Les Habits noirs/Partie 2/Chapitre 22

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Hachette (tome IIp. 77-89).
Deuxième partie


XXII

L’Habit-Noir.


Or il est temps de vous parler des Habits Noirs, qui fournissent un titre à ce véridique récit. Nous avons mentionné déjà à plusieurs reprises l’Habit Noir, ce mythe qui inquiéta diverses époques et dont la présence à Paris laissa des traces, surtout à dater des commencements de ce siècle. Nous en avons dit assez pour que les gens experts à déchiffrer les rébus et à deviner les charades puissent mettre cet illustre sobriquet sur un visage.

Mais n’en avons-nous pas trop dit ? Et M. Bruneau, ce Normand, est-il bien sûr de son fait ?

C’est comme pour la moisson : les années, chez nous, se suivent et ne se ressemblent pas. En de certaines périodes, Paris a vu les associations de malfaiteurs se multiplier à tel point que la panique se répandait de rue en rue, barricadant les maisons comme des forteresses. Nous ne faisons point ici allusion au moyen âge, ni à ces temps barbares où nulle lueur n’éclairait les nuits parisiennes, quand la lune manquait au ciel ; nous ne parlons pas même de ces jours plus rapprochés où MM. de Sartines et de La Reynie fondaient à grand’peine et par toutes sortes de moyens la tranquillité de la cité, faisant, ceux-là, dans la rigueur du terme, l’ordre avec le désordre et parfois aussi le désordre avec l’ordre. Nous parlons d’hier ; la place de la Bastille avait déjà sa colonne, les cendres de l’empereur Napoléon étaient aux Invalides, la Gazette des Tribunaux racontait le percement de la rue Rambuteau ; Louis-Philippe régnait ; quelques personnages trichaient du haut de leur grandeur, et biseautaient, pour des billets de banque, les cartes du lansquenet gouvernemental ; on parlait tout haut de corruption politique ; les journaux frappaient sur le ventre de tel homme d’État en plaisantant, comme on fait entre amis, et lui disaient : « Mon gaillard, tu es un vendu ! » On ne méprisait pas trop ceux qui y mettaient un bon prix. Toute chose tournait à la raillerie : députés satisfaits et journalistes indemnisés faisaient assaut de bonne humeur ; l’apparence était d’une gaieté folle ; on ne prononçait, on n’écrivait surtout le mot vertu que pour faire rire les badauds à gorge déployée.

La paix régnait en Europe, la paix à tout prix, comme disait l’opposition ; on riait des menaces de guerre aussi bien que de tout le reste. La prospérité matérielle grandissait ; l’industrie prenait un élan mémorable et l’on pourrait appeler ces années l’âge d’or de la commandite. Des fortunes scandaleuses montaient, tombaient, s’enflaient, s’aplatissaient : c’était bénédiction. Paris ressemblait à une immense rue Quincampoix, où incessamment trépignait l’agiotage. Les riches jouaient et gagnaient ; les pauvres jouaient et perdaient ; le gouvernement, brochant sur le tout, faisait, disait-on, sauter la coupe.

Et quelque chose craquait sourdement dans cette machine, chauffée à pleine vapeur. Il y avait d’étranges symptômes ; le rire ne sonnait pas franc, l’orgie était malade. Confusément, chacun se sentait entraîné par je ne sais quelle fatalité.

Il y avait des crimes : cela porte malheur à un règne ; il y avait des crimes intéressants, des forfaits matiques, des causes célèbres en quantité. Le notaire Peytel faisait concurrence à Mme Lafarge, Éliçabide rivalisait avec Léotade, et les dames de Marcellange servaient à la curiosité fiévreuse d’une cohue misérablement blasée sur toute chose honnête et bonne, la plus belle comédie de sang que jamais cour d’assises ait représentée.

