Cocotte. Moi qui ai fait des couplets qu’on chante dans les goguettes les plus panachées !… Il te tient dur, le patron, hé ? »

Piquepuce lui serra le bras fortement et gronda :

« Comme toi, par le cou ! »

Ils passèrent le seuil d’un second liquoriste. Ces choses se font naturellement, et comme on met un pied devant l’autre. De vingt pas en vingt pas, dans Paris hospitalier, la ruine verte peut ainsi ponctuer une conversation intéressante.

« D’où venais-tu ? demanda Cocotte en quittant le second comptoir.

— Du château, et toi ?

— De plus loin et de plus près. J’avais affaire au caissier et à la comtesse.

— Quelle affaire ?

— Et toi ? »

Ils s’arrêtèrent non loin du Conservatoire des arts-et-métiers et se regardèrent dans le blanc des yeux. Le choc de leurs prunelles dégagea vraiment une étincelle de diabolique intelligence. Je vous l’affirme : les comparses de nos mélodrames parisiens seraient des premiers rôles à Carpentras !

« La comtesse Corona en mange-t-elle ? murmura Piquepuce.

— Ça se pourrait… et le banquier ?

— Non… tu sais bien que non, puisque tu as en poche l’empreinte de la clef de sa caisse. »

Cocotte eut un vaniteux sourire. Ils avaient fait volte-face et remontaient vers la porte Saint-Martin.

« C’est vrai que j’ai piqué l’empreinte, dit Cocotte, mais pas au château. Le banquier serait digne d’en être : pas moyen de l’approcher. C’est quand l’imbécile aux goujons a dit qu’il portait toujours sa clef au cou comme une médaille bénie que j’ai joué des doigts. Veux-tu me faire l’honneur de me narrer ce que tu as écrit dans la patache ? »

Ils passaient sous un réverbère. Piquepuce plongea sa main dans les profondeurs de sa poche et en retira son calepin qu’il ouvrit. Une page entière était chargée d’écriture.

Ce n’était pas de la poésie. Cocotte lut par-dessus son épaule.

« Porte d’entrée sur la rue, fil de fer à couper. Porte de l’entresol sur le carré, idem, plus deux serrures de sûreté et une ordinaire, deux verrous, Médor dans l’antichambre : on l’entend de la caisse par deux vasistas ouverts. Porte du salon, fil de fer à couper, quadruple verrou. Porte de la caisse, fermeture Berthier à pênes croisés, double secret, grille, caisse à attrape. Trois personnes armées : une grosse femme, une poule mouillée et un garçon solide ; valeurs fin du mois, deux à trois millions. »

Ces notes avaient été prises dans les ténèbres. Malgré cette circonstance, et en dépit des cahots de la patache, l’écriture était large et lisible. On devinait là une superbe main d’expéditionnaire.

« Exact ! dit Cocotte. Avec l’empreinte et ça, on peut dire : Servez !… Combien aurons-nous là-dessus ?

— Un morceau de pain ! répondit Piquepuce qui serra son carnet.

— Et si nous vendions l’histoire au banquier ! »

Piquepuce tressaillit et lança tout autour de lui un regard de bête fauve. Un mot vint jusqu’à sa lèvre, mais il montra son cou d’un geste significatif et dit en se forçant à sourire :

« Ce ne serait pas délicat ! »

Ils tournaient l’angle de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. Trois fiacres stationnaient le long du trottoir, en face de la seconde maison, qui est l’avant-dernière, selon l’ordre des numéros. C’est à la porte de cette maison qu’Edmée Leber avait été conduite, sur l’ordre de M. Bruneau, par nos deux amis Échalot et Similor.

« Il y a de la société chez le patron, » dit Cocotte sans s’arrêter.

Les deux premiers fiacres étaient vides. Par la portière fermée du troisième, l’œil perçant de Cocotte devina plutôt qu’il ne vit une figure de femme.

« La comtesse ! murmura-t-il. En voilà une qui travaille dur ! »

Piquepuce jouait admirablement l’homme qui n’a rien vu. Ils entrèrent tous deux, et Cocotte mit sa tête goguenarde au vasistas du concierge, en criant :

« Ohé ! Rabot, vieux Rodrigue ! a-t-il fait jour aujourd’hui ? »

Le portier souleva l’énorme abat-jour vert qui protégeait ses yeux enflammés et répondit :

« Toute la journée.

— Va bien, dit Piquepuce par derrière. Et rien de nouveau ?

— Rien. »

Piquepuce mit à son tour la tête au vasistas.

« Est-ce que M. Bruneau est toujours votre voisin ? demanda-t-il en baissant la voix.

— Maison d’à-côté, quatrième étage, la porte à gauche.

— Et Trois-Pattes ici, quatrième étage, la porte à droite ?

— Juste. Après ?

— Est-il malade, Trois-Pattes ?

— Pourquoi ça ?

— Il n’était pas, ce soir, à l’arrivée de la voiture. »

Le concierge ôta du coup son abat-jour.

« Pas possible ! fit-il, un dimanche ! Après ça, vous savez, je ne suis pas l’espion des locataires. M. Lecoq dit que c’est la maison du bon Dieu ici. Liberté, libertas ! Chacun mène son commerce comme il l’entend. »

Ses yeux rouges et blessés par l’éclat de la lampe s’abritèrent de nouveau sous sa vaste visière.

« Est-ce que ce paroissien-là vient quelquefois voir le patron ? interrogea encore Piquepuce avec une certaine hésitation.

— Qui ça ? Trois-Pattes ?

— Non, Bruneau. »

Le portier haussa les épaules et répondit en se remettant au travail :

« C’est l’escompteur de M. Michel et des petits. On dit pourtant qu’il en mange.

— Timbrez ! » ordonna Piquepuce.

Le vieux Rabot poussa un bouton, et une vibration argentine se fit entendre à l’étage supérieur.

Nos deux camarades montèrent.

Une ombre passa derrière le grillage de la porte. La figure calme et froide du protecteur d’Edmée Leber s’y montra un instant, puis disparut.