Le crime grouillait ainsi dans les hautes couches de l’atmosphère sociale ; dans les régions moyennes, les mains, moins rouges, étaient plus crochues ; tout en bas, c’était la danse macabre du vice voleur et assassin. On voyait cela, très vaguement ; on riait toujours, mais on avait peur.

La plume se taillait, cependant, qui allait écrire les Mystères de Paris, ce livre bizarre et tout près d’être magnifique, qui a eu le grand tort de placer nos misères sociales dans le domaine de la féerie. À force de chercher l’imprévu, Eugène Sue trouvait l’incroyable ; il remuait à poignées les terreurs vraies, et, par son procédé, les faisait invraisemblables. Si jamais romancier mérita le nom d’historien, ce fut lui, et pourtant, qui ajoute foi à ses tableaux, sinon l’exagération de la naïveté populaire ?

Il prêchait, en outre, et c’est un tort mortel ; ce sont les faits qui doivent avoir de l’éloquence, non pas le conteur ; il prêchait en une langue généreuse, très difficile à comprendre et que peut-être il n’entendait pas parfaitement lui-même. Ce vocabulaire du socialisme, qui n’a pas trente ans, semble bien plus gothique que le français d’Amyot ou de Montaigne.

Nous n’avons pas prononcé le mot au hasard ; autre trait de caractère : le socialisme naissait parmi ces troubles ; il balbutiait de tous côtés déjà ses déclamations austères. Ses apôtres s’entre-déchiraient à si belles dents qu’on eût dit l’ère des querelles scolastiques, et l’association, cette vérité primordiale dont nul ne songeait à nier la puissance, menaçait de sombrer sous les plaidoyers turbulents de ses avocats.

Il en était un pourtant qui avait du génie, un génie lucide et poétique à la fois, plein de fougue dans l’invention, plein d’aperçus pratiques dans l’exposition, un vrai génie avec le mouvement de fièvre nécessaire et même le petit grain d’extravagance. Charles Fourier mourut dans son grenier de la rue Saint-Pierre-Montmartre, vers ce temps-là justement, et ses élèves se hâtèrent d’enterrer son système.

Il ne nous resta de lui qu’une épicerie modèle et le souvenir de l’ennui prodigieux distillé par la Démocratie Pacifique.

Est-ce assez vieux, cela ? Ce titre, exhumé tout à coup, ne fait-il pas l’effet d’une momie d’Égypte ? La Démocratie Pacifique ! Des siècles écoulés ! Combien de temps ont donc duré ces vingt dernières années !…

Des bonnes gens qui n’ont jamais demandé mieux que de s’associer, avant comme après Fourier, ce sont les voleurs. Quand on parcourt la Gazette des Tribunaux de 1830 à 1845, on est émerveillé du nombre et de l’importance des bandes de malfaiteurs qui tombèrent sous la main de la justice. La justice n’eut pas tout ; la preuve, c’est qu’il en reste, sans compter ceux qui moururent dans leur lit, pleins de jours et d’honneur : mais il est certain que Vidocq et M. Allard, les fameux chefs de police, firent à cette époque de mémorables razzias. Chaque session voyait défiler deux, trois, quelquefois quatre armées de bandits, capitaine en tête ; la plupart avaient entre elles de mystérieuses connexions ; le crime enjambait de l’une à l’autre, et tel héros, comme Graft par exemple, l’assassin de l’horloger Péchard, à Caen, avait des états de service dans une douzaine de régiments diaboliques.

Entre ces bandes néanmoins il n’y avait pas unité d’organisation ; chacun faisait pour son compte, et, parmi l’énorme masse de témoignages et de délations qui éclairèrent les jurys, on ne trouve pas une seule trace de ces romanesques centralisations qui effrayent à bon droit l’opinion publique. Le type colossal de Vautrin, autocrate de toutes les pègres, n’exista jamais que dans l’opulente imagination de Balzac. Nos coquins, Dieu merci ! n’ont pas l’esprit de famille ; ils se jalousent, ils se tracassent, ils se trahissent mutuellement, et chaque fois que l’un d’eux a fait une brillante affaire, un chœur de voix envieuses s’élève des profondeurs souterraines pour crier son nom à la police.

À cet égard, les voleurs de Londres sont beaucoup plus redoutables que ceux de Paris. Voici déjà près de deux siècles que le great family, — la grande famille, — existe dans la capitale du Royaume-Uni, et malgré les dénégations officielles, il est mille fois probable que cette Jacquerie terrible n’est pas près de mettre bas les armes. Elle a son roi, sa loi, son parlement, sa religion, sa force armée. Ses racines descendent profondément sous le niveau social ; ses cimes montent si haut que l’accusation a peine à les atteindre. Ici la vérité laisse bien loin derrière elle toutes les fictions de nos romanciers ; le crime, organisé sagement, largement, a des prudences d’état et se tient, vis-à-vis de la société, dans des limites en quelque sorte politiques.

Nous sommes en France, laissons de côté les transcendantes originalités de l’Angleterre.

Ce que nous venons de dire touchant Londres et la solide agrégation de ses malfaiteurs n’est pas cependant hors de propos, car la sourde panique qui agita Paris en cette année 1842 portait sur un objet pareil. La multiplicité des bandes dont les méfaits se renouvelaient sans relâche, l’exhibition répétée de ces criminels qui surgissaient en foule comme si le pavé de Paris eût recouvert une intarissable mine de brigands, faisaient revivre l’idée déjà vieille d’un séminaire mystérieux qui toujours et toujours bouchait les vides produits dans les rangs de l’armée du mal. Vautrin existait peut-être, ce génie déclassé, cette roue puissante, mais désengrenée, dont la force agissait à l’encontre du mouvement de la mécanique sociale. Il y avait peut-être un homme, ayant le bras assez long, la main assez large pour atteindre et contenir tous les malandrins de France et de Navarre, une tête assez vigoureuse pour fonder la Rome du crime, une pensée assez nette pour instaurer dans ce Vatican nouveau la grande politique des excommuniés.

Cela fut dit ; par qui ? on ne sait ; il semblerait que certaines choses sont soufflées par le vent. Une fois le premier mot tombé, l’écho des rumeurs confidentielles le ramasse et le colporte. Personne n’ignore combien les propos répétés tout bas s’entendent de loin. C’est miracle. Puis la rumeur s’enfle tout à coup un beau jour et Paris entier vibre comme un instrument de sonorité.

C’est la vraie renommée, cela ; c’est la publicité qui se fait sans les journaux et en dépit des journaux : tache d’huile magique qu’on voit grandir, grandir et englober toutes choses. Dès qu’il en est ainsi, le doute est supprimé, la certitude naît, on ne dit plus : peut-être. Vautrin existe, c’est sûr. Qui l’a vu ? N’importe. Est-ce que Vautrin se montre ? Va-t-il vous dire : Je suis Vautrin ? C’est celui-ci ou celui-là. Un soldat : que coûte un uniforme ? Un prêtre : ils se moquent des choses saintes ! Une femme : il y a eu le chevalier d’Éon.

Le fait, le voilà : Vautrin existe. Il a le nom qu’il a voulu prendre. Il est M. Martin ou M. le duc. Les titres pleuvent. On prend dix noms plutôt qu’un ; il faut jouer avec la police. L’évidence n’a pas besoin de preuves ; niez le soleil, il vous aveugle : l’existence de Vautrin se démontre par la besogne qu’il donne au jury. Mettez des barres d’acier à vos portes.

Et tremblez, malgré cela, car il n’y a contre lui ni portes, ni barres, ni serrures. Il est sorcier.

On ne disait pas : Vautrin ; le mot est de nous, qui rendons ainsi un hommage volontaire au plus grand portraitiste de ce siècle. Les gens connaissant le Vautrin de Balzac ne formaient pas la millième partie de la rumeur. La rumeur, d’un autre côté, était trop sérieuse pour s’égarer à ces allusions littéraires. On ne prononçait aucun nom. Et pourtant, il faut toujours un signe pour représenter une idée si vague, si fantastique qu’elle soit. Le signe y était ; on disait : L’Habit-Noir.

Et, grâce à des souvenirs plus ou moins récents, vagues et profonds comme la rumeur elle-même, cela sonnait plus haut que si l’on avait dit : Bob-Roy, Jacques Sheppard, Fra-Diavolo, Zampa, Schinderhannes ; cela sonnait dix fois, cent fois autant que Vautrin !

Tous ceux qui ont plus de trente ans peuvent garder souvenir d’un fait qui côtoya de très près notre histoire. En cette même année 1842, la cour d’assises de la Seine jugea une bande de malfaiteurs de la plus dangereuse espèce qui durent à ce sobriquet : les Habits Hoirs, la meilleure part de leur triste célébrité. Ces Habits Noirs appartenaient peut-être à la terrible association qui fut la frayeur de Paris ; rien ne prouve le contraire, mais alors, au lieu de capturer l’état-major, la police s’était laissé prendre par les goujats de l’armée.

Ces Habits Noirs-là, vulgaires scélérats, un peu mieux couverts que le gibier ordinaire du jury, portant des gants et faisant, l’un d’eux au moins, de piètres vaudevilles, ne servirent qu’à donner le change un instant. Ce n’était pas là le roi Vautrin et ce n’était pas sa cour. L’Habit-Noir, le véritable, paraissant tout à coup parmi cette séquelle, eût mis sa cheville à la hauteur de leurs fronts.

Ce géant qu’on appelle tout le monde, est un romancier aussi, mais Dieu sait ce qu’il invente : ses imaginations ont cent queues et cent têtes. Une fois l’Habit-Noir inventé, ou retrouvé, la poésie de tout le monde se mit en frais et le drapa de pied en cap dans le manteau de ses propres fantaisies. Il eut tous les noms, tous les costumes et toutes les physionomies. Nul ne douta. Sa grande figure plana dans l’ombre de ces fêtes vineuses et rauques qui enrouent les échos de la Cité ; les conteurs bourgeois lui cherchèrent des bons mots avec de bonnes aventures, et les salons nobles eux-mêmes entr’ouvrirent en riant leur porte à cette gloire légendaire.

En riant, voilà toute la différence. Aux veillées campagnardes, la peur est sérieuse. Les veillées parisiennes ont beau trembler, cela ne les empêche pas de rire. Elles font une nique bouffonne à leurs terreurs et se consolent de leurs crédulités à force de moqueries.

Nous avons tant d’esprit à Paris ! Voyez plutôt quelle douce gaieté entoure aujourd’hui ce nom de Jud, l’assassin à la mode. C’est un parfait comique. Les petits enfants éclatent de rire au nom de Jud. Qui donc va songer au sang qu’il a sur la main ? Il fait courir les gendarmes ; oh ! l’aimable gaillard ! Sans l’échafaud qui ne rit pas, Jud reviendrait, je vous l’affirme, pour fonder un café-concert qui ferait faillite et fortune.

Et Dumolard ! Que de bons mots ! Que de calembours ! À Paris, nous avons tant d’esprit !

Soit qu’elle rie, du reste, soit qu’elle demeure sérieuse, il y a un charme dans la peur. Cela est avéré. Les dames surtout aiment à frémir. Le conte de revenants, ce grand succès des temps passés, est tombé uniquement parce que les revenants ne font plus peur. Les revenants ont le tort de ne se point montrer assez souvent ; la frayeur attend, puis s’apaise, et la vogue s’enfuit avec la frayeur. Il n’y a plus de revenants.

Mais les voleurs, voilà une institution qui n’est pas menacée de périr ! À mesure que le progrès se fait et que la civilisation perfectionne son œuvre, le vol, saisi d’émulation, grandit et se développe sur une échelle tout à fait épique. Je parle seulement ici, bien entendu, du vol qui est une profession et un art, laissant de côté l’escroquerie honteuse des fournisseurs et l’ignoble fraude des marchands. Fi donc ! qu’on rive l’anneau de fer au pied de nos bandits ou qu’on leur coupe galamment la tête, mais qu’on veuille bien ne les point comparer aux obscènes marauds qui empoisonnent le vin des pauvres et qui contraignent la balance, ce symbole d’équité, à rogner la bouchée de pain de l’affamé !

Les voleurs ! les vrais voleurs ! ceux qui sont habillés de velours noir à l’Opéra-Comique et qui portent ces toques coquettes, d’où pendent des plumets rouges, ou bien ces grands feutres, plus beaux que ceux des mousquetaires ! Les voleurs de cape et d’épée ! Les bandits ! les chers bandits ! Les hommes à escopette, à bottes molles ; les hommes à guitare, s’ils sont d’Espagne ou d’Italie ; les hommes qui portent un cor d’argent en sautoir, s’ils ont le bonheur d’habiter le Hartz ou la Forêt-Noire, les gens à rapière et à manchettes, les gens de sac, les gens de corde, les brigands ! les bien-aimés brigands ! Ce ne sont pas des êtres chimériques ; le caprice est fait ici de chair et d’os. Combien d’Anglaises ont perdu la tête pour l’amour de ces hardis vainqueurs ! Combien d’Espagnoles ! Combien de Calabraises ! Ils ont le don de fondre la glace même qui fige le sang des Allemandes ; les Russes, ces Françaises du Nord, cabriolent pour eux comme un chien savant saute pour Garibaldi. Sous quel prétexte les Parisiennes resteraient-elles en arrière ?

— Elles ne restent pas en arrière. Elles déplorent, il est vrai, le prosaïsme du temps qui a supprimé le pourpoint crevé de velours et la plume rouge sur la toque, ornée de jais ; elles regrettent la ceinture mémorable où pendaient tant de poignards et de si beaux pistolets ; elles pleurent la mandoline défunte, le tromblon, tous les accessoires ; mais que le cor du mystérieux chasseur éveille une bonne nuit les échos de leur forêt de Paris, vous les verrez tressaillir ou se pâmer.

C’est la peur. Oui certes, c’est la peur. Mais, je le répète, il est doux de trembler. La peur contient un charme. Moi qui vous parle, quand j’étais enfant, j’allais avec passion partout où j’espérais avoir peur. Or la Parisienne n’a qu’une prétention, c’est d’être jusqu’à sa quarantième année le plus charmant enfant qui soit au monde.

Il était jeune, ce grand chef, on le disait : tout jeune et d’autant plus terrible. On disait encore que c’était presque un vieillard, rompu à toutes les habiletés du crime. Le vrai, c’est qu’il avait trente-cinq ans : l’âge des rôles de Mélingue : le front large et pâle, l’œil froid, mais si brûlant ! la barbe noire, la taille haute, la main blanche, le nez aquilin, le pied petit, les sourcils arqués et tranchés comme une incrustation d’ébène dans de l’ivoire. Palmer, c’était son nom, ou plutôt Cordova, peut-être Rosenthal. Bâtard de grande maison, selon toute apparence : les erreurs de Mme la duchesse ont produit de superbes voleurs.

Non pas cependant. C’était un fils du peuple, Gaulois de la tête aux pieds, vivante protestation de la misère : une figure riante et hardie, couronnée de cheveux blonds et bouclés. Joli homme, audacieux, galant, un peu brutal. Cela ne messied pas aux blonds ; c’est une surprise.

Erreur ! une face de boule-dogue ! John Bull et Duguesclin ! poings carrés, nez fendu, longues oreilles, poil ras, dents de loup !

Il demeurait dans une cave, quelque part. La cave a remplacé le souterrain, depuis que chaque mètre du sous-sol parisien vaut le prix d’un arpent d’autrefois. On faisait des descriptions de sa cave. N’y avait-il pas plus de vraisemblance pourtant à supposer qu’il habitait une carrière ? Il y a où mettre des milliers de romans dans le ventre de la butte Montmartre. Clamart est bon aussi, aussi Montrouge, Arcueil et Villejuif. Mais cela vaut-il, pour un commerce pareil, un appartement garni de six mille francs par mois, rue Richelieu ou place Vendôme ? Un prince à la cave, quelle extravagance !

Il était donc prince ? Il n’y a certes point de voleurs parmi les princes, mais il y a beaucoup de princes parmi les voleurs. Il était prince, beau prince, bon prince, prince attelé à la Daumont ; autant de princesses que de chevaux ; le prince Palladio, le prince Wittenstein, le prince Demovoï, un Romain, un Germain, un Slave.

Allons donc ! ce vieux monde ne produit plus ! Il venait en droite ligne d’Amérique, où M. Barnum attendait son retour pour le montrer, pour l’exhiber, à raison de dix dollars par fauteuil et par soirée. Jonathan Roe, du Kentucky, du Tennessee ou de la Virginie ; un ours superbe, plein de thé, de jambon, de grog et d’eau-de-vie menthée. Son père avait quinze cents esclaves et des idées républicaines ; sa mère était une Pawnie-Louve qui portait ses boucles d’oreilles au bout du nez. Il avait un porte-cigare à douze coups, un parapluie à baïonnette et des cure-dents poignards…

Madame, au nom du ciel, ce sont là des bourdes malsaines ; facéties de la petite presse : n’y croyez pas. Avez-vous vu un Anglais millionnaire ? un membre de la Chambre haute ? un marchand de coton de Manchester ? un coutelier de Birmingham ? lord Thompson ou master Thompson ? Regardez-moi ce facies sérieux, rouge, flasque, fier, apoplectique. Voilà notre homme ! il tromperait Vidocq ! Vous qui ne vous baissez jamais, vous seriez tenté de lui ramasser son foulard. Il a l’air d’un cockney poussé à la treizième puissance, d’une pomme de terre déguisée en betterave et baragouinant le pur baragouin des dupes. C’est l’Anglais des chansons, des comédies et des caricatures. Demain il achètera une brouette pour remporter son abdomen. Voilà notre homme ! Les sergents de ville arrêtent ceux qu’il vole, tant il a l’air d’un brave Saxon !…

Vous n’y êtes point ! L’Habit-Noir : ce mot dit tout. Ne voyez-vous pas un jeune puritain sec, grave, précis, méthodique, tout battant neuf, habillé de la soutane de Genève ? Rien de plus commode que l’uniforme des quakers pour cacher une bonne lame et un trousseau de fausses clés. Ah ! qu’il regarde bien les gens en face, de son œil franc, légèrement somnolent ! Comme il s’ennuie loyalement, fatiguant son prochain autant que lui-même, selon le précepte évangélique ! C’est le calme, c’est la sérénité, c’est la pétrification de la conscience. Que parlez-vous de Vidocq ? celui-là tromperait M. Lecoq, qui est un Vidocq et demi !

Mais ce M. Lecoq lui-même ? Toulonnais-l’Amitié ?…

Autre mystère, c’est vrai. Notre forêt de Paris est pleine d’énigmes comme les bosquets d’Irminsul ou les futaies de Brocéliande.

Il y a des conversions étranges et des transformations qui font frémir. M. Lecoq est peut-être un preux chevalier maintenant, et qui sait si nous ne le verrons pas combattre le géant Habit-Noir ? Patience ! nous allons faire connaissance bientôt avec le paladin et avec le monstre